Les Bonnes Femmes de Claude Chabrol
Le meilleur hommage à Bernadette Lafont peut être pour vous, un soir de ce
triste été, de vous brancher sur you tube, le film de Chabrol y est visible en
son intégralité gratos (ainsi qu’un nombre incroyable de classiques du ciné, de
Raimu à Carné) ; il est en plus sous-titré en anglais. Taxé de
misogynie et bide à sa sortie « Les bonnes femmes » de Chabrol est un
film superbe. Seul le spectateur superficiel peut gober l’apparente futilité
des quatre femmes prolétaires parisiennes sans voir le drame qui se profile. Le
film permet de mieux saisir la situation d’infériorité des femmes pendant les
trente glorieuses, la légèreté condescendante et la violence avec laquelle on
les traitait encore après-guerre. Elles n’obtiendront le droit à un carnet de
chèque indépendant du mari qu’au début des années 1970, et, de même elles
cesseront à la même époque d’être lourdement condamnées en cas d’adultère, au
contraire du mari dont l’infidélité rimait avec vantardise mâle.
Quelle que soit sa figure, ordinaire, bourgeoise ou marginale, la femme
chabrolienne est face à la société comme Don Quichotte l’était face aux moulins
à vent : immobile ou combative, son action semble vaine. On peut d’ores et
déjà affirmer que l’univers de Claude Chabrol se fonde bien entendu sur des
personnages, des dialogues, des effets cinématographiques mais également sur le
décor entourant chaque lieu, chaque société et chaque personnage. Chaque détail
a son importance, eu égard à la fondation de la société : « c’est
un regard charnel, prêt à happer toutes les matières susceptibles d’exister et
de satisfaire son esprit, comme son palais, son œil ou son oreille »
écrit Joël Magny à propos du cinéaste. Il faut donc être attentif à chacune des
constructions de ses films. Ces éléments sont aussi bien des maisons, des
objets de décoration que des vêtements, des accessoires purement
féminins : ils contribuent au même titre que les paroles ou les actes à
forger les caractères et à définir l’être de ces femmes. Mais c’est aussi le
rapport à autrui qui fait de ces femmes un éventail d’êtres en perpétuelle
évolution, en perpétuelle recherche d’elles-mêmes et d’ailleurs. (cf. Kriticat
2009)
Les
débuts de Claude Chabrol sont tout de même autrement plus
passionnants que ses
films récents : preuve en est avec ce subtil et moderne film, portrait très
caustique de la poule parisienne, comédie joyeuse qui se teinte très
agréablement d'une critique acide de la société. On dirait que Chabrol n'a pas
vraiment de scénario ici, qu'il ne souhaite qu'une chose : filmer ces quatre
jeunes filles modernes (Lafont et Audran en tête) dans leur liberté, dans leurs
petites agaceries et leurs grandeurs. C'est un festival de moues, de cris
d'orfraie, de petites postures et de gouaille. Les comédiennes, en roue libre
mais en même temps très bien dessinées par les situations que Chabrol leur
impose, explosent de fraîcheur. A travers elles, on sent bien que c'est un
portrait de la jeunesse dans son ensemble que tente de capter le cinéaste. Il y
arrive pleinement, réussissant à saisir tout un air du temps, toute une
ambiance. En plus des comédiennes, il utilise avec grâce les décors naturels de
Paris, par quelques plans documentaires du plus bel effet (l'esprit Nouvelle
Vague à 100%, avec ces plans qu'on croirait volés) ; grâce aussi à ces
personnages secondaires masculins impeccables : le patron de la boutique,
clownesque, guitryesque ; le soldat en permission (Claude Berri) ; le grand
bourgeois, mollasson et creux ; ou l'inconnu à moto qui suit ces jeunes filles,
et qui va se révéler être un mélange de douceur mélancolique, de vulgarité
rentrée et de violence inassouvie.
Car
violence il y a dans Les
Bonnes Femmes, et pas des moindres. Certes, l'ensemble est
léger et pimpant comme tout. Mais peu à peu, on se rend bien compte que les
errances et les enthousiasmes de nos donzelles cachent mal un profond ennui de
la vie, une recherche désespérée d'un amour fou qui n'arrivera pas. Les
rapports entre les personnages sont souvent de moquerie, de domination, avec en
fond une violence concrète (qui apparaîtra d'ailleurs pleinement dans la
dernière bobine). Au détour d'une scène, le sang apparaît (une vendeuse qui
garde au fond de son sac un fétiche fait d'un foulard portant le sang d'un
décapité), le viol apparaît (effrayant cadre sur deux gros visages d'hommes qui
essayent d'embrasser Bernadette Lafont en même temps), la violence incontrôlée
apparaît (la scène de noyade à la piscine). Le regard de Chabrol sur les gens
de son âge est très loin d'être lisse, les nuits parisiennes, même hystériques,
cachent des dangers et des frustrations bien nombreux. Quand le dernier plan
apparaît, sous la forme d'un regard-caméra très bien amené, on revoit
l'ensemble du film d'un autre oeil : des jeunes femmes, agaçantes, attachantes
et jolies, oui, mais qui sont aussi la proie sacrificielle des hommes et de la
société. Chabrolissime en diable, n'est-ce pas ? (Changols)
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