par
Pierre Viansson-Alapompe
Ce
qui caractérise actuellement notre vie publique, c'est l'ennui. Les
Français s'ennuient. Ils ne participent ni de près ni de loin aux
grandes convulsions qui secouent le monde, la guerre en Syrie les
émeut, certes, mais elle ne les touche pas vraiment. Invités à
payer le gazole 7 centimes plus cher et l'essence 4 ils sont, après
l'application arbitraire des prix à la pompe, bien loin du compte.
D'ailleurs, à l'exception de quelques enragés d'un côté ou de
l'autre, tous, du premier d'entre eux au dernier, voient cette
entourloupe avec les mêmes yeux, ou à peu près. Les attentats en
2015 avaient provoqué une petite fièvre d'union nationale : la
chevauchée héroïque de la police remuait des réactions
viscérales, des sentiments et des opinions; en six mois, l'accès
était terminé.
Les
commémorations et l'effervescence mémorielle autour du fumeux
armistice de 1918 ont été, un temps, à la mode; elles ne sont plus
guère qu'un sujet de travaux pratiques pour sociologues de gauche et
l'objet de motions multiculturalistes pour intellectuels. Cinq cent
mille morts des mafias de la drogue peut-être au Mexique, cinquante mille tués en
Afghanistan, un clone d'Hitler au Brésil, les expulsions régulières
de migrants envahissant, l'apartheid israélien, les tensions en
macronie : ce n'est guère que la monnaie quotidienne de
l'information. La crise des partis socialo-staliniens et la négation
culturelle lepéniste semblent équilibrer
le malaise trotskiste à Paris et la pourriture des appareils
syndicaux.
De toute façon, ce
sont leurs affaires, pas les nôtres. Rien de tout cela ne nous
atteint directement : d'ailleurs le web nous répète au moins trois
fois chaque soir que la France est antiraciste pour la première fois
depuis l'élection d'Emmanuel Macron et qu'elle n'est ni impliquée
ni concernée nulle part dans le monde par le crime de la pollution et l'horreur du réchauffement climatique.
La
vieillesse s'ennuie. Les retraités manifestent, bougent, se battent
en Espagne, en Italie, en Belgique, en Algérie, au Japon, en
Amérique, en Egypte, en Allemagne, en Pologne même. Ils ont
l'impression qu'ils ont des acquis à conserver, une protestation
syndicaliste à faire
entendre,
au moins un sentiment de l'absurde à opposer
à l'absurdité. Les étudiants français, contrairement à ceux de
68 se préoccupent de savoir
s'ils pourront finir cadres en entreprises plutôt que professeurs en
banlieue à risque et soucieux de ne plus mettre la main au cul des
filles dans le métro, conception malgré tout limitée des droits de
l'homme.
Quant
aux jeunes ouvriers, ils cherchent du travail et n'en trouvent pas, même en traversant la rue.
Les empoignades, les homélies et les apostrophes des hommes
politiques de tout bord paraissent à tous ces jeunes, au mieux
plutôt comiques, au pire tout à fait inutiles, presque toujours
incompréhensibles voire criminelles comme l'inaction immobilière de l'assassin Gaudin à Marseille. Heureusement, internet et ses sites pornos sont
là pour détourner
l'attention vers les vrais problèmes : l'état de l'héritage de
Johnny, l'extension du domaine de la pédale par Anne Hidalgo, le
temps qu'il fera demain, qui continue d'avoir
le dimanche soir priorité sur toutes les antennes de France.
Nicolas
Hulot s'ennuie. Il s'était bien juré de ne plus inaugurer
les chrysanthèmes avec ce con de Macron et il continue d'aller,
officiel et bonhomme, du Salon de l'agriculture à la Foire des
écolos et
des végans. Que faire
d'autre ? Il s'efforce parfois, sans grand succès, de dédramatiser
la vie quotidienne en s'exagérant à haute voix les dangers des
particules et les périls particuliers. A voix basse, il soupire de
découragement devant " la vachardise " des automobilistes,
qui, pourtant, s'en sont remis à lui une fois qu'il avait proposé
l'essence gratuite. Ce qui fait d'ailleurs que les chaînes TV ne
manquent pas une occasion de rappeler
que ce sont les automobilistes pollueurs qui sont responsables de son
départ.
Seuls
quelques centaines de milliers de Français ne s'ennuient pas :
chômeurs, jeunes sans emploi, petits paysans écrasés par le
progrès, victimes de la nécessaire concentration et de la
concurrence de plus en plus rude, vieillards plus ou moins abandonnés
de tous. Ceux-là sont si absorbés par leurs soucis qu'ils n'ont pas
le temps de s'ennuyer,
avec d'ailleurs un cœur à manifester
et à s'agiter.
Et ils ennuient tout le monde. Les médias, qui sont faits pour
distraire,
ne parlent pas assez d'eux. Aussi le calme règne-t-il
provisoirement en attendant un blocage illimité du pays même sans les trotskistes collabos du NPA.
La
réplique, bien sûr, est facile : c'est peut-être cela qu'on
appelle, pour le prolétariat, le bonheur. Devrait-on regretter
les guerres impérialistes, les crises des cliques bourgeoises de la
gauche bobo, les grèves syndicales ridicules? Seuls ceux qui ne
rêvent que plaies et bosses, bouleversements et désordres, se
plaignent de la paix macronesque, de la stabilité des riches, du
calme féodal.
L'argument
est fort. Aux pires moments des drames bolcheviques et de
l'holocauste de 39-45, à l'époque des gouvernements à secousses
qui défilaient comme les images du kaléidoscope, au temps où la
classe ouvrière devait arracher
la moindre concession par la menace et la force, il n'y avait pas
lieu d'être
particulièrement fier
de la France. Mais n'y a-t-il vraiment pas d'autre choix qu'entre
l'apathie et l'incohérence, entre l'immobilité et la tempête ? Et
puis, de toute façon, les bons sentiments ne dissipent pas l'ennui,
ils contribueraient plutôt à l'accroître.
Cet
état de mélancolie devrait normalement servir
l'opposition. Les Français ont souvent montré qu'ils aimaient le
changement pour le changement, quoi qu'il puisse leur en coûter.
Un pouvoir
de Le Pen serait-il plus gai que l'actuel régime ? La tentation sera
sans doute de plus en plus grande, au fil des années, d'essayer,
simplement pour voir,
comme au poker. L'agitation passée, on risque de retrouver
la même atmosphère pesante, stérilisante aussi.
On
ne construit rien sans enthousiasme. Le vrai but de la politique
n'est pas d'administrer
le moins mal possible le bien commun, de réaliser
quelques progrès ou au moins de ne pas les empêcher,
d'exprimer
en lois et décrets l'évolution inévitable. Au niveau le plus
élevé, il est de conduire
le prolétariat, de lui ouvrir
des horizons, de susciter
des élans, même s'il doit y avoir
un peu de bousculade, des réactions imprudentes.
Dans
une petite France presque réduite à l'Hexagone, qui n'est pas
vraiment malheureuse ni vraiment prospère, en paix avec tout le
monde sauf avec Trump, sans grande prise sur les événements
mondiaux, l'ardeur et l'imagination sont aussi nécessaires que le
bien-être et l'expansion. Ce n'est certes pas facile. L'impératif
vaut d'ailleurs pour l'opposition disparue autant que pour le pouvoir
rigide.
S'il n'est pas satisfait, l'anesthésie risque de provoquer
la consomption. Et à la limite, cela s'est vu, un pays peut aussi
périr
d'ennui.
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