« Quel dommage mon trésor, que tes impératifs t’ aient empêché de profiter du spectacle parlementaire d’hier. Des bourgeoises de l'élite, des femmes au Parlement toutes emplumées et enrubannées ! La classe ouvrière n’était pas invitée et manquait pour faire un parti complet ! On n’a jamais vu pareil spectacle capable d’ amuser et de divertir la galerie ».
lettre à Filippo Turati1
Extraits de la monumentale et excellente thèse de Marie-Line Bertrand, hommage à Anna Kuliscioff (1854-1925) Présentée comme égérie du socialisme réformiste italien (mais pas vraiment car elle est considérée comme la principale introductrice du marxisme en Italie) par Bertrand Marie-Line. Elle fût la compagne de Costa et de Turati, deux éminentes personnalités fondatrices du PS italien. (J'aimerais savoir d'ailleurs ce que la fraction avec Bordiga pensait de cette femme géniale, si quelqu'un sait, me le dire car j'ai cherché en vain sur le web). Ou alors elle était persona non grata chez nos machos révolutionnaires car muse du traître Turati... Inutile de préciser que cette critique prolétarienne du féminisme est selon moi, toujours pleinement valable de nos jours ! NB les points d'interrogation que vous trouverez sont de ma part lorsque je suis surpris et en désaccord avec les interprétations de l'auteure.
Anna Moiseevna Mikhajlovna1 Markovna Rosenstejn , née en Crimée entre 1853 et 1857 – la date est incertaine– décédée à Milan en 1925, est une figure peu connue en France. Présenter rapidement sa biographie, c’est d’abord égrener une série de repères chronologiques et spatiaux dans sa vie de militante . Fille d'un riche marchand juif converti à l'orthodoxie, elle part en 1871 suivre des études de philosophie à Zurich, où elle devient très rapidement adepte des idées de Piotr Lavrov (1823-1900) et de Mikhaïl Bakounine (1814-1876). Convaincue qu'il faut agir pour lutter contre le despotisme du tsar, elle abandonne ses études et retourne en petite Russie (Ukraine).
Une féministe ?
Anna Kuliscioff a la réputation, actuellement, sur les réseaux sociaux, d'être une très grande féministe sans que l'on s’attarde sur son origine nihiliste exceptée l'historienne Maria Casalini. L'appellation « féministe » attribuée à partir des années 1882 vaut pour Anna Kuliscioff qui est fréquemment dénommée « virile ». Prétendument femme répondant à des catégories masculines,on la considère comme une « femme-homme ». Elle serait, selon le point de vue situé, ni l'un, ni l'autre, ni femme ni homme ou bien les deux à la fois. De quoi s'interroger sur l'attribution du genre et des catégories de ces termes, ainsi que sur leurs fluctuations . Si « féministe » signifie dans le contexte de l'époque le fait que l'homme soit efféminé, pourquoi serait-il extraordinaire que la femme agisse comme un homme ? Quoi qu'il en soit, elle est d'emblée vouée à être « masculinisée», « virilisée ». C'est le constat d'une interchangeabilité des rôles qui s'amorce. Les genres se confondent, ce qui revient à admettre qu'elle est de fait, aussi bien potentiellement féminine que masculine. La question, dès lors, ne réside plus dans le fait qu'elle soit homme ou femme. Il ne s'agit pas d'acceptation de rôles inversés ou usurpés mais bien de styles partagés en fonction des capacités et non des attributions « naturelles » du féminin et du masculin1. Anna Kuliscioff se situe dans la convergence et l'échange des rôles ou même dans la passation des différents rôles, ceux où la domination du patriarcat et de la supériorité d'un sexe sur un autre évoluent en terme de partage du travail qui « n'a pas de sexe ».
(…) Les femmes n'ont toujours pas le droit de vote en 1912 en Italie. La peur de l'inconnu, s'ancre dans la représentation de l'existence possible des femmes en politique. Les hommes redoutent la part d'irrationalité dont seraient porteuses les femmes. La crainte que les femmes soient sous une autre influence que celle des hommes ce qui les rendrait difficiles à canaliser. La question de l'accès des femmes au vote est en soi la question de l'identité sociale des femmes. Le droit de vote importe d'emblée aux féministes qui y voient une participation active à la représentativité politique alors qu'Anna Kuliscioff dans l’article intitulé : « candidatures féminines » paru dans Critica sociale en 1892, ne le revendique pas, elle relaie à ce moment là Filippo Turati et les théoriciens du Parti socialiste qui se passent bien des femmes sous prétexte qu'elles ne sont « pas prêtes », pas assez conscientes, et donc influençables. Lorsque des possibilités d'extension du droit de vote aux femmes sur une base censitaire sont proposées, la rupture entre le féminisme d'inspiration démocratique et socialiste et le féminisme « bourgeois » réapparaît. De telles positions provoquent une attitude de fermeture et de rigidité de la part d'Anna Kuliscioff envers les féministes.
A l'international la secrétaire socialiste Clara Zetkin polémique elle aussi contre les positions portées par les féministes elle affirme que l'on ne revendique pas le droit de vote en tant que femme mais en tant que travailleuse, exploitée comme l'ouvrier par le système capitaliste et que l'on demande le soutien des socialistes non pas pour des raisons d'ordre idéologique ou moral mais «pour les besoins de lutte pratique du prolétariat ». Après une série de questions relatives à la présumée immaturité politique des femmes italiennes, l'occasion de la tenue du Congrès national des femmes en 1908, fait évoluer sa position en 1910. Elle décide de polémiquer dans sa propre famille socialiste réformiste et de reprendre pour la soutenir avec élan et conviction, la cause du suffrage féminin. Elle demande en 1910 tout en faisant écho à l’ article intitulé : « candidatures féminines » datant de 1892 : « Est-ce que les femmes ne seraient pas de gentils ornements dans les secteurs législatifs ? »
(...) Contre les féministes bourgeoises En Italie, Anna Kuliscioff a sa place dans le panthéon des féministes pionnières de la première vague au point que le texte de sa conférence « Le Monopole de l'homme » a été érigé depuis, par le président de la république, Giorgio Napolitano, en tout premier Manifeste féministe italien. Pourtant, à la fin du XIXème et au début du XXème siècle le mot : «féministe » ne désignait pas les femmes socialistes mais libérales, les suffragistes. Anna Kuliscioff se dissociait catégoriquement de ces féministes dites « bourgeoises » à cause de leur appartenance sociale à une élite de femmes « privilégiées » contrairement à la condition des ouvrières défavorisées.
Elle revendique des droits non pour une élite de femmes diplômées mais pour toutes les femmes. Comme entrée en matière de son article, « Le féminisme » en juin 1897, en réponse à l'article de C.E., de Vries publié dans Critica sociale, et afin d'expliquer les raisons non seulement des différences mais des antagonismes, entre « bourgeoises » et « prolétaires », elle introduit le commentaire qu’elle se propose de faire de cet article le « Féminisme » par un possessif qui recèle outre une valeur démonstrative une tonalité à la fois dépréciative et condescendante :
« Nos » féministes se plaignent de l'indifférence du parti socialiste face à la lutte pour une émancipation qui ne concerne pas qu’une seule classe mais la moitié du genre humain » . Elle circonscrit habilement le problème de la discrimination faite aux « travailleuses » par le fait qu’elles ne sont pas prises en compte dans la représentation des revendications des « féministes ». Il y a là un camouflet à l'encontre de la classe rivale qualifiée à l’international de « bourgeoise ». Elle suggère narquoise aux travailleuses de ne pas relever l'offense d’exclusion d’une poignée de femmes idéalistes qu’elle juge pitoyables à cause de leur ignorance du vécu de la classe ouvrière. Elle constate que si « l'union fait la force, le compte n'y est pas, car n'ayant aucun poids politique le nombre insignifiant des féministes s'élimine de lui-même ». . Elle en déduit qu'il ne faudra pas compter sur elles lorsqu'il s'agira de faire cause commune pour remporter des victoires. Au-delà d’une lutte des sexes il s’agit de la lutte des classes.
Or, le féminisme ne s'intéresse qu'à la question féminine dans sa globalité et de manière abstraite et non au renforcement du parti socialiste. Elle revendique que « les femmes ne se battent pas en tant que féministes mais en tant que membres d'un parti » et qu’elles oeuvrent à l'organisation du parti par l'élection de ses représentants. Elle exhorte à ne pas s’aliéner, mais au contraire à évoluer, à dépasser ce qu’elle qualifie d’amorphisme politique et d’apolitisme bourgeois. Leur non appartenance à la classe ouvrière démontre outre leur crédulité et leur immaturité politique infantile. En tant que médecin, elle diagnostique un très mauvais état général de la pensée féministe, «quasiment incurable, utopiste, anémiée, rachitique, nécessitant un traitement de fond ». Elle file la métaphore de la dégénérescence du féminisme : « pratiquement moribond » à cause d'une absence de programme concret qui puisse le rallier à un parti politique qui porterait leurs revendications. Les féministes se leurrent en voulant agir seules. Elle réaffirme que le parti politique est le seul vecteur possible pour porter leurs revendications au Parlement. Elle raisonne en tacticienne lorsqu'elle prétend se montrer ouvertement sceptique en ce qui concerne les performances féministes. Les féministes ne s'affilient pas au socialisme parce « Nos féministes se plaignent de l’indifférence du parti socialiste face à la lutte pour une émancipation qui ne concerne pas qu’une seule classe mais la moitié du genre humain. »
(...) Elle manifeste une opposition de principe au genre des « adversaires » féministes auxquelles elle ne fait aucune concession . En s'affichant désormais avec Filippo Turati chef du parti socialiste «gagnant » elle procède par l’élimination systématique de la classe rivale qu’elle considère d’ores et déjà perdante. La stratégie d'Anna Kuliscioff est d'avancer un premier argument afin de mieux en introduire un autre. Elle affirme donc d’abord que les féministes sont exclusives pour mieux exclure ensuite, toute velléité d'union possible avec elles. Ce qui ne l'empêche pas de prétendre ne parler qu'à partir des faits qu’en réalité elle construit. Elle décèle chez « les bourgeoises » un manque d'ambition politique, et surtout une « incapacité à créer un mouvement organique ». Elle ne les reconnaît que comme un « collectif béat d'illusoires unions pour la paix » , dont la naïveté se double d'un manque d'efficacité et de crédibilité . Elle marque les antagonismes en réinstaurant des rapports de sexe et de classe. Elle conteste leur usurpation d'identité de femmes : « au nom du sexe dont elle prennent le nom » pour conclure qu'elles ne sont pas à la hauteur de ce qu'elles affichent. Son postulat de départ est que « la question de la femme a quelque chose à voir avec la zoophilie » ce qui sous entend qu’une union entre féministes et socialistes serait contre nature et caricaturale elle la réfute catégoriquement au nom des socialistes.
L'impératif de la lutte des classes l’oblige à user imperturbablement d'intransigeance envers les féministes. Elle ne peut y déroger sans trahir sa propre classe. Cependant elle reconnaît entrevoir dans le bill1483 du 3 février 1897 : « le petit réveil d'une minorité de femmes de la classe moyenne « bien que n'ayant que la valeur d'un symptôme, d'un malaise, du mal-être moral et économique profond ». Elle déclare se féliciter de cette tentative mais s'empresse de ne leur laisser entrevoir aucune association possible puisque socialisme et féminisme sont irrémédiablement, incompatibles. Ceci implique concrètement que l’affiliation au parti des prolétaires demeure incontournable afin de lutter de concert sous la même bannière socialiste. La position semble irréversible en dépit des convergences à trouver :e périodisation graduelle du féminisme d’A.K., d’abord de 1890 à 1903 distinction entre socialisme et féminisme, jusqu’à la loi sur la tutelle des femmes et des enfants, puis de 1907-1913 qu’elle appelle « le féminisme socialiste » d’A.K car note l’historienne : « elle s’émancipe progressivement ensuite de ces catégories sclérosantes. » Le bill du 3 février 1897, un projet de loi en faveur du vote des femmes contribuables et propriétaires fut adopté par le Parlement anglais en deuxième lecture avec une majorité de 71 voix. L’auteur de ce projet était le député Faithful Begg.
(…) Elle commence par rappeler que au début du siècle le mouvement féministe anglais ne comprenait que des femmes de l’aristocratie ne réclamant que des droits à égalité avec les hommes ce qui leur permirent de diriger des institutions de bienfaisance. Au milieu du siècle en raison de l’évolution économique de l’Angleterre, les femmes des classes moyennes revendiquèrent à leur tour l’exercice de professions libérales mais les hommes étant exclus du vote en 1867, elles ne pouvaient prétendre à un droit que les hommes n’avaient pas encore. En 1885, les députés obtinrent que le droit de vote soit étendu aux prolétaires hommes et uniquement aux femmes de l’aristocratie. A.K., rappelle que le socialisme se réfère à un parti de classe et que les femmes ne se battent pas pour elles-mêmes comme celles de l’aristocratie mais pour le parti, c’est une question d'identité politique. Elle ajoute qu’elle trouve infantile l'attitude apolitique des féministes, se revendiquant en deçà et au delà de tous les partis et n'ayant aucune représentativité au Parlement si ce n’est celle des députés conservateurs qu’elles contribuent à faire élire.
Elle tourne en dérision les actions de ces groupes féministes qu’elle qualifie d’« inoffensives unions pour la paix ». Elle a la plume acerbe, vindicative et condescendante quand elle mentionne que : « le féminisme en Italie est encore embryonnaire n'exerçant aucune influence sur la vie politique et sociale » faisant fi des luttes des femmes pionnières héritières du Risorgimento. Elle réaffirme que de toutes façons : « socialisme et féminisme sont incompatibles » même si elle reconnaît que la lutte pour le suffrage universel leur est commune. Empruntant à la phraséologie de la propagande internationale elle demande aux féministes de « descendre dans l'arène des luttes politiques là où l'enchantement disparaît. » C'est une manière de leur reprocher leur manque de contact avec le terrain, en ne faisant pas de propagande concrète pour un parti. Elle définit la lutte des classes : « les femmes ne se battent pas en tant que féministes mais en tant qu'appartenant à des classes sociales et des partis politiques donnés ». Autrement dit ce sont les objectifs électoraux qui priment et non l'identité des propagandistes, elle n’en fait pas une affaire personnelle mais collective.
Elle indique que « les défenseurs des droits politiques des femmes au Parlement, ont toujours été des conservateurs, même si ce parti conservateur est dépendant des femmes qui sans être électrices déterminent l’élection. » Puis, elle détaille la composition des 3 associations féministes qui comptent sur la scène politique par ordre d’influence : la première, la Primrose league, la plus réactionnaire d’ un million d’adhérents hommes-femmes qui depuis 1851 qui fait des propositions de lois en faveur de l’égalité des femmes aisées, veuves ou célibataires. La deuxième, la Women’s liberal foundation . La Primrose League est proche des Tories et compte principalement des femmes. Cette ligue sert de modèle à la LPDF. » dépasse la Primrose league en nombre d’hommes et de femmes qui en 1892, signe des pétitions, organise des meetings contre le projet de la Primrose league pour concéder le vote actif1485 à 800. 000 femmes aisées. Enfin, la troisième, la Women’s franchise league, plus proche des socialistes donc politiquement plus faible, qui réclame le vote actif (électorat) et passif (éligibilité) pour toutes les femmes et le suffrage universel pour les deux sexe
(...) Anna Kuliscioff précise qu'il s'agit : « d'un mouvement féministe d'autant plus évolué qu'il se compose de classes sociales qui s'emparent du pouvoir » et que « la lutte est tellement forte qu'elles en oublient leur sexe et ne se sentent plus que de la classe ou du parti où elles militent! ». Et c'est bien là où elle veut en venir, au fait que des femmes se battent en tant que classe pour un parti et non en tant que femmes pour concurrencer leur maris. Cependant, ces femmes suscitent aussi des craintes, car elles représentent un danger explicite : « que l'extension du vote s'étende d'un petit nombre de femmes aisées à toutes les femmes et que l'homme soit dominé par les femmes, bien qu’un autre lui rétorque que les femmes s'aligneront sur le parti des hommes ». Avec une arrogance non dissimulée Anna Kuliscioff poursuit : « alors, si les « bourgeoises » ne peuvent pas former un parti de lutte des droits des femmes il est impossible que cette cause devienne celle des ouvrières. »
(…) « La différence capitale, c'est que pendant que les femmes de la classe moyenne, « à cause de la compétition », en sont encore à conquérir des professions monopolisées jusqu'à présent par le sexe masculin, l'ouvrière, elle, a déjà conquis le droit d'être exploitée, à égalité avec l'ouvrier. » Elle pose ainsi la différence entre les conquêtes et les luttes. Les unes ont gagné les autres doivent encore se battre pour survivre. Tout cela tend à démontrer que l'ouvrière non seulement est en avance en matière de lutte des classes parce qu'elle a déjà l'expérience de la lutte mais que les intérêts des deux classes n'ont rien en commun, au contraire s'opposent. Les « bourgeoises » ont un statut de privilégiées le statut de l'ouvrière est nettement moins confortable, compte tenu de la conjoncture économique : « Pour la femme « bourgeoise » il s'agit d'étendre du champ du travail, tandis que pour la femme ouvrière il s’agit de le restreindre ». D'autre part, elle les qualifie d'intéressées et d'égoïstes : « Les féministes bourgeoises dès qu'elles ont le libre exercice de leurs professions et des droits civils et politiques se trouvent face à une condition moralement et matériellement digne. »
TANT QUE LA FEMME SERA EXPLOITEE PAR LE CAPITALISME...
Elle suit sa ligne marxiste de lutte des classes en concluant par le slogan propagandiste que : « tant que la femme sera exploitée par le capitalisme […] son émancipation ne pourra advenir qu'avec celle du prolétariat masculin. » Elle exhorte donc à suivre le modèle de la lutte de l'Internationale des femmes socialistes : « Le socialisme ne triomphera pas sans les femmes […] ni sans effort pour diriger la propagande du prolétariat. » Pour consolider son propos comme à son habitude, elle l'étend à l'expérience internationale : « en Allemagne et en Autriche la participation des ouvrières à la lutte politique socialiste et leur conscience politique sont de très loin supérieures à celle des féministes. »
(...) Elle rappelle à Madame de Vries qu’elle possède toutes les caractéristiques des féministes «bourgeoises » dont elle fait le portrait sans concessions on pourrait même dire à charge. « Quant à l'égalité et la fraternité ce sont des mots qui resteront vides » c'est à dire que c'est une supercherie puisqu'ils ne s'adressent pas à toutes les classes sociales. Elle résiste au fait que les privilégiées veuillent encore plus de privilèges au détriment des ouvrières. Elle démontre et martèle encore, qu'elle n'est pas dupe et ne croit absolument pas à cette union précaire. (…) « Tout en étant des courants parallèles socialisme et féminisme ne feront jamais cause commune » […] « le vote pluriel du parti conservateur s'il est un pas vers l'égalité et la justice n'est qu'une arme de plus, au service du privilège de la classe bourgeoise ». Cependant tous les groupes féministes portaient déjà depuis vingt ans ce programme de revendications d’égalité salariale et d’égalité de suffrage. Une fois encore l’analyse de l’historienne Bortolotti confronte les points de vue en considérant que : « le leurre de A.K., vis-à-vis du parti tout puissant a été d’être convaincue qu’il admettrait l’égalité sociale entre les sexes et son erreur a été de repousser avec dédain l’avertissement de Anna Maria Mozzoni. » Lorsque A.K., ponctue son propos par cette phrase qu’elle affecte tout particulièrement : « peut être qu'à chaque chose malheur est bon », pragmatique elle semble vouloir tirer leçon des faits. Elle fait référence à ce qu'elle a dit dans la conférence précédente, « Prolétariat féminin », cinq ans auparavant, en souhaitant que les choses changent soit par la révolution sociale soit par la dictature du prolétariat. Ce qui équivaut à une prévision de disparition totale de la classe bourgeoise avec laquelle il ne sera même plus question de devoir ou pas s'unir puisqu'elle n'existera plus. Elle manifeste donc indirectement son souhait de disparition totale des féministes qualifiées de « bourgeoises » ce qui équivaut à une purge sociale radicale.
Dans cet article, « le féminisme » publié en 1897, Anna Kuliscioff expose ses arguments de manière très structurée, ce qui s'avère instructif concernant sa façon de concevoir sa prise de position vis-à-vis du féminisme. Sa propagande est très prolétarienne, comme celle de « Rosa Luxembourg qui revendiquait de ne pas s'occuper non plus de « féminisme », pas plus que Clara Zetkin sa grande amie, c'était la posture sectaire habituelle fin XIXème début XXème siècle (?) vis-àvis de celles qui n’étaient pas appelées par leur nom de féministes mais seulement par le qualificatif de « bourgeoises » car elles n’étaient censées lutter que pour leurs « intérêts de classe »
(…) Dans le panthéon de femmes russes, Anna Kuliscioff ne fait pas non plus partie des nihilistes russes radicales qui se sont suicidées telle Bardina, ni des résistantes de Sibérie qui se sont enfuies telle Clara Zetkin. Certaines sont mortes exécutées, ou restées très longtemps emprisonnées comme Vera Figner par exemple. Anna Kuliscioff reste l’« exception ». Vera Zassoulich et Anna Kuliscioff provenaient de milieux aisés mais si on se replace dans ce contexte précis de lutte contre les féministes qu'elles « haïssaient » il y a amalgame lorsqu’on les qualifie de féministes. Les nihilistes refusaient d’ être considérées comme des femmes « bourgeoises » mais comme des « femmes « nouvelles » luttant pour des droits à égalité avec les travailleurs, bâtisseurs d'une société autre, pas spécialement de femmes ». En déconstruisant le prétendu « féminisme » d'Anna Kuliscioff, on perçoit mieux toutes ses facettes. . Cela peut apparaître comme relevant des « contradictions » sur lesquelles ni l'historienne Maria Casalini ni l'historien Vigezzi ne voulaient s'attarder . Est-ce que c’est à cause de l’insistance d’A.K., s’adressant à madame de Vries qui met en relief le clivage trop prononcé entre ouvrières et bourgeoises ennemies à abattre qui explique que ce texte n’a pas souvent été mis en relief ? On mesure en le lisant combien à ce moment là le qualificatif de «féministe » n'est ni celui qui convient, ni le mot adéquat la concernant. Elle revendique d’être avant tout une « cheville ouvrière », une « prolétaire », « un instrument de base » du parti comme son pseudonyme l’indique.2 Est-ce que n’être qu’un rouage dans la machine que représente le parti lui importe davantage parce que cela a plus de valeur sociale que la référence aux « parasitisme social des femmes « oisives », bien que militantes pour leurs droits et par extension pour les droits de toutes les femmes. Finalement être qualifiée de « féministe » était injurieux. L'acception de ce terme de « féministe » en opposition à « prolétaire » demande encore à être questionné dans ses usages. Toujours du côté des plus désavantagées, des plus asservies, fidèle en cela à la révolutionnaire nihiliste narodnik populiste russe à laquelle s'ajoute l'anarchiste propagandiste qui pourtant va devenir socialiste réformiste. Autant percevoir un féminisme d'Anna Kuliscioff croisant différents courants, des féminismes à l'intersection des différents socialismes pour l'identifier et c'est ce qui a été fait cependant, elle est moins lisse qu'il n'y paraît.
Dans les arguments qu'elle oppose à madame de Vries, son refus des privilèges de classe, de sexe, de race apparaît clairement en phase avec la conception marxiste. Le rapport exclusif au monde «ouvrier » est illustré, souligné par l'engagement auprès des ouvrières des rizières du Pô, surnommées les mondine. On peut admettre que ne pas se revendiquer « féministe » est pour Anna Kuliscioff, la meilleure façon d'être au plus près de la condition des ouvrières et des intérêts de la classe ouvrière. En somme, plus proche de celles définies non pas comme les nanties mais comme les parias du Capital. Dans ce contexte il s'agirait, la concernant, de position antiféministe. C’est toujours Bortolotti qui poussera très loin l’analyse concernant les conséquences de cette prise de position lui apparaissant avant tout antidémocrate. En effet elle rappelle que : « au début du siècle la démocratie commence toujours par être qualifiée de bourgeoise. » et poursuit en estimant que : « ce n’est pas un hasard si Terruzzi1 et Sarfatti finissent mussoliniennes1508 » et que : « ce n’est pas non plus étonnant que ce qu’il manque à ces élèves de Kuliscioff c’est le sens fort de la démocratie (bourgeoise ou pas), la conscience de ce que cela avait coûté pour l’obtenir, ne serait-ce que par principe. » (?)
Anna Kuliscioff et l'antiféminisme
(..) Elle reste sceptique, émet des réserves quant à la manière de traiter la question du travail des femmes, de leur indépendance économique et de l’égalité des salaires. Attendu que le principal problème, celui de la non reconnaissance de l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes n'a précisément pas été abordé. Elle réitère sa demande inchangée celle d’ inclure dans les luttes économiques et politiques du pays, les travailleuses italiennes absentes à ce Congrès de Rome. Elle ne désespère pas qu'un autre congrès qui s'ouvre à Milan puisse évoquer ce problème au cours d’ateliers pratiques des femmes. (…) Elle devient caustique en concluant que : «Heureusement que les partis socialistes autres que le parti italien ( tiède ), luttent, pour la conquête de cette arme suprême d'émancipation, en d'autres temps ils ont lutté sur les barricades au moment de la Révolution. » Elle mentionne que le congrès a posé la question du vote des femmes mais qu'aucun plan d'action n'a été envisagé, par contre on a décidé de préparer les femmes au droit de vote. Ce qui en dit long sur la maturité qui leur est niée. Il s’agit encore d’un constat de sexisme de discrimination, d’inégalité qui révèle la condescendance dans l’exigence d’une préparation des femmes au droit de vote . Il ne lui reste que l’allusion moqueuse quand elle écrit que le congrès a donc espéré une gracieuse concession de la part du Parlement masculin. Elle conclut sous forme d’interrogation : est-ce que le suffrage pourra longtemps être refusé aux femmes alors que désormais l'oppression est égale, le travail est égal, le besoin est égal et le droit est égal?
(…) elle met en garde contre l'exclusion des prolétaires, car elle prévoit que « les bourgeoises dicteront leur loi et domineront, ce seront des rapports de force non anticipés ». Elle souligne que : « Ce n'est qu'au moment où le vote descendra parmi nous, des salons sur la place des travailleuses et que les suffragettes bafouées, démentant alors les éloges de superficialité que le professeur Andriulli leur avait adressées, exprimeront ce « grain de folie » qu'une Giacinta Martini estimait nécessaire aux conquêtes les plus ardues et que la cause du suffrage universel -qui ne sera peut être pas que féminin- sera proche du triomphe ». Elle jubile visiblement à l'idée que cette victoire soit remportée par les femmes et que les croyances en une impossibilité d'accéder à la représentativité politique arrive à ébranler les fondements des préjugés sexistes du professeur Andriulli : « Oh! Comment est-ce que le professeur Andriulli se sentirait-il, lui qui envisage dans un avenir lointain, la possibilité de concéder au sexe rival le vote administratif comme lot de consolation, si un beau jour justement les femmes obtenaient l'universalité de l'un ou de l'autre suffrage ?». Elle remet en question la légitimité de l'appellation universalité du suffrage si elle ne comprend que le sexe masculin. Les femmes de la classe ouvrière revendiquent pour toutes, les droits et non des privilèges dont une seule élite bénéficie. Ce qui signifie qu'elles veulent pour la catégorie des femmes ouvrières et des enfants de leur classe des droits et une réglementation à l'identique. Cette question des femmes est prioritaire pour Anna Kuliscioff même si le droit de vote précédemment lui été apparu secondaire et que paradoxalement elle soit popularisée prioritairement comme féministe ayant lutté de toute éternité en faveur du droit de vote, ce qui est inexact mais racoleur . C’est en 1908, qu'elle s’est ralliée sur ordre du parti à la lutte pro suffrage. Elle change d'approche politique, se rend compte qu'on ne peut faire abstraction de la question des femmes en soi, elle suit en cela le mot d'ordre international qui la somme de rejoindre la lutte pour le suffrage des femmes. Il y a concurrence et sectarisme entre les deux groupes de femmes les ouvrières et les bourgeoises, des antagonismes de classe. Concernant leur existence au sein du parti e l'italien, elle demande : est-ce que les femmes ne se sont (elles) pas autant leurrées qu'elles sont des leurres ? Dans la célèbre conférence de 1892, intitulée « Prolétariat féminin » , elle interroge : « mais qu'a fait le parti socialiste de plus que les prêtres pour les femmes ? Le parti socialiste qui prétendait que les femmes étaient trop près des prêtres et qu'elles voteraient sous l'influence des conservateurs, les redoute ». Cela s'apparente à une conclusion sous forme de bilan. Est-ce que c’est une prise de conscience d'avoir cédé à l'instrumentalisation de son propre sexe par la propagande du parti de masse ? Est-ce qu’elle prend conscience tout à coup d'avoir été instrumentée ?
(…) Le parti pris d'Anna Kuliscioff, c’est la lutte aux côtés des syndicalistes, des ouvrières, des employées , des couturières Son opposition virulente aux féministes « bourgeoises » appartenant à la classe de l'élite sociale favorisée est due aux conditions économiques des ouvrières. Cela lui apparaît comme une injustice qu'elle a expérimentée. En tant que nihiliste, elle milite dès le début contre le patriarcat en rejetant les rapports de soumission d'une classe supérieure. Elle précise que ce n'est pas pour « les bourgeoises » qu'elle entend lutter, parce qu'elle rejette leur idéologie . C'est au nom du rapport entre lutte des classes et féminisme qu'en 1911, elle adresse une « réponse aux féministes bourgeoises ». Ses arguments sont ceux de l'Internationale socialiste des femmes, et concernent le suffrage des femmes. Elle souligne qu'il y a une différence entre les femmes socialistes, prolétaires et les femmes de la classe rivale, qui confondent intérêts de sexe et de classe. Elle se réjouit poliment de la volonté d'ouverture à « toutes les femmes » mais elle décline l'invitation à se rendre à une quelconque manifestation donnée en leur faveur, car il n'y a pas pour elle de compatibilité possible entre les deux classes opposées. Ce n'est pas la classe des femmes, ni la classe des sexes mais celle des travailleuses qui est la classe sociale du prolétariat. Anna Kuliscioff les qualifie d’ adversaires naturelles.
(…) d'adversaires illustre non seulement les rivalités et les divergences dans le rapport de deux classes distinctes, qu'un même sexe ne suffit pas à rassembler, mais aussi la lutte pour le pouvoir du prolétariat contre la bourgeoisie. La perspective d'aider les « bourgeoises » à être élues desservirait les intérêts du prolétariat. Autrement dit, aucune trahison n'est possible pour la classe des prolétaires, sexe ou pas sexe « bourgeois », il s'agit de toute la classe prolétaire qui n'a pas la dénomination de sexe mais de travail. Le dénominateur commun, ce n'est pas le sexe mais la classe sociale, donc faire accéder les « bourgeoises » à la représentation politique desservirait les ouvrières, serait contre productif parce qu'elles les domineraient. Anna Kuliscioff ne perd jamais de vue l'intérêt du parti de classe et cherche à faire adhérer au parti avant tout. D’une part, on ne peut s'empêcher d'entrevoir une préférence pour la récupération des femmes de la classe ouvrière au service de la propagande pour le parti du prolétariat et non l'inverse. D'autre part, plus on avance dans la traduction de ses textes et plus on remarque qu'elle brasse toujours les mêmes thèmes de propagande, avec style mais aussi de façon rébarbative. Quelle est sa conviction dans ce qui s'apparente à un catéchisme révolutionnaire ? : « J'ai lu la convocation au congrès de Turin pour le suffrage des femmes […] en tant que femme je me réjouis du réveil féminin de toutes les classes sociales, en faveur des droits politiques de toutes les femmes ». On peut remarquer qu'elle commence toujours par féliciter chaque fois qu'est portée à sa connaissance la moindre manifestation en faveur des femmes. Néanmoins, elle reprécise que : « en tant que socialiste, je ne souscrirai pas à l'affirmation de votre circulaire...(...) « Je pourrais considérer la question du droit des femmes comme une question extérieure et au dessus des classes et des partis politiques, si j'acceptais de faire partie de votre comité, j'accepterais implicitement la concession confuse qui considérerait le mouvement des femmes c'est-à-dire une masse indistincte comme une question de sexe. » Elle martèle à nouveau que ce n'est pas le sexe1574 qui intéresse le parti mais l'adhésion à la classe des travailleurs afin qu’elle soit une force représentative du parti politique porteur du programme socialiste. Dans le rapport qui s’instaure entre les ouvriers et les ouvrières le sexe n'est pour elle qu’une catégorie de genre définie comme une construction sociale dans le rapport au travail. Elle ne déroge pas, reste sur ses positions radicales conformes à ce qu'elle a toujours prétendu, c'est à dire se dissocier de la classe des sexuées trop conformes à des codifications « bourgeoises » qu'elle réfute depuis son allée dans le peuple. C'est une manière révolutionnaire d'être une nihiliste du sexe. Ce refus d'identité sexuée est avant-gardiste et révolutionnaire c’est en ce sens qu’ elle est une féministe nihiliste qui s’ignore.(?)
(…) Dans la suite de la lettre explicative, adressée à Linda Malnati et à Margarita Sarfatti elle différencie nominalement les socialistes des féministes en argumentant : « Et j'adhérerais au vote limité, à la loi de la gradualité, mais, nous, socialistes nous ne pouvons faire nôtre le programme des féministes et notre groupe parlementaire s'insurgerait unanimement, si un gouvernement nous proposait une réforme qui équivaudrait à armer du vote pluriel les adversaires naturels du prolétariat ». On peut observer que dorénavant elle les nomme chaque fois : « adversaires naturels » et non ennemi.e.s. Le terme indique les rivalités et les divergences dans le rapport de deux classes distinctes qu'un même sexe ne suffit pas à rassembler. Un autre leitmotiv, c'est de « ne pas trahir », ne pas abandonner la classe prolétaire (sexe ou pas sexe), elle affirme à l’envi que le dénominateur commun n'est pas le sexe mais la classe sociale dans l’ intérêt du prolétariat. Autrement dit, convaincre la classe des « bourgeoises » de représenter les ouvrières, nuirait surtout aux objectifs électoraux du parti socialiste.
(…) En 1913 A.K., a 60 ans elle apparaît comme très loin de toute manifestation publique et ne participe plus aux événements non par choix délibéré mais parce qu'elle n'est plus autant sollicitée. Pourtant c'est aussi parce qu'elle ne déroge pas de ses positions en dépit du mot d'ordre d'union de Clara Zetkin et de l'Internationale des femmes. Dans la lettre envoyée à Argentina Altobelli depuis Milan, le 16 septembre 1913, concernant la participation au congrès féministe de Rome elle décline l'invitation et s'en explique : « même si on n'a pas jugé bon de m'inviter […] mon opuscule sortira pour le 20 et il serait souhaitable que quelqu'un le vende à ce congrès. » Elle s’adresse à la première dirigeante syndicale de la Federterra, afin qu’ elle veuille bien diffuser pendant le congrès auquel par principe, elle n’assistera pas, son opuscule intitulé : « Le vote des femmes » Cette brochure atteste qu'Anna Kuliscioff vise uniquement la diffusion de la propagande pour le parti socialiste dans le cercle des participantes au Congrès de Rome. C'est donc une stratégie. Elle suit scrupuleusement la ligne du parti, c'est-à-dire le diktat du Parti en matière de propagande. Elle exécute et diffuse comme tous les propagandistes internationalistes, consciente de la propagande immense qu'il faut pour emmener le parti au pouvoir. L'enjeu toujours le même étant que les socialistes gouvernent. La collaboration avec les hommes socialistes s'impose aussi pour qu'ils représentent tous les socialistes dans les institutions. Il convient donc de déconstruire la légende d’une Anna Kuliscioff, « féministe exceptionnelle ». Qu'est-ce que l’on entend par exceptionnalité ? Est-ce au sens d'extra ordinaire, d'inhabituelle . Pourquoi est-ce qu’elle n’est pas définie d’emblée comme propagandiste transnationale, diffuseuse de Die frau d’August Bebel qui à ce titre agit en synergie avec les socialistes des autres pays ? A trop l'individualiser on l'isole et on la fige. Estimer qu'Anna Kuliscioff est féministe ne relève-t-il pas du contresens historique ou d'idées reçues sur le féminisme . Le Monopole de l’homme (sa brochure) qui peut être considéré comme l'ébauche générale de tout ce qu'elle revendique, il n'est en fait que la synthèse remaniée des notes qu’elle a prises dans l'ouvrage de Bebel, même si elle y ajoute un appareil de commentaires plus personnels pour rendre le texte de la conférence plus accessible. Elle fera de même pour la propagande dans l’opuscule intitulé « Aux femmes italiennes » en 1897, puis par la conférence intitulée « prolétariat féminin et parti socialiste » en 1910,.
Ce sont des documents qui développent non pas la question du féminisme mais la question des femmes travailleuses et du socialisme à partir du point de vue situé marxiste d'Anna Kuliscioff. Ils forment un tout, ils s'agencent et la lettre montre bien que même si elle en avait envie, elle ne déroge pas au diktat. Elle souligne : « mon opinion sur la participation au congrès féministe de Rome est toujours la même, je ne crois ni utile, ni possible un rapprochement entre l'action féministe et l'action prolétaire solidaire et les raisons vous les connaissez déjà par les nombreux articles où j'ai démontré l'incompatibilité des deux mouvements ». Elle ne sait pas si Linda Malnati et Margherita Sarfatti ne seront pas tentées d'intervenir au congrès, et s’empresse d’ajouter péremptoire : « moi je n'y serais même pas allée ». Elle précise que : « en réponse à leur invitation à Turin, il y a 2 ans (1911), je leur ai dit que je ne considère pas le vote féminin. . Est-ce qu'être marxiste empêche d'être féministe ? Ou bien est-ce que par dérivation le féminisme « bourgeois » s'assimile à une classe honnie avec laquelle aucun compromis n'est envisageable ? Il n'est plus question de féminisme mais bien de luttes et de rapports de classe. N'est-ce pas une illustration d'un sectarisme, au delà des classes sociales, dans la convergence des luttes, d'un refus obstiné d'association à la classe « bourgeoise » (?). Est-ce qu'Anna Kuliscioff est pour le nivellement, au moyen de la lutte des classes, de féministes en socialistes ? Est-ce que cela correspond au rejet du féminisme de la différence? Elle passe sa vie, comme beaucoup d'autres femmes de la même génération, à oeuvrer à l'organisation de changements sociétaux, d'acquisitions de droits, de réglementations du travail pour les femmes et les enfants dans leurs revendications citoyennes. Elle a le profil d'une féministe par les faits (?) elle se manifeste, se met en mouvement, se scandalise, se rebelle revendique des droits. Est-ce que pour autant elle conteste la définition même de « féministe» en ayant passé sa vie à décréter qu'elle n'en était pas une ? Elle réfute l’appartenance au féminisme bourgeois. Est-ce que les bourgeoises auraient le monopole du féminisme ? Est-ce que le fait d’ être considérées comme une une « transfuge » par les marxistes lui poserait problème ? Est-ce à dire que c’est en prônant une forme d’antiféminisme qu’elle distille sa « haine de classe » à son insu, par idéologie ? C’est en ces termes qu’est formulé le rapport du préfet de police en 1899 . Par ailleurs, Marina Addis Saba trouve pénible l’attitude surplombante et le ton caustique et méprisant qu’elle emploie.
A-t-elle vraiment renié ses premiers combats en suivant son amant réformiste Turati ?
Anna Kuliscioff devient pour ses biographes la figure éponyme de la lutte des femmes pour leurs droits. La propagande qui a été faite à son sujet l'a propulsée sur la scène médiatique en féministe et suffragiste pionnière de la première heure. Or, on le voit, il s’agit d’une figure construite de toutes pièces. En effet, Anna Kuliscioff n'est pas la cheffe de file des suffragistes, pas plus que des féministes, elle les a rejointes tardivement et sur le mot d'ordre d’union du mouvement international des femmes. C'est une tendance récurrente que de l'isoler pour en faire une égérie brandie en guise de drapeau socialiste. Or, Anna Kuliscioff n'est qu'un rouage, les luttes sont pensées, réfléchies à plusieurs, menées en groupe et non en solitaire. Des conférences et des articles de presse convergent vers ce but de propagande pro suffrage. Le droit de vote ne provient pas tout droit du salon d'Anna Kuliscioff. Il y a d’abord des propositions qui sont faites afin d'être adoptées ensuite en congrès, au moyen de motions qui remportent ou pas, l'adhésion. Anna Kuliscioff partage avec Clara Zetkin et August Bebel avant 1906, la crainte voire la réticence des socialistes au sujet d'un vote conservateur des femmes. Dans un article de Critica sociale : « Candidatures féminines » 1891, paru le 1 juin 1892, elle explique que sous l'influence d’August Bebel certes, « Le Faisceau des travailleurs, premier partisan de la lutte des classes, prône les identités d'intérêts, des ouvriers, des ouvrières », mais, elle expose les raisons pour lesquelles cette candidature lui apparaît comme une énigme puisque les ouvriers ne voteront jamais pour une femme. Elle l’avait déjà écrit à Andrea Costa, selon elle : « cette candidature est hasardeuse parce qu’elle manque de préparation », c’est une erreur de stratégie politique. Elle appréhende « la question des femmes, non comme un antagonisme de sexe mais, comme une question sociale parce que la suppression des classes dans la révolution prolétaire mettra fin à l’exclusion des femmes ».
(…) A.K., explique la raison économique qui oblige à se différencier des luttes des féministes bourgeoises. Ces dernières aspirent à être des citoyennes comme l’écrit Annarita Buttafuoco, en demandant le droit de vote et l’éligibilité comme droits neutres tout en refusant de nier la différence sexuelle : « afin d’être assimilées au citoyen neutre ou pire, au modèle masculin », elles revendiquent la différence dans l’égalité des droits, le droit à une sociabilité dans une société de «progrès » 1894 . Anna Kuliscioff martèle que : « dans le prolétariat s’éveille une conscience «nouvelle », celle de son triomphe en tant que classe, bien difficile sans la coopération des femmes» 1895. Elle exhorte à changer d'abord, les rapports de sexe avant de penser ensuite à pouvoir aller voter. Elle recommande que : « l'ouvrier cesse de traiter la femme avec le mépris olympien avec lequel le capitaliste le traite, qu'il cesse de la considérer comme une ennemie » mais, au contraire « qu'il l'arme, qu'il en fasse son lieutenant son aide, sa compagne, en un rien de temps ses forces et celles du mouvement en seront décuplées » . Toujours, selon l’historienne Annarita Buttafuoco : « Le projet de Kuliscioff comme celui de l’Union féminine avait pour ambition la création de la nouvelle ouvrière en dépit du retard du prolétariat féminin attribué à son immaturité. L’une avait pour objectif, avec le mouvement ouvrier et en particulier avec le mouvement socialiste , l’avènement de la conscience des travailleuses, l’autre, à une éducation mutuelle qui aurait profité aux ouvrières comme aux « bourgeoises » . Anna Kuliscioff adhère à l’idée d’une candidature des femmes aux conseils d’administration qui du reste, provient de la requête assidue des associations féminines, dès 1893
(…) « Toutes ces femmes qui chaque jour, entrent dans la lutte économique non plus au bras d'un homme mais seules, femmes, de plus en plus seules [...] celles-là sentiront petit à petit le besoin de s'organiser […] et puis de s'occuper elles-mêmes de leurs propres intérêts. » . En prétextant user d’un : « bavardage nécessaire, afin que vous continuiez à nous donner votre contribution d'énergie et de dialectique. Ce sera du féminisme plus efficace que tous les ordres du jour du congrès de Rome » (1908). » Avec de tels propos il ne fait que traduire les arguments masculins du parti socialiste continuant d’exclure les femmes du travail, du vote, de l’égalité des salaires, de la citoyenneté, se contentant d’opposer à la demande d’inclusion des femmes, un « pas pour l'instant ». Dans ce qui a été intitulé, « la polémique en famille », Filippo Turati et le parti socialiste continuent à s’opposer au vote des femmes. Pour Anna Kuliscioff et l’Internationale, la nouvelle revendication en faveur de l’obtention du vote des femmes permettrait d’apporter de nouvelles voix au parti socialiste et de faire passer d'autres réformes.
L'UNION FAIT LA FORCE
(…) En 1911, Argentina Altobelli au XIIème congrès national du parti socialiste italien de Modène, présente l'ordre du jour rédigé par Anna Kuliscioff : « Suffrage universel et prolétariat féminin ». En 1913, Kuliscioff, dans sa lettre à Altobelli explicite le but pragmatique poursuivi en s’associant aux féministes bourgeoises : « lutter sous la même bannière, sur la forme mais pas sur le fond, jamais les intérêts des femmes prolétaires ne seront les mêmes que ceux des bourgeoises suffragistes ». La fin justifiait ô combien les moyens ! Tout comme s’associer aux démocrates pour utiliser leurs réseaux afin de diffuser la propagande en était un autre. S’y ajoutait le fait de parier sur Giolitti qui savait utiliser le moment en politique. Autrement dit nécessité de profiter de l’opportunité pour agir en fonction des intérêts du parti de classe. La propagande d’Anna Kuliscioff ne visait que ce but.
(…) C'est désormais le seul pouvoir qu'il lui reste, celui d'être ce que la légende a fait d'elle, une subversive, transgressive en lutte contre l'ordre socialiste ronronnant. La citoyenneté qu'elle demande pour toutes les femmes, sans restriction de classe, est le nouveau combat auquel elle adhère. Elle s'insurge radicalement car le parti socialiste italien n'est pas le parti qu'elle attendait, ce parti démocratique est bourgeois n'est pas le parti de la classe ouvrière. Anna Kuliscioff ne se reconnaît pas, et pour cause, elle n'y est pas représentée, et surtout elle n’a plus aucun rôle, elle redevient invisible, mineure, une fois que les réélections ont eu lieu, le parti n'a plus besoin des femmes. Pour Anna Kuliscioff : « les contradictions des socialistes sont telles que leur logique peut être expliquée aux enfants! ». Ce qu'elle entend par contradictions c'est la distance entre la ligne marxiste et les actes, c'est-à-dire le vote de réformes. Entre le but et les moyens, entre la doctrine et les réformes, l’écart se creuse au point de devenir un fossé entre les dirigeants et les travailleurs et travailleuses. Une fois encore, elle retranscrit la revendication et les mots d'ordre internationaux décidés en Congrès.
Elle martèle à présent qu’il faut « s'unir » aux autres féministes afin de faire nombre, et pression pour obtenir le suffrage « universel ». Est-ce que Anna Kuliscioff est prête à tous les revirements et opportunismes s'ils doivent servir à intégrer les femmes prolétaires dans l'organisation socialiste ? Sans droit de vote, en tant que femme, le seul droit qu’il lui reste, c'est d'être instrumentalisée pour exister en politique. Que ce soit pour servir « à », servir « de », servir « pour », il n'est question que de fonction utilitaire et de service au parti. Il n’y a pas de reconnaissance de celles qui réclament le droit d'exprimer démocratiquement un avis de femme en tant que sujet. Finalement, elle consent encore à n'être utilisée qu'en tant qu'instrument de propagande du parti socialiste. (…) faisant allusion à la critique suscitée par la loi Carcano elle conclut: « cette émancipation de sexe ne modifie pas mais peut, au contraire, renforcer les fondements de l'actuelle société économique capitaliste : la propriété privée et l'exploitation de classe. La preuve en est la pétition qui au nom de la liberté féminine protestait contre la législation qui défendait la femme travailleuse »... Suffragistes et/ou suffragettes Suffragistes ou suffragettes ? Anna Kuliscioff marque la différence dans ses articles et conférences. Les suffragettes ont une réputation qui s'apparente à celle des nihilistes associées à la radicalité d’un Comité exécutif. Quant au suffragisme, il concerne l'accès des femmes au suffrage universel. Il s’agit la plupart du temps du suffrage restreint celui d’une élite...
(…) D’une part, s’il est inexact de la qualifier de féministe parce qu'elle ne s'est jamais reconnue dans cette appellation et l'a farouchement combattue, elle ne se renie pas. D'autre part, si la caractérisation de féministe scandaleuse est associée à suffragette, et si elle même assimilée à féministe, suffragiste est dépréciatif car il revient à réclamer le droit de vote pour les femmes sans déclencher de scandales. Le suffrage partiel, ou restreint, n'est accordé qu'à une certaine catégorie de citoyens et le suffrage universel l'est sans distinction, c'est là toute la différence. Est-ce que la suffragiste revendiquant le droit de suffrage est conservatrice? Est-ce que l’obtention du droit de vote peut constituer l'objectif d'un programme pour l’égalité des droits dans tous les domaines ? Le scandale fait vendre, on en achète un bout!
« La fascination exercée par « la russe aux cheveux d'or » et l'autorité morale et intellectuelle de Madame Anna, nous la trouvons exprimée dans la nécrologie pathétique écrite en décembre, par Alessandro Schiavi, (1872-1965) proche collaborateur et biographe dévoué du couple Turati-Kuliscioff «
Georges Haupt
NOTES
1 L'historienne Maria Casalini évoque même une scène où Marx est supposé n'être pas resté indifférent à la vue de « la belle blonde » aperçue à la bibliothèque du British Museum à Londres. Les relations sont rapportées et retenues sous l'angle sentimental : la jalousie de Kropotkine ou celle de Costa, le soi disant « coup de foudre » du chef de la police qui la laisse s’enfuir, « l'amour fou » de Carlo Cafiero jusqu'au suicide, le trouble prétendu de Marx et de tous ceux qui sont restés impressionnés par sa beauté légendaire
2...après avoir passé la frontière elle prend le pseudonyme de Kuliscioff, avec le suffixe masculin « ioff» qui signifie : « manuelle, ouvrière, prolétaire, instrument, outil », et son identité devient celle d'une prolétaire anonyme. Elle prend dans l'exil l'anonymat de n'importe quel agent de propagation marxiste
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