"La suppression de la propriété privée... suppose, enfin, un processus universel d’appropriation qui repose nécessairement sur l’union universelle du prolétariat : elle suppose « une union obligatoirement universelle à son tour, de par le caractère du prolétariat lui-même » et une « révolution qui (...) développera le caractère universel du prolétariat ».
Marx (L'idéologie allemande)

«Devant le déchaînement du mal, les hommes, ne sachant que devenir,
cessèrent de respecter la loi divine ou humaine. »

Thucydide

mercredi 29 avril 2020

CENTRALISME ET FEDERALISME, et repli national


« Que deviendrait la Civilisation, que deviendraient les Gouvernements, et que deviendraient les hautes classes, si la Féodalité industrielle, s'étendant à toute l'Europe, le grand cri de guerre sociale, Vivre en travaillant ou mourir en combattant, y soulevait à un jour donné toutes les innombrables légions de l'Esclavage moderne ? »
Victor Considérant (Le Manifeste de la démocratie, 1843)1

« Il est évident que nos hommes politiques, qui ne s'occupent pas des problèmes d'organisation, et toute la vieille presse politique, qui ne s'occupe que des intrigues parlementaires, ne sont pas à la question de l'époque et radotent. La question de l'époque est avant tout sociale ; elle est avant tout de nature économique et industrielle, et c'est sur le terrain social où le grand mouvement des faits et des idées emporte les esprits, qu'il faut aujourd'hui diriger les recherches et prodiguer les enseignements et les lumières ».
Ibid

« On dansait encore très gaiement à la cour de Louis XVI la veille de la prise de la Bastille. Aujourd'hui, l'Aristocratie doctrinaire qui nous gouverne, plus infatuée d'elle-même, de ses idées et de ses droits que la vieille Noblesse française avant 89, ne sait pas seulement qu'il se forme au-dessous d'elle, dans les couches prolétaires, un formidable courant d'idées et de doctrines. Elle reste totalement étrangère à ce mouvement profond ».
Ibid (Chapitre II, Bourgeois et prolétaires)

à ma cousine Nadine Saint-Jean (1957-2020)

L’Etat doit être fort en période de crise, c'est l'adage de tout Etat bourgeois, qu'il se déclare fédéraliste ou autoritaire. Depuis le XX ème siècle il est convenu qu'en temps normal, l’Etat libéral est la référence pour régler les affaires du territoire national, modérer les heurts entre classes sociales et laisser toute liberté aux citoyens pour « s’épanouir » dans le monde du marché et de la « libre concurrence ». Ces poncifs ont volé en éclats avec la crise universelle du covid-19. De Chine en France, d'Allemagne en Afrique du Sud, tous les Etats ont eu recours à des mesures dictatoriales de contrôle et de confinement de la population. Vu le niveau actuel de carence sanitaire et d'imprévoyance de toutes les « autorités » capitalistes, nul ne peut sérieusement contester l'utilité de ce confinement sauf à pinailler comme les diverses jérémiades habituelles des partis contestataires ; mais l'Etat aura tout fait pour rendre la situation intenable et stressante avec sa gestion erratique et son vocabulaire militaire, telles ces dernières « brigades » de dépistage de la maladie.
Il faudra poser plus dans ce texte la possibilité d'une telle situation catastrophique dans un monde débarrassé du capitalisme, peut-être serons-nous alors plus modestes, à moins de rester dans la cohorte des croyants pieux au monde parfait (cf ma deuxième partie avec l'article de Living marxism).
Dans le débat d'idées entre dominants et courtisans on a vu ressurgir de veilles querelles sur les options Etat dictatorial/Etat démocratique, Etat libéral/Etat d'assistance, avec les recettes éculées de sauvetage de la « sécurité sociale », des nationalisations « indispensables » pour protéger l'industrie du pays, etc. On a même vu ramener sa fraise un certain Arnaud Montebourg, recyclé dans le trust du miel, cet ancien avocat « socialiste » publicitaire des maillots rayés « made in France ». Les Etats ne renationaliseront pas pourtant comme en 1945 ; la compagnie Air France a reçu une aide de 7 milliards alors qu'un euro aurait suffi pour la nationaliser. Le repli national est désormais impossible, il n'est qu'un discours palliatif creux et provisoire comme dans les années 1930, avant la guerre alors, mais désormais plus proche de la catastrophe finale où la guerre mondiale n'est même plus une porte de sortie.
En gros on nous ressort de la naphtaline ces histoires de centralisme versus fédéralisme, soit centralisme (forcément stalinien ou hitlérien) soit fédéralisme (forcément démocratique ou socialiste), ou l'inverse. Je ne me pencherai pas sur les diverses études opposant centralisme français versus fédéralisme allemand, bien que le sujet soit intéressant pour étudier les modes de domination nationale de la bourgeoisie moderne2.
Sous les apparences du fédéralisme américain, allemand et européen, on pourrait dire que Proudhon a gagné contre Marx et Lénine. Proudhon le roi des petits bourgeois ne rêvait que d'affaiblir les Etats, non pas les détruire mais les affaiblir : «Un État de proportions modestes où se côtoient des citoyens de langues, de races, de religions différentes » tel était son idéal. Lénine s'était farouchement démarqué des Rubel de son temps (un soit disant Marx anarchiste); on ne peut pas confondre la perspective de destruction (partout) de l'Etat bourgeois parasite selon Marx avec le fédéralisme de Proudhon3. Marx ne consent pas à discuter du fédéralisme par opposition au centralisme dans le monde capitaliste existant mais pose d'abord la destruction de l'Etat bourgeois.
Les principes du fédéralisme découlent des conceptions petites-bourgeoises de l'anarchisme. Marx est centraliste ; on ne peut pas gérer le monde chacun dans un coin, ni appliquer une médecine « autonome » régionale. Et, ajoute Lénine, dans les passages cités de Marx, il n'existe pas la moindre dérogation au centralisme. Seuls des gens imbus d'une "foi superstitieuse" petite-bourgeoise en l'Etat peuvent prendre la destruction de la machine bourgeoise pour la destruction du centralisme !
Trotski, qui fût stalinien avant les staliniens, en faveur d'un Etat « prolétarien » sans syndicats, donc sans force d'opposition, a eu nombre d'héritiers paradoxalement fédéralistes, comme le théoricien de la girouette IV ème Internationale de pacotille, Mandel :
« Le mot d’ordre du fédéralisme est-il compatible avec les principes marxistes révolutionnaires ? Il l’est incontestablement. Il s’agit d’une revendication démocratique typique, d’une revendication qui répond à la coexistence de deux nationalités différentes dans le pays. Du point de vue marxiste, le fédéralisme est la forme d’organisation étatique idéale lorsqu’il s’agit d’un état multinational. L’U.R.S.S., la Yougoslavie, la Tchécoslovaquie sont des fédérations. La République Russe des Soviets, créée en novembre 1917, fut dès le début une république fédérative. Avant de sombrer dans l’opportunisme, le P.C. belge eut le fédéralisme inscrit dans son programme. Avant la guerre, le P.S.R. eut également à son programme la transformation de la Belgique en une « fédération des républiques socialistes soviétiques flamande et wallonne ». Ce n'était même plus de l'opportunisme mais l'appui mièvre à la théorie du... fédéralisme dans un seul pays ! Trotski avait bien formé ses puces théoriques à l'idéologie mortifère des libérations nationales et régionales qui firent les beaux jours du castrisme stalinien et du guévarisme terroriste4.
Mandel le blagueur belge trotskien en déduisait : « Il faut exploiter toute chance de victoire révolutionnaire même instable, où qu’elle se présente. Et il n’y a pas de doute qu’actuellement la Wallonie constitue une des zones d’Europe occidentale où les rapports de forces sont relativement les plus favorables au prolétariat ». Pourquoi pas la Kabylie ou la Bretagne ?

En revanche, l'essentiel pour Marx et Engels, et ceci posera beaucoup de problèmes pour leurs prétendus successeurs trotskiens « fédéralistes », était de considérer les nations « comme des catégories historiques, comme un cadre de l'action». En fait, toute la teneur du marxisme est destinée à servir la grande unité économique mondiale, qui, pour Marx, était le cadre du progrès social plutôt que la nation5. Le progrès économique universel devait être envisagé vers une unification géographique qui amènerait un certain effacement, une disparition progressive des différenciations nationales.

Le fédéralisme oxymore des Etats modernes

Le fédéralisme au sens moderne du terme a été inventé au XVIII ème siècle. L'État fédéral moderne apparaît avec la Constitution des États-Unis d'Amérique en 1787. Le fédéralisme est une tradition très ancienne en Allemagne. Une de ses toutes premières étapes fut consacrée par l’existence du « Saint Empire romain germanique » : une structure impériale souple dans laquelle coexistaient plus de 350 Etats ou villes libres. Par la suite, en réaction à cet émiettement politique et à cette impuissance du pouvoir, c’est un puissant mouvement ’’nationaliste’’ en faveur de l’unité allemande qui s’est développé dès la fin du XVIIIe et durant tout le XIXe siècle. La Constitution de Weimar autorisait le pouvoir central à créer des administrations par une simple loi. Le contrôle des Länder par le pouvoir central fut toujours plus important. Enfin, le système fiscal était géré au niveau fédéral, les Länder percevaient une somme fixe mais étaient dépendants de l’Etat fédéral. Le fédéralisme allemand c'est l'Etat collé aux citoyens.

Le fédéralisme de l'Etat « prolétarien » en Russie n'en est qu'un avatar. Lénine au pouvoir n'appliqua pas les préceptes sur l'extinction de l'Etat qu'il avait défini avant d'y accéder, puisque les autres Etats bourgeois restaient en place et puisqu'il fallait composer avec cette forme de fédéralisme bourgeois qu'est l'autodétermination pour pouvoir continuer à gérer un Etat « prolétarien » de plus en plus anti-prolétariat, cette machine qui lui échappa. Lénine fit sienne la doctrine bourgeoise d'autodétermination en l'appliquant sans réserves aux nations de l'Empire russe, croyant qu'en cela résidait l'unique chance de reconstituer plus tard l'ancienne unité territoriale, «non pas par la force, mais par une entente volontaire». Lénine, devenu stratège d'Etat, faisait simplement contre mauvaise fortune, bon cœur. L'Empire s'était désintégré très rapidement avec l'Ukraine, les États baltes, la Finlande, la Géorgie et les émirats asiatiques qui avaient déclaré leur indépendance. Durant près de trois ans, l'Etat « prolétarien » devra accepter cette désintégration et laisser les nations non russes organiser leur destin. Puis il lui faudra rapidement soutenir les nationalismes triomphants, les exacerber pour empêcher qu'ils n'aillent soutenir les forces contre-révolutionnaires, les troupes étrangères.
Après la mort de Lénine, l'Etat-parti dictatorial continua à se masquer sous le nom de « fédéralisme soviétique ». Ce tour de passe-passe ne pouvait voiler la mutation stalinienne, le principe fondamental de ce « fédéralisme soviétique » n'était autre que le principe nationaliste, nationalisme continental certes, et nouveau masque d'un « internationalisme » impérialiste.

Le fédéralisme traditionnelle antidote au prolétariat

Le fédéralisme « soviétique » qui se conjuguait avec la fable de l'autodétermination des peuples et diverses « indépendances nationales » fictives fut longtemps la principale idéologie pour se ficher du monde et surtout du marxisme. Mais, je l'ai souvent dit, et sans écho, que le fédéralisme européen avait été mis en place dès l'après seconde boucherie mondiale contre le prolétariat européen, si hanté par ses nombreuses défaites révolutionnaires à cheval sur deux siècles. Cette ersatz d'internationalisme strictement européen, qui laissait libre cours à la continuation de l'exploitation des colonies, mit en place moult jumelages et parrainages pour faire croire à la disparition totale du sentiment national, mais surtout d'une conscience de classe internationale. On ne doit pas oublier que le plus scandaleux dans l'invention de ce fédéralisme européen, cultivé aussi par les trotskismes, résidait initialement dans l'idée de « brider » une Allemagne dont le peuple était supposé intrinsèquement nazi. Le fond de cette idéologie dominante jusqu'à nos jours trouve justement son origine chez le théoricien petit bourgeois Proudhon qui n'a à la bouche que le mot peuple et hait la prolétarisation. Cette Europe des peuples ne fut jamais l'Europe du prolétariat, idée fausse combattue par Lénine mais imaginée par le pauvre Trotski opportuniste.

Cette théorie des peuples européens unis pour un nouveau destin n'a été qu'une fable dans la longue tension entre les deux blocs dominants après la période de reconstruction, et cette fable, déjà sérieusement abîmée par le Brexit, s'écroule avec la pandémie actuelle. Elle n'est pourtant pas remplacée par un retour en force d'une conscience internationaliste de classe. Le prolétariat reste invisible mondialement face à la célébration du dévouement des petits métiers méprisés, où ne sont déplorés universellement que « les couches déshéritées », « les plus pauvres », « les migrants africains », etc.
Les syndicats, collabos européens par excellence, sont systématiquement mis en vedette, avec les journalistes creux et les docteurs idiots, comme seuls garants des mesures sanitaires autorisés à tenir le rôle d'accusateurs patentés de l'Etat imprévoyant. Les conseillers du gouvernement, consultants et consultés (cons insultés) vont nous jouer la même musique qu'un certain Henri de Man, un changement de structure du même capitalisme vers une « économie nationale dirigée »...

Quelle « réforme de structure » après déconfinement ?

Dans la sale période de défaite du mouvement révolutionnaire, d'extinction de la flamme d'Octobre 17, la plupart des gouvernements bourgeois sont en crise et doivent se restructurer. En 1934, on pouvait lire dans le Bulletin théorique mensuel de la Fraction de Gauche du P.C.I.6 :

« Notre époque présente un anachronisme profond entre l'évolution des forces de production qui appellent le prolétariat à la direction de la société et le capitalisme qui, pour ne pas disparaître de la scène, doit non seulement anéantir les organismes révolutionnaires du prolétariat, mais aussi s'efforcer de rétablir le fonctionnement unitaire de la société autour des intérêts de sa classe, au travers d'un nouveau matériel historique qui semble anachronique par rapport au programme « démocratique » d'antan ».

Cette description concernait une période, juste après la victoire d'Hitler en Allemagne, où des potentialités de révolte du prolétariat existaient encore, dont les événements de 1936 en France et en Espagne allaient témoigner pourtant de l'incapacité du mouvement révolutionnaire, se réclamant du prolétariat, à inverser le cours à la marche à la guerre mondiale. Dans cet intermède, les militants de Bilan analysent le type de centralisation étatique qui est proposé par un professeur socialiste belge, Henri de Man7, chef du P.O.B.,« de retour d'Allemagne » - ce pays toujours exemplaire - « pour appeler finalement le prolétariat à faire sienne la base programmatique »... du nazisme. De Man résout le problème du gouvernement bourgeois, résumé par Bilan :
« Le fasciste gagne parce qu'il peut mobiliser les classes moyennes contre l'hyper-capitalisme, et parce qu'il peut relier le prolétariat à la défense de la patrie. Le socialisme doit voler ce programme au fascisme, changer ses textes programmatiques et si les conditions économiques rendent possible le maintien des organismes prolétariens, transfigurés suivant le plan, le danger du fascisme sera écarté, mais le prolétariat aura enfin renoncé à sa lutte révolutionnaire ». Bilan ajoute sarcastiquement : « L'importance du plan ne réside pas dans ses énonciations, mais dans la tentative qu'il représente d'appeler les ouvriers à faire acte de suicide envers leur ennemi »8.

Du plan de travail proposé, il ressort que la concurrence entre Etats s'étant substituée à la compétition entre « producteurs individuels », cela implique « un repli national de chaque Etat », exigeant par conséquent que le socialisme s'adapte à ce « capitalisme nouveau ». Il fallait donc se soucier de gagner les « classes moyennes » devenues hostiles à l'hyper-capitalisme, désormais dépendantes du salariat, pour les pousser (au plan électoral) à « un front de luttes entre elles et le prolétariat », par une « réforme de structure », afin de rétrécir « le champ d'action du capitalisme financier ».
Face à la mondialisation de l'époque, ne pouvait s'opposer qu'un « nationalisme économique », donc à une phase : « de régression et de repli (qui) obligerait le prolétariat à concevoir la socialisation comme une nationalisation, donc d'adapter « la doctrine de la socialisation aux transformations de l'économie capitaliste elle-même »9. Le professeur De Man, si proche des fables de l'extrême droite10, manie le sophisme avec un « brio remarquable » avec la thèse classique du réformisme : « toute lutte révolutionnaire se déroulant sur le terrain national est condamnée, parce que ne pouvant se produire simultanément dans plusieurs pays, et serait transformée en « opinion périmée du socialisme ».
Après beaucoup d'autres, De Man a donc découvert la tendance actuelle du capitalisme : le repli national. Mais quelle nouveauté ! « La tendance des Etats capitalistes vers le développement du protectionnisme , condition indispensable pour la formation des monopoles, est aussi vieille que le capitalisme lui-même ». Et d'en référer aux lumineuses explications d'Engels et de Lénine. En somme, la découverte d'H. De Man est « un truc publicitaire pour mettre en évidence une idée assez vieille ». Le repli national est une tendance organique du capitalisme, une tendance vers un profit supplémentaire et un moyen de protéger des industries nationales à composition organique faible. Avec cette précision d'époque : « il n'y a là qu'un phénomène normal de l'économie capitaliste, dans une période où la préparation pour la guerre nécessite la concentration maxima du capitaliste sur le plan national »11.
Nous ne sommes pas, heureusement, dans une période de guerre mondiale ni de montée vers une guerre générale, mais dans les années 1930 « la crise de la révolution se rencontre avec la crise du capitalisme ». De Man veut que la lutte ouvrière se cantonne « naturellement » dans des objectifs nationaux, comme Mélanchon et ses potes :
« Sous le couvert de « l'action immédiate », De Man en arrive à prêcher l'adaptation nationale des ouvriers dans la « nation une et indivisible » et qui, enfin, nourrie par les conséquences de la défaire révolutionnaire en Allemagne et la dégénérescence croissante de l'Etat prolétarien, s'offre comme le refuge suprême des ouvriers mâtés par la réaction capitaliste ».

Miser sur l'anticapitalisme de la petite bourgeoisie

« Dès le commencement du XIX ème siècle, le développement du capitalisme a donné à la petite bourgeoisie la sensation réelle de l'impossibilité de mener une lutte contre lui et inversement le désir de s'élever jusqu'à lui. (par son nombre en Allemagne) elle fût « poussée à soutenir la bourgeoisie, mais sa lutte politique n'en conserva pas moins le caractère nettement régressif propre à sa position économique et à son rôle de tampon à la disposition des classes fondamentales de la société »12.
De Man reconnaît, avec Marx, le caractère réactionnaire de l'anticapitalisme des classes moyennes de 1848, mais les années 1930 vérifieraient une atténuation de leur « réactionnarisme », et il plaide contre le retour au libre-échange. Pourtant il reconnaît que ce qui caractérise encore la petite bourgeoisie c'est cette tendance illusoire vers un retour au régime de la liberté économique, car « le monopole est une forme supérieure du développement économique ». Autrement dit De Man se fait théoricien d'une période de guerre ! Ce à quoi Bilan répond en gras :
« Le prolétariat n'est pas contre le monopole, comme il n'est pas, en général, contre le progrès industriel ; il lutte seulement contre le mode d'emploi capitaliste de tout progrès économique, scientifique, etc., afin d'en faire bénéficier l'ensemble de la société par la suppression des classes ».
Si le mouvement du prolétariat est montant et fort, il peut neutraliser la petite bourgeoisie qui se réfugie alors derrière l'Etat quel qu'il soit, sinon elle penche vers le capitalisme et lui demande de massacrer le prolétariat, et « verra avec satisfaction se développer le fascisme qui aggravera ses conditions d'existence, mais fera régner « l'ordre à Varsovie ».
Quant à cette partie des classes moyennes, encore plus dépendantes du capitalisme parce que salariées, elles ne manifestent pas tellement l'anti-ouvriérisme fréquent chez les petits commerçants, mais cependant : « … ces couches des classes moyennes les mieux payées – fonctionnaires, techniciens, universitaires – sont rattachées à la bourgeoisie dont ils essayent, par l'amélioration de leur situation, de faire partie. Le fait d'être salarié ne leur confère pas des vertus intrinsèques, et même lorsque leur salaire ne dépasse pas celui de l'ouvrier, leur « éducation » laisse subsister cette division de classe qui les sépare du prolétariat. Leur dépendance du capitalisme, leur incapacité de s'opposer à lui, leur séparation du prolétariat, leurs intérêts divers, les empêchent non seulement d'émettre des aspirations spécifiques, mais en font bien plus des alliées du capitalisme que du prolétariat, qu'elles sont obligées de mépriser pour pouvoir occuper, ne fut-ce qu'extérieurement, une position sociale supérieure, donc intermédiaire (…) les classes moyennes, dans leur ensemble, lâches et byzantines, pour reprendre une expression de Kautsky envers les classes moyennes nouvelles lors de sa polémique contre Bernstein, se tournent vers les forces les plus brutales du capitalisme, afin qu'elles puissent nettoyer la société des insécurités sociales qui y fermentent ».

Pour parvenir à la réforme structurelle envisagée par De Man, il faut transformer légalement l'Etat lui-même :
« Avec une majorité anticapitaliste, constituée grâce à l'opposition (!)13 des classes moyennes au capitalisme financier, il sera possible au P.O.B., pacifiquement, dans les cadres de la Constitution belge, de limiter le champ d'action du monopolisme financier, de le déposséder. En somme, la lutte électorale pour renverser le capitalisme. A cela, on ne peut qu'opposer les quinze dernières années de la lutte ouvrière. En particulier, les ouvriers allemands se sont fait massacrer pour avoir osé traduire correctement leur désir de réaliser des modifications de structure de la société, en conquérant préalablement le pouvoir politique. Et cela, par ceux qui, comme Noske-Scheidemann, proclamaient la nécessité d'effectuer des réformes de structure pacifiquement, puisqu'ils se trouvaient à la tête de l'Etat allemand ; en s'entendant à l'amiable avec le capitalisme et toujours progressivement, grâce à une majorité d'électeurs le socialisme aurait été réalisé en Allemagne ».

Bilan ne peut que dénoncer cette prétention à réformer un capitalisme au bord de l'abîme :

« L'avènement du fascisme en Allemagne clôture une période décisive de la lutte ouvrière. Les contrastes inter-impérialistes qui ont permis l'acheminement des antagonismes sociaux vers un internationalisme prolétarien ont pu – grâce au triomphe du centrisme14 dans l'I.C. Et dans l'Etat prolétarien – se diriger vers l'autre aboutissant : l'éclosion de la guerre. La social-démocratie qui fut un élément essentiel de ces défaites, est aussi un élément de reconstitution de la vie organique du capitalisme et, en ce sens, parallèlement au repli national qui constitue une expression concrète de l'aggravation des contradictions impérialistes, elle emploie un nouveau langage pour continuer sa fonction, rejette un internationalisme verbal qui n'est plus nécessaire, pour passer franchement à la préparation idéologique des prolétaires pour la défense de « sa Nation ». (…) C'est pourquoi son national-socialisme a la même fonction que le national-socialisme des fascistes ». Bilan oublie de noter que l'esprit fasciste qui imprègne De Man est la prétention à dépasser le clivage gauche/droite, ou mieux le clivage prolétariat/bourgeoisie.
L'écologie politique, depuis une trentaine d'années, est le credo réactionnaire de la petite bourgeoisie moderne, un retour à la nature théorisé un peu à la manière du national-socialisme d'ailleurs. La nature n'est pas notre amie, le covid-19 en fait foi. Je suis d'accord avec Emmanuel Todd sur le sujet, les politiciens écolos sont irresponsables. Les Verts français « c’est une vieille écologie politique corrompue » : « Ce n’est même pas de l’écologie. C’est une sorte de roue de secours pour politiciens en déroute et pour électorats égarés. (…) Pour ce que j’en sais, les politiciens écologistes, en France, sont des carriéristes de peu de foi, pires sans doute que ce qui reste du PS. Il nous reste donc une vieille écologie des classes éduquées supérieures qui fera encore quelques beaux scores parce que Macron a remis en liberté cet électorat en perdition. Mais elle n’a pas d’avenir sur le fond. Quand l’écologie était un luxe de riches, combinant manger bio et imposition de taxes à ceux qui utilisent leur voiture diesel, quand elle exprimait au fond un mépris de classe, j’admets ne pas avoir eu un très haut niveau de conscience écologique. Mais nous entrons dans une phase de déclin du niveau de vie et l’écologie est appelée à muter ».

Un « socialisme national » père de la « communauté européenne »

Le gouvernement belge ayant reconnût le gouvernement des rebelles franquistes en 1938, avec l’appui du duo Spaak-De Man, cela aboutit à l'expulsion du président « socialiste » Vendervelde. Ceux-ci avaient attaqué en 1936 leur parti qui s’était posé par internationalisme socialiste derrière la république espagnole et pour l’intervention dans les affaires d’un État étranger. La raison véritable de leur attitude envers le pouvoir de Franco était de nature purement économique. Il fallait sauver les intérêts financiers et industriels de la Belgique et les dirigeants syndicaux socialistes leur donnaient raison.
Le « socialisme national » impliquait d’abandonner la conception libérale et démocratique au profit d’un État autoritaire, dirigé par l’élite. Dans un meeting en octobre 1936, qui n'était pas parvenu aux oreilles des militants de Bilan, De Man déclarait : « Non seulement les socialistes mais le parti lui-même doit apprendre à gouverner. Nous ne sommes pas un parti révolutionnaire, nous ne sommes pas un parti de classe, mais un parti gouvernemental, constitutionnel et national, parce que la nation est le cadre naturel de notre travail en l’expression concrète de notre communauté en tant que peuple. » Il préférait un exécutif fort, légitimé par le plébiscite, l’abrogation du Sénat et la gestion corporative des secteurs économiques dominés par l’État. Il considérait l’antiparlementarisme comme un signe de mécontentement par rapport à l’impuissance devant la crise économique. Tout comme le nazisme, il tenait la haute finance cosmopolite comme le grand responsable de la crise.
À la mort du « patron » Émile Vandervelde en 1939 De Man lui succéda comme président du POB, un président qui avait remplacé l’internationalisme par le nationalisme belge, la classe ouvrière par le peuple, la démocratie parlementaire par l’État autoritaire sous la houlette du roi Léopold III, dont De Man était devenu un conseiller apprécié. La trajectoire de De Man vers la droite arrivait à son but : le pouvoir d’un conseiller du prince. Mais la guerre en décida autrement. Sa carrière politique se termina en 194115. Mais pas celle de son collègue Paul-Henri Spaak, un des créateurs du « socialisme européen » et donc un prolongateur du caméléonisme d'Etat bourgeois. Le « socialisme national », dont le « plan du travail » était une composante, était propagé par Henri De Man et Paul-Henri Spaak. Or ce dernier, futur secrétaire général de l’OTAN, a été un des cofondateurs de la « Communauté Européenne ». Le duo avait été coopté dans un gouvernement bourgeois en 1935. De Man oublia, une fois promu, oublia son « plan » et joua au ministre sans pouvoir changer grand-chose. Il a eu curieusement une postérité et des disciples comme le politicien français André Philip.
En France, député socialiste, André Philip, proche des milieux patronaux, se fit le propagateur du « socialisme national », sans avoir jamais été fasciste. Il avait déjà publié, en 1928, Henri de Man et la crise doctrinale du socialisme, résumé, relu et approuvé par le professeur belge de son ouvrage Zur Psychologie des Sozialismus (traduit en français en 1927 sous le titre Au-delà du marxisme). Il devint un des représentants du groupe des « planistes » et publia de nombreux ouvrages ou brochures, pacifistes, planistes, ou à prétendu caractère socialiste. Il aura été ministre de Léon Blum, puis député et membre du Conseil économique et social pour finir... au PSU. Après guerre, André Philip avait intégré le Conseil français pour l’Europe unie créé officiellement en juin 1947 dont le président était Raoul Dautry. Parmi les membres de ce Conseil, on pouvait relever les noms de Paul Ramadier, Léon Jouhaux, et de Charles Rist. Le mouvement européen, dont il était aussi membre, fut financé majoritairement par des fonds américains, en provenance de l'ACUE (American Committee on United Europe) présidé par William Donovan, ancien chef de l'OSS durant la guerre et Allen Dulles qui était en charge à Berne durant la même période. Les fonds de l'ACUE représentèrent jusque 1952 la moitié du budget de l'ACUE et, après 1952, probablement les deux tiers, le reste provenant de fondations dont les directeurs étaient membres des cercles du renseignement américain16. La plus importante était la fondation Ford dont l'administrateur était John McCloy, ancien gouverneur américain en Allemagne. Il y était tout en servant comme président du conseil des relations extérieures, organe lié au département d’État. Je rappelle que Ford avait soutenu le parti nazi à ses débuts, et que non seulement les grands industriels nazis furent protégés à la Libération par la bourgeoisie américaine, mais que les méthodes de ces industriels furent récupérées et sont encore considérées de nos jours comme avant-gardistes pour le capital.

À suivre...

Dans l'article suivant nous examinerons comment la « gauche allemande », réfugiée aux Etats-Unis avec Mattick, parallèlement au "centralisme" de Bilan, à la même époque, considère que le socialisme n'est ni fédéraliste ni centraliste, avec la traduction pour la première fois en français de l'article « production et distribution communiste » dans la revue Living
Marxism17. En espérant que l'ami Jonathan nous aura fait parvenir également une traduction choisie des perles des trotskars américains et anglais qui optent pour une ré-orientation « boukhariniste » d'une frange du trotskisme irrémédiable, abandonnant le Trotski inter-nationaliste (sauf pour l'Etat russe), et partisan d'un retour au « socialisme national »




NOTES


1A la suite de Antony Cyril Sutton et de l'anarchiste W.Tcherkessof, Alexandre Skirda estime que ce Manifeste a été plagié par Marx et Engels pour leur écriture du Manifeste communiste en 1848, une sorte de copié-collé, c'est probable mais cela n'ôte pas sa qualité et son importance au Manifeste mondialement reconnu. Le Manifeste de Considérant, bien que marqué par son époque et du fait qu'il est encore obligé de considérer la bourgeoisie comme progressiste, est un ouvrage passionnant et très actuel par bien des aspects de sa dénonciation de l'aristocratie dominante.
2http://www.deuframat.de/fr/relations-culturelles/medias-et-communication/la-presse-supraregionale-en-france-et-en-allemagne-une-etude-comparative/le-federalisme-allemand-par-opposition-au-centralisme-francais.html
3« Voilà qui est tout simplement monstrueux : confondre les vues de Marx sur la "destruction du pouvoir d'Etat parasite" avec le fédéralisme de Proudhon ! Mais ce n'est pas un effet du hasard, car il ne vient même pas à l'idée de l'opportuniste que Marx, loin de traiter ici du fédéralisme par opposition au centralisme, parle de la démolition de la vieille machine d'Etat bourgeoise existant dans tous les pays bourgeois (…) L'opportuniste a si bien désappris à penser révolutionnairement et à réfléchir à la révolution qu'il voit du "fédéralisme" chez Marx, ainsi confondu avec le fondateur de l'anarchisme, Proudhon ». Lénine (L'Etat et la Révolution)
4 « Les tendances séparatistes posent devant la révolution la tâche démocratique de la libre détermination nationale. Ces tendances se sont accentuées et extériorisées pendant la période de la dictature. Mais tandis que le « séparatisme » de la bourgeoisie catalane n’est pour elle, dans son jeu avec le gouvernement de Madrid, qu’un instrument contre le peuple catalan et espagnol, le séparatisme des ouvriers et des paysans catalans est l’enveloppe de leur indignation sociale ». Trotski, à propos de la Catalogne et du pays basque.
5Par exemple, à leur époque, pour Marx et Engels, les mouvements nationalistes des Tchèques et des Slaves du Sud n'avaient pas une signification révolutionnaire et de libération que tels mouvements peuvent avoir lorsqu'ils sont dirigés contre un empire féodal, pour la simple raison que ces mouvements n'étaient pas dirigés en premier lieu contre des empires féodaux. Alors que les Polonais étaient en rébellion directement contre le Tsar et les libéraux autrichiens et hongrois contre le Kaiser habsbourgeois, les Tchèques se révoltaient principalement contre les Allemands d'Autriche en tant que nation et les Slaves du Sud contre les Magyars en tant que nation. Pour cette raison leur mouvement était objectivement réactionnaire.
6Bilan n°4, rédigé par un groupe de communistes italiens réfugiés en Belgique, P.C.I. = parti communiste italien, interdit sous Mussolini et dont les chefs staliniens étaient réfugiés eux à Moscou.
7Henri de Man fit son entrée théorique dans le monde social-démocrate international avec son étude de 1926, qui portait le titre allemand « Zur Psychologie des Sozialismus ». Le titre des traductions françaises et espagnoles était plus direct : « Au-delà du marxisme » et « Más allá del marxismo ». Cette étude psychologique et culturelle rejetait les thèses marxistes sur le rôle révolutionnaire de la classe ouvrière et de la lutte de classe comme moteur du changement social. Selon lui les ouvriers ne pensaient pas plus loin que leur intérêts matériels immédiats, porteurs d’aspirations petite-bourgeoises. En 2006, la revue internationale du CCI, qui ne tarit pas, avec raison, en louanges à Bilan, traite du plan De Man dans le cadre de la montée des Fronts populaires en 1936 comme directives étatiques en préparation de la guerre. https://fr.internationalism.org/rint126/fronts.html
8Le plan De MAN, février 1934, fac-similé.
9Article de De Man dans le journal « Le peuple » du parti ouvrier belge.
10Une variété de Zemmour qui anime au quotidien TV police sur Cnews où il indique que face aux exactions des racailles il suffit de «tirer dans le tas » ; quant aux mouvement révolutionnaires : « ils finissent toujours dans le gangstérisme et le vol, voyez pour preuve la bande à Baader et les Brigades rouges ». Ce nain est assez cultivé pour le flic lambda. Mais le pire clown est Emmanuel Todd, qui, dans son dernier livre prétend redécouvrir la lutte des classes, mais en estimant que les révolutions se sont produites dans des pays « sans véritable prolétariat » !
11Lénine, à ce propos, bien avant la découverte d'Henri de Man, disait que : « l'ancien capitalisme de la libre concurrence et de la Bourse, son régulateur indispensable s'en vont. Un nouveau capitalisme lui succède, qui semble quelque chose de transitoire et réalise une sorte de combinaison de la libre concurrence et du monopole ».
12« La petite bourgeoisie, grande par la vantardise, est impuissante pour l'action et craintive devant toute entreprise hasardeuse ». Engels.
13Le point d'exclamation est du rédacteur de Bilan.
14C'est ainsi que Bilan caractérisait le stalinisme.
15Dès le début de l’occupation allemande, en 1940, Henri De Man fait cependant un faux calcul. Il estime que la guerre va porter un coup décisif au capitalisme et à la bourgeoisie. Il lance même, et sous l’occupation ennemie, un appel public aux travailleurs belges leur enjoignant d’accepter le fait accompli de la guerre afin d’en tirer ultérieurement toutes les conséquences possibles. Il se ridiculise aux yeux des prolétaires belges et évidemment des socialistes antifascistes.
16Dans une interview en mai 1988, Henry Frenay, un des pontes de la « libération nationale » reconnaîtra la réalité de ce financement, comme pour son mouvement « fédéraliste ». Celui-ci était un des fondateurs de l'Union démocratique et socialiste de la Résistance (UDSR) très anti-stalinien.
17La revue Living Marxism, à ne pas confondre avec un torchon gauchiste britannique des 90 est une revue de 1938 dans la filiation des Communistes de Conseils anti-parti, dont le principal animateur fut Paul Mattick (lire sur le site de Smolny)

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