« Que
deviendrait la Civilisation, que deviendraient les Gouvernements, et
que deviendraient les hautes classes, si la Féodalité industrielle,
s'étendant à toute l'Europe, le grand cri de guerre sociale, Vivre
en travaillant ou mourir en combattant, y soulevait à un jour donné
toutes les innombrables légions de l'Esclavage moderne ? »
Victor
Considérant (Le Manifeste de la démocratie, 1843)1
« Il
est évident que nos hommes politiques, qui ne s'occupent pas des
problèmes d'organisation, et toute la vieille presse politique, qui
ne s'occupe que des intrigues parlementaires, ne sont pas à la
question de l'époque et radotent. La question de l'époque est avant
tout sociale ; elle est avant tout de nature économique et
industrielle, et c'est sur le terrain social où le grand mouvement
des faits et des idées emporte les esprits, qu'il faut aujourd'hui
diriger les recherches et prodiguer les enseignements et les
lumières ».
Ibid
« On
dansait encore très gaiement à la cour de Louis XVI la veille de la
prise de la Bastille. Aujourd'hui, l'Aristocratie doctrinaire qui
nous gouverne, plus infatuée d'elle-même, de ses idées et de ses
droits que la vieille Noblesse française avant 89, ne sait pas
seulement qu'il se forme au-dessous d'elle, dans les couches
prolétaires, un formidable courant d'idées et de doctrines. Elle
reste totalement étrangère à ce mouvement profond ».
Ibid
(Chapitre II, Bourgeois et prolétaires)
à
ma cousine Nadine Saint-Jean (1957-2020)
L’Etat
doit être fort en période de crise, c'est l'adage de tout Etat
bourgeois, qu'il se déclare fédéraliste ou autoritaire. Depuis le
XX ème siècle il est convenu qu'en temps normal, l’Etat libéral
est la référence pour régler les affaires du territoire national,
modérer les heurts entre classes sociales et laisser toute liberté
aux citoyens pour « s’épanouir » dans le monde du
marché et de la « libre concurrence ». Ces poncifs ont
volé en éclats avec la crise universelle du covid-19. De Chine en
France, d'Allemagne en Afrique du Sud, tous les Etats ont eu recours
à des mesures dictatoriales de contrôle et de confinement de la
population. Vu le niveau actuel de carence sanitaire et
d'imprévoyance de toutes les « autorités »
capitalistes, nul ne peut sérieusement contester l'utilité de ce
confinement sauf à pinailler comme les diverses jérémiades
habituelles des partis contestataires ; mais l'Etat aura tout
fait pour rendre la situation intenable et stressante avec sa gestion
erratique et son vocabulaire militaire, telles ces dernières
« brigades » de dépistage de la maladie.
Il
faudra poser plus dans ce texte la possibilité d'une telle situation
catastrophique dans un monde débarrassé du capitalisme, peut-être
serons-nous alors plus modestes, à moins de rester dans la cohorte
des croyants pieux au monde parfait (cf ma deuxième partie avec
l'article de Living marxism).
Dans
le débat d'idées entre dominants et courtisans on a vu ressurgir de
veilles querelles sur les options Etat dictatorial/Etat démocratique,
Etat libéral/Etat d'assistance, avec les recettes éculées de
sauvetage de la « sécurité sociale », des
nationalisations « indispensables » pour protéger
l'industrie du pays, etc. On a même vu ramener sa fraise un certain
Arnaud Montebourg, recyclé dans le trust du miel, cet ancien avocat
« socialiste » publicitaire des maillots rayés « made
in France ». Les Etats ne renationaliseront pas pourtant comme
en 1945 ; la compagnie Air France a reçu une aide de 7
milliards alors qu'un euro aurait suffi pour la nationaliser. Le
repli national est désormais impossible, il n'est qu'un discours
palliatif creux et provisoire comme dans les années 1930, avant la
guerre alors, mais désormais plus proche de la catastrophe finale où
la guerre mondiale n'est même plus une porte de sortie.
En
gros on nous ressort de la naphtaline ces histoires de centralisme
versus fédéralisme, soit centralisme (forcément stalinien ou
hitlérien) soit fédéralisme (forcément démocratique ou
socialiste), ou l'inverse. Je ne me pencherai pas sur les diverses
études opposant centralisme français versus fédéralisme allemand,
bien que le sujet soit intéressant pour étudier les modes de
domination nationale de la bourgeoisie moderne2.
Sous
les apparences du fédéralisme américain, allemand et européen, on
pourrait dire que Proudhon a gagné contre Marx et Lénine. Proudhon
le roi des petits bourgeois ne rêvait que d'affaiblir les Etats, non
pas les détruire mais les affaiblir :
«Un État de proportions modestes où se côtoient des citoyens de
langues, de races, de religions différentes » tel était son
idéal. Lénine s'était farouchement démarqué des Rubel de son
temps (un soit disant Marx anarchiste); on ne peut pas confondre
la perspective de destruction (partout) de l'Etat bourgeois parasite
selon Marx avec le fédéralisme de Proudhon3.
Marx ne consent pas à discuter du fédéralisme par opposition au
centralisme dans le monde capitaliste existant mais pose d'abord la
destruction de l'Etat bourgeois.
Les
principes du fédéralisme découlent des conceptions
petites-bourgeoises de l'anarchisme. Marx est centraliste ; on
ne peut pas gérer le monde chacun dans un coin, ni appliquer une
médecine « autonome » régionale. Et, ajoute Lénine,
dans les passages cités de Marx, il n'existe pas la moindre
dérogation au centralisme. Seuls des gens imbus d'une "foi
superstitieuse" petite-bourgeoise en l'Etat peuvent prendre la
destruction de la machine bourgeoise pour la destruction du
centralisme !
Trotski,
qui fût stalinien avant les staliniens, en faveur d'un Etat
« prolétarien » sans syndicats, donc sans force
d'opposition, a eu nombre d'héritiers paradoxalement fédéralistes,
comme le théoricien de la girouette IV ème Internationale de
pacotille, Mandel :
« Le
mot d’ordre du fédéralisme est-il compatible avec les principes
marxistes révolutionnaires ? Il l’est incontestablement. Il
s’agit d’une revendication démocratique typique, d’une
revendication qui répond à la coexistence de deux nationalités
différentes dans le pays. Du point de vue marxiste, le fédéralisme
est la forme d’organisation étatique idéale lorsqu’il s’agit
d’un état multinational. L’U.R.S.S., la Yougoslavie, la
Tchécoslovaquie sont des fédérations. La République Russe des
Soviets, créée en novembre 1917, fut dès le début une république
fédérative. Avant de sombrer dans l’opportunisme, le P.C. belge
eut le fédéralisme inscrit dans son programme. Avant la guerre, le
P.S.R. eut également à son programme la transformation de la
Belgique en une « fédération des républiques socialistes
soviétiques flamande et wallonne ».
Ce n'était même plus de l'opportunisme mais l'appui mièvre à la
théorie du... fédéralisme dans un seul pays ! Trotski avait
bien formé ses puces théoriques à l'idéologie mortifère des
libérations nationales et régionales qui firent les beaux jours du
castrisme stalinien et du guévarisme terroriste4.
Mandel
le blagueur belge trotskien en déduisait : « Il faut
exploiter toute chance de victoire révolutionnaire même instable,
où qu’elle se présente. Et il n’y a pas de doute
qu’actuellement la Wallonie constitue une des zones d’Europe
occidentale où les rapports de forces sont relativement les plus
favorables au prolétariat ». Pourquoi pas la Kabylie ou la
Bretagne ?
En
revanche, l'essentiel pour Marx et Engels, et ceci posera beaucoup de
problèmes pour leurs prétendus successeurs trotskiens
« fédéralistes », était de considérer les nations «
comme des catégories historiques, comme un cadre de l'action». En
fait, toute la teneur du marxisme est destinée à servir la grande
unité économique mondiale, qui, pour Marx, était le cadre du
progrès social plutôt que la nation5.
Le progrès économique universel devait être envisagé vers une
unification géographique qui amènerait un certain effacement, une
disparition progressive des différenciations nationales.
Le
fédéralisme oxymore des Etats modernes
Le
fédéralisme au sens moderne du terme a été inventé au XVIII ème
siècle. L'État fédéral moderne apparaît avec
la Constitution
des États-Unis
d'Amérique
en 1787.
Le fédéralisme est une tradition très ancienne en Allemagne. Une
de ses toutes premières étapes fut consacrée par l’existence du
« Saint Empire romain germanique » : une structure
impériale souple dans laquelle coexistaient plus de 350 Etats ou
villes libres. Par la suite, en réaction à cet émiettement
politique et à cette impuissance du pouvoir, c’est un puissant
mouvement ’’nationaliste’’ en faveur de l’unité allemande
qui s’est développé dès la fin du XVIIIe et durant tout le XIXe
siècle. La Constitution de Weimar autorisait le pouvoir central à
créer des administrations par une simple loi. Le
contrôle des Länder par le pouvoir central fut toujours plus
important.
Enfin, le système fiscal était géré au niveau fédéral, les
Länder percevaient une somme fixe mais étaient dépendants de
l’Etat fédéral. Le fédéralisme allemand c'est l'Etat collé aux
citoyens.
Le
fédéralisme de l'Etat « prolétarien » en Russie n'en
est qu'un avatar. Lénine au pouvoir n'appliqua pas les préceptes
sur l'extinction de l'Etat qu'il avait défini avant d'y accéder,
puisque les autres Etats bourgeois restaient en place et puisqu'il
fallait composer avec cette forme de fédéralisme bourgeois qu'est
l'autodétermination pour pouvoir continuer à gérer un Etat
« prolétarien » de plus en plus anti-prolétariat, cette
machine qui lui échappa. Lénine fit sienne la doctrine bourgeoise
d'autodétermination en l'appliquant sans réserves aux nations de
l'Empire russe, croyant qu'en cela résidait l'unique chance de
reconstituer plus tard l'ancienne unité territoriale, «non pas par
la force, mais par une entente volontaire». Lénine, devenu stratège
d'Etat, faisait simplement contre mauvaise fortune, bon cœur.
L'Empire s'était désintégré très rapidement avec l'Ukraine, les
États baltes, la Finlande, la Géorgie et les émirats asiatiques
qui avaient déclaré leur indépendance. Durant près de trois ans,
l'Etat « prolétarien » devra accepter cette
désintégration et laisser les nations non russes organiser leur
destin. Puis il lui faudra rapidement soutenir les nationalismes
triomphants, les exacerber pour empêcher qu'ils n'aillent soutenir
les forces contre-révolutionnaires, les troupes étrangères.
Après
la mort de Lénine, l'Etat-parti dictatorial continua à se masquer
sous le nom de « fédéralisme soviétique ». Ce tour de
passe-passe ne pouvait voiler la mutation stalinienne, le principe
fondamental de ce « fédéralisme soviétique » n'était
autre que le principe nationaliste, nationalisme continental certes,
et nouveau masque d'un « internationalisme »
impérialiste.
Le
fédéralisme traditionnelle antidote au prolétariat
Le
fédéralisme « soviétique » qui se conjuguait avec la
fable de l'autodétermination des peuples et diverses « indépendances
nationales » fictives fut longtemps la principale idéologie
pour se ficher du monde et surtout du marxisme. Mais, je l'ai souvent
dit, et sans écho, que le fédéralisme européen avait été mis en
place dès l'après seconde boucherie mondiale contre le prolétariat
européen, si hanté par ses nombreuses défaites révolutionnaires à
cheval sur deux siècles. Cette ersatz d'internationalisme
strictement européen, qui laissait libre cours à la continuation de
l'exploitation des colonies, mit en place moult jumelages et
parrainages pour faire croire à la disparition totale du sentiment
national, mais surtout d'une conscience de classe internationale. On
ne doit pas oublier que le plus scandaleux dans l'invention de ce
fédéralisme européen, cultivé aussi par les trotskismes, résidait
initialement dans l'idée de « brider » une Allemagne
dont le peuple était supposé intrinsèquement nazi. Le fond de
cette idéologie dominante jusqu'à nos jours trouve justement son
origine chez le théoricien petit bourgeois Proudhon qui n'a à la
bouche que le mot peuple et hait la prolétarisation. Cette Europe
des peuples ne fut jamais l'Europe du prolétariat, idée fausse
combattue par Lénine mais imaginée par le pauvre Trotski
opportuniste.
Cette
théorie des peuples européens unis pour un nouveau destin n'a été
qu'une fable dans la longue tension entre les deux blocs dominants
après la période de reconstruction, et cette fable, déjà
sérieusement abîmée par le Brexit, s'écroule avec la pandémie
actuelle. Elle n'est pourtant pas remplacée par un retour en force
d'une conscience internationaliste de classe. Le prolétariat reste
invisible mondialement face à la célébration du dévouement des
petits métiers méprisés, où ne sont déplorés universellement
que « les couches déshéritées », « les plus
pauvres », « les migrants africains », etc.
Les
syndicats, collabos européens par excellence, sont systématiquement
mis en vedette, avec les journalistes creux et les docteurs idiots,
comme seuls garants des mesures sanitaires autorisés à tenir le
rôle d'accusateurs patentés de l'Etat imprévoyant. Les conseillers
du gouvernement, consultants et consultés (cons insultés) vont nous
jouer la même musique qu'un certain Henri de Man, un changement de
structure du même capitalisme vers une « économie nationale
dirigée »...
Quelle
« réforme de structure » après déconfinement ?
Dans
la sale période de défaite du mouvement révolutionnaire,
d'extinction de la flamme d'Octobre 17, la plupart des gouvernements
bourgeois sont en crise et doivent se restructurer. En 1934, on
pouvait lire dans le Bulletin théorique mensuel de la Fraction de
Gauche du P.C.I.6 :
« Notre
époque présente un anachronisme profond entre l'évolution des
forces de production qui appellent le prolétariat à la direction de
la société et le capitalisme qui, pour ne pas disparaître de la
scène, doit non seulement anéantir les organismes révolutionnaires
du prolétariat, mais aussi s'efforcer de rétablir le fonctionnement
unitaire de la société autour des intérêts de sa classe, au
travers d'un nouveau matériel historique qui semble anachronique par
rapport au programme « démocratique » d'antan ».
Cette
description concernait une période, juste après la victoire
d'Hitler en Allemagne, où des potentialités de révolte du
prolétariat existaient encore, dont les événements de 1936 en
France et en Espagne allaient témoigner pourtant de l'incapacité du
mouvement révolutionnaire, se réclamant du prolétariat, à
inverser le cours à la marche à la guerre mondiale. Dans cet
intermède, les militants de Bilan analysent le type de
centralisation étatique qui est proposé par un professeur
socialiste belge, Henri de Man7,
chef du P.O.B.,« de retour d'Allemagne » - ce pays
toujours exemplaire - « pour appeler finalement le prolétariat
à faire sienne la base programmatique »... du nazisme. De Man
résout le problème du gouvernement bourgeois, résumé par Bilan :
« Le
fasciste gagne parce qu'il peut mobiliser les classes moyennes contre
l'hyper-capitalisme, et parce qu'il peut relier le prolétariat à la
défense de la patrie. Le socialisme doit voler ce programme au
fascisme, changer ses textes programmatiques et si les conditions
économiques rendent possible le maintien des organismes
prolétariens, transfigurés suivant le plan, le danger du fascisme
sera écarté, mais le prolétariat aura enfin renoncé à sa lutte
révolutionnaire ». Bilan ajoute sarcastiquement :
« L'importance du plan ne réside pas dans ses énonciations,
mais dans la tentative qu'il représente d'appeler les ouvriers à
faire acte de suicide envers leur ennemi »8.
Du
plan de travail proposé, il ressort que la concurrence entre Etats
s'étant substituée à la compétition entre « producteurs
individuels », cela implique « un repli national de
chaque Etat », exigeant par conséquent que le socialisme
s'adapte à ce « capitalisme nouveau ». Il fallait donc
se soucier de gagner les « classes moyennes » devenues
hostiles à l'hyper-capitalisme, désormais dépendantes du salariat,
pour les pousser (au plan électoral) à « un front de luttes
entre elles et le prolétariat », par une « réforme de
structure », afin de rétrécir « le champ d'action du
capitalisme financier ».
Face
à la mondialisation de l'époque, ne pouvait s'opposer qu'un
« nationalisme économique », donc à une phase :
« de régression et de repli (qui) obligerait le prolétariat à
concevoir la socialisation comme une nationalisation, donc d'adapter
« la doctrine de la socialisation aux transformations de
l'économie capitaliste elle-même »9.
Le professeur De Man, si proche des fables de l'extrême droite10,
manie le sophisme avec un « brio remarquable » avec la
thèse classique du réformisme : « toute lutte
révolutionnaire se déroulant sur le terrain national est condamnée,
parce que ne pouvant se produire simultanément dans plusieurs pays,
et serait transformée en « opinion périmée du socialisme ».
Après
beaucoup d'autres, De Man a donc découvert la tendance actuelle du
capitalisme : le repli national. Mais quelle nouveauté !
« La tendance des Etats capitalistes vers le développement du
protectionnisme , condition indispensable pour la formation des
monopoles, est aussi vieille que le capitalisme lui-même ». Et
d'en référer aux lumineuses explications d'Engels et de Lénine. En
somme, la découverte d'H. De Man est « un truc publicitaire
pour mettre en évidence une idée assez vieille ». Le repli
national est une tendance
organique du capitalisme,
une tendance vers un profit supplémentaire et un moyen de protéger
des industries nationales à composition organique faible. Avec cette
précision d'époque : « il n'y a là qu'un phénomène
normal de l'économie capitaliste, dans une période où la
préparation pour la guerre nécessite la concentration maxima du
capitaliste sur le plan national »11.
Nous
ne sommes pas, heureusement, dans une période de guerre mondiale ni
de montée vers une guerre générale, mais dans les années 1930
« la crise de la révolution se rencontre avec la crise du
capitalisme ». De Man veut que la lutte ouvrière se cantonne
« naturellement » dans des objectifs nationaux, comme
Mélanchon et ses potes :
« Sous
le couvert de « l'action immédiate », De Man en arrive à
prêcher l'adaptation nationale des ouvriers dans la « nation
une et indivisible » et qui, enfin, nourrie par les
conséquences de la défaire révolutionnaire en Allemagne et la
dégénérescence croissante de l'Etat prolétarien, s'offre comme le
refuge suprême des ouvriers mâtés par la réaction capitaliste ».
Miser
sur l'anticapitalisme de la petite bourgeoisie
« Dès
le commencement du XIX ème siècle, le développement du capitalisme
a donné à la petite bourgeoisie la sensation réelle de
l'impossibilité de mener une lutte contre lui et inversement le
désir de s'élever jusqu'à lui. (par son nombre en Allemagne) elle
fût « poussée à soutenir la bourgeoisie, mais sa lutte
politique n'en conserva pas moins le caractère nettement régressif
propre à sa position économique et à son rôle de tampon à la
disposition des classes fondamentales de la société »12.
De
Man reconnaît, avec Marx, le caractère réactionnaire de
l'anticapitalisme des classes moyennes de 1848, mais les années 1930
vérifieraient une atténuation de leur « réactionnarisme »,
et il plaide contre le retour au libre-échange. Pourtant il
reconnaît que ce qui caractérise encore la petite bourgeoisie c'est
cette tendance illusoire vers un retour au régime de la liberté
économique, car « le monopole est une forme supérieure du
développement économique ». Autrement dit De Man se fait
théoricien d'une période de guerre ! Ce à quoi Bilan répond
en gras :
« Le
prolétariat n'est pas contre le monopole, comme il n'est pas, en
général, contre le progrès industriel ; il lutte seulement
contre le mode d'emploi capitaliste de tout progrès économique,
scientifique, etc., afin d'en faire bénéficier l'ensemble de la
société par la suppression des classes ».
Si
le mouvement du prolétariat est montant et fort, il peut neutraliser
la petite bourgeoisie qui se réfugie alors derrière l'Etat quel
qu'il soit, sinon elle penche vers le capitalisme et lui demande de
massacrer le prolétariat, et « verra avec satisfaction se
développer le fascisme qui aggravera ses conditions d'existence,
mais fera régner « l'ordre à Varsovie ».
Quant
à cette partie des classes moyennes, encore plus dépendantes du
capitalisme parce que salariées, elles ne manifestent pas tellement
l'anti-ouvriérisme fréquent chez les petits commerçants, mais
cependant : « … ces couches des classes moyennes les
mieux payées – fonctionnaires, techniciens, universitaires –
sont rattachées à la bourgeoisie dont ils essayent, par
l'amélioration de leur situation, de faire partie. Le fait d'être
salarié ne leur confère pas des vertus intrinsèques, et même
lorsque leur salaire ne dépasse pas celui de l'ouvrier, leur
« éducation » laisse subsister cette division de classe
qui les sépare du prolétariat. Leur dépendance du capitalisme,
leur incapacité de s'opposer à lui, leur séparation du
prolétariat, leurs intérêts divers, les empêchent non seulement
d'émettre des aspirations spécifiques, mais en font bien plus des
alliées du capitalisme que du prolétariat, qu'elles sont obligées
de mépriser pour pouvoir occuper, ne fut-ce qu'extérieurement, une
position sociale supérieure, donc intermédiaire (…) les classes
moyennes, dans leur ensemble, lâches et byzantines, pour reprendre
une expression de Kautsky envers les classes moyennes nouvelles lors
de sa polémique contre Bernstein, se tournent vers les forces les
plus brutales du capitalisme, afin qu'elles puissent nettoyer la
société des insécurités sociales qui y fermentent ».
Pour
parvenir à la réforme structurelle envisagée par De Man, il faut
transformer légalement l'Etat lui-même :
« Avec
une majorité anticapitaliste, constituée grâce à l'opposition
(!)13
des classes moyennes au capitalisme financier, il sera possible au
P.O.B., pacifiquement, dans les cadres de la Constitution belge, de
limiter le champ d'action du monopolisme financier, de le déposséder.
En somme, la lutte électorale pour renverser le capitalisme. A cela,
on ne peut qu'opposer les quinze dernières années de la lutte
ouvrière. En particulier, les ouvriers allemands se sont fait
massacrer pour avoir osé traduire correctement leur désir de
réaliser des modifications de structure de la société, en
conquérant préalablement le pouvoir politique. Et cela, par ceux
qui, comme Noske-Scheidemann, proclamaient la nécessité d'effectuer
des réformes de structure pacifiquement, puisqu'ils se trouvaient à
la tête de l'Etat allemand ; en s'entendant à l'amiable avec
le capitalisme et toujours progressivement, grâce à une majorité
d'électeurs le socialisme aurait été réalisé en Allemagne ».
Bilan
ne peut que dénoncer cette prétention à réformer un capitalisme
au bord de l'abîme :
« L'avènement
du fascisme en Allemagne clôture une période décisive de la lutte
ouvrière. Les contrastes inter-impérialistes qui ont permis
l'acheminement des antagonismes sociaux vers un internationalisme
prolétarien ont pu – grâce au triomphe du centrisme14
dans l'I.C. Et dans l'Etat prolétarien – se diriger vers l'autre
aboutissant : l'éclosion de la guerre. La social-démocratie
qui fut un élément essentiel de ces défaites, est aussi un élément
de reconstitution de la vie organique du capitalisme et, en ce sens,
parallèlement au repli national qui constitue une expression
concrète de l'aggravation des contradictions impérialistes, elle
emploie un nouveau langage pour continuer sa fonction, rejette un
internationalisme verbal qui n'est plus nécessaire, pour passer
franchement à la préparation idéologique des prolétaires pour la
défense de « sa Nation ». (…) C'est pourquoi son
national-socialisme a la même fonction que le national-socialisme
des fascistes ». Bilan oublie de noter que l'esprit fasciste
qui imprègne De Man est la prétention à dépasser le clivage
gauche/droite, ou mieux le clivage prolétariat/bourgeoisie.
L'écologie
politique, depuis une trentaine d'années, est le credo réactionnaire
de la petite bourgeoisie moderne, un retour à la nature théorisé
un peu à la manière du national-socialisme d'ailleurs. La nature
n'est pas notre amie, le covid-19 en fait foi. Je suis d'accord avec
Emmanuel Todd sur le sujet, les politiciens écolos sont
irresponsables. Les Verts français « c’est une vieille
écologie politique corrompue » : « Ce n’est même
pas de l’écologie. C’est une sorte de roue de secours pour
politiciens en déroute et pour électorats égarés. (…) Pour ce
que j’en sais, les politiciens écologistes, en France, sont des
carriéristes de peu de foi, pires sans doute que ce qui reste du PS.
Il nous reste donc une vieille écologie des classes éduquées
supérieures qui fera encore quelques beaux scores parce que Macron a
remis en liberté cet électorat en perdition. Mais elle n’a pas
d’avenir sur le fond. Quand l’écologie était un luxe de riches,
combinant manger bio et imposition de taxes à ceux qui utilisent
leur voiture diesel, quand elle exprimait au fond un mépris de
classe, j’admets ne pas avoir eu un très haut niveau de conscience
écologique. Mais nous entrons dans une phase de déclin du niveau de
vie et l’écologie est appelée à muter ».
Un
« socialisme national » père de la « communauté
européenne »
Le gouvernement belge ayant
reconnût le gouvernement des rebelles franquistes en 1938, avec
l’appui du duo Spaak-De Man, cela aboutit à l'expulsion du
président « socialiste » Vendervelde. Ceux-ci avaient
attaqué en 1936 leur parti qui s’était posé par
internationalisme socialiste derrière la république espagnole et
pour l’intervention dans les affaires d’un État étranger. La
raison véritable de leur attitude envers le pouvoir de Franco était
de nature purement économique. Il fallait sauver les intérêts
financiers et industriels de la Belgique et les dirigeants syndicaux
socialistes leur donnaient raison.
Le
« socialisme national » impliquait d’abandonner la
conception libérale et démocratique au profit d’un État
autoritaire, dirigé par l’élite. Dans un meeting en octobre 1936,
qui n'était pas parvenu aux oreilles des militants de Bilan, De Man
déclarait : « Non seulement les socialistes mais le parti
lui-même doit apprendre à gouverner. Nous ne sommes pas un parti
révolutionnaire, nous ne sommes pas un parti de classe, mais un
parti gouvernemental, constitutionnel et national, parce que la
nation est le cadre naturel de notre travail en l’expression
concrète de notre communauté en tant que peuple. » Il
préférait un exécutif fort, légitimé par le plébiscite,
l’abrogation du Sénat et la gestion corporative des secteurs
économiques dominés par l’État. Il considérait
l’antiparlementarisme comme un signe de mécontentement par rapport
à l’impuissance devant la crise économique. Tout comme le
nazisme, il tenait la haute finance cosmopolite comme le grand
responsable de la crise.
À
la mort du « patron » Émile Vandervelde en 1939 De Man
lui succéda comme président du POB, un président qui avait
remplacé l’internationalisme par le nationalisme belge, la classe
ouvrière par le peuple, la démocratie parlementaire par l’État
autoritaire sous la houlette du roi Léopold III, dont De Man était
devenu un conseiller apprécié. La trajectoire de De Man vers la
droite arrivait à son but : le pouvoir d’un conseiller du
prince. Mais la guerre en décida autrement. Sa carrière politique
se termina en 194115.
Mais pas celle de son collègue Paul-Henri Spaak, un des créateurs
du « socialisme européen » et donc un prolongateur du
caméléonisme d'Etat bourgeois. Le
« socialisme national », dont le « plan du
travail » était une composante, était propagé par Henri De
Man et Paul-Henri Spaak. Or ce dernier, futur secrétaire général
de l’OTAN, a été un des cofondateurs de la « Communauté
Européenne ». Le duo avait été coopté dans un gouvernement
bourgeois en 1935. De Man oublia, une fois promu, oublia son « plan »
et joua au ministre sans pouvoir changer grand-chose. Il a eu
curieusement une postérité et des disciples comme le politicien
français André Philip.
En France, député socialiste, André Philip,
proche des milieux patronaux, se fit le propagateur du « socialisme
national », sans avoir jamais été fasciste. Il avait déjà
publié, en 1928, Henri
de Man
et la crise doctrinale du socialisme,
résumé, relu et approuvé par le professeur belge de son ouvrage
Zur
Psychologie des Sozialismus
(traduit en français en 1927 sous le titre Au-delà
du marxisme).
Il devint un des représentants du groupe des « planistes »
et publia de nombreux ouvrages ou brochures, pacifistes, planistes,
ou à prétendu caractère socialiste. Il aura été ministre de Léon
Blum, puis député et membre du Conseil économique
et social pour finir... au PSU. Après
guerre, André Philip avait intégré le Conseil français pour
l’Europe unie créé officiellement en juin 1947 dont le président
était Raoul Dautry. Parmi les membres de ce Conseil, on pouvait
relever les noms de Paul Ramadier, Léon Jouhaux, et de Charles Rist.
Le mouvement européen, dont il était aussi membre, fut
financé majoritairement par des fonds américains,
en provenance de l'ACUE (American Committee on United Europe) présidé
par William Donovan, ancien chef de l'OSS durant la guerre et Allen
Dulles qui était en charge à Berne durant la même période. Les
fonds de l'ACUE représentèrent jusque 1952 la moitié du budget de
l'ACUE et, après 1952, probablement les deux tiers, le reste
provenant de fondations dont les directeurs étaient membres des
cercles du renseignement américain16.
La plus importante était la fondation Ford dont l'administrateur
était John McCloy, ancien gouverneur américain en Allemagne. Il y
était tout en servant comme président du conseil des relations
extérieures, organe lié au département d’État.
Je rappelle que Ford avait soutenu le parti nazi à ses débuts, et
que non seulement les grands industriels nazis furent protégés à
la Libération par la bourgeoisie américaine, mais que les méthodes
de ces industriels furent récupérées et sont encore considérées
de nos jours comme avant-gardistes pour le capital.
À
suivre...
Dans
l'article suivant nous examinerons comment la « gauche
allemande », réfugiée aux Etats-Unis avec Mattick, parallèlement au "centralisme" de Bilan, à la même époque, considère
que le socialisme n'est ni fédéraliste ni centraliste, avec la
traduction pour la première fois en français de l'article
« production et distribution communiste » dans la revue
Living
Marxism17.
En espérant que l'ami Jonathan nous aura fait parvenir également
une traduction choisie des perles des trotskars américains et
anglais qui optent pour une ré-orientation « boukhariniste »
d'une frange du trotskisme irrémédiable, abandonnant le Trotski
inter-nationaliste (sauf pour l'Etat russe), et partisan d'un retour
au « socialisme national »
NOTES
1A
la suite de Antony Cyril Sutton et de l'anarchiste W.Tcherkessof,
Alexandre Skirda estime que ce Manifeste a été plagié par Marx et
Engels pour leur écriture du Manifeste communiste en 1848, une
sorte de copié-collé, c'est probable mais cela n'ôte pas sa
qualité et son importance au Manifeste mondialement reconnu. Le
Manifeste de Considérant, bien que marqué par son époque et du
fait qu'il est encore obligé de considérer la bourgeoisie comme
progressiste, est un ouvrage passionnant et très actuel par bien
des aspects de sa dénonciation de l'aristocratie dominante.
2http://www.deuframat.de/fr/relations-culturelles/medias-et-communication/la-presse-supraregionale-en-france-et-en-allemagne-une-etude-comparative/le-federalisme-allemand-par-opposition-au-centralisme-francais.html
6Bilan
n°4, rédigé par un groupe de communistes italiens réfugiés en
Belgique, P.C.I. = parti communiste italien, interdit sous Mussolini
et dont les chefs staliniens étaient réfugiés eux à Moscou.
7Henri
de Man fit son entrée théorique dans le monde social-démocrate
international avec son étude de 1926, qui portait le titre allemand
« Zur Psychologie des Sozialismus ». Le titre des
traductions françaises et espagnoles était plus direct :
« Au-delà du marxisme » et « Más allá del
marxismo ». Cette étude psychologique et culturelle rejetait
les thèses marxistes sur le rôle révolutionnaire de la classe
ouvrière et de la lutte de classe comme moteur du changement
social. Selon lui les ouvriers ne pensaient pas plus loin que leur
intérêts matériels immédiats, porteurs d’aspirations
petite-bourgeoises. En 2006, la revue internationale du CCI, qui ne
tarit pas, avec raison, en louanges à Bilan, traite du plan De Man
dans le cadre de la montée des Fronts populaires en 1936 comme
directives étatiques en préparation de la guerre.
https://fr.internationalism.org/rint126/fronts.html
8Le
plan De MAN, février 1934, fac-similé.
9Article
de De Man dans le journal « Le peuple » du parti ouvrier
belge.
10Une
variété de Zemmour qui anime au quotidien TV police sur Cnews où
il indique que face aux exactions des racailles il suffit de «tirer
dans le tas » ; quant aux mouvement révolutionnaires :
« ils finissent toujours dans le gangstérisme et le vol,
voyez pour preuve la bande à Baader et les Brigades rouges ».
Ce nain est assez cultivé pour le flic lambda. Mais le pire clown
est Emmanuel Todd, qui, dans son dernier livre prétend redécouvrir
la lutte des classes, mais en estimant que les révolutions se sont
produites dans des pays « sans véritable prolétariat » !
11Lénine,
à ce propos, bien avant la découverte d'Henri de Man, disait que :
« l'ancien capitalisme de la libre concurrence et de la
Bourse, son régulateur indispensable s'en vont. Un nouveau
capitalisme lui succède, qui semble quelque chose de transitoire et
réalise une sorte de combinaison de la libre concurrence et du
monopole ».
12« La
petite bourgeoisie, grande par la vantardise, est impuissante pour
l'action et craintive devant toute entreprise hasardeuse ».
Engels.
13Le
point d'exclamation est du rédacteur de Bilan.
14C'est
ainsi que Bilan caractérisait le stalinisme.
16Dans
une interview en mai 1988, Henry Frenay, un des pontes de la
« libération nationale » reconnaîtra la réalité de
ce financement, comme pour son mouvement « fédéraliste ».
Celui-ci était un
des fondateurs de l'Union
démocratique et socialiste de la Résistance
(UDSR)
très anti-stalinien.
17La
revue Living Marxism, à ne pas confondre avec un torchon gauchiste
britannique des 90 est une revue de 1938 dans la filiation des
Communistes de Conseils anti-parti, dont le principal animateur fut
Paul Mattick (lire sur le site de Smolny)
et
sur le site de La bataille socialiste
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