Avec cette fable de
revenu universel, défendue tant par les gauchistes (jamais en reste
d'adoration de nouveautés « sociale-démocrates » comme les pauvres 35 mais lesquelles avaient encore une consistance pour la classe exploitée, quoique plus pour ses couches supérieures) et par
les pires bourgeois libéraux, on voit clairement qu'il s'agit de
proposer un gadget pour perpétuer un monde où le
travail devient presque un luxe à se procurer (cf. les taxis ubérisés
où le travailleur-patron s'auto-exploite). Le travail n'est pas prêt
de disparaître comme le dit très bien cet auteur, c'est un mythe à
fainéant marginal cette croyance agitée par les médias; il manque tant de bras et de têtes aujourd'hui dans l'éducation, les hôpitaux, etc. Par contre il nous
faudra – nous les maximalistes – expliquer que le travail dans le
monde futur communiste (si dieu le veut) ne sera pas méprisé ni la
valeur aliénée qu'il est dans le monde capitaliste, qu'il existera
toujours mais sous sa véritable forme conviviale, ludique, sociétale, et
qu'il y aura des activités pour tout le monde. Il sera une normalité
sociale pas un péché ni une horreur. Le communisme n'est pas un droit à la paresse, que
Lafargue avait campé avec un humour incompris par les marginaux et les
curés de toute religion, mais un monde où l'activité des hommes pour leur vie en humanité ne
suppose plus l'exploitation de l'homme par l'homme.
Travail collectif, valeur et revenu : l’impossible dissociation
mardi 11 octobre 2016,
par Jean-Marie
Harribey *
Par certains côtés, on peut se réjouir que,
derrière les questions du travail et des revenus, vienne enfin au
grand jour celle de la valeur, qui hante l’économie politique
depuis ses origines, qui est niée par toute la science économique
officielle, mais connaît une nouvelle actualité aujourd’hui. Cela
parce que les finalités du travail sont remises en cause par la
crise sociale et la crise écologique, parce que les conditions
d’exploitation du travail et de la nature arrivent à un point
extrême et parce que la répartition des revenus qui résulte de la
domination du capital atteint des sommets d’injustice et
d’insoutenabilité. L’origine de la valeur et son affectation
sont alors sur la sellette. Ce regain d’intérêt mérite d’être
approfondi, car les propositions de revenu universel, de salaire à
vie et autres mesures de transformation de la protection sociale
risquent de nous faire revenir en arrière à cause de leurs
présupposés mal assurés. Je repasse en revue ici quelques éléments
théoriques et épistémologiques susceptibles d’aider à la
discussion : 1) la théorie de la valeur à laquelle je me
réfère, 2) l’extension abusive du champ du travail et de la
valeur derrière la thèse du salaire à vie, 3) le revenu universel
ne peut pas être un revenu primaire.
Sommaire
1. La valeur est du travail social [1]
L’économie politique nous a
légué un matériau communément appelé théorie de la
valeur-travail, restée au stade du balbutiement avec un Adam Smith
reprenant l’intuition d’Aristote qui distinguait valeur d’usage
et valeur d’échange, et laissée bancale par David Ricardo qui
faisait du travail une caractéristique interne à la marchandise.
Reprise par Marx pour la transformer radicalement, cette théorie
reformulée se résume ainsi : la valeur d’usage est
une condition de la valeur en tant que forme monétaire du
travail socialement validé, laquelle apparaît dans l’échange par
le biais d’une proportion, la valeur d’échange qui est
mesurée par la quantité de travail nécessaire en moyenne dans la
société considérée. Le plus important ici est l’idée de
travail socialement validé. Autrement dit, on n’on a pas
affaire à l’opposition binaire des économistes classiques (Smith
et Ricardo) entre valeur d’usage et valeur d’échange, fondatrice
de l’économie politique. On a affaire à un triptyque au cœur
duquel se situe la validation sociale, cruciale pour différencier la
théorie de la valeur-travail de Ricardo et ladite loi de la valeur
de Marx [2].
C’est ce triptyque que j’ai utilisé depuis les
années 1990 pour théoriser la problématique de la soutenabilité
du développement, dans sa double dimension ; sociale et
écologique. Ainsi, on peut définir ce que sont la richesse de la
nature et la valeur produite par les humains en utilisant celle-ci,
et les différencier : la nature est une richesse, mais n’a ni
valeur économique intrinsèque, ni ne crée de valeur, cette
dernière étant une catégorie socio-anthropologique et non pas
naturelle. On mesure l’importance de la rupture épistémologique
opérée par Marx qui a réfuté la croyance en l’existence de lois
économiques naturelles pour affirmer avec force qu’il n’y avait
que des constructions sociales et historiques en matière
d’organisation de la société, de production et de répartition de
la valeur créée par la force de travail.
De plus, le triptyque de Marx
permet d’apporter une réponse à un problème laissé dans
l’obscurité complète par le marxisme orthodoxe ultérieur. Dans
une société capitaliste concrète, la force de travail employée
par le capital produit de la plus-value (qui est une partie de la
valeur) si celui-ci réussit à vendre la marchandise. En ce sens, le
travail est dit productif pour le capital. Mais, dans cette société,
il existe aussi un pan de l’activité humaine qui produit des
services non marchands, qui ne sont donc pas vendus et qui ne
procurent aucun profit privé. Le travail utilisé est productif de
valeurs d’usage, mais également de valeur qui s’ajoute à la
celle produite dans la sphère capitaliste pour constituer le PIB,
dont découlera la distribution de revenus. Cela peut sembler
étonnant pour les tenants du libéralisme ou du marxisme
traditionnel, mais le mystère peut être facilement levé : le
marché valide le travail employé pour produire des marchandises, et
la collectivité a validé a priori par décision démocratique
le fait de produire de l’éducation non marchande, du soin non
marchand, etc. Le paiement a posteriori est individuel
dans un cas, via le prix, et collectif dans l’autre, via l’impôt
ou les prélèvements sociaux. Autrement dit, la validation sociale
du travail est une condition sine qua non dans les deux cas :
elle résulte soit du marché, soit de la décision politique à un
échelon étatique ou local, peu importe. Il s’ensuit d’une part,
une double distinction entre le monétaire et le non-monétaire, et
entre le monétaire marchand et le monétaire non marchand. D’autre
part, la validation sociale est si importante qu’elle est le cœur
de la discussion et de la controverse sur le revenu universel ou sur
le salaire à vie. [3]
Ajoutons que remettre le travail
et sa validation sociale au centre de la discussion permet de prendre
ses distances avec le mythe de la fin du travail, ainsi qu’avec les
tentations de renvoyer les femmes dans leur foyer [4]
et, au final, avec le glissement progressif de pans entiers de la vie
humaine dans la sphère de la marchandise.
2. Les champs du travail et de la valeur ne sont pas extensibles à l’infini
Dès lors qu’on a repéré que l’élément
déterminant du passage de la simple valeur d’usage à la valeur
est la validation sociale, soit par le marché, soit par décision
politique, on peut délimiter les frontières de la richesse sociale
(l’ensemble des valeurs d’usage disponibles, car produites par
les humains ou « données » par la nature) et celles de
la valeur au sens économique, bien plus restreintes que les
premières. En d’autres termes, tout ce qui est richesse n’est
pas valeur. La lumière du soleil est une richesse (et elle sert à
produire de la valeur) mais elle n’est pas valeur. Le lien social
est une richesse, mais il n’est pas valeur ; a fortiori,
il n’est pas valeur monétaire marchande.
La délimitation de la richesse
et de la valeur renvoie à la délimitation du travail. Et une
première clarification s’impose parce que, trop souvent, le
travail est confondu avec le travail salarié et l’emploi avec
l’emploi salarié (oubliant le travail indépendant), ou bien le
travail est opposé à l’emploi (alors que l’emploi est le cadre
juridique dans lequel le travail salarié ou non s’exerce), ou
encore le travail est opposé à l’activité (sans que cette
dernière soit rapportée à l’exigence de validation sociale pour
être créatrice de valeur). [5]
On peut
alors se demander si la proposition de salaire à vie de Bernard
Friot respecte ces conditions. Nous débattons ensemble depuis
environ deux décennies [6]
et s’il a cherché comme moi à réexaminer au cours des années
passées la théorie de la valeur, nous n’en tirons pas les mêmes
enseignements. Il a fait sienne l’idée, que je rappelle brièvement
plus haut, selon laquelle le travail productif de valeur dans la
société capitaliste actuelle ne se limite pas à la sphère
marchande, c’est-à-dire qu’il existe un espace de valorisation
qui échappe au capital, mais il ne fixe pas de limite à cette
définition. Ainsi, selon lui, le retraité produit la valeur
représentée par sa pension, le parent l’allocation familiale et
le chômeur son allocation chômage. Il conclut alors en déniant
toute pertinence à la notion de transfert social et cela va jusqu’à
récuser toute idée de solidarité inter-générationnelle. [7]
Or, les prestations sociales formant le « salaire socialisé »
sont des transferts sociaux, et non pas un revenu de type primaire.
Le critère qui distingue une activité libre (celle du retraité par
exemple), productive de valeur d’usage, d’une activité
productive de valeur devient décisif : la validation sociale de
cette activité n’existe pas par définition pour le retraité,
puisqu’elle est libre de toute contrainte sociale.
En réalité, sa thèse souffre, selon moi, d’une
contradiction logique, sans même parler des mourants et des
grabataires, qui continuent pourtant de recevoir leur pension bien
que ne pouvant rien faire : imaginons que tous les salariés des
entreprises privées et tous ceux des administrations publiques se
mettent en grève générale illimitée pour faire échouer une
« contre-réforme » et que cette grève dure longtemps,
pourrait-on payer les retraites ? Si oui, puisque, aux dires de
Bernard Friot, les retraités créent la valeur qui sert à les
rémunérer, que feraient-ils de leur argent puisqu’il n’y aurait
plus rien à acheter (marchandises non produites) et plus rien à
payer collectivement (services non marchands non produits) ?
Sinon, la thèse centrale de Bernard Friot s’effondre.
Sa construction théorique revient à récuser la
distinction valeur d’usage/valeur puisque tout producteur de valeur
d’usage est de fait producteur de valeur, et à oublier, bien que
se réclamant de Marx, toute la profondeur de la distinction faite
par ce dernier entre travail concret et travail abstrait, le passage
de l’un à l’autre étant assuré par la vente sur le marché
dans le cas des marchandises.
À juste titre, Bernard Friot refuse que la retraite
puisse être un revenu tiré de l’épargne individuelle, mais son
opposition entre revenu et salaire ne tient pas. Le terme de revenu
est un terme générique : dans le capitalisme, trois formes de
revenu sont en conflit : le salaire, le profit capitaliste et la
rente.
Indépendamment de l’objectif politique louable
qui pourrait être de garantir à vie le versement d’un salaire,
l’échafaudage théorique pour justifier celui-ci ne peut pas,
selon moi, tenir debout, en raison du critère déterminant évoqué
ci-dessus : la validation sociale. Bernard Friot confond la
validation sociale d’un droit (celui d’un salaire, ou d’un
revenu universel diront les partisans de ce dernier) avec la
validation sociale du travail qui fournira les biens et services (et
donc leur valeur distribuable en revenus) susceptibles de satisfaire
ce droit.
Selon Bernard Friot, le produit
non marchand serait inclus dans le produit marchand à travers les
prix, via les cotisations sociales. Mais, si cela était, on ne
pourrait pas considérer que le produit non marchand s’ajoute au
produit marchand pour définir le revenu national. Bertrand Bony [8],
membre du Réseau salariat, estime que le salaire socialisé est
compté deux fois dans le PIB, une première fois dans la valeur
ajoutée des entreprises et une seconde fois lorsqu’il sert à
faire l’évaluation des services non marchands au coût des
facteurs. Or, c’est confondre les opérations de production et les
opérations de répartition définies par la comptabilité nationale.
Bernard Friot propose d’étendre
le modèle de la cotisation sociale à l’investissement. Il récuse
le crédit et pense que l’investissement peut être financé
par le prélèvement d’une cotisation économique sur la production
courante. Cette extension de la notion de cotisation a le mérite de
rappeler la nécessité de maîtriser collectivement
l’investissement. Or, puisqu’il s’agit de socialiser celui-ci,
il n’est pas besoin de le ramener à du salaire. Si, en termes de
valeur, tout provient du travail, tout ne se réduit pas à du
salaire. On comprend l’intention légitime de Bernard Friot :
réaffirmer l’origine de la valeur et que l’ensemble de la
société a vocation à contrôler tout ce qu’elle produit, au lieu
d’abandonner cette maîtrise à ceux qui possèdent le capital.
Mais cette cotisation économique prélevée sur la production
courante rappelle la notion néoclassique d’épargne préalable,
qui nie la nécessité d’une création monétaire pour financer
l’investissement net à l’échelle macroéconomique, et qui
relève d’une conception exogène de la monnaie renvoyant la
création de celle-ci entre les mains d’une unique institution
centralisée, la banque centrale ou l’État. Cela rejoint l’idée
que partagent les partisans du revenu d’existence favorables à de
la monnaie « hélicoptère ». [9]
Au-delà de cette théorisation très fragile,
Bernard Friot invite à réfléchir sur l’ambivalence du salariat :
à la fois aliénation, parce qu’il est le rapport social du
capitalisme, et construction politique d’institutions préfigurant
ou préparant son dépassement. Il n’est pas l’un ou l’autre
exclusivement, il est les deux.
3. Les externalités au profit du revenu universel prétendument primaire
Le courant
de pensée qui est allé le plus loin dans la tentative de mettre en
relation les transformations du travail menées par le capitalisme et
l’origine de la valeur est le cognitivisme, pour lequel la
grande transformation du capitalisme actuel réside dans la place
croissante des connaissances dans le processus productif. [10]
« Le travail cognitif est une activité qui, quasiment par
essence, se développe tant en amont, c’est-à-dire en dehors de
l’horaire officiel de travail que durant l’horaire officiel de
travail en traversant l’ensemble des temps sociaux et de
vie » [11].
Cette évolution qui verrait la valeur naître hors du système
productif serait telle qu’elle conduirait soit, selon certains, à
éliminer le travail vivant comme source de la valeur, soit, selon
d’autres, à englober dans le travail vivant tout instant de la
vie, mais, dans les deux cas, elle obligerait à abandonner toute
référence à la théorie de la valeur élaborée par l’économie
politique, celle de Ricardo de la valeur-travail incorporé et aussi
celle de Marx.
Les théoriciens du cognitivisme ne voient pas que,
lorsque le travail vivant et la valeur se réduisent à mesure que la
productivité du travail progresse, il s’agit d’un même
phénomène. En d’autres termes, la dégénérescence de la valeur
n’infirme pas la loi de la valeur, elle en est au contraire la
stricte application. Et la subsomption de l’ensemble de la vie par
le capital ne restreint pas la sphère du travail et de la
productivité, mais au contraire l’élargit. Enfin, l’élaboration
des connaissances et leur mise en œuvre ne sont pas le fait
d’initiatives individuelles, mais résultent d’une construction
collective. La relation qu’établissent ces théoriciens entre
l’activité autonome comme nouvelle source de la valeur, et
l’utilisation des connaissances, supposées nées de cette
activité, s’écroule donc.
Ces
erreurs reproduisent le fétichisme du capital :
« L’indépendance de la sphère financière a été largement
analysée comme un ’régime d’accumulation à dominante
financière ou patrimoniale’. Ainsi, la valeur émerge de la sphère
de la circulation monétaire tandis que la sphère de la production
industrielle et l’entreprise perdent le monopole de la création de
valeur et donc du travail supposé directement productif » [12].
La conclusion est digne de la théorie néoclassique : « la
source de la richesse, c’est la circulation » [13].
Une croyance en une
distribution du revenu « préalablement » au travail
collectif s’installe progressivement, et qui, de plus, chez
d’autres auteurs, confond les notions de flux et de stock, ou
encore de revenu et de patrimoine : « Nous proposons […]
de reconnaître un droit à un revenu d’existence véritable
contrepartie de la reconnaissance du droit de chacun à l’existence
puisque nous héritons tous de la civilisation » écrit
un autre théoricien du revenu d’existence [14].
Or, aucun revenu monétaire ne provient d’un prélèvement sur le
patrimoine, car tous les revenus sont engendrés par l’activité
courante.
Que penser des thèses qui voient dans la révolution numérique la
possibilité de dissoudre encore davantage les frontières du travail
et qui disent que les grandes sociétés réussissent aujourd’hui à
reléguer au consommateur une partie des tâches de production
autrefois assurées par elles ? Tout un pan de littérature est
consacré à traiter de la valeur qui serait créée par le
consommateur dans le cadre d’une nouvelle économie dite
collaborative. [15]
Mais Ikea vend des meubles en kit, pour diminuer ses coûts et donc
pratiquer des prix concurrentiels car plus bas. On ne peut pas à la
fois dire que la valeur des meubles diminue et que l’acheteur a
créé de la valeur, quelle que soit l’impression fâcheuse de ce
dernier qui peine à assembler l’objet de son désir. En bref, le
discours des acteurs ne peut tenir lieu de théorie. Comme le dit
Sébastien Broca à propos des communs numériques, « les
entreprises cherchent à capter ces ’externalités positives’, en
nouant hors du cadre salarial, voire de tout lien contractuel, des
alliances avec les ’multitudes’ » [16].
On pourrait ajouter que Keynes, pourtant peu enclin à l’indulgence
envers les économistes classiques et Marx, demandait expressément
de distinguer le seul facteur de production effectif, le travail, et
le cadre environnant dans lequel celui-ci s’inscrivait. [17]
Puisque
l’essentiel de la production de valeur se fait selon eux hors de la
sphère du travail, les théoriciens du cognitivisme considèrent que
le revenu d’existence serait un revenu primaire, rémunérant
l’activité autonome des individus, définie comme productive.
D’autres encore affirment que le lien social est synonyme de valeur
au sens économique. Dans les deux cas, c’est encore confondre
valeur d’usage et valeur, ou richesse et valeur. [18]
L’identification automatique de la valeur à la valeur d’usage
fait l’impasse sur l’indispensable reconnaissance collective
politique de l’utilité d’une activité pour la société :
par définition, l’utilité sociale ne peut être déclarée par
chaque individu isolé, sinon comment prendre en compte la crise
écologique qui oblige à redéfinir collectivement les modes de
production ? Le « joueur de belote » vanté même
sur France culture [19]
comme créateur de valeur économique est le comble de l’idéologie
en répandant une magistrale erreur de raisonnement économique.
Celle-ci consiste à croire que le versement d’un revenu par l’État
ou le lâchage de billets par un « hélicoptère » de la
banque centrale valideraient les activités individuelles libres.
Dans un débat qui nous a
réunis, Carlo Vercellone me demande d’appliquer la thèse de la
validation sociale des activités monétaires non marchandes [20]
que j’ai élaborée. Or, dans la sphère monétaire non marchande,
la validation des activités économiques tient dans une décision
politique a priori, dont il résultera travail,
production de valeur et distribution de revenu. Par exemple, la
décision de l’État d’apprendre à lire et à écrire aux
enfants, ou bien celle d’une municipalité d’accueillir les
enfants dans une crèche, sont suivies de l’embauche d’enseignants
et de puéricultrices, dont le travail est validé par cette
décision, et qui produisent des services et donc de la valeur,
laquelle permet de verser des salaires. Comme on l’a vu plus haut,
une fois le produit national augmenté de ce produit non marchand,
l’impôt vient en assurer ex post le paiement collectif.
Quelles
que soient les oppositions déclarées publiquement par les partisans
des diverses formes de revenu d’existence entre eux ou avec ceux du
salaire à vie, la conception de la monnaie exogène, voire
monétariste, les conduit tous à la notion de revenu primaire. Mais
la contradiction surgit aussitôt : « Une création
monétaire perpétuelle, reconduite d’année en année, équivalente
à la totalité du montant d’un RSG suffisant, ne serait pas à
même d’assurer la stabilité macro-économique de son financement
(au risque d’aboutir à terme à une spirale inflationniste) et
surtout de l’asseoir sur une véritable transformation du mode de
répartition. » Pourquoi y aurait-il inflation puisqu’une
production a, paraît-il, eu lieu ? Les auteurs répondent :
« Notre approche du RSG débouche nécessairement sur l’idée
selon laquelle il ne peut être compris que comme une nouvelle forme
de revenu primaire lié directement à la production. En tant que
tel, c’est la contrepartie d’une activité créatrice de valeur
aujourd’hui encore non reconnue, une forme de salaire
social. » [21]
Autrement dit, il s’agit de la même erreur que celle commise par
le MFRB et par Mylondo, qui pensent que la validation sociale
viendrait d’un versement de monnaie. Or, la validation sociale des
activités non marchandes qui auront une expression monétaire
est une décision de type politique en amont, portant sur ces
activités et non sur le versement de monnaie qui en est la
conséquence, sinon il s’agirait d’un simple transfert de revenu
de certaines catégories à d’autres. [22]
Face aux
solutions néolibérales ou socio-libérales, il faudra réenvisager
la réduction du temps de travail, non pas celle des petits boulots
ni celle consistant à sortir « volontairement » (sic) de
l’emploi, mais une répartition sur tous du temps de travail
collectif nécessaire [23].
La situation de détresse sociale créée par la violence de la crise
capitaliste est telle qu’elle appelle sans aucun doute des mesures
d’urgence tant qu’un processus de réduction du temps de travail
continu n’a pas produit ses effets bénéfiques sur le plan de
l’emploi de tous. Une simplification et une amélioration de la
protection sociale pourraient être faites de plusieurs manières.
Grâce à une allocation garantie à tout adulte de 18 ans
disposant d’un revenu inférieur à un seuil déterminé et qui
remplacerait la dizaine d’allocations diverses actuelles, le tout
accompagné de la garantie d’accès aux services publics non
marchands [24].
On pourrait aussi améliorer grandement le dispositif de RSA en le
rendant automatique et le porter à hauteur dudit seuil de pauvreté.
Ou encore, on compte en France 8,5 millions de pauvres en
dessous du seuil fixé à 60 % du revenu médian. Si l’on
versait une allocation de 1000 euros par mois à ces personnes,
l’enveloppe annuelle serait de 102 milliards d’euros, soit quatre
à sept fois moins qu’un revenu versé à tout le monde, du plus
pauvre au plus riche, dans le cadre d’une allocation universelle
dont les évaluations vont de 400 à 700 milliards par an.
La négation du travail dans toutes ses dimensions,
ravalé au rang de marchandise, et la violence qui lui est infligée,
ont pour corollaire le fétichisme qui entoure la production de
valeur et qui pousse à croire que toute richesse sociale et
naturelle est réductible à de la valeur, c’est-à-dire à une
somme de monnaie.
Au final, le revenu inconditionnel renvoie à une
conception individualiste de la société antagonique avec
l’obligation de valider socialement la valeur susceptible d’être
créée et distribuée. À cette aporie théorique s’ajoutent
plusieurs risques politiques. Celui de voir le capitalisme en crise
se saisir de cette proposition pour libéraliser davantage l’emploi
de la force de travail, l’ubérisation sans protection étant le
nouveau modèle rêvé par un patronat de combat. Celui de réduire
le projet de réduction du temps de travail pour tous à une « sortie
de l’emploi » individuelle, le risque étant encore plus
grand pour l’autonomie des femmes. Celui de dissoudre un peu plus
les collectifs humains, dont les collectifs de travail qui restent un
des facteurs de socialisation.
Notes
[1] Pour
approfondir : Jean-Marie Harribey, La richesse, la valeur et
l’inestimable, Fondements d’une critique socio-écologique
de l’économie capitaliste, Paris, Les Liens qui libèrent, 2013.
[2] C’est
ce point qui a fait l’objet de la confrontation entre mon livre
cité ci-dessus et celui d’André Orléan, L’empire de
la valeur, Refonder l’économie, Paris, Seuil, 2011. Voir
aussi mon article « La
valeur, ni en surplomb, ni hors-sol », Revue de la
régulation, n° 10, 2e semestre 2011 ; ainsi que « Du
travail à la monnaie, essai de perspective sociale de la
valeur,Examen
critique de la vision autoréférentielle de la valeur et de la
monnaie », Colloque « Institutionnalismes monétaires
francophones : bilan perspectives et regards internationaux »,
Lyon, 1er-3 juin 2016.
[3] Ma
thèse a donné lieu à un débat très dense. Voir les discussions
que j’ai eues avec notamment Jacques Bidet, Gérard Duménil,
Antoine Artous, Michel Zerbato, Christophe Darmangeat.
[4] Voir
Rachel Silvera et Anne Eydoux, « De
l’allocation universelle au salaire maternel, il n’y a qu’un
pas… à ne pas franchir », dans Appel des économistes
pour sortir de la pensée unique, Le bel avenir du contrat de
travail, Syros, 2000 ; Stéphanie Treillet, « Revenu
d’existence : un danger pour l’autonomie des femmes, Pour
une vraie réduction du temps de travail », Commission Genre
d’Attac, 2015.
[5] Ces
confusions sont la copie conforme des mystifications élaborées
pendant les années 1980 à l’OCDE et en France dans les rapports
d’Alain Minc (La France de l’an 2000, Rapport du
Commissariat général du Plan, Paris, O. Jacob, 1994) et de
Jean Boissonnat (Le travail dans vingt ans, Rapport du
Commissariat général du Plan, Paris, O. Jacob, 1995) et qui,
pour justifier les politiques laissant filer le chômage, prônaient
le remplacement de l’emploi par l’activité.
[6] Voir
notamment Jean-Marie Harribey, « Du
travail et du salaire en temps de crise »,
Contretemps, avril 2012 ; « Les
retraités créent-ils la valeur monétaire qu’ils reçoivent ? »,
Revue française de socio-économie, n° 6, second
semestre 2010, p. 149-156.
[7] Sur
ce point, nous partageons la critique de Pierre Khalfa dans ce même
numéro des Possibles. La curiosité est que sa critique est
faite au nom des catégories de Marx sur la valeur que lui-même
récuse.
[8] Bertrand
Bony, « Réponse
à la critique de J.-M. Harribey sur L’enjeu du salaire »
et ma réponse.
[9] L’image
de l’hélicoptère est due à Milton Friedman, « The Optimum
Quantity of Money », dans The Optimum Quantity of Money and
Other Essays, Chicago, Aldine, Publishing Company, 1969. Dans
son esprit, il s’agissait de moquer les politiques monétaires
cherchant à redynamiser l’économie, parce que, selon lui, cela
ne sert à rien. Voir Jean-Marie Harribey, « Ubu
prend l’hélicoptère monétaire », Médiapart,
28 avril 2016.
[10] André
Gorz, L’immatériel, Connaissance, valeur et capital,
Galilée, 2003. Carlo Vercellone et Jean-Marie Monnier « Le
financement du revenu social garanti, approche méthodologique »,
Mouvements, 2013, n° 1, p. 44-53. Les auteurs disent se
référer à un texte célèbre de Karl Marx, Manuscrits de
1957-1958 (« Grundrisse »), Éd. sociales,
1980, tome 2, p. 192-193. Pour une critique de leur
interprétation, voir Jean-Marie Harribey, La richesse, la
valeur et l’inestimable, op. cit.
[11] Carlo
Vercellone et Jean-Marie Monnier, ibid., p. 47.
[12] Yann
Moulier Boutang, « Capitalisme cognitif et nouvelles formes de
codification du rapport salarial », in Carlo Vercellone
(dir.), Sommes-nous sortis du capitalisme industriel ?,
La Dispute, 2003, p. 308.
[13] Yann
Moulier Boutang, L’abeille et l’économiste, Carnets
Nord, 2010, p. 221.
[14] Paul Ariès,
La décroissance, Un nouveau projet politique, Golias, 2007,
p. 201 et p. 356, souligné par moi.
[15] Voir
par exemple Marie-Anne Dujarier, Le travail du consommateur, De
Mc Do à eBay : comment nous coproduisons ce que nous achetons,
Paris, La Découverte, 2008.
[16] Sébastien
Broca, « Les
deux critiques du capitalisme numérique », 2015, p. 5.
[17] « Au
lieu de dire du capital qu’il est productif il vaut
beaucoup mieux en dire qu’il fournit au cours de son existence un
rendement supérieur à son coût originel. Car la seule raison pour
laquelle on peut attendre d’un bien capital qu’il procure au
cours de son existence des services dont la valeur globale soit
supérieure à son prix d’offre initial, c’est qu’il est
rare ; et il reste rare parce que le taux
d’intérêt rattaché à la monnaie permet à celle-ci de lui
faire concurrence. À mesure que le capital devient moins rare,
l’excès de son rendement sur son prix d’offre diminue, sans
qu’il devienne pour cela moins productif – au moins au sens
physique du mot.
Nos préférences vont par conséquent à la
doctrine pré-classique que c’est le travail qui produit
toute chose, avec l’aide de l’art comme on disait autrefois ou
de la technique comme on dit maintenant, avec l’aide des
ressources naturelles, qui sont libres ou grevées d’une rente
selon qu’elles sont abondantes ou rares, avec l’aide enfin des
résultats passés incorporés dans les biens capitaux, qui eux
aussi rapportent un prix variable selon leur rareté ou leur
abondance. Il est préférable de considérer le travail, y compris
bien entendu les services personnels de l’entrepreneur et de ses
assistants, comme le seul facteur de production ; la technique,
les ressources naturelles, l’équipement et la demande effective
constituant le cadre déterminé où ce facteur opère. Ceci
explique en partie pourquoi nous avons pu adopter l’unité de
travail comme la seule unité physique qui fût nécessaire dans
notre système économique en dehors des unités de monnaie et de
temps. » John Maynard Keynes, Théorie générale de
l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, 1936, Paris,
Payot, 1969, p. 223.
[18] On
lira avec ahurissement que « jouer à la belote au troquet du
coin, lire un livre, regarder un film, faire une partie de jeu
vidéo […] toutes ces activités concourent à
l’enrichissement de la société, participent de l’utilité
sociale, et, à ce titre, doivent être considérés comme des
travaux », donc créant de la valeur économique
(Baptiste Mylondo, « Qui
n’a droit à rien ? En défense de l’inconditionnalité,
réponses à Attac », 2015). À la question : « Mais
comment fait-on pour évaluer la valeur d’une partie de
cartes ? », il répond qu’elle a une valeur d’usage
non nulle qu’il faut évaluer par son coût (Baptiste Mylondo,
Entretien, L’Âge de faire, n° 110, été, 2016). Or,
d’une part, quand on joue aux cartes avec des amis, cela n’a
aucun coût, et, d’autre part, cela renvoie la validation au
niveau individuel. Pour approfondir voir Jean-Marie Harribey, « Le
revenu d’existence : un piège néolibéral »,
Économie et politique, dossier « Revenu de
base ? », n° 744-745, juillet-août 2016,
p. 39-43 ; « Repenser
le travail, la valeur et les revenus », in Mateo
Alaluf et Daniel Zamora (dir.), Contre l’allocation
universelle, Éd. Lux, à paraître octobre 2016.
[19] France
culture, « Pourquoi
le revenu de base n’existe toujours pas ? »,
3 juin 2016.
[20] Carlo Vercellone,
« Quelle
place pour le travail ? », Débat entre Jean-Marie
Harribey et Carlo Vercellone, L’Économie politique,
« Faut-il défendre le revenu de base ? », n° 67,
juillet 2015, p. 62-75.
[21] Carlo
Vercellone et Jean-Marie Monnier, op. cit., p. 49 et 51.
[22] Distinguons
bien un transfert de revenu (par exemple les retraites, qui vont des
travailleurs actifs vers les retraités, ou un éventuel revenu
d’existence) d’un transfert en nature (par exemple le service
éducation qui bénéficie même à ceux qui ne paient pas d’impôt
sur le revenu).
[23] Voir
aussi Michel Husson M., Stéphanie Treillet, « La réduction
du temps de travail : un combat central et d’actualité »,
Contretemps, 2014, n° 20 ; Fondation Copernic (P.
Khalfa, coord.), Le plein-emploi, c’est possible !
Éléments pour une politique de gauche, Syllepse, 2016.
[24] C’est
le principe du scénario 3 retenu par le rapport Sirugue, malgré
ses hésitations sur le revenu universel, Rapport de Christophe
Sirugue, « Repenser
les minimas sociaux, Vers une couverture sociale commune »,
Rapport au Premier ministre 2016.
À propos de l'auteur
Jean-Marie Harribey, économiste, ancien
co-président d’Attac France, co-président du Conseil
scientifique d’Attac, auteur notamment de La richesse, la
valeur et l’inestimable, Fondements d’une critique
socio-écologique de l’économie capitaliste (Les Liens qui
libèrent, 2013) et de Les feuilles mortes du capitalisme,
Chroniques de fin de cycle (Le Bord de l’eau, 2014)
Bonjour, camarade
RépondreSupprimerVoici une autre approche du problème, autour du "projet Hamon":
https://tribunemlreypa.wordpress.com/2017/01/08/hamon-fillon-de-gauche-ou-lincroyable-arnaque-du-revenu-universel/
Les articles de J-M Harribey sont effectivement un bon point de départ pour une réflexion sur le sujet, si l'on arrive à distinguer l'essentiel analytique du propos réformiste qui revient par dessus.
Luniterre