Les lunettes anglaises
par Rosa Luxemburg
Leipziger Volkszeitung, 9 mai 1899
Voici probablement le premier et meilleur texte
du mouvement maximaliste contre les syndicats modernes, contre la
conception qu'en ont la gauche bourgeoise et ses valets gauchistes.
Tout y est ou presque : l'ouvrier syndiqué embourgeoisé, les
syndicalistes réformistes d'époque constituant de l'opinion
publique, comme les gauchistes de base à la Besancenot et Poutou de
notre époque, qui bénéficient d'un strapontin dans les médias
pour enfumer sur une défense de classe... hyper corporatiste, comme
leur soutien à l'émigration massive voulue par la bourgeoisie
mondiale, surtout conséquence de la guerre et facteur de faux
internationalisme sous charity business. Que cela choque qu'on puisse considérer nos
modernes activistes gauchistes donneurs de leçon d'encadrement et
cette catégorie protégée de l'aristocratie syndicale « ouvrière »
comme des bourgeois, c'est tant mieux, et c'est une vérité déjà
établie il y a bien longtemps par notre chère Rosa.
Avant de jeter un coup d’œil rétrospectif sur la
discussion qui s’est déroulée dans la presse du Parti au sujet du
livre de Bernstein,
nous nous proposons d’examiner en détail un certain nombre de
questions secondaires qui, au cours de cette discussion, ont été
soulignées d’une façon particulière. Cette fois, nous nous
occuperons du mouvement syndical anglais. Chez les partisans de
Bernstein, le mot d’ordre de la « puissance économique »,
de l’ « organisation économique » de la classe
ouvrière, joue un rôle considérable. Le devoir de la classe
ouvrière est de créer une puissance économique, écrit le Dr.
Woltmann dans le n° 93 de la Presse libre d’Elberfeld. De
même, E. David
clôt sa sérié d’articles sur le livre de Bernstein par le mot
d’ordre suivant : « Emancipation par
l’organisation économique » (Gazette populaire de
Mayence, n° 99). D’après cette conception, conforme à la
théorie de Bernstein, le mouvement syndical, lié aux coopératives
de consommation, doit transformer peu à peu le mode de production
capitaliste en mode de production socialiste. Nous avons déjà
montré (voir Réforme ou révolution ?) qu’une telle
conception repose sur une méconnaissance complète de la nature et
des fonctions économiques, tant des syndicats que des coopératives.
On peut le prouver sous une forme moins abstraite, au moyen d’un
exemple concret.
Chaque fois que l’on parle du rôle considérable
qui est réservé aux syndicats dans l’avenir du mouvement ouvrier,
il est de règle que l’on cite immédiatement l’exemple des
syndicats anglais, tant comme preuve de la « puissance
économique » que l’on peut conquérir, que comme un modèle
auquel doit s’efforcer de se conformer la classe ouvrière
allemande. Mais s’il est dans l’histoire du mouvement ouvrier un
chapitre propre à détruire complètement la foi en l’action
socialisante et dans l’essor général des syndicats dans l’avenir,
c’est précisément l’histoire du trade-unionisme anglais.
Bernstein a établi sa théorie sur les conditions
anglaises. Il voit le monde à travers les « lunettes
anglaises ». C’est déjà devenu une expression courante dans
le Parti. Si l’on veut dire simplement par là que le changement
d’orientation théorique de Bernstein est dû à la vie qu’il a
menée en exil et à ses impressions personnelles sur l’Angleterre,
cette explication d’ordre psychologique peut être très juste,
mais elle n’a que très peu d’intérêt pour le Parti et pour la
discussion actuelle. Mais si l’on veut dire par les « lunettes
anglaises » que la théorie de Bernstein convient à
l’Angleterre et est juste pour l’Angleterre, c’est faux et cela
est en contradiction tant avec l’histoire passée qu’avec l’état
actuel du mouvement ouvrier anglais.
En quoi consistent donc les particularités si
souvent soulignées de la vie sociale anglaise, et comment
s’expliquent-elles ? On dit ordinairement que la
caractéristique de l’Angleterre consiste en ce qu’elle est un
Etat capitaliste sans militarisme, sans bureaucratie, sans
paysannerie, qu’elle emploie la majeure partie de son capital à
exploiter les autres pays, et que tout cela permet tant la liberté
politique, dans laquelle s’est développée le mouvement ouvrier,
que la bienveillance que manifeste l’opinion publique en faveur de
ce mouvement ouvrier.
Si cela était exact, le mouvement ouvrier anglais
aurait dû jouir dès sa naissance, c’est-à-dire dès le début du
XIX° siècle, de la liberté politique et de la faveur de l’opinion
publique dont il jouit aujourd’hui, car toutes les particularités
susmentionnées de la vie sociale anglaise datent de plus d’un
siècle. Mais l’histoire du trade-unionisme nous montre précisément
le contraire.
Toute la première période de ce mouvement, du
début du siècle jusque vers 1840-45, nous montre notamment une
lutte des coalitions ouvrières pour obtenir leur droit à
l’existence tout aussi acharnée que celle qu’a menée et que
mène encore, partiellement, le prolétariat du continent. Le « pays
des réformes sociales » a refusé pendant plusieurs décades
d’accorder aux ouvriers la moindre loi en leur faveur. Au « pays
des réformes sociales », les ouvriers durent avoir recours
dans leur lutte pour l’existence, aux moyens de violence les plus
extrêmes, aux démonstrations, aux grèves tumultueuses, aux
meurtres, à quoi le gouvernement répondit par tous les moyens
éprouvés, jusqu’ici en usage sur le continent. Arrestations,
procès se terminant par des condamnations draconiennes,
déportations, mobilisation en masse d’espions, de forces de police
et de troupes lors de manifestations ouvrières, justice de classe,
arbitraire policier, en un mot, les cinquante premières années du
mouvement ouvrier anglais nous montrent toutes les formes de
répression brutale de la classe ouvrière montante et de ses
revendications les plus modestes en faveur des réformes sociales
[1].
Ce même Etat qui, déjà à cette époque, tout comme aujourd’hui,
n’avait aucun militarisme, aucune bureaucratie, aucune paysannerie,
trouva cependant les moyens nécessaires pour réprimer violemment le
mouvement ouvrier. Si donc nous constatons, en Angleterre, à partir
du milieu du XIX° siècle, d’autres méthodes de traiter la classe
ouvrière, cela n’est pas dû à ces particularités de sa vie
politique, mais à d’autres circonstances, qui, vers ce moment, on
fait leur apparition.
En fait, vers le milieu du siècle, des
modifications importantes se sont produites dans la situation de
l’Angleterre, et cela de deux côtés. Avant tout, c’est à cette
époque que l’industrie anglaise acquit la domination incontestée
du marché mondial. Jusque vers 1850, la production anglaise avait eu
à subir des crises très fréquentes et très violentes. A partir de
1856, nous assistons, par contre, à un essor considérable et
continu. Cet essor de l’industrie anglaise mit l’ensemble de la
classe anglaise dans la situation où se trouve un capitalisme
individuel lorsque les affaires vont bien : les conflits avec la
classe ouvrière, la guerre industrielle permanente, telle qu’elle
s’était poursuivie jusqu’alors, lui devinrent extrêmement
désagréables et elle ressentit un besoin pressant d’ordre, de
stabilité et de « paix sociale ».
C’est pourquoi nous constations, du côté du
patronat, un changement dans les méthodes de guerre employées :
de questions de force, les conflits avec la classe ouvrière se
transforment en objets de négociations, d’entente, de concessions.
L’âge d’or de l’industrie rend les concessions aux ouvriers
aussi nécessaires dans l’intérêt de la bonne marche des affaires
que matériellement aisées. Si, au cours de la première période,
la bourgeoisie anglaise était représentée par les partisans de la
politique de violence à la Stumm, partisans des mesures de rigueur
les plus brutales, son véritable porte-parole, au cours de cette
nouvelle période, est cet entrepreneur, qui déclara en 1860 :
« Je considère les grèves comme
étant à la fois le moyen d’action et le résultat inévitable des
négociations commerciales sur l’achat du travail »
[2].
D’autre part, et, sans aucun doute, en rapport
étroit avec ce qui précède, nous assistons à des modifications
importantes dans le mouvement ouvrier lui-même. De 1820 à 1840, et
au début de la période de 1840 à 1850, nous le voyons
s’enthousiasmer pour les réformes politiques et sociales, pour de
vastes projets, pour le socialisme. « Au conseil, ce sont [les
ouvriers] des idéalistes qui rêvent d’un nouveau ciel et d’une
nouvelle terre, des humanitaires, des partisans de l’instruction du
peuple, des socialistes, des moralistes » [3].
« Sous l’influence des théories d’Owen,
écrit Francis Place, les trade-unionistes en vinrent à croire qu’il
est possible, au moyen d’une association générale apolitique de
tous les salariés, d’élever les salaires et de réduire la durée
du travail, dans de telles proportions qu’au bout d’un temps
assez court, ils pourraient acquérir la propriété complète des
produits de leur travail » [4].
Le mouvement de classe de cette époque en Angleterre trouva une
expression concrète dans l’organisation de l’Union ouvrière
générale (Grand National Consolidated Trades Unions), qui
s’avéra complètement inapte à la lutte syndicale, et s’effondra
d’ailleurs bientôt, mais exprima néanmoins nettement l’idée de
la classe et de son groupement général en vue du but commun à
atteindre. Dans le mouvement chartiste, nous voyons, de même,
le prolétariat anglais se poser – ici, au moyen de l’action
politique – des buts socialistes.
Tout cela change vers 1850. Après l’échec du
chartisme et du mouvement oweniste, la classe ouvrière se détourne
du socialisme et se tourne vers les revendications exclusivement
quotidiennes. La classe ouvrière groupée, quoique d’une façon
très imparfaite, dans la Grand Trade-Union d’Owen,
s’éparpille complètement en différents syndicats travaillant
chacun pour son propre compte. L’émancipation de la classe
ouvrière fut remplacée par la confection la plus favorable possible
du « contrat de louage », la lutte contre l’ordre
existant, par l’effort en vue de s’installer le plus
confortablement possible dans ce régime, en un mot, la lutte de
classe pour le socialisme fut remplacée par la lutte bourgeoise pour
l’existence bourgeoise.
Les trade-unions ont obtenu leurs résultats par
deux moyens : 1° par une lutte directe contre le
patronat ; 2° par la pression exercée sur le Parlement.
Mais, dans un cas comme dans l’autre, elles doivent leurs succès
précisément au terrain bourgeois sur lequel elles se sont placées.
En ce qui concerne le patronat la conférence générale des
syndicats proclama dès 1845 « une nouvelle méthode
d’action syndicale, à savoir la politique de l’arbitrage et des
sentences arbitrales » [5].
Mais l’arbitrage et les sentences arbitrales ne sont
possibles que s'il existe un terrain commun sur lequel on puisse
s’entendre. Et ce terrain fut bientôt fourni par le système très
répandu de l’échelle mobile des salaires, qui, de son côté,
repose, économiquement, sur l’harmonie des intérêts du patronat
et de la classe ouvrière. Ce n’est que parce que le patronat comme
la classe ouvrière étaient placés sur ce terrain commun que fut
possible l’extension considérable du système des contrats
collectifs, des institutions d’entente, des tribunaux d’arbitrage,
tels que nous les voyons fonctionner jusque vers 1880. Mais, par là,
les conflits et les heurts entre le Travail et le Capital se
transformèrent, de luttes de classe en conflits entre acheteurs et
vendeurs, comme il s’en produit ordinairement à l’occasion de
l’achat et de la vente de toute marchandise. Si, d’une part, le
patronat était arrivé à cette conception que les grèves étaient
« inévitables lors des négociations
commerciales sur l’achat du travail », le travail se résigna,
d’autre part, à ne les considérer que comme simple objet de
« négociations commerciales ».
Comme base de toute la lutte syndicale, les
trade-unions acceptèrent la théorie de l’économie bourgeoise de
l’offre et de la demande comme constituant le seul régulateur des
salaires, et « il en résulta tout naturellement que le
seul moyen en leur pouvoir d’assurer ou d’améliorer leur
situation était de réduire l’offre » [6].
En conséquence, nous voyons employer en tant que
moyens de lutte syndicale, à cette époque, la suppression des
heures supplémentaires, la réduction du nombre des apprentis et
l’émigration (dans certaines branches jusque vers 1880),
c’est-à-dire, excepté le premier point, des méthodes purement
corporatives.
C’est également le caractère que revêtit le
côté politique de la lutte syndicale. Deux points de vue sont
caractéristiques dans ce sens. Tout d’abord l’attitude politique
propre des trade-unionistes anglais : jusque vers 1885, ils
furent – et ils sont encore aujourd’hui dans la majorité des cas
– de purs bourgeois, libéraux ou conservateurs. Puis les méthodes
et les moyens qu’ils employèrent dans la lutte pour les lois de
protection du travail ne furent pas le moins du monde l’agitation
populaire, comme en Allemagne et dans les autres pays du continent,
mais un système complexe tout particulier en vue d’influencer les
parlementaires bourgeois, sans distinction de partis, un marchandage,
une politique de couloirs et d’escaliers de service, sans aucun
caractère de principe ni de classe, telle qu’elle fut tout
particulièrement appliquée par les fileurs et les tisserands [7].
C’est précisément à l’emploi de ces méthodes que les
syndicats durent leurs plus grands succès d’ordre législatif. A
quel point, au contraire, une attitude ayant un caractère de classe
plus prononcé était un obstacle pour l’obtention de résultats
pratiques, c’est ce que montrent les difficultés qu’eut à
surmonter la Fédération des mineurs.
En rapport avec cette activité orientée dans ce
sens, nous voyons toute la structure et tout le caractère des
syndicats anglais se modifier au cours de la seconde moitié de ce
siècle. La direction du mouvement passe des mains des
« enthousiastes et agitateurs irresponsables »
aux mains d’ « une classe de fonctionnaires
permanents », qui sont même parfois engagés après un
examen en règle [8].
D’une école de solidarité de classe et de morale socialiste, le
mouvement syndical se transforme en une œuvre d’art extrêmement
compliquée, une maison d’habitation confortablement installée en
vue d’une existence durable, et, dans tout le monde ouvrier de
cette époque, règne « un esprit de diplomatie prudente,
quoique un peu étroite ».
II
En Angleterre, ainsi que nous l’avons vu plus
haut, les ouvriers et la bourgeoisie se plaçaient, tant au point de
vue économique qu’au point de vue politique et moral, sur le même
terrain.
« Ils [les leaders des trade-unions] acceptèrent avec une entière bonne foi l’individualisme économique de leurs adversaires bourgeois, et ne réclamèrent que la liberté de coalition, que les membres éclairés de la classe bourgeoise étaient tout disposés à leur accorder ... La compréhension dont ils firent preuve pour le mode de penser de la bourgeoisie et leur appréciation des difficultés réelles de la situation les préservèrent d’être de simples démagogues ... La possession des bonnes manières n’était pas, quoique cela puisse paraître une mesquinerie triviale, la moindre de leurs qualifiés. A un respect complet d’eux-mêmes et à une intégrité absolue, ils alliaient la correction du langage, une attitude absolument irréprochable dans la vie privé et une absence remarquable de tout ce qui rappelle le cabaret » [9].
Le fait que tant la lutte purement économique des
trade-unions que leur lutte en faveur de la législation ouvrière ne
furent pas menées d’une façon unie par l’ensemble des syndicats
et en faveur de l’ensemble de la classe ouvrière, comme ce fut le
cas en Allemagne, en France et partout ailleurs, mais en groupes
dispersés, chaque syndicat agissant pour son propre compte et par
ses propres moyens (voir la résistance opposée par les
représentants des provinces de Durham et de Northumberland au
Parlement aux efforts de la Fédération des mineurs) [10],
n’est qu’une conséquence logique de cette politique
individualiste diplomatique. L’absence d’un terrain économique
et politique commun, d’un point de vue général de classe, les
antagonismes entre grands et petits syndicats, entre syndicats
d’ouvriers qualifiés et syndicats d’ouvriers non-qualifiés,
entre vieux et jeunes syndicats, condamnèrent à la stérilité et à
la ruine leurs actions communes, leurs congrès communs et leur
commission parlementaire [11].
« Le congrès, où sont représentés un grand nombre
d’intérêts divergentes et même contradictoires, ne peut jamais
être qu’une union très lâche ... » [12].
A ces deux facteurs susmentionnés, à savoir le
développement croissant de l’industrie et le terrain bourgeois sur
lequel se plaça le mouvement ouvrier, vient s’ajouter logiquement
la troisième particularité des conditions anglaises : la
bienveillance manifestée par l’opinion publique à l’égard du
mouvement ouvrier. Ce n’est pas « la pitié innée à
l’homme », ni l’investissement à l’étranger de
grandes quantités de capitaux anglais qui, comme on le prétend
souvent, expliquent la bienveillance manifestée par l’opinion
publique anglaise à l’égard du mouvement syndical.
Ceux qui le prétendent ne voient qu’un côté de
l’influence exercée par l’opinion publique sur la classe
ouvrière, à savoir l’aide matérielle accordée par elle. Mais
ils ne voient pas l’autre côté : la pression morale exercée
par elle sur les ouvriers. Ce n’est pas pour le mouvement ouvrier,
en général, que l’opinion publique anglaise manifeste cette
bienveillance, mais pour le mouvement ouvrier bien déterminé qui
s’est constitué sur le sol de l’Angleterre : le mouvement
qui, tant au point de vue économique qu’au point de vue politique,
se place sur le terrain de la société bourgeoise. Elle ne soutient
pas la lutte de classe, au contraire, elle le prévient. Lors des
grèves, des mouvements de salaires, l’opinion publique impose,
comme l’on sait, l’arbitrage, les procédures d’entente, elle
empêche la lutte de se transformer en une épreuve de force, même
quand cela serait précisément avantageux pour la classe ouvrière,
et malheur aux ouvriers s’ils refusaient de se soumettre à la voix
de l’opinion publique ! L’ouvrier anglais qui, dans sa lutte
contre son entrepreneur, est soutenu par la société bourgeoise
anglaise, l’est en sa qualité de membre de cette société, en
qualité de citoyen, d’électeur bourgeois, et ce soutien contribue
encore à en faire un membre fidèle de cette société.
L’entrepreneur raisonnable et l’ouvrier syndiqué
tout aussi raisonnable, le capitaliste correct et l’ouvrier
correct, le bourgeois au cœur large, ami des ouvriers, et le
prolétaire à l’esprit mesquin étroitement bourgeois, se
conditionnent l’un l’autre, ne sont que des corollaires
(phénomènes qui se complètent l’un l’autre) d’un seul et
même rapport, dont la base commune était fournie par la situation
économique qui a été celle de l’Angleterre à partir du milieu
du XIX° siècle : la stabilité et la domination incontestée
de l’industrie anglaise sur le marché mondial.
Cette situation se maintint en Angleterre jusque
vers 1880. Mais, à partir de cette époque, on assiste, sous tous
les rapports, à une modification profonde, avant tout dans la base
du développement syndical, tel qu’il s’était poursuivi
jusqu’alors. La position de l’Angleterre sur le marché mondial
est fortement ébranlée par le développement capitaliste de la
Russie, de l’Allemagne et des Etats-Unis. Le déclin rapide de
l’Angleterre se manifeste non seulement dans la perte, l’un après
l’autre, de ses débouchés, mais encore dans un symptôme toujours
très grave et très caractéristique : la décadence de ses
méthodes de production et de commerce. Ces dernières,
notamment, indiquent toujours le développement ou le déclin d’une
industrie capitaliste avant et plus sûrement que les statistiques
d’exportation ou d’importation elles-mêmes. De même que la
classe capitaliste d’un pays en voie de développement se distingue
avant tout par l’habileté et la souplesse de ses méthodes
techniques de production et de commerce (voir l’Angleterre jusque
vers 1870-80 et l’Allemagne actuelle) ; de même dans un pays
dont le développement industriel est en retard se manifestent comme
un premier symptôme infaillible le caractère rétrograde et la
lourdeur des méthodes de production et de commerce. C’est
actuellement le cas en Angleterre, et, depuis quelque temps, les
plaintes sur l’apathie et la raideur des marchands anglais
constituent une rubrique spéciale dans les rapports consulaires
anglais. En ce qui concerne les méthodes de production, l’Angleterre
est actuellement – c’est là un fait tout à fait sans précédent
– contrainte par la concurrence étrangère, et pour protéger son
propre marché indigène, d’importer de l’étranger de
l’outillage technique moderne de production. Voir, par exemple, les
transformations auxquelles nous assistons actuellement dans
l’industrie du fer-blanc, sous la pression de la concurrence des
Etats-Unis [13].
L’insécurité et l’instabilité de la situation
commerciale et industrielle entraînent comme conséquence un
changement profond dans l’attitude des entrepreneurs comme des
ouvriers anglais. La dépression générale dans l’industrie
anglaise est momentanément encore contre-balancée par la demande de
constructions navales créée par le militarisme et le commerce,
demandes qui favorisent, à leur tour, toute une série de branches
d’industrie importantes, telles que l’industrie métallurgique.
Mais, dans ce domaine également, l’Angleterre sera bientôt
menacée par la concurrence de l’Allemagne.
Si, dans les périodes de prospérité, les
concessions aux ouvriers étaient insensibles pour le Capital, ce
dernier devient actuellement de plus en plus sensible et excitable.
Les procédures d’entente lui deviennent de plus en plus
désagréables et il utilise les sentences des Chambres d’arbitrage
pour « repousser les revendications excessives des
ouvriers », tandis qu’à d’autres moments, il « se
sert de sa position stratégique pour obliger les ouvriers à
accepter des conditions plus défavorables que celles proposées par
les sentences des Chambres d’arbitrage » [14].
D’autre part, le système de l’échelle mobile qui garantit aux
ouvriers leur part à la prospérité industrielle, leur apporte,
avec le déclin des affaires, des revers de plus en plus fréquents.
C’est pourquoi les syndicats abandonnent résolument ce système.
Mais, avec l’abandon par les ouvriers du système de l’échelle
mobile et la violation systématique par les entrepreneurs des
sentences arbitrales, disparaissent les conditions favorables aux
procédures d’arbitrage et d’entente, qui avaient accompagné la
période de prospérité du trade-unionisme anglais, et, avec elles,
la paix sociale. Cette transformation fut, il y a quelques années,
reconnue officiellement par la suppression des lois de 1867 et de
1872, aux termes desquelles tous les conflits entre le Capital et le
Travail devaient être obligatoirement tranchés au moyen de
l’arbitrage. En même temps, avec la bonne marche constante des
affaires et la stabilité apportée dans la situation de l’ouvrier,
a disparu également la possibilité de développer si savamment les
syndicats et de faire fonctionner leur mécanisme compliqué d’une
façon aussi simple qu’autrefois. Ce mécanisme savant et la
bureaucratie spécialisée des syndicats deviennent également en
grande partie inutiles, par suite de la suppression de l’échelle
mobile des salaires, et de la procédure d’arbitrage. Tous les
syndicats fondés au cours des quinze dernières années se
distinguent des vieux syndicats par la grande simplicité de leur
organisation et de leur fonctionnement, et se rapprochent en cela des
syndicats du continent. Mais, dans la mesure, où la procédure
d’entente à l’amiable devient de plus en plus inefficace, les
conflits entre le Capital et le Travail deviennent de plus en plus de
simples questions de force, comme nous l’avons vu à propos
de la grève des métallurgistes et de celle des mineurs gallois. En
Angleterre, également, la « paix sociale » fait place à
la guerre sociale, à la lutte de classe. Les syndicats se
transforment peu à peu, d’organisations ayant pour but d’assurer
la paix industrielle en organisations de lutte de classe, sur le
modèle des syndicats allemands, français, autrichiens.
Deux symptômes importants de ces tout derniers
temps montrent que, tant dans la bourgeoisie anglaise que dans le
prolétariat anglais, on se rend compte de la transformation
réalisée, et qu’on se prépare à une lutte de classe sérieuse.
C’est, pour le patronat, l’Union pour la lutte contre l’action
parlementaire des syndicats, pour la classe ouvrière, la
réapparition de l’idée d’une Alliance ouvrière générale,
autant haïe des capitalistes que des trade-unionistes de la vieille
école et des partisans de la « paix sociale », mais qui
exprime nettement, pour la masse du prolétariat anglais, le besoin
d’un groupement, le réveil de la conscience de classe, au sens
véritable du terme.
De cette histoire du trade-unionisme anglais
esquissée par nous en traits généraux, on peut tirer trois sortes
de conclusions différentes pour notre controverse avec Bernstein et
ses partisans.
Tout d’abord, l’idée selon laquelle les
syndicats ont une importance directe pour le socialisme est
complètement fausse. Précisément, le mouvement syndical anglais,
sur lequel on s’appuie, doit, en grande partie, ses résultats
obtenus dans le passé à son caractère purement bourgeois, à son
hostilité à l’égard de l’ « utopisme » socialiste.
Les historiens du trade-unionisme, S. et B. Webb
constatent eux-mêmes, à différentes reprises, et expressément,
que le mouvement syndical en Angleterre a chaque fois échoué, dans
la mesure où il était imprégné d’idées socialistes, et, au
contraire, obtenu des résultats dans la mesure où il se rétrécit,
s’aplatit, se libère du socialisme [15].
Précisément, le trade-unionisme anglais, dont le
représentant classique est l’ouvrier-gentleman rassasié, correct,
étroit, borné, pensant et sentant bourgeoisement, prouve, par
conséquent, que le mouvement syndical en soi n’a encore rien de
socialiste et que, même, dans certaines circonstances, il peut
constituer une entrave directe au développement de la conscience
socialiste, de même qu’au contraire, la conscience socialiste peut
être, dans certaines conditions, un obstacle à l’obtention de
résultats purement syndicaux.
En Allemagne, comme dans l’ensemble du continent,
les syndicats se sont constitués dès le début sur la base de la
lutte de classe, souvent même directement, comme une création de la
social-démocratie (voir la Belgique et l’Autriche). Ils sont ici
subordonnés d’avance au mouvement socialiste, et ne peuvent
compter sur des succès – tout au contraire de l’Angleterre –
que dans la mesure où ils s’appuient sur la lutte de classe
socialiste et sont soutenus par elle (voir l’action
social-démocrate actuelle, en Allemagne, pour la défense du droit
de coalition). Les syndicats allemands (comme ceux du continent en
général) sont, de ce point de vue, du point de vue des efforts
d’émancipation du prolétariat, malgré leur faiblesse, et en
partie même, à cause de cette faiblesse, plus avancés que
les syndicats anglais. Le renvoi à l’exemple de l’Angleterre, ne
signifie pas autre chose, en réalité, que conseiller aux syndicats
allemands de quitter le terrain de la lutte de classe socialiste et
se placer sur le terrain bourgeois. Mais, pour servir la cause du
socialisme, ce ne sont pas les syndicats allemands qui doivent
s’engager sur les traces des syndicats anglais ; mais, au
contraire, les syndicats anglais sur celles des syndicats allemands.
Les « lunettes anglaises » ne conviennent par conséquent
pas à l’Allemagne, non pas parce que les conditions anglaises sont
plus avancées, mais parce que, du point de vue de la lutte de
classe, elles sont plus arriérées que les conditions
allemandes.
En outre, si nous passons de la signification
subjective des syndicats pour le socialisme, de l’influence qu’ils
exercent sur la conscience de classe du prolétariat, à leur
signification objective, à la « puissance économique »
que, d’après la théorie opportuniste, ils donnent à la classe
ouvrière, et à l’aide de laquelle elle sera en mesure de briser
la puissance du Capital, elle apparaît également comme une légende,
et même « une légende des anciens temps ». En
Angleterre même, la puissance économique inébranlable des
syndicats, même sans tenir compte de tout ce par quoi elle a été
achevée, appartient déjà en grande partie au passé. Elle est
liée, comme nous l’avons vu, à une période tout à fait
déterminée, exceptionnelle, du développement du capitalisme
anglais, à sa domination incontestée sur le marché mondial. Mais
cette période qui, seule, par sa stabilité et sa prospérité,
constituait le terrain du trade-unionisme anglais dans sa période de
prospérité, dans sa prospérité véritable, ne se répètera plus
ni en Angleterre, ni en aucun autre pays.
Si même le mouvement ouvrier allemand pouvait et
voulait, conformément aux conseils opportunistes, abandonner, pour
la « puissance économique » la fameuse légende du
prolétariat qui « veut tout avaler », c’est-à-dire
son caractère socialiste, et s’engager sur la trace du
trade-unionisme anglais, il ne pourrait jamais conquérir la
puissance économique que possédait autrefois ce dernier. Et cela,
pour une raison bien simple : parce qu’aucun opportunisme ne
peut créer artificiellement le terrain économique du vieux
trade-unionisme.
En résumé, les « lunettes anglaises »
de Bernstein ne sont, en réalité, qu’un miroir concave dans
lequel tous les phénomènes se reflètent à l’envers. Ce qu’il
représente comme le moyen le plus puissant de la lutte socialiste
n’était, en réalité, qu’un obstacle à la réalisation du
socialisme, et ce qu’il considère comme l’avenir de la
social-démocratie allemande n’est que le passé, qui disparaît de
plus en plus, du mouvement ouvrier anglais dans son évolution vers
la social-démocratie.
Notes
[1]
S. et B. Webb : Histoire du trade-unionisme.
[2]
Ibid.
[3]
S. et B. Webb : La théorie et la pratique des syndicats
anglais.
[4]
S. et B. Webb : Histoire du trade-unionisme.
[5]
Ibid.
[6]
Ibid.
[7]
S. et B. Webb : La théorie et la pratique des syndicats
anglais.
[8]
S. et B. Webb : Histoire du trade-unionisme.
[9]
Ibid.
[10]
S. et B. Webb : La théorie et la pratique des syndicats
anglais.
[11]
Une nouvelle preuve en est le mode de scrutin introduit au congrès
syndical de Cardiff, qui « tend manifestement à remettre tout
le pouvoir aux mains des fonctionnaires et notamment des
fonctionnaires d’un petit nombre de vieux et grands syndicats »
(Webb : Théorie et pratique des syndicats anglais).
[12]
S. et B. Webb : La théorie et la pratique des syndicats
anglais.
[13]
Gazette industrielle allemande, décembre 1898.
[14]
S. et B. Webb : La théorie et la pratique des syndicats
anglais.
[15]
S. et B. Webb : op. cit.
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