« Sur
soi, quelque chose rassure quand on vacille : c'est d'avoir une
fonction, un titre, même modestes. Se retrouver dans une case, être
« logé » par les autres. Quand on peut se dire : je
suis gendarme, je suis chef comptable, je suis médecin. On se sent
inscrit quelque part ».
Françoise
Giroud
(extraits du
livre de Guido Morselli : Le communiste,
ed Gallimard 1978).
Résumé :
Walter Ferranini, quarante-cinq ans, ancien cheminot venu de la base
et qui a fait la guerre d'Espagne, homme intègre et austère, dont
la seule raison d'être est le militantisme, vient d'être élu
député sur une liste communiste. Coupé du contact vivant avec sa
province, mal à l'aise parmi les grands dirigeants et les hommes
d'appareil rompus aux habitudes de la capitale, il en viendra à
entrer en conflit doublement avec la direction de son parti. Sa vie
sentimentale ne le passionne pas : il craint trop le plaisir
sous toutes ses formes, qui pourrait le distraire de « lunique
nécessaire ». Il n'est pas moins bouleversé lorsque son
organisation intervient dans sa vie privée et tente, pour des
raisons de bienséance, de le détourner de sa compagne. Il est sommé
brutalement de se renier comme « révisionniste ». Guido
Morselli s'est suicidé en 1973, âgé de soixante ans. La plupart de
ses livres n'avaient pas été publiés de son vivant.
« …
- Les cadres, au sommet et aussi çà et là, alentour, c'est ça ?, seraient coupables, toujours à ton avis, de menchevisme, de social-démocratie. Il faut comprendre les deux termes dans le sens de propension au réformisme. Exact ? Comme remède, tu suggères évidemment une conversion à gauche dans l'appareil et dans les programmes. Entre parenthèses, je ne dirais pas que tu tiens à te montrer comme très original. Conversion à gauche et retour à la ligne staliniste : « ton » maximalisme. Entre autres, tu suggères que l'hymne Bandiera rossa soit remis à l'honneur. Et c'est peutêtre là ton idée la plus concrète. J'invite le camarade Ferranini à se faire l'écho de cette proposition dans les lieux opportuns.Mazzola semblait maintenant plus calme.
- Mon maximalisme, répliqua-t-il, est différent de ce que vous imaginez. Il n'est pas aventureux, il n'est pas imaginaire. C'est un rappel à l'union, dans la discipline. Pour construire le communisme, je dis qu'il faut des hommes disposés à se sacrifier, à devenir, vraiment, « masse ». Non pas des hommes qui voient dans le communisme un poyen de s'affirmer. Les bourgeois nous accusent de nier la personnalité, autrement dit ils nous accusent justement de ce qui devrait être notre caractéristique, notre mérite. Ils trouvent également leur compte à exciter en nous l'instinct tout puissant de la personnalité chez un individu. Car ainsi ils nous désagrègent. Les nations du bloc communiste doivent exalter leur nationalisme, et voilà la Yougoslavie qui se détache, la Hongrie qui se révolte ; les hommes qui forment la masse communiste doivent exalter leur individualisme : c'est ce que veulent les bourgeois parce qu'ils savent qu'ainsi leur ennemi est liquidé. Et les Montobbio sont la liquidation du communisme. Je dis « les » Montobbio parce que le phénomène de l'individualisme, ou si vous préférez du personnalisme, de l'arrivisme, et caetera, est parmi nous un phénomène répandu.
- Il faut, poursuivit cependant Mazzola, se noyer dans la masse, se renier en tant qu'individus.
- Je vois qu'il y a aussi en toi une composante mystique, fit remarquer le camarade Pisani avec un demi-sourire. N'oublions pas que la réalité, y compris celle de la fédération du PCI de Turin est praxis...
- Et moi je suis dans la pratique ! Car je dis que même si nous comptons cinq millions d'individus, d'hommes qui se sentent avant tout des individus, nous ne formons pas un mouvement communiste : et toi, excuse-moi, pourrais-tu dire le contraire ? Maintenant il y a deux tendances qui favorisent l'individu et qui s'opposent à la cohésion et à la masse, et l'une est la course au bien-être ; chez les ouvriers, c'est le scooter, la voiture de tourisme, la T.V. ; pour les Montobbio, ça se comprend, c'est bien plus. L'autre tendance, c'est le hiérarchisme. Moi je ne veux pas dépendre des autres, je veux émerger, je veux commander aux autres. Notez-le bien, cette seconde tendance, ne signifie pas intérêt politique. Absolument pas. Elle signifie l'abandon de cet intérêt. Nous qui sommes avec la base, nous savons qu'aujourd'hui la base est trop souvent apolitique. Essentiellement apolitique.
Là aussi,
Ferranini ne pût s'empêcher de penser : Mais c'est qu'il a
raison ! Il a raison !
- Le hiérarchisme n'est pas le désir de responsabilité, c'est le désir de la « place » même à l'intérieur de l'organisation du parti. C'est pourquoi aux travailleurs, moi, contre le hiérarchisme, je prêche le grégarisme : défiez-vous des responsabilités ! On vous offre une charge à la commission intérieure, à la cellule, à la section ? Refusez-la donc ! Ne craignez rien, il y en aura toujours trop qui la désireront, cette charge, qui l'accepterons.
Debout dans
l'embrasure de la fenêtre, le camarade Ferranini tambourinait avec
sed doigts sur les carreaux, légèrement. Il se tourna en souriant :
- Ton erreur est la vieille erreur anarchiste. Reconnais-le . Une erreur qui mène bien loin du socialisme. Toutefois, comme dans tes paroles il y a une implicite profession d'humilité, de subordination personnelle, de discipline, nous en prenons acte bien volontiers. Nous verrons dans quelle mesure tu te montrerars discipliné pour ce qui te concerne directement. Si et avec quel esprit tu te soumettras aux dispositions que le parti pourrait te donner.
- Dispositions et peut-être mesures, dit Mazzola. J'ai déjà prévu cela, des charges j'en ai peu et elles sont modestes. Vous m'enlevez ça aussi ? Je serai content, je redeviendrai un partisan à cent pour cent. Je n'aurai certainement plus l'occasion de parler à une personne influente comme toi, camarade, et j'en profite pour exprimer une suggestion, quitte à sembler présomptueux. Faisons en sorte que, dans le parti, les gens désirent plus demeurer aux postes de travail qu'aux postes de commande.
L'autre ne
jugea pas utile de répondre. Il donna un dernier regard par la
fenêtre, à la branche majestueuse du magnolia qui continuait
d'osciller dans le vent.
-
Remets-toi, camarade Mazzola. Je te souhaite un bon réatblissement.
Tu en as besoin.
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