Marc fût avant tout un organisateur qui ne vivait pas pour lui-même ni pour réaliser une carrière individuelle d'écrivain théoricien, ni ne voulait écrire de livres. Marx sait s'il en avait les moyens intellectuels.
Il ne voulait qu'être partie prenante anonyme du mouvement de révolte collective de la classe ouvrière jusqu'à l'abnégation. La somme de tous ses écrits internes aurait pu rester vouée à la critique rongeuse des souris dans les caves humides du CCI dans des cartons plein de bulletins internes destinés à rester secrets pour l'éternité.
Une infime partie de ses écrits »externes » ont été publics, articles pendant la guerre, dans la revue Internationalisme puis Internationalismo, puis dans les premiers numéros de RI (Révolution internationale) à partir de 1968. Mais ce n'était qu'une infime partie d'une œuvre, souterraine, souvent d'une plus grande qualité rédactionnelle. Je m'étais fait recadrer un jour, lorsque j'avais osé lui dire :
dis donc Marc tu as de la chance que Clara, enseignante puisse t'aider.
jamais de la vie c'est MOI qui écrit mes articles !
Elle corrigeait quand même ses nombreuses fautes sans rechigner, moi de même lorsque je reproduisais ses articles sur stencil. Quelques fois avec aigreur lorsqu'il répondait à mes propres articles avec sévérité.
La publication d'un article de « MC » dans le bulletin international que j'ai ronéoté pendant des années ,dans le couloir de mon appartement était un événement et souvent indiquait un changement d'orientation. Tout en n'hésitant pas à le critiquer, je ne fis jamais partie des râleurs qui trouvaient que « le vieux » exerçait une autorité sans partage et écrasait tout de sa « dictature politique peu démocratique ». Franchement nous étions tous des merdeux sans expérience du combat ouvrier ni influence politique autre que pour de petits cercles ou des petits bourgeois « en recherche ».L'Homme Chirik avait un passé imposant, une expérience rare d'un long combat politique autrement exposé au risque de la répression policière et stalinienne. L'un de nous, pas du genre très courageux Christian quitta un jour l'organe central parce que celui-ci, selon lui, n'en était pas un, sous-entendu parce que MC faisait la pluie et le beau temps. Vision que je considérais comme niaise vu ce que j'ai dit plus haut.
En réunion publique il ne prenait jamais la parole :
j'aime mieux écouter les jeunes camarades qui expriment mieux ce que je pense.
Très rapidement, après mon entrée dans le groupe, et j'ai su bien plus tard que c'est lui qui avait pesé pour qu'on m'accepte, un sentiment d'amitié et de confiance s'est établi entre nous. Pendant les premiers temps de simple sympathisant, j'avais rencontré des personnalités attirante. Le premier avec qui j''eu rendez-vous dans un café avenue de Suffren à côté de chez mes parents, un grand barbu à l'air sévère m'annonça tout de go qu'il quittait le groupe pour désaccord politique (je sus plus tard qu'il était en concurrence avec un certain Bérard, rendu célèbre par une brochure à succès « Rupture avec Lutte Ouvrière »). Bizarre première rencontre, et il m'avait fixé un autre rendez-vous avec un certain Raoul Victor.
Dans un bistro face au jardin du Luxembourg (pas de Rosa) je me trouvai ensuite face à un autre représentant de RI, affable, souriant, pas comme l'autre bipolaire et polaire. J'avais apporté le livre de Mattick « intégration ouvrière », parce que je ne pigeais rien en économie marxiste et que mon séjour dans le groupe semi-gauchistes « gauche marxiste » n'avait rien arrangé : « RI c'est des fossiles, ils croient que le capitalisme a cessé de croître depuis 1914 ! ».
Le mec en face de moi se mit à sourire :
laisse tomber cela pour l'instant, il faut examiner d'abord l'ensemble des positions politiques.
Raoul était d'une bienveillance peu commune, doté d'une capacité d'écoute hors norme. Je ressentais en face de moi une intelligence qui vous rendez intelligent... mais en même temps une main de fer dans un gant de velours.
Troisième épisode, rendez-vous au bistrot de la Porte Dorée. Du regard je cherche un autre jeune mais j'aperçois un couple de vieux qui me font signe de la main. Je m'approche et j'entends :
viens là Jean-Louis c'est nous les Républicains Indépendants ».
Interloqué je m'assieds auprès du vieil homme et de sa compagne qui disent s'appeler Marc et Clara.
La discussion est bon enfant. Eux aussi ont l'oreille attentive. Flatté d'être ainsi écouté après un long échange de banalités politiques, je suis destiné désormais à hanter permanence porte de Choisy à l'ombre de l'Eglise et à venir assister aux RP (réunions publiques).
Le seul souvenir marquant que j'ai de cette période d'approche est cette réunion où pour une seule fois Marc présidait à la table. Me voilà intervenir tout guilleret pour étaler mon admiration pour la Revue « Socialisme ou Barbarie », groupe rare et clair politiquement, surtout le « communisme russe » comparé à la noria de sectes trotskistes confuses et mensongère.
Mal m'en avait pris, Marc commença un si long laïus pour démolir S ou B que j'y perdis toute capacité de répondre même en ayant pris des notes où j'étais certain de le contrer. A la tribune ils se fichaient d'ailleurs de savoir si j'avais l'envie de répondre. Je repartis donc la queue basse.
Puis dans toutes les circonstances de présence militante, à la fête de Lutte Ouvrière par exemple, je découvris un peu plus l'homme. C'était un enchantement à chaque fois, toujours courtois et bienveillant, c'était un plaisir d'échanger avec lui. Sa compagne Clara restait effacée, mais lorsqu'elle parlait à son tour, c'était bref, mais d'une profonde sincérité et rassurant. Marc me dit qu'il aimait les chiens. Et aussi la neige. Il me demanda une autre fois :
je sais que tu vas souvent dans le nord dans la famille de ta femme, est-ce qu'on ne peut pas louer quelque chose ?
Oui on pourrait, la maison de ma belle mère est spacieuse.
Et elle est comment ta belle mère ?
C'est une paysanne autoritaire et méchante.
- alors tant pis on laisse tomber.
- Ma première réunion d'intégration au groupe vers 1975 eût lieu dans les locaux de la porte de Choisy. Mousso alter ego présidait la séance avec une autorité impressionnante. Il disparut peu après dans un accident de voiture. Cela fût vécu comme une immense perte par les plus anciens.
- Je ne vais pas vous narrer maintenant les centaines de « réunion de section » mais des anecdotes sur mes rapports avec celui que je n'ai jamais nommé « le vieux », qui s'enorgueillissait de la grande bibliothèque que je lui avais construite dans son petit appartement de la porte Dorée Sauf celle-ci, mémorable lors dune réunion de section sur un sujet dont je ne me souviens plus. Devant la tablée d'une vingtaine de camarades, je l'interrompis :
tu ne serais pas déjà un vieux con ?
Marc, qui avait alors 67 ans, ne se démonta pas et sa réponse fît éclater de rire toute la salle :
con peut-être, vieux jamais !
Marc savait l'amitié que je lui portais déjà et la réciprocité restera de mise jusqu'à la fin. Son humour se fichait des hiérarchies, des contestations et des suivistes. Comme son principal secrétaire, rédacteur de tous les textes de congrès depuis 50 ans, qui me reprocha une dizaine d'années plus tard d'avoir taxé MC ainsi dans une polémique selon une formule bien connue et mon texte était vraiment faiblard : « à ce dont le secrétaire général du CCI se contente on:mesure la grandeur de sa perte ».
J'avais eu bien avant l'occasion de vérifier le degré de suivisme de Fabien, exprimant ce que beaucoup pensaient sans oser le lui dire :
dis donc Fabien tu ne serais pas un peu trop suiviste de MC ?
Non j'écoute.
L'écoute tiens tiens, une intéressante définition du suiviste moyen.
L'écoutant savait qu'il n'était pas n'importe qui. Président à la table du second congrèe internationale du CCI à Versailles, Marc avait soudain déclaré :
je passe la parole à celui qui est notre Trotsky : Fabien.
Et le nouveau Lénine c'était donc Marc Chirik ?
Je ne l'ai jamais entendu critiquer un camarade ni dégoiser dans le dos. Quand il menait la charge publiquement par contre il pouvait être impitoyable et même injuste. Assistant à une réunion du comité central lors d'un événement important, je le vis s'en prendre à Raoul avec des termes humiliant, en dessous de la ceinture. Je le fis savoir à la ronde. Marc me téléphona par après :
qu'est-ce que tu as compris ?
J'ai compris que tu humiliais Raoul.
Non tu n'as rien compris(et je ne me souviens plus de sa justification à l'époque ».
Cela ne brisa pas notre amitié.
Je n'aimais pas l'admiration sans faille de certains, cela me faisait penser à la messe et Marc ne méritait pas cela. Il avait tout de même ses groupes, comme Bernadette qui lui téléphonait toujours les jours croyant l'influence alors que lui testait auprès d'elle ses futurs « approfondissements ». Ceux qui venaient du Venezuela avec lui entretenaient plutôt une relation filiale, ponctuée parfois, du noble « on était plus efficace avant comme groupe resserré ». A notre intention ? Gauchistes encore mal débarbouillés ?
La fin des années 1970 était marqué encore pour peu de temps par les polémiques publiques avec les petits profs bordiguistes dont certains étaient impressionnants, alors que derrière c'était du vent et de petits rigolos intellectuels. Lors d'une réunion publique de l'époque, un bordiguiste très brillant orateur intervint longuement dans la défense du « parti de classe » et crucifiant le conseillisme anarchiste de RI. La salle était tétanisée. Il n'y eût même pas de réponse à la hauteur depuis la table de la présidence. J'étais assis derrière Marc. Celui-ci se tourna vers l'impétrant bordiguiste, d'origine argentine » et lui dit d'une voix pas très haute :
mais je suis juif comme toi...
Je crois être le seul à avoir entendu et à être resté perplexe. Retour du refoulé, peur d'être dépassé sur sa gauche ? J'aurais dû l'interroger sur cette réaction mais je restait tétanisé qu'on n'ai pas été fichu de répondre à ce bordiguiste brillant d'une carapace creuse. Réaction de pontife fils de rabbin? Il lui restait sans doute des relents de son éducation religieuse puisqu'il avait perpétué au cours de sa longue carrière politique le terme de "mission" du prolétariat dans les divers groupes qu'il avait traversé, terme presque jamais utilisé par Marx, et jamais dans le Manifeste de 1848 (cf. mon livre: "le marxisme n'est pas un messianisme religieux"). A chacun ses scories, moi chrétiennes; lorsqu'il me fît rédiger l'hommage (pas l'homélie) pour l'enterrement à Maastricht du grand révolutionnaire Appel, Marc ne me demanda que de supprimer un mot: éternellement (sic). Il m'a fait inviter par la suite à Fontenay aux roses la compagne de Appel; je me suis senti minable: quoi dire ou témoigner à cette femme moi petit prolétaire parisien sans faits d'armes ni autre actions notables que diffuseur de tracts ou parfois gréviste sans influence?
Il sait être hautain par moments: "je ne dis jamais tout ce que je pense".
Le virage interventionniste je pense en être le principal responsable. Je n'épiloguerai pas sur cette période dont j'ai témoigné dans mon gros ouvrage « l'organisation eggregore » (consultable comme mes autres livres à la BNF et à l'institut d'histoire sociale d'Amsterdam (merci à Kess Rodenburg).
Voypns le comique d'un renversement de situation. J'interviens lors d'une réubio de section pépère alors que ça manifestait partout et que les ouvriers de Longwy menaçaient d'une descente sur Paris.
il faut y aller, il faut se bouger, c'est là qu'est notre place !
Que n'avais-je pas proposé ? Des membres éminents de l'organe central en France se succédèrent pour dénoncer le prurit de l'intervention (dont feu Sabatier avait été victime un peu plus tôt), une vision impulsive du camarade Gieller concernant l'intervention nécessairement historique dans la classe. Fin de partie. A la niche JL !
Scandale la semaine suivante. L'organe central estime, contre tous ceux qui doutent en permanence que l'intervention est absolument nécessaire. Ultérieurement j'ai su que c'est Marc qui leur avait nettoyé les oreilles en réunion d'org central :
vous êtes cons, c'est jean-louis qui avait raison.
Résultat des courses, trois ouvriers, Jean-Louis, Jean-Marc et Yves sont chargés d'aller intervenir à Longwy et de préparer le 23 mars à Paris. (tout le détail se trouve aussi dans l'organisation eggregore).
La victoire de Mitterrand en 1981 ébranla sérieusement le groupe qui ne croyait pas à la victoire du guru du PS puis pour une grande partie considéra la théorie de la « gauche en opposition » comme une erreur politique majeure, l'enragé caractériel Camoin appelant le groupe à se dissoudre.
D'abord du côté des critiques, je fus vite convaincu par le jeune camarade étudiant Philippe, lors d'une diffusion à l'entrée d'une usine, que non seulement Mitterrand allez être élu mais que cela ne changerait rien à la position correcte de RI.
La houle reprit de plus belle après le triomphe socialo-bobo. Peu de volontaires pour l'exposé en réunion publique. Cela tomba sur moi. Marc m'avait glissé un jour qu'il n'aimait pas la façon dont je menais les réunions.
Ce ne fût que salves de critiques comme sur l'oreiller d'un mourant. Le temps passait et personne ne répondait aux éructations sur Camoin, récent démissionnaire qui trouvait là une occasion de revanche flamboyante. Je prenais des notes dans le désordre. L'heure de fin approchait. Je décidai d'aller trouver le curé pour qu'il nous accorde dix minutes de plus. Revenant à la table je demandai à Christian coprésident d'intervenir. Il tremblotait et me fit signe que non. Je sentais qu'il regardait mon brouillon et en déduisait que ma réponse serait confuse. J'avais cédé ayant peu confiance ;en moi et trop discipliné chaque fois que j'étais en responsabilité. Pourtant c'est simple, même si vous êtes brouillon au départ mais convaincu par l'idée principale, il suffit de se lancer et les idées s'ordonnent d'elles-mêmes, ou en tout cas même si vous êtes maladroit, vous valez l'estime du public pour avoir fait l'effort de répondre. C'est toute la maïeutique du parler en public que l'on n'apprend pas à l'école et surtout pas aux fils d'ouvriers. Conclusion c'est l'hystérique Camoin qui avait conclu la réunion d'un groupe déconfit.
Bilan de la réunion de section de Paris : « on a eu notre fête » et tous de faire piteuse mine. Marc, peu impressionné et d'en calme olympien déclara :
je n'ai pas compris, pourtant Jean-Louis avait bien compris la situation.
Presque 50 ans plus tard $il faut reconnaître que RI a eu intégralement raison historiquement. La gauche y a perdu toute son idéologie oppositionnelle. La cata ; en 1983, a été la concession de la retraite à 60 ans, une bêtise indispensable à la bourgeoisie vu la proximité d'une véritable explosion sociale (Mitterrand a confié qu'il ne voulait pas être un nouveau Lénine). Bêtise que la bourgeoisie paye encore plus cher aujourd'hui...
Enfin l'épisode de la rupture avec la tendance Judith et les belges. Tout cela est aussi raconté dans l'eggregore mais surtout par le pape de Controverses. C'étaient nos nouveaux mencheviks !
Je passe les détails. Tous nous étions mal, ça tanguait dans tous les coins. Je passais devant la tendance belge quand Laurette, la jolie rousse ex de Fabien, me hèle :
jean-louis fait quelque chose !
Bonne pomme je fonce vers Marc, assis sur sa chaise et sage comme une image :
Marc il faudrait adoucir la résolution, on a besoin de ces gens-là !
C'est comme ça, me répondit l'empereur.
L'ensemble du groupe vécut mal la séparation. Une seule triomphait. Je l'observais du coin de l'oeil. La douce Clara reprenait vie. Le départ de la tendance signifiait la fin de la liaison extra-conjugale de Marc avec la jeune américaine, que nous admirions, Judith. Elle était pourtant une nulle oratrice en public.
La chute du bloc de l'Est fît ensuite dangereusement tanguer le navire du groupe. Je fis partie de ceux, minoritaires, qui refusaient de voir cet effondrement. Certains voulaient même interdire la parole aux opposants comme moi et David de Clermont. Marc s'était fâché :
vous devez les laisser parler, ils aident à l'approfondissement. Peu après je me suis convaincu que j'aurais mieux fait de me taire.
Pourrais-je vous raconter tant d'autres anecdotes, pas sûr à l'orée de mes 75 ans même si je baise encore comme à 20 piges. Une dernière pour l'année qui vient. L'amitié est souvent habitée par la jalousie. Marc était jaloux de ses amis. Un soir, à Choisy, il me hèle :
tu est bien proche de Peter (un camarade allemand » ?
ou et alors tu surveilles mes amis ?
Non, non , je disait ça comme ça.
Lorsqu'il avait été hospitalisé, nous lui avions rendu visite Joan et moi avec nos compagnes respectives. C'est moi qui avait été jaloux. Il avait une grande affection pour ce beau mec au physique rock and roll, brillant orateur et capable d'articles costauds alors qu'il n'était que simple ouvrier aux PTT. Je crois même qu'il le mettait au-dessus du lot, même de son présumé Trotsy.
Je ne me mêlais pas à leur conversation sauf lorsque Marc, élitaire lui dit :
ce serait bien si on pouvait exprimer la pensée sans passer par l'écrit.
Je m'en mêlai :
-alors ce serait un beau bordel !
Marc me jeta un regard noir, noir de noir.
Je le pense toujours. L'écrit nous aider à formaliser et à discipliner notre pensée. L'IA ne remplacera jamais l'intelligence humaine.
Marc âgé de 68 ans faisant son marché porte Dorée |
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