La mafia stalinienne galvaudant un vieux sigle |
PREMIERE PARTIE
« Producteurs sauvons-nous nous-mêmes » (L'Internationale)
« Les prolétaires de la capitale au milieu des défaillances et des trahisons des classes gouvernantes, ont compris que l’heure était arrivée pour eux de sauver la situation en prenant en main la direction des affaires publiques [...] Le prolétariat [...] a compris qu’il était de son devoir impérieux et de son droit absolu de prendre en main ses destinées, et d’en assurer le triomphe en s’emparant du pouvoir ». Manifeste du comité central de la Commune, 18 mars 1871
« Commençons à créer, dans le désordre capitaliste, des centres de cristallisation communiste. Une légère secousse suffira alors pour précipiter en communisme toute la masse de la propriété. Ce sera la révolution ». Jean Jaurès
« Les diverses formes de coopératives ne peuvent à aucun degré servir les buts révolutionnaires du prolétariat. Les plus convenables pour cela sont les coopératives de consommation. Mais même parmi ces dernières, il en est beaucoup qui groupent des éléments bourgeois. Ces coopératives ne seront jamais du côté du prolétariat dans sa lutte révolutionnaire. Seule la coopération ouvrière dans les villes et dans les campagnes peut avoir ce caractère ». 3ème congrès de l'IC, juin 1921
Cette notion de « producteurs » pour qualifier le monde ouvrier est la première identité vécue par la classe ouvrière comme classe collective, le vers de la chanson L'Internationale, fait écho au préambule des statuts de l’AIT rédigés par Karl Marx : « L’émancipation de la classe ouvrière doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ». On n'imagine pas chanter « chômeurs sauvons-nous nous-mêmes », « étudiants sauvons-nous nous mêmes », ou « parasites sauvons-nous nous-mêmes ». L'identité de classe se mesure toujours par rapport au travail, non en tant que travail mais comme nécessité pour le genre humain1 , et qui suppose la solidarité. On objectera, surtout à notre époque, que toutes les parties de la classe ouvrière ne sont pas forcément des « producteurs ». Une masse d'intermédiaires, de professions bureaucratiques lourdes et inutiles dominent chez les cols blancs, et la pandémie a confirmé leur inutilité. Mais aussi que face à la masse des sans-travail qui va nous tomber dessus – près de 600.000 nouveaux jeunes sur le marché de l'emploi à la rentrée en France sans aucune possibilité d'embauche – s'ajoutant à la pléthore de populations hors travail, cette accumulation de non « producteurs » impose à toute tête pensante de réfléchir à une réorganisation urgente de la société2.
UNE CLASSE ALTERNATIVE A LA GESTION CAPITALISTE DE LA SOCIETE
Avec
le recul, et à la veille d'explosions sociales qui ne porteront pas
sur le prix de l'essence ou l'élection d'Hanouna ou Eric Drouet à
la présidence de la République, mais sur le sort de millions de
prolétaires jetés à la rue, on ne peut qu'être frappé entre d'un
côté les exigences classiques du prolétariat, hier au début de la
vague révolutionnaire des années 1917 – la paix et le pain – et
ce qui sera aujourd'hui fondamental : le travail et le pain.
Face au nouveau règne « démocratique » de la
bourgeoisie (le triomphe du parlementarisme à la fin du 19e siècle),
le mouvement ouvrier s'est toujours exprimé prioritairement en
faveur des besoins humains, même si on lui a reproché d'être resté
souvent amorphe politiquement : manger, vivre et surtout
travailler en paix. Ne se concevant pas comme citoyen à part
entière, où la politique restait du domaine des spécialistes
bourgeois, le prolétaire dût s'affirmer « à partir de son
lieu de travail », là où réside la vraie réalité et non
pas dans l'illusion d'être un citoyen indépendant quoique pauvre et
« invisible », sans qualités sociales ni universitaires.
C'est par le syndicalisme vers 1900 que la classe ouvrière commença
vraiment à affirmer sa nature et son indépendance de classe,
capable d'hégémonie non pas clanique ou communautaire, mais comme
classe « alternative à la gestion capitaliste », mais
avec un complice fort oublié à notre époque, les coopératives. Il
existait en effet pour le mouvement ouvrier du passé cette trinité :
syndicats-parti-coopératives ; deux au pluriel et un au
singulier... Ce sont les deux entités, syndicats et coopératives,
qui devaient servir de « matière première » (mais s'y
refusèrent) au parti concernant la question du pouvoir pour
supplanter la bourgeoisie, soit avec les tenants d'un réformisme
pacifiste soit avec les partisans d'une révolution nécessairement
violente. D'un côté le syndicat symbolisait la lutte pour lutter
contre les injustices et empiétements du capitalisme en attendant la
révolution, quand de l'autre les coopératives servaient à
démontrer que la classe ouvrière était capable de prendre ses
responsabilités et de gérer un autre type de société, une fois
l'Etat bourgeois renversé ou écarté3.
Quelle
identité de classe ?
Indépendamment
des suppositions révolutionnaires, c'est ce que l'on doit retenir en
premier lieu comme héritage pour la classe ouvrière moderne,
comme caractère même du prolétariat : discipline
et responsabilité.
L'autre jour, dans ma polémique avec un intellectuel bordiguiste
algérien, j'avais sursauté lorsqu'il m'avait objecté : on
verra bien quand les personnels soignants refuseront de travailler !
Il imaginait même que les prolétaires auraient pu s'amuser à
refuser de porter des protections sanitaires car c'est fort sûrement
un complot du capital contre le travail et que sa référence restait
le sorcier Raoult. Indigné j'avais répliqué que non seulement ces
prolétaires en col blanc sont incapables d'une telle insanité,
cesser le travail en période épidémique, mais que c'est également
le cas de tous les secteurs vitaux de la production, et même parmi
ce qui reste honorable en milieu paysan. Par ailleurs, on n'oubliera
pas que ce sont surtout les jeunes bobos parisiens hédonistes qui
ont râlé contre le confinement et se précipitaient goulûment sur
les berges de Seine pour étaler leur irresponsabilité, quand ceux
qu'on nomme « les invisibles » restaient invisibles pour
justement ne pas s'exposer au danger.
Le
mouvement des gilets jaunes s'est très vite affirmé comme un
mouvement interclassiste sans projet cohérent ni alternatif au
gouvernement bourgeois, soucieux de tout casser et de montrer son
irresponsabilité dès qu'il s'est installé dans la durée. Tout le
monde a déjà oublié que son principal gadget était le RIC :
référendum d'initiative populaire, une sorte de salmigondis
d'hyper-démocratie qui, outre qu'il fit patauger en de longues et
inutiles discussions en impasse, complaisamment médiatisées, sur
comment laver la démocratie plus blanc que blanc, a fini par
s'étioler sous environ 42 revendications dont la plus saillante est
la défense du... petit commerce, et des revendications typiques du
petit boutiquier relatives à l'horrible fiscalité, pour une police
mieux rétribuée, pour une réelle protection (et un vrai
rapatriement) de la production nationale, pour un meilleur filtrage
des migrants4.
Face
au danger, guerre ou épidémie, famine et chômage massif, la classe
ouvrière se sentirait ridicule à réclamer « plus de
démocratie, toujours plus de démocratie, une démocratie
quotidienne où tout le monde discute et décide comme il veut,
démocratie éternelle quand tu nous tiens »...
Au
contraire cette classe particulière se met à lutter dans la foulée
pour un objectif qui n'est plus immédiat, mais en même temps
immédiat, mais qui suppose la continuité du travail, parce que
l'humanité a besoin du travail pour se nourrir et et se vêtir, et
dans un cadre qui ne peut pas être le foutoir assembléiste. Nul
mieux que Hubert Lagardelle n'a souligné les idées de discipline et
de responsabilité comme « identité » de la classe
ouvrière. Dans sa critique à un ouvrage d'Eugène d'Eichtal –
Pages sociales (1909) – qui passait son temps à exprimer son
scepticisme à l'égard des théories de Kautsky sur « Le
lendemain de la Révolution », Lagardelle se moquait de cet
auteur qui ne croyait pas au socialisme et le trouvait utopique et
dangereux, et qui se concentre contre « le socialisme
étatique » auquel Lagardelle se sentait étranger en tant que
principal théoricien adjoint de Sorel et théoricien du bâtard
syndicalisme « révolutionnaire »5.
Il
nuançait sa réplique : « M.
d'Eichtal se trompe, lorsqu'il croit que nous avons une adoration
systématique de la classe ouvrière. Ce serait une basse démagogie,
qui nous rendrait ridicules et odieux. Il faudrait fermer les yeux à
la lumière du jour, pour oser dire au prolétariat qu'il est sans
tares et sans faiblesses, et qu'il peut dès aujourd'hui transformer
le monde ! Nous ne sommes ni aveugles ni des imposteurs. Nous
savons trop, hélas ! Ce qui manque à la classe ouvrière, ce
qui lui fera défaut longtemps encore, ce qui reculera à une date
lointaine son avènement historique. Mais c'est précisément parce
que nous avons conscience de ces imperfections, que nous saluons avec
joie ses aspirations les plus idéalistes et ses mouvements les plus
héroïques. Et nous avons bien soin, lorsque nous essayons
d'interpréter son action organisatrice et combative, de préciser à
quel degré de capacité elle doit parvenir, à quel effort
d'éducation elle a besoin de se livrer, à quelles conditions
préalables il lui faut satisfaire pour être à la hauteur de sa
tâche (…) Ce que nous avons exalté, dans le mouvement
syndicaliste, c'est la leçon de volonté, d'énergie et d'audace
qu'il donne à une société défaillante ».
Dans
son identification, totalement justifiée à l'époque, du
syndicalisme (encore révolutionnaire) avec une conscience de classe
en développement, Lagardelle recadre l'auteur avec les deux notions
essentielles pour comprendre la nature « alternative » du
prolétariat pour supplanter la gestion bourgeoise de l'économie
mondiale :
« M.
d'Eichtal se trompe encore lorsqu'il suppose que nous croyons à la
possibilité d'une organisation du travail sans discipline et sans
responsabilité. Je dois confesser que c'est très précisément
cette double idée de discipline et de responsabilité introduits
dans l'atelier par « les producteurs eux-mêmes », qui, à
mes propres yeux, fait la grandeur morale du syndicalisme. M.
d'Eichtal ne conçoit d'autre discipline que celle imposée par le
patron et d'autre responsabilité que celle exigée par le
capitaliste. Mais la discipline peut être volontaire et la
responsabilité acceptée. Que de fois n'avons-nous pas donné la
commandite comme un exemple, non pas parfait sans doute, mais
suffisant à faire comprendre nos conceptions ? M. d'Eichtal
aurait raison si syndicalisme voulait dire anarchisme dans la
production et parasitisme dans le travail. Mais il signifie ordre
consenti, hiérarchie déléguée, productivité contrôlée. Et cela
suffit pour le rendre, dans son principe tout au moins,
intangible »6.
Dans
le même (épais) numéro consacré à la coopération et au
socialisme, Adolf von Elm, député socialiste du Reichtag s'énervait
contre les membres du parti qui s'élevaient contre « l'esprit
boutiquier et (déjà) la chasse aux dividendes » des partisans
de l'expérience coopérative, il écrit : « Il
va de soi que le parti devrait reconnaître les coopératives comme
des organisations nécessaires à la défense des intérêts ouvriers
(…) Plus important est encore le fait qu'on reconnaît, dans la
résolution de Bebel, aux coopératives, la vertu de préparer la
classe ouvrière à l'administration
indépendante
de ses propres affaires ».7
Une
fois qu'on a établi l'identité des dits producteurs il faut parler
des « acheteurs ». Je ne sais pas comment on nommait le
fameux « pouvoir d'achat », une notion qui m'a toujours
révulsée, au dix neuvième siècle, peut-être « coût de la
vie » ?
LE
SYSTEME DES COOPERATIVES OUVRIERES UNE ALTERNATIVE REFORMISTE AU
CAPITALISME...
La
notion de « consommateurs » est fort récente (les trente
glorieuses) comme de « pouvoir d'achat » termes inusités
avant-guerre, on disait sans doute pauvre ou riche. Relisons ce que
Marx en dit rarement : «La
consommation du travailleur est double. Dans
l’acte de production, il consomme par son travail des moyens de
production, afin de les convertir en produits d’une valeur
supérieur à celle du capital avancé. Voilà sa consommation
productive, qui est en même temps consommation de sa force par le
capitaliste auquel elle appartient. Mais l’argent donné pour
l’achat de cette force est dépensé par le travailleur en moyens
de subsistance, et c’est ce qui forme sa consommation individuelle.
La consommation productive et la consommation individuelle du
travailleur sont donc parfaitement distinctes. Dans la première, il
agit comme force motrice du capital et appartient au capitaliste ;
dans la seconde, il s’appartient à lui-même et accomplit des
fonctions vitales en dehors du procès de production.Le résultat de
l’une, c’est la vie du capital ; le résultat de l’autre,
c’est la vie de l’ouvrier lui-même. »
Le
mode de production capitaliste produit des biens nécessaires pour
vivre, or qui les utilise ? Les humains. Mais qui les produit ?
Les humains, aussi. Seulement, il y a un intermédiaire : le
capital. Les
humains travaillent, par l’intermédiaire du Capital, pour produire
des biens satisfaisant leurs besoins. Mais vraiment pas qu'eux.
Je
ne veux pas faire l'histoire des coopératives ici, mais restaurer
leur problématique de base et donner une idée de l'ampleur des
débats à leur sujet dans le mouvement ouvrier au début du XXème
siècle, alors que le capitalisme affichait encore une santé
resplendissante. Le système commercial est le fruit de la
stratification depuis des siècles de modes de distribution très
divers, dont on imagine qu'il a dû passer péniblement du troc à la
monnaie, de l'auto-subsistance à l'échange... Longtemps avant
l'invention du supermarché - « temples de la consommation »
selon Zola - (Etats-Unis 1920, Prisunic en France 1931) une foule de
petites épiceries coexistèrent en milieu urbain. En rupture avec
ces deux types de commerce (le grand et « le petit »)
naquit un mouvement coopératif au milieu du XIXe siècle en ville
comme à la campagne sous impulsion du milieu ouvrier prétendant
pouvoir organiser la distribution alimentaire hors du circuit
marchand capitaliste8.
J'ai souvent remarqué que les militants syndicalistes virés de la
mine ou de l'usine ouvraient un estaminet parce qu'il n'existait pas
d'abord d'allocation chômage et, sauf s'ils émigraient, parce
qu'ils étaient « grillés » pour tous les patrons de la
région. A mon avis cette idée de coopération bien qu'inventée par
les premiers utopistes d'Owen à Saint-Simon a trouvé un terrain
propice et plus large à son véritable développement, provisoire et
limité, à partir du syndicalisme révolutionnaire impulsif et
impatient, encore proche de l'anarchisme. Avec un défaut
« élitaire » depuis le départ, qui le condamnera à sa
perte au bout du compte. En France, c'est dans le prolétariat
urbain, plus précisément parisien, que les associations ouvrières
prirent naissance : dans un prolétariat artisanal avec de grandes
qualifications professionnelles, où le salariat était vécu comme
la situation bloquée et misérable où les valets et compagnons des
anciennes corporations avaient été enfermés quand l'accès à la
maîtrise – c'est-à-dire à la dignité sociale autant qu'à une
relative promotion – leur avait été fermé, et qui restait
quadrillé par les réseaux compagnonniques ; différente en
cela de la coopération italienne, la coopération ouvrière
française a conservé de ses origines professionnelles et
sociologiques un comportement "élitiste", et peut être,
dans les procédures d'accès à la qualité d'associé, un peu de la
tradition des rites initiatiques.
Nos
maîtres sont enchantés au tout début des expériences. Engels est
laudateur des communautés coopératives d'Amérique et admirateur de
Owen, Saint-Simon, Fourier. Son compère Marx insère en 1864, dans
sa rédaction du Manifeste de la première Association internationale
des Travailleurs (mais peut être par concession aux proudhoniens)
une vibrante apologie de la coopération et un encouragement très
ferme à la propager.
Apôtre de unité ouvrière Charles Gide faisait passer lui à l'arrière-plan la question de la lutte des classes avec l'idée que le mouvement coopératif devait se fonder sur une association des consommateurs en rupture vis-à-vis du commerce capitaliste et de sa recherche du profit. Sur le fond, la coopération « ouvrière » gardait pour objectif de faire triompher « l'idéal socialiste », sans trancher sur les moyens de la rupture politique et sociale.
C’est au XIXe siècle que la boutique avait pris la forme que nous lui connaissons aujourd’hui. Les rez-de-chaussée des immeubles étaient alors percés de larges baies vitrées permettant de montrer avantageusement, et en sécurité, la marchandise. La vitrine, contrairement au « comptoir » des coopératives installées plutôt dans des granges (cf. la photo de la Bellevilloise) doit inciter le chaland
à franchir le seuil de la boutique. Le capital a opéré à une « révolution commerciale » faisant se succéder les mises en scène des produits diversifiés élaborées par les étalagistes, ce qui reste plus rutilant et séduisant que les gris comptoirs des coopératives entassant des marchandises uniformes, sans mise en valeur et sans innovation. La boulangerie individuelle est restée un témoignage de vieillerie antique à notre époque où toucher un pain peut être contaminant et où des observateurs imaginent déjà que le capitalisme en crise peut tuer PME et TPE, quand, de plus, l'ubérisation semblait avoir triomphé, avec la croyance imbécile : tous patrons, tous heureux !9
Quand on commence à lire l'ouvrage de Georges Sorel – Réflexions sur la violence 10- on a diablement envie de lire la suite tellement il paraît actuel, tellement on sait qu'il a influencé Lénine qui n'a jamais voulu le reconnaître ; il prend fait et cause pour les coopératives contre les apaches politiciens et les vendus syndicaux (n'y voyez aucune allusion au Mitterrand ou au Martinez) :
« Les politiciens sont des gens avisés, dont les appétits voraces aiguisent singulièrement la perspicacité, et chez lesquels la chasse aux bonnes places développe des ruses d’apaches. Ils ont horreur des organisations purement prolétariennes, et les discréditent autant qu’ils le peuvent ; ils en nient souvent même l’efficacité, dans l’espoir de détourner les ouvriers de groupements qui seraient, disent-ils, sans avenir. Mais quand ils s’aperçoivent que leurs haines sont impuissantes, que les objurgations n’empêchent pas le fonctionnement des organismes détestés et que ceux-ci sont devenus forts, alors ils cherchent à faire tourner à leur profit les puissances qui se sont manifestées dans le prolétariat. Les coopératives ont été longtemps dénoncées comme n’ayant aucune utilité pour les ouvriers ; depuis qu’elles prospèrent, plus d’un politicien fait les yeux doux à leur caisse et voudrait obtenir que le parti vécût sur les revenus de la boulangerie et de l’épicerie, comme les consistoires israélites, dans beaucoup de pays, vivent sur les redevances de la boucherie juive.
Les syndicats peuvent être fort utilement employés à faire de la propagande électorale ; il faut, pour les utiliser avec fruit, une certaine adresse, mais les politiciens ne manquent pas de légèreté de main. Guérard, le secrétaire du syndicat des chemins de fer, fut autrefois un des révolutionnaires les plus fougueux de France ; il a compris, à la longue, qu’il était plus facile de faire de la politique que de préparer la grève générale; il est aujourd’hui l’un des hommes de confiance de la direction du travail et, en 1902, il se donna beaucoup de mal pour assurer l’élection de Millerand. Dans la circonscription où se présentait le ministre socialiste, se trouve une très grande gare, et sans l’appui de Guérard, Millerand serait probablement resté sur le carreau. Dans le Socialiste du 14 septembre 1902, un guesdiste dénonçait cette conduite qui lui semblait doublement scandaleuse : parce que le congrès des travailleurs des chemins de fer avait décidé que le syndicat ne ferait pas de politique et parce qu’un ancien député guesdiste se portait contre Millerand. L’auteur de l’article redoutait que « les groupes corporatifs ne fassent fausse route et n’en arrivent, sous prétexte d’utiliser la politique, à devenir les instruments d’une politique ». Il voyait parfaitement juste ; dans les marchés conclus entre les représentants des syndicats et les politiciens, le plus clair profit sera toujours pour ceux-ci. Plus d’une fois, les politiciens sont intervenus dans des grèves, dans le désir de ruiner le prestige de leurs adversaires et de capter la confiance des travailleurs. Les grèves du bassin de Longwy, en 1905, eurent pour point de départ des efforts tentés par une fédération républicaine qui voulait organiser des syndicats qui fussent capables de servir sa politique contre celle des patrons; les affaires ne tournèrent pas au gré des promoteurs du mouvement, qui n’étaient pas assez familiers avec ce genre d’opérations. Quelques politiciens socialistes sont, au contraire, d’une habileté consommée pour combiner les instincts de révolte en une force électorale. L’idée devait donc venir à quelques personnes d’utiliser dans un but politique de grands mouvements des masses populaires ».
Une mini-histoire des coopératives vaut d'être lue et éditée pour nos centaines de milliers de jeunes futurs chômeurs et étudiants désaffectés : « L'histoire "moderne" de la Coopération Ouvrière avait commencé dans les années 1830. Pas par hasard : ce sont les années où le monde ouvrier prend conscience d'un double échec : échec de l'action politique, la Révolution de 1830, c'est la classe ouvrière qui tire les marrons du feu pour la bourgeoisie orléaniste ; et échec de l'action revendicative et de la stratégie de négociation avec, en 1831, et, plus sanglante encore, en 1834, la répression de la révolte des canuts. D'où la recherche d'une solution alternative. Après la révolte des canuts, quelques tentatives de création, à LYON, de mutuelles puis de coopératives ; et surtout, à PARIS, un an après les "Trois glorieuses", un projet conçu par les ouvriers mais mis en musique par un ancien carbonaro et disciple dissident du comte de SAINT-SIMON, Philippe Buchez, qui définit avec précision un des modèles possibles d'association ouvrière, première appellation des coopératives ouvrières. C'est ce modèle qui finira par s'imposer jusqu'à former la trame du statut légal des SCOP »11.
Les coopératives c'est certainement de l'histoire ancienne, celle des formes archaïques de collectivisme, mais encore très présentes dans les esprits au début du 19ème siècle, de propriété collective, d'exploitation communautaire, de droits d'usage exercés en dehors de tout droit de propriété individuelle. Il faut en revanche rappeler deux requêtes, pendant la première moitié du 19ème siècle, qui mobilisèrent la jeune classe ouvrière sans syndicats ni organismes intermédiaires : l'organisation du travail, comportant pour l'essentiel à la fois le droit de négocier les prix, les "tarifs", les rémunérations, et le droit d'association, entre patrons et ouvriers ou entre ouvriers seuls ; et le droit au travail, signifiant ensemble le droit à un emploi après les crises meurtrières de 1825, 1836, 1847, - le droit à la maîtrise de son travail, c'est-à-dire au statut "d'ouvrier libre", - le droit aux fruits de son travail et donc à la récupération de la dîme de l'entrepreneur, et de celle, plus lourde encore, du "marchandeur" – en bref: l'abolition de la propriété "capitaliste" des outils et du "louage" de la personne humaine au propriétaire, autrement dit l'abolition du salariat, - thème qui demeura longtemps dans les programmes syndicaux jusqu'à ce que les syndicats acceptent d'être subventionnés par l'ennemi, l'Etat capitaliste.
Le projet coopératif était d'abord un rejet de l'ordre social né de la révolution bourgeoise. Un rejet, ou plutôt un contre-projet, un appel d'une révolution inachevée à une révolution à achever. Après le gallois Robert Owen (1817), Saint-Simon, l'inspirateur à la fois des premiers socialistes et des grands entrepreneurs du Second Empire, et le "communiste" Cabet, renouant à leur manière le fil tranché de Gracchus Babeuf le suggérèrent. L'activité doit devenir « commune », au principe de subordination et de hiérarchie, on peut substituer celui de l'association ; à la division du travail entre possédants-employeurs et non possédants salariés, on pourra faire succéder un statut d'associés par le partage du gain commun. Louis Blanc théorisa les rapports entre l’État et l’associationnisme en 1839 dans L’organisation du travail. Il y proposait la création d’ateliers sociaux, impulsés par l’État qui en assurerait l’encadrement initial avant leur autonomisation et veillerait à leur développement en favorisant les solidarités internes au mouvement pour générer un secteur coopératif. Dans la décennie 1880 un courant socialiste, favorable à la coopération et se distinguant des courants marxistes, s'est constitué autour des idées développées par Benoît Malon et Eugène Fournière dans La revue socialiste.
D’abord réservé à l’égard de la coopération, Jean Jaurès s’en rapproche après plusieurs expériences successives qui le convainquent de son intérêt. La première est relative au célèbre épisode de la création en 1895-1896 de la Verrerie ouvrière d’Albi, « cathédrale ouvrière se dressant face à l’orgueilleuse cathédrale d’Albi »12. Il finit par intégrer la dimension des coopératives dans le mouvement ouvrier, au même titre que le parti et le syndicat. En 1895, il publie dans la Revue socialiste une série d’articles sur « L’organisation socialiste » à venir, dont un qui propose une « Esquisse provisoire de l’organisation industrielle », il écrit que « livrer aux hommes d’État et aux gouvernants, déjà maîtres de la nation armée et de la diplomatie nationale de direction effective du travail national, leur donner le droit de nommer à toute les fonctions directrices du travail […] serait donner à quelques hommes une puissance auprès de laquelle celle des despotes d’Asie n’est rien ». Pour lui, il convient de déléguer la propriété collective à des individus ou à des groupes.
Les premiers Congrès ouvriers de 1876 (PARIS), 1878 (LYON), 1879 (MARSEILLE) passent d'un soutien inconditionnel à la coopération, au choix de l'action politique comme moyen exclusif de transformation de l'ordre social. Appuyée sur l'analyse marxiste de la lutte des classes version hard Jules Guesde, visant la conquête du pouvoir d'Etat, cette action politique ne peut concevoir la coopération que comme son auxiliaire, subordonné aux partis révolutionnaires. Soumis d'abord à la même mise en demeure de subordination que la coopération, le syndicalisme finit par proclamer au congrès de la CGT à Amiens (1906) son indépendance par rapport à l'Etat et aux appareils de conquête du pouvoir d'Etat. Mais il hésite longtemps sur son attitude à l'égard de la coopération : appui, pratiqué spontanément par de nombreux réseaux locaux ou professionnels de solidarité ; exclusion, comme au Congrès de 1906, qui proclame que le syndicalisme seul est appelé à devenir "le groupement de production et de répartition, base de la réorganisation sociale" ; ou méfiance, comme chez Fernand Pelloutier qui juge que, livrée à elle-même, la coopération est condamnée au repliement égoïste et à la mimétisation de l'entreprise patronale, et qu'elle n'est justifiée que sous la forme de "coopératives syndicales", peut être créées et commanditées, en tout cas contrôlées, voire gérées, par les syndicats. CQFD et que l'on peut constater aujourd'hui avec toutes CAS des services publics de l'aristocratie ouvrière.
Pour les théoriciens du syndicalisme il s'agissait de créer un véritable « monde ouvrier » prenant en charge tous les aspects de la vie. Une coopérative de consommation (déjà créée dans le Jura en 1881 sous le nom La Fraternelle), un café, un restaurant, une imprimerie, une bibliothèque, ou encore un théâtre entourent peu à peu la Maison du Peuple qui est à la fois un centre d’activité sociale (caisse de secours, etc.), un lieu de réunion pour les syndicats, et le siège du journal Le Jura socialiste. Puis tout doucement le socialisme pointerait le bout de son nez...
En juillet 1900 a lieu le premier Congrès international des coopératives socialistes, qui rassemble 115 organisations représentant 180 000 membres. Nous avons déjà vu la place changeante que prend la coopération dans son rapport au capitalisme. Un de ses fondateurs M. Mauss prônait le mouvement coopératif en tant que développement d’une « autre économie », en compétition avec l’économie capitaliste ; le « but final [du mouvement coopératif] : l’émancipation absolue de tout le prolétariat international ». La coopérative était un moyen pour lui de « supprimer tout intermédiaire capitaliste entre le producteur et le consommateur », et même de « supprimer d’un seul coup le capitaliste producteur et le fournisseur ». Après la guerre mondiale, la coopérative prend place aux côtés des entreprises de type capitaliste, les divers comités corporatifs syndicaux.
La théorie en faveur des coopératives agréait totalement au principal révisionniste du marxisme, Edouard Bernstein. Selon ce dernier le socialisme ne peut plus se résumer à l'expropriation des capitalistes. Il faut avant tout que le prolétariat soit capable de gérer les entreprises. Il doit donc faire preuve qu'il est apte à passer de la maturité économique à la maturité politique. Impressionné par l'expérience des coopératives britanniques, Bernstein imaginait dans les associations économiques l'école de gestion du prolétariat. La démocratie, dans ces conditions, « est à la fois moyen et but ». La social-démocratie se devait donc de répudier les formules antidémocratiques, comme la dictature du prolétariat et la prise du pouvoir par la violence13.
DEUX DATES QUI ONT TOUT FICHU PAR TERRE : 1871 et 1917
« S’emparer du pouvoir » pour le prolétariat signifie qu’il cesse de compter sur les institutions en place, qu’il les détruit et qu’il crée les siennes propres. Le premier décret de la Commune consiste à entériner le remplacement de l’armée permanente par des milices populaires : au lieu de prétendre « démocratiser » l’armée sans toucher à sa nature, la Commune décide de dissoudre ce corps spécial composé d’hommes armés, instrument de protection des technocrates de l’exploitation et de l’oppression de l’immense majorité au profit d’une infime minorité. Ensuite elle décide que tous les membres du nouvel État (la police, les magistrats, etc.) seront élus, responsables et révocables à tout moment. C’est-à-dire qu’ils doivent rendre des comptes. Le comité central rend publique la moindre de ses décisions, parfois dans le désordre, et je ne vais pas rappeler ici toutes les erreurs de cette première révolution prolétarienne moderne, marquée par ses limites géographiques et politiques.
Je ne vais pas rappeler ici le grand chambardement en Russie dont on ne peut cesser d'honorer le souvenir malgré les tonnes de mensonges des historiens laquais de l'Etat en place, mais simpement l'attitude vis à vis des coopératives. Dans le Bulletin communiste « organe [en langue française] du comité de la Troisième internationale » du 27 mai 1920, Miasnikov avait publié un article sur La dictature du prolétariat et les coopératives. Il rappelait, après avoir dénoncé la politique de capitulation des mencheviques, que dès 1907, les bolcheviques de Moscou et Petrograd se battaient pour que « les magasins et les boulangeries soient organisés par les organes officiels des villes pour le bien commun et placés sous le contrôle de représentants ouvriers ». Dans des usines des résolutions votées indiquaient alors que « bien que nous reconnaissions que l’affermissement du mouvement politique soit la tâche principale du moment, nous mettons en garde contre l’emballement pour les coopératives de consommation. Nous sommes contre leur fondation dans des endroits où il n’y a pas de mouvement de masse en leur faveur ». Selon Miasnikov, le mouvement coopératif d’avant 1917 était en fait « la dernière forteresse de la réaction » et il convenait par conséquent de le subordonner au nouveau pouvoir soviétique dit « des ouvriers et des paysans » mais malheureusement capitaliste d'Etat. Il se félicite du décret 20 mars 1919, qui selon lui, procède à « l’incorporation du mouvement coopératif aux institutions officielles prolétariennes générales », même s'il s'agit du même type de soumission à l'Etat dit « prolétarien », et Miasnikov persiste à caractériser les coopératives comme la troisième forme du mouvement ouvrier aux côtés des syndicats et des partis14. Après ce décret, les coopératives restent donc indépendantes de l’État et entretiennent avec lui des relations contractuelles relatives à l’approvisionnement. Leur adhésion n’est pas obligatoire mais elles doivent desservir toute la population. Le numéro 25 du Bulletin communiste du 16 juin 1921 revient encore sur la question des coopératives et publie un article sur Le pouvoir des soviets et les coopératives signé Kramarov. Celui-ci comme les contributeurs précédant soulignent l’importance du mouvement coopératif, mais qui en raison de son hostilité à l’égard pouvoir des soviets, devait être mis « hors d’état de nuire politiquement ». Pourtant, malgré cet objectif, constate Kramarov, « il a fallu faire des coopératives un des principaux points d’appui du régime ». Quoique qualifiées de contre-révolutionnaires, il explique qu’ « elles ont reçu la charge de repartir parmi la population les entrées alimentaires… ».
En conclusion de cette première partie, on peut considérer qu'en effet, par leur histoire passée, syndicalisme et coopérativisme ont confirmé responsabilité et discipline de la classe ouvrière, mais que le renversement de l'Etat bourgeois en Russie a posé d'autres problèmes et notamment le fait que ce n'est pas la classe ouvrière qui a géré la société à la place de l'Etat bourgeois.
À suivre...
ANNEXE
POUR
UNE REHABILITATION DE LA REVUE « LE MOUVEMENT SOCIALISTE »
de Hubert Lagardelle
La
brève existence du syndicalisme révolutionnaire
Rare
et véritable outil théorique d'approfondissement politique, « Le
Mouvement socialiste » est une revue socialiste bimensuelle
créée en 1899 par Hubert
Lagardelle,
en forme de gros livre (20X30)et qui parut jusqu'en 1914. A ma
connaissance, à part la revue Bilan des expatriés en Belgique des
membres du PC italien, et « Echanges et mouvement »
d'Henri Simon, je ne vois aucun exemple de revues d'organisation
laissant place aux débats libres entre personnes et membres de parti
ou de secte, chacun récite son catéchisme et tonne pieusement ses
leçons, alors que le web laisse d'immenses possibilités de vrais
débats sans censure et sans arrogance de parti ou de secte.
Créée
par Lagardelle,
l'un des principaux théoriciens du syndicalisme
révolutionnaire,
à une époque où les revues socialistes sont nombreuses, Le
Mouvement socialiste
était appréciée pour son sérieux, ce dont atteste sa longévité,
malgré ses difficultés financières. Des figures du socialisme
français telles que Marcel
Mauss
et Jean
Longuet,
le petit-fils de Karl
Marx,
contribuèrent à sa création. Elle contient d'honorables
contributeurs les plus notables au niveau international, députés ou
grouillots, soit payés deux francs la page soit zéro franc :
Jean
Jaurès,
Karl
Kautsky,
Eduard
Bernstein,
Rosa
Luxemburg, Franz Mehring,
Georges
Sorel,
ou encore Péguy,
Laffargue, Griffulhes.
C'est dans cette revue que Sorel
publia en 1906 ce qui deviendra son ouvrage le plus célèbre, les
Réflexions
sur la violence.On peut y lire les articles suivants :
-
Karl
Kautsky, « Le
Mouvement Socialiste et la Neue Zeit »,
Le
Mouvement socialiste,
no 5, 15 mars 1899, p. 257
-
Eduard
Bernstein, « Démocratie
et socialisme »,
Le
Mouvement socialiste,
no 6, 1er avril 1899, pp. 321-337
-
Rosa
Luxemburg, « Démocratie
industrielle et Démocratie politique »,
Le
Mouvement socialiste,
no 11, 15 juin 1899, pp.641-656
-
Réflexions
sur la violence
(1re éd. 1908), 4e éd. définitive Paris, Rivière, 1919 ;
éd. avec bibliographie et index, Paris, Seuil, 1990 Lire
en ligne
-
les interventions de Rosa Luxemburg au congrès socialiste allemand
de Magdebourg, dans mon exemplaire d'août 191015.
Avec Le
Mouvement socialiste, Lagardelle anima une équipe largement provinciale, mais aussi
internationale. Malgré sa vie difficile et ses nombreux avatars, la
revue témoigne de l’effort de Lagardelle et de ses amis pour
étudier les phénomènes sociaux en les rattachant « aux
principes formulés par Marx et Engels » (Déclaration
liminaire de Lagardelle, n° 1, 1er janvier 1899), bref
pour sortir du « sinistre désert intellectuel » où,
selon eux, comme il le dira plus tard, en 1911 (préface au
Socialisme
ouvrier),
se débattait et s’épuisait le socialisme français.
En
1902, il adhéra au Parti socialiste de France et participa à ses
congrès de 1903 et 1905 ainsi que, en son nom, au congrès d’unité
du Globe en avril 1905. Il n’était pourtant pas redevenu
guesdiste. Il tendait au contraire à faire du Mouvement
socialiste
— ce sera explicite à partir de 1904 — la revue des courants
marxistes nouveaux liés, à l’intérieur et hors du socialisme
organisé, au développement du syndicalisme révolutionnaire en
France et dans le monde. Sa correspondance avec Kautsky entre 1900 et
1904, puis avec divers révolutionnaires étrangers, notamment le
Hongrois Ervin Szabo, porte témoignage de ses efforts pour étendre
hors de France la théorie du « socialisme ouvrier »,
inspirée du syndicalisme révolutionnaire, en même temps qu’en
France il sollicitait la collaboration à la revue aussi bien du
secrétaire de la CGT, Griffuelhes, que de Georges Sorel.
Il
avait commencé à formuler dans sa thèse de droit sur L’évolution
des syndicats ouvriers en France,
soutenue le 9 novembre 1901, et qu’il exprimait à la même
époque dans sa revue : le socialisme ne peut être le résultat
d’une série de victoires électorales remportées dans le cadre de
la démocratie parlementaire ; il prend naissance dans les
institutions créées en opposition avec la démocratie formelle, par
le génie ouvrier, et notamment dans les syndicats.
Il convenait, selon
eux, de donner une idéologie aux troupes syndicalistes. La classe
ouvrière, organisée et disciplinée, ne devait plus se contenter de
réformes partielles, mais préparer la révolution totale. Pour
montrer sa force un moyen la grève générale, qui paralyserait la
vie économique du pays. Même si cette grève se révélait
impossible, même si elle restait à l'état de " mythe ",
elle serait un puissant stimulant pour maintenir et exalter le
sentiment de la solidarité ouvrière et l'espérance de la
révolution. On sait que les Réflexions sur la violence exercèrent
une influence profonde à la fois sur Lénine et sur Mussolini. Les
théoriciens du syndicalisme révolutionnaire, dont la doctrine trop
subtile et souvent un peu floue exerça peu d'influence sur
révolution du syndicalisme français, se tournèrent donc les uns
vers le bolchevisme, les autres vers le fascisme. Ce fut notamment le
cas d'Hubert Lagardelle.
Avec le système du
copier-coller on peut tout rentrer même les affirmations brutales.
En tout cas le fait que Lagardelle ait fini ministre de Pétain ne
remet pas en cause ses premiers pas comme théoricien du syndicalisme
révolutionnaire. Il fût membre du Faisceau monarchiste de Valois,
mais ces deux hommes ne furent jamais antisémites. Des faussaires
comme l'historien communautariste Sternhell ont pris pour habitude de
traiter tout le monde de fasciste ou d'antisémite ce qui sert de
barrage pour éviter de revisiter l'histoire dans ce qu'elle a de
plus essentiel ; je dénonce cela depuis des années dans mes
différents livres.
Pour
comprendre la dérive de Lagardelle il faut examiner sa critique
toujours plus radicale de la démocratie bourgeoise et une remise en
question de l’action politique. Cette position ne contribua pas
plus que l'abstentionnisme anarchiste à susciter dans les milieux
ouvriers proches de la CGT et dans certains milieux intellectuels
socialistes un sentiment de répulsion pour les idées démocratiques,
qui a toujours plus ou moins existé dans la classe face aux
« discoureurs ». Elle était en marge de la position de
la Deuxième Internationale et du parti socialiste en Russie avec
Lénine qui considéraient que la participation aux élections
bourgeoises était encore nécessaire et avec la revendication
d'accorder le droit de vote aux femmes.
Au
tournant du XX ème siècle, le débat était : parti et
syndicat séparés ou syndicat inféodé au parti ? Lagardelle
partagea les positions de la CGT qui, dès le congrès de Montpellier
de 1902, avait revendiqué la totale séparation entre le parti et le
syndicat qui seul était censé représenter réellement les
exigences des travailleurs. Dans
le
Mouvement socialiste,
le premier qui assimila « l’autonomie ouvrière » au syndicat fut
l’ex-guesdiste Pierre Dormoy, qui opposa l’action du parti,
cantonnée au parlement, à celle du syndicat, qui devait au
contraire intervenir dans la réalité sociale
La
révolution russe de 1905 renforça cette perspective car elle parut
confirmer une lame de fond désormais commune à l’ensemble du
mouvement ouvrier européen. Elle prouvait l’autonomie de la classe
ouvrière vis-à-vis des partis politiques ou qu'il n'y avait pas
besoin de parti « dirigeant ». Pour l'autre théoricien,
Edouard Berth, une sorte du Maximilien Rubel, le sysndicalisme
révolutionnaire incarnait la synthèse du marxisme et de
l'anarchisme.
La
revue fluctue avec le temps, d'abord proche de la SFIO à la
fondation à Amiens, puis elle s'éloigne des guesdistes à cause de
l'explosion de la polémique sur la fonction du parti en 1905,
soutenant la condamnation du « réformiste » Jaurès au
congrès international d'Amsterdam en août 1904 (par Rosa et les
autres) et imaginant que le courant socialiste allait enfin s'engager
fermement dans la voie révolutionnaire. N'était-ce pas
l'occasion pour influencer la SFIO avec les nouvelles thèses
« syndicalistes » et « révolutionnaires » ?
Pas d'accord possible avec ce parti socialiste puisque les
syndicalistes refusaient la participation électorale, ni avec les
guesdistes qui revendiquaient le contrôle strict du parti sur les
syndicats.
De
manière plus générale, l’idée de Lagardelle et de ses amis,
prématurée, selon laquelle de la «société industrielle »
pouvait naître une société nouvelle, les amena à considérer la
démocratie comme un régime politique et social périmé, et a été
certainement la faille qui aurait pu faire de lui un futur stalinien
sauf qu'il a choisi le fascisme. Ce rejet prématuré de la
démocratie était cependant très abstrait, car, rapporté au
mouvement ouvrier qui pendant longtemps avait compté sur la
représentation politique républicaine, matrice de l’éducation
démocratique d'une classe ouvrière encore massivement inculte (il
n'est pas sûr qu'elle soit pleinement « culte » non plus
à notre époque avec la faillite depuis plus de trois décennies de
l'Eduque naze).
La
lutte de classe avait pris un tour plus offensif, telle la lutte des
employés de l’État et la poussée de la syndicalisation dans le
secteur public qui s’étaient illustrées au début de l’année
par une grande manifestation à Paris. Lagardelle affirma la
nécessité pour le syndicalisme révolutionnaire d’appuyer les
luttes des employés de l’État qu’il invita, au même titre que
les ouvriers, à exercer l’action directe . Le
Mouvement socialiste
fit place en outre aux articles de Sorel sur la violence et la grève
générale, aux positions de Berth et aux réflexions sur une
nouvelle théorie juridique du syndicaliste révolutionnaire italien
Sergio Panunzio.
Pendant
l’automne 1906, trois congrès importants qui eurent lieu en Europe
donnèrent à Lagardelle et à ses amis de bons espoirs sur l’avenir
du syndicalisme révolutionnaire. Le premier, qui se déroula au mois
de septembre 1906, fut le congrès de Mannheim de la
social-démocratie allemande qui condamna la grève générale. Au
début d’octobre, comme en réponse à Mannheim, le
congrès d’Amiens de la CGT élabora sa célèbre charte. Son vote
fut perçu par Lagardelle comme l’exaltation du « prolétaire
industriel […] en tant que producteur
[qui] crée des institutions nouvelles renversant les systèmes
traditionnels de la morale et du droit. Le
troisième épisode fut, à la fin de 1906, le congrès de Rome du
parti socialiste italien qui, avec la victoire du courant d’Enrico
Ferri, élimina toute possibilité pour les syndicalistes d’Arturo
Labriola d’influer sur le parti .
Ces
trois événements furent considérés par Lagardelle comme un moment
de poussée du «syndicalisme révolutionnaire » qu’il fallait
entendre comme un « révisionnisme révolutionnaire » .
Pour
Lagardelle, le socialisme politique, incarné par le SPD, trahissait
une crise terminale, alors que son héritier, le syndicalisme
révolutionnaire franco-italien, était prêt à prendre le relais,
comme l’avait montré le congrès d’Amiens. Lors de ce congrès
avait prévalu une « politique » du prolétariat fondée sur le «
refus du socialisme parlementaire », ce qui avait entraîné
l’abandon du «socialisme traditionnel ». L’analyse du congrès
socialiste de Rome confirma aux yeux de Lagardelle cette grille de
lecture parce que l’« intégralisme » de Ferri sanctionnait aussi
en Italie la « décomposition du socialisme » .
Roberto
Michels, le futur théoricien de l'oligarchie et ami de Lagardelle
(et qui a rejoint le fascisme comme lui) eût un regard plus lucide
lorsqu’il fit remarquer qu’à Mannheim ce n’était pas un
syndicat autonome qui l’avait emporté (comme le croyait
Lagardelle), mais une Commission centrale de syndicats réformistes «
autocrates et centralistes » qui avaient permis à la droite du
parti de s’imposer et d’écarter une quelconque alternative
révolutionnaire. Michels avait ainsi compris que la défaite de
Kautsky coïncidait avec la fin du « radicalisme socialiste » et
avec la disparition de toute possibilité de convergence entre les
tendances de gauche, marxistes révolutionnaires, de
l’Internationale, d’un côté, et ce nouveau « révisionnisme de
gauche » que voulait être le syndicalisme révolutionnaire, de
l’autre. Michels interpréta de la même manière le congrès de
Rome. En déconseillant aux syndicalistes de quitter le parti, il
écrivit que la possibilité pour eux d’influer sur la direction du
mouvement ouvrier avait disparu .
Il
est possible qu’en examinant le panorama international, Lagardelle
ait été influencé par la situation française où les jaurésiens
avaient commencé à dialoguer, à partir de 1906, avec les
syndicalistes révolutionnaires.
L'involution
des Lagardelle et Michels vers le fascisme peut s'expliquer, selon
moi, par leur déception face au mouvement ouvrier qu'ils avaient
sacralisé.
Il
en naquit une conception du socialisme comme « révolte » générale
contre la société contemporaine à travers l’autonomie de la
classe ouvrière et à travers l’intensification des conflits de
classes. Bien
avant Sorel, Lagardelle avait imaginé dans le syndicat le meilleur
véhicule pour réaliser l’autonomie ouvrière et pour organiser
efficacement la classe ouvrière. Mais avec la limitation
productiviste, héritée du dix neuvième siècle comme je l'ai
rappelé en introduction et ce pourquoi on ne peut plus limiter la
notion de travailleur à « productif ». En effet,
contrairement
à Sorel, Lagardelle inclinait toutefois, de manière de plus en plus
évidente, vers un socialisme très proche d’un corporatisme de
type productiviste, base d'un compréhension commune avec le
« radical » Mussolini. Lagardelle, la seule société qui
valait d’exister était au contraire celle des institutions
prolétariennes, alors que les autres sphères, parce que non
ouvrières, étaient considérées comme « démocratiques », «
parasitaires » et destinées à disparaître après la révolution
syndicaliste ; des conceptions que ne peuvent toujours pas
renier nos actuelles sectes néo-léninistes !
Les
mots d’ordre du syndicalisme révolutionnaire prônaient le
fédéralisme et la décentralisation uniquement pour arriver le plus
rapidement possible à la destruction de l’appareil d’État. La
révolution des syndicalistes révolutionnaires devait éliminer
toute forme de pouvoir (en premier lieu celui de l’État) étranger
au contrôle et au vécu des ouvriers... mais au risque de se faire
aspirer par l'Etat « corporatif » ! Sorel ne
considérait pas la classe ouvrière comme un bloc homogène, et son
disciple Lagardelle en refusant le droit de citoyenneté à toute
figure sociale autre que le « producteur » finit par se
jeter dans les bras de l'Etat corporatif de Mussolini puis faire
parie des organisateurs du STO sous Pétain. Il suffit de peu de
chose dans une position politique, disait Lénine en substance, et un
léger manque d'intelligence se change en catastrophe.
Avec
ultérieurement sa participation à la revue « Plans »,
dans le même sens que le plan de Man, dont j'ai rappelé récemment
la critique par Bilan dans les années 1930, Lagardelle et ses
collaborateurs revendiquèrent d'abord
l'utilisation de deux termes apparemment antinomiques : ordre et
révolution. Après
la guerre, Sorel et Berth devinrent, à leur façon, des
sympathisants du bolchevisme. Michels et Lagardelle des partisans
déclarés du fascisme. Avant la guerre, les deux derniers furent
sans conteste plus conciliants envers la démocratie que les deux
premiers.
Partant
du constat de désordre généralisé, Lagardelle et Michels
proposaient d'instaurer un nouvel ordre16.
Avec la déviation antidémocratique et corporative, la déception de
la classe ouvrière « autonome » le délitement de la
pensée de Lagardelle peut s'expliquer aussi par ce que son ami,
Roberto Michels, avait nommé « l'éruption des masses »,
vieille resucée de la foule menaçante ou des masses passives qui
effrayèrent nobles et bourgeois au moment de chaque révolution.
Masses qui viennent, même de façon chaotique, défier la politique
dominante. Lagardelle et Michels, futurs amis de Mussolini,
rejoignaient finalement Gustave Le Bon.
Le Bon était taraudé par une obsession: comment enrégimenter des
foules incontrôlables et menaçantes, versées à tous les excès.
La mollesse des syndicats allemands, la déconfiture en Italie de
plusieurs grèves dites générales (entre 1906 et 1908) confirmaient
Michels dans ce sentiment. Il était ainsi amené à faire fi du
déterminisme simpliste et optimiste de ces marxistes pris au filet
du « matérialisme économique » et d'un prolétariat incapable
d'être « autonome ». Cette problématique désenchantée
informera plus tard tout le courant freudo-marxiste de Wilhelm Reich,
Erich Fromm et Herbert Marcuse, où la politique est dissoute dans la
psychologie et l'obsession anti-fasciste.
Lagardelle,
féroce syndicaliste devient bureaucrate d'Etat. Revenu en 1915 sur
ses terres du Sud- Ouest toulousain où il se transforma en
exploitant arboricole, il accepta des missions officielles de
coordination économique de sa région. Pendant les années vingt,
son engagement régionaliste aux côtés des chambres de commerce le
fortifia dans l'idée que les groupes intermédiaires entre État et
individus avaient leur rôle à jouer dans la dynamique sociale,
tandis que toute référence à la lutte de classes était mise sous
le boisseau. La prise de contact, dans la décennie suivante, avec
Georges Valois et avec la nouvelle génération non conformiste, dont
il faisait office de père spirituel exactement comme Sorel l'avait
été pour sa génération, l'incita à reproposer son syndicalisme.
Dans la revue Plans qu'il cofonda en 1931, il était désormais
question de la démocratie individualiste qui écrase l'individu et
du groupe qui le libère. Le syndicalisme, qui incarne le groupe des
producteurs, pouvait être autant le fait du prolétariat que
l'adoption par la société d'un principe nouveau. Une invite,
en somme, à l' «ardeur constructive» pour préparer l'économie
nouvelle. Lagardelle fut de 1933 à 1940 chargé de mission à
l'ambassade de Rome. La correspondance avec Michels révèle que
c'est bien celui-ci qui, en 1932, joua les intermédiaires pour que
Lagardelle assiste au congrès de Rome sur les problèmes
internationaux et les questions sociales. Les renseignements que le
Français rapporta enthousiaste de ce voyage, effectué pour le
compte du ministre de l'Éducation, son ami Anatole de Monzie, furent
à l'origine de la proposition de mission que lui confia le nouvel
ambassadeur Henri de Jouvenel, autre ami de longue date. Fort du
prestige de ces années passées à villa Farnese, il fut appelé par
Vichy en 1942 au ministère du Travail. Mais soupçonné de vouloir
réintroduire des principes sociaux séditieux sous couvert de
corporatisme, il fut écarté du pouvoir l'année suivante.
Y
aurait-il donc chez Lagardelle une continuité idéale du
syndicalisme à la Révolution nationale ? Ses biographes ne sont pas
loin de le croire. Il n'a pas succombé au nationalisme aussi
brutalement que Gustave Hervé. Chez le Lagardelle désenchanté de
1912-1913, chez le propriétaire foncier mêlé aux chambres
de commerce, chez le publiciste maître à penser du syndicalisme
constructeur, chez le ministre pétainiste prêt à faire usage de
l'État, il y a bel et bien dénaturation de l'esprit du syndicalisme
révolutionnaire tel qu'il mûrit à ses meilleures heures au contact
de la CGT ou tel qu'il perce à travers la pensée ouverte de Georges
Sorel.
C'est
dans le quotidien des luttes et des expériences collectives que
prenaient vie des embryons d'institutions ouvrières qui devaient
préfigurer une réorganisation sociale de la production.
Aujourd'hui que l'idée de l'autogestion est bien éteinte (adieu
LIP!) au profit d'une aspiration à l'autonomie qui déborde la
sphère du travail bien avant l'arrivée de la pandémie et sur un
mode individualiste, on perçoit mieux la dimension communautaire et
caduque des premières associations ouvrières impliquait une
démocratie close sur elle-même, un nombrilisme qui rendait
impraticable l'hypothèse d'une société affranchie gérée par les
seuls producteurs. Ni le parti, ni la vieille coopérative ni les
syndicats récupérés par l'Etat ne seront le modèle de demain.
Lagardelle eut un parcours politique qui
ne peut être séparé des déceptions sociales et des aléas des
générations de l'entre deux guerres. Mais son rejet persistant de
la forme parti, comme Max Eastman finissant aux ordres du
maccarthysme, l'amena au jeu périlleux de vouloir transposer les
formes de son syndicalisme étroit sur le terrain de la politique ;
en privilégiant le groupe sur l'individu, il finit par céder à une
vision holiste de la société, puis à l'engouement pour le
corporatisme fasciste. Ce qui pend au nez de tous nos collectivistes
néo-léninistes et ouvriéristes17.
Enfin,
pour qui feuillette « Le mouvement socialiste », certains
numéros sont accessibles sur le web, c'est une mine d'or sur les
débats, souvent d'un très haut niveau, dans la période à cheval
sur deux siècles, dont les questions et les réponses nous
interrogent toujours ;
NOTE
sur la popularité de l'Etat corporatif italien, ses loisirs et son
syndicalisme...
La
célèbre formule de Mussolini « Tout dans l’État, rien
contre l’État, rien en dehors de l’État », prononcée
devant la Chambre des députés le 26 mai 1927, le travail et les
loisirs devaient faire l’objet d’un contrôle total et incarner
la modernité d’un régime novateur dans le paysage politique de
l’Europe de l’entre-deux-guerres.
L’impression
qu’une nouvelle étape avait été franchie dans les rapports
sociaux en Italie éveilla la curiosité de nombreux observateurs
étrangers. Elle amena notamment une multitude de Français à s’y
rendre, particulièrement dans les années trente lorsque
l’enracinement du régime paraissait durable, dans le but de
découvrir la politique menée dans les domaines du travail et du
temps libre, ou bien à s’y intéresser à l’occasion d’un
déplacement dont ce n’était pas l’objectif principal. Le régime
lui-même chercha à rendre intelligible ses réalisations en mettant
en œuvre une propagande active, notamment lors de rencontres
internationales. D’où l’intérêt de s’interroger à la fois
sur les actions des autorités italiennes, mais aussi sur leur
compréhension et leur réception par des Français de tous horizons
dont la particularité fut de se rendre sur place et d’entrer
directement en contact avec les politiques fascistes. Pour y
parvenir, les récits de voyage publiés pendant la période, sous la
forme de monographies ou d’articles de presse, complétés par les
archives diplomatiques des deux pays et les archives de la propagande
du gouvernement de Mussolini, permettent de saisir les expériences
vécues et les analyses des visiteurs où le système fasciste
apparaît régulièrement comme un nouveau modèle d’encadrement
des masses laborieuses pour atténuer les dysfonctionnements et les
déficiences de l’État libéral et démocratique.
L’État
français et la mise en place de la Charte du travail s’inscrivent
dans le prolongement des débats hexagonaux des années 1930. Les
références étrangères ne peuvent être négligées, à commencer
par l’exemple italien. S’il est analysé et commenté dans des
revues vichyssoises, notamment Cahiers
et Travaux (la
revue de l’Institut d’études corporatives et sociales ) et
Idées,
il compte un adepte en la personne d’Hubert Lagardelle, secrétaire
d’État puis ministre du Travail d’avril 1942 à novembre 1943.
Ancienne figure de proue du syndicalisme révolutionnaire et du
sorelisme, Hubert Lagardelle est surtout un italophile convaincu et
un admirateur affiché du fascisme italien et de son modèle
corporatiste qu’il a étudié sur place, ayant vécu à Rome de
1933 à juin 1940. S’il a contribué à l’organisation du
colloque franco-italien de 1935, il est aussi l’auteur de l’article
publié la même année sur « le régime fasciste italien »
dans le tome X de l’Encyclopédie
française.
Étranger à l’élaboration de la Charte du travail vichyssoise,
Hubert Lagardelle se manifeste comme un acteur fondamental de sa mise
en œuvre. Il s’emploie à l’infléchir dans un sens
« syndicaliste », titrant notamment une série d’articles
publiés dans le Bulletin
de la Charte du travail d’octobre
1943 : « La Charte sera syndicaliste ou ne sera pas. »
Dans ce combat, le ministre Lagardelle n’est pas seul. Il s’appuie
en effet sur un cabinet où on relève notamment la présence
d’Émilie Lefranc, ancienne de Révolution
constructive,
mais dispose aussi de relais dans la presse via
l’hebdomadaire
L’Atelier,
lui-même proche d’organismes comme le Centre syndicaliste de
propagande ou encore le Comité ouvrier de secours immédiat (Cosi ),
dans lesquels gravitent des vétérans du Mouvement
socialiste,
Georges Dumoulin et Georges Yvetot.
La
thèse selon laquelle le syndicalisme disparaît dans le fascisme
doit également être révisée.
Selon les souvenirs de ce même personnage, les ouvriers continuent
de faire entendre leur voix. Les syndicats fascistes reprennent
souvent à leur compte, localement, les fonctions exercées par les
syndicats antérieurs, avec infiniment plus de prudence et de
modération. Les négociations pour les contrats collectifs ne
disparaissent pas et Mussolini en personne se charge à diverses
reprises d’opérer la médiation entre les parties opposées pour
parvenir à une entente, quand l’accord paraît difficile à
conclure. De nombreux travailleurs et dirigeants syndicaux passent
dans les rangs du syndicalisme fasciste, par conviction politique ou
pour garder le contact avec les ouvriers. C’est dans ce cadre que
se situe l’épisode bien connu de 1927 qui voit, après la
dissolution de la Confederazione
gene-
rale
del lavoro (CGDL),
l’ouverture de la part de Maglione et Rigola d’une association
d’assistance aux travailleurs. Un petit groupe de syndicalistes
prépare alors un document de soutien à l’État corporatif et aux
réalisations du fascisme dans le secteur du travail. D’Aragona,
qui porte le document aux exilés, est bloqué à la frontière et
son document publié par les journaux connaît un grand écho. Tandis
que Bruno Buozzi parle de trahison et que les dirigeants
syndicalistes en exil (tous opposés à l’autodissolution)
poursuivent leur action hors d’Italie, l’Associazione
nazionale per lo studio dei problemi del lavoro est
fondée. Rigola en est le président, Maglione le secrétaire18.
NOTES
1« En
tant qu’il produit des valeurs d’usage, qu’il est utile, le
travail, indépendamment de toute forme de société, est la
condition indispensable de l’existence de l’homme, une nécessité
éternelle, le médiateur de la circulation matérielle, entre la
nature et l’homme ». Marx
3Les
coopératives, dont on étudiera le fonctionnement plus loin, furent
des sources de solidarité pour la plupart des associations
ouvrières. Face au fameux Fernand Pelloutier, qui était
« subventionniste » et qui, en bon anarchiste à qui
tout est dû, disait « Autant de pris sur l’ennemi », des
contradicteurs syndicalistes révolutionnaires lui répliquèrent
qu'accepter des subventions des « pouvoirs publics »
mènerait à la compromission du syndicalisme. Pelloutier finit
semble-t-il par être convaincu et devint un propagandiste des
coopératives à côté du mouvement syndical. Il espérait y
trouver les moyens de donner aux bourses du travail un local et leur
autonomie. (cf le débat Lagardelle/Pierrot dans l'excellente
revue-livre Le mouvement socialiste » années 1910). Et voir
https://wikirouge.net/Coopératives
et commerce équitable
- La vraie nature des gilets
jaunes, des péquenots sans conscience de classe ?
- Voulez-vous mourir pour le
chiméRIC ?
5Pour
l'heure car il finira ministre de Pétain, mais j'expliquerai
pourquoi plus loin.
6Revue
des livres p.159 de mon exemplaire du numéro « Le mouvement
socialiste » d'août 1910, imprimerie moderne – Aurillac.
7Page
97 de mon exemplaire dans le chapitre : ENQUETES ET
MONOGRAPHIES, La coopération et le Socialisme, introduit par
l'intéressante étude historique du député socialiste belge Louis
Bertrand qui rappelle la longue liste des inventeurs du concept :
Buchez, Pecqueur, Louis Blanc, Proudhon : « La
coopérative de production était considérée comme un moyen de
résoudre le problème du salariat ; la coopérative de
consommation, au contraire, n'avait aux yeux des socialistes les
plus instruits et les plus clairvoyants, qu'une valeur plutôt
négligeable (…) Car il est bon d'ajouter que chez certains
coopérateurs socialistes, il y a actuellement une tendance à voir,
dans le mouvement coopératif, autre chose qu'un simple moyen
d'organisation du prolétariat et une source de revenus pour la
propagande. (…) Il est établi qu'en organisant les consommateurs
et en supprimant les intermédiaires inutiles, on peut arriver à
vivre meilleur marché. Il est établi aussi que par l'organisation
des consommateurs en sociétés de consommation, et en fédérant
celles-ci pour l'achat en commun d'abord, pour la fabrication de ces
produits ensuite, on arrive à produire coopérativement des denrées
alimentaires, des objets de vêtement, à construire des
habitations, etc. (…) En effet, ne se rapproche-t-on pas de
l'idéal socialiste si l'on réduit progressivement le champ de
l'exploitation capitaliste ? (…) Il n'est personne qui
soutiendra que le socialisme réalisera son but final d'un seul coup
en bloc (…) (après les terrains politique, communal, syndical)
sur le terrain coopératif, il réduira la puissance du commerce
privé, par la suppression des intermédiaires » (…) Au
point de vue pratique, l'association coopérative peut être
considérée aussi comme un précieux instrument d'organisation de
la classe ouvrière. Elle intéresse également la femme du
travailleur, par les avantages immédiats qu'elle procure.
8Des coopératives ouvrières existent toujours mais qui s'en soucie? On trouve des formes du même type, vantées par la bobologie, mais intégralement dans le circuit capitaliste sous le
nom de commerce équitable, tel Artisans du monde, pour un « juste
prix », garantie de marché à long terme, respect de
l'environnement. Ses trois piliers bernsteino-commerciaux sont les
suivants : la
vente de produits
issus
du commerce équitable qui permet aux producteurs, artisans ou
paysans défavorisés des pays du Sud, de vivre dignement
et
d'être acteurs de leur
développement.
- l’éducation au commerce équitable qui permet aux consommateurs de devenir des citoyens actifs dans leurs choix de consommation et dans le développement de l'économie solidaire
- les
campagnes d’opinion publique et le plaidoyer
qui contribuent, à un niveau plus global, à changer les règles
et les pratiques du commerce international.
9« L’Etat,
le petit commerce et la grande distribution, 1945-1996: une histoire
politique et économique du remembrement commercial », lire :
https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01661308/document.
Et:
https://www.cairn.info/histoire-des-mouvements-sociaux-en-france--9782707169853-page-486.htm
10Ouvrage
lisible sur le web :
https://fr.wikisource.org/wiki/Réflexions_sur_la_violence/V
12Lieu
chéri de mon enfance.
15https://www.persee.fr/doc/mcm_0755-8287_1987_num_5_1_944
16https://www.cairn.info/revue-mil-neuf-cent-2006-1-page-57.htm
PLANS
ET REVOLUTION
COLLECTIVE :https://books.openedition.org/msha/19867?lang=fr
18Corporatisme
et syndicalisme en Italie et en France dans les années 1930
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