Première partie
Pierre Hempel : tu publies un nouveau livre
plaidoyer « En défense de la Gauche communiste », un peu trop réactif à mon
avis face à l’anarcho-syndicaliste Berthier. En plus tu risques de taper à côté
du lecteur lambda pour lequel l’invocation de la « Gauche communiste » ne
signifie pas grand-chose ou, à la rigueur évoque une quelconque chapelle
électorale du parti stalinien finissant, même avec la béquille du Front bas de
l’ex-trotskien Mélanchon.
Conseils et
Unions ; Etat et dictature du prolétariat
L’article le plus lu de ce blog, au sommet du hit parade est celui du 24 octobre 2010 : LE VIDE POLITIQUE REVOLUTIONNAIRE FACE AU MOUVEMENT DE COULEUVRES SYNDICALES, qui n’avait occasionné qu’une polémique mineure avec « la bataille socialiste » sur la fausse solidarité des caisses de grève syndicales et gauchistes[1]. Pas terrible en plus mon article à la relecture. Non pas qu’il ait été infirmé sur la sclérose du « milieu révolutionnaire » maximaliste mais parce qu’il n’en approfondit pas les causes… que j'expliquerai comme une zizanie typique petite bourgeoise, inhérent à la décadence grecque. Quand tout le monde veut commander, c'est la décadence assurée!
Le vide n’a pas pu se remplir vu le peu de dynamisme
des luttes ouvrières dans le monde, partout repliées plutôt dans la politique
de l’autruche ou inféodées aux sorcières de l’autarcie nationale. Encore eût-il
fallu que nos profs es révolution soient présents autrement que sur le bord du
trottoir. On ne jettera pas la pierre ici à ces spectateurs qui attendent
l’heure de la révolution en lisant et en conciabulant. La révolution se fait
attendre, même si tout indique qu’elle est nécessaire et urgente, même après la fin du monde ce 21 décembre. ("Et Le
prolétariat ne vous a rien demandé" (message blog du 20 octobre 2009). Le 17
sept 2011, on lit « La planète maximaliste en état de canonisation » : « Avec ses défauts, avec ses haines recuites, avec ses
contradictions et concurrences, la planète maximaliste ressemble assez au
prolétariat. C’est sur ce seul point que je donne raison aux robots de
l’Instituto. Produit d’une classe encore atomisée, et en voie de sortir de
cette atomisation, les éléments révolutionnaires sont toujours en retard d’une
révolution. C’est le coup de pied au cul du prolétariat qui les attend, en
espérant qu’il ne soit pas trop fort au point de les expulser par la fenêtre
lors du grand matin. Une suggestion : si rien n’a bougé depuis deux ans entre
les forces isolées, étroites et même un tantinet académiques, c’est parce que
depuis presque deux ans personne n’a pris au sérieux le texte de Klasbatalo «
Contribution à un état des lieux de la Gauche Communiste Internationale »,
texte excellent qui pose toujours les vraies questions. On s’en apercevra un
jour.
[1] On peut lire ceci dans cet article :
« Sur le site inerte du CCI - présenté sur le suite de Controverses comme
le groupe le plus important (de quoi ? du monde ?) depuis 1982 - depuis 6 mois
aucune prise de position ni ouverture de forum sur la signification du
mouvement (de couleuvre syndicale) en cours. Le CCI-RI n’est plus hélas qu’une
secte rabougrie d’une dizaine d’intellectuels en France, donc cela n’a pas trop
d’importance. Ils ont tellement exclu de militants que les exclus sont trois
fois plus nombreux dehors, et sont définitivement discrédités par leurs procès staliniens en série (dont mes pages prolétariennes vous fournissent un extrait suffisant). Ce n’est plus un groupe ni important ni
indispensable aux luttes de classe.
Dehors ce n’est guère plus brillant. « Controverses » fédération internationale de nombre des exclus, qui a fait des efforts louables pour se laver des débilités léninistes et conspirationnistes du CCI, est tombé dans l’excès contraire. Leur site est encore plus navrant et académique que celui du CCI, et l’action dans la classe ouvrière n’est qu’un vulgaire chapitre placé à côté de celui de l’anthropogenèse, et commence seulement une compilation de tracts, sans analyser la lutte des classes en France ou ailleurs. Ce regroupement fédéraliste dont la critique a été déjà faite sur ce blog serait-il un nouvel « ICO » (information correspondance ouvrière d’Henri Simon, qui, après 68permit des rencontres révolutionnaires fructueuses) ?
Là encore, nous ne sommes plus à la même époque. Malheureusement la comparaison est en défaveur de Controverses. Autant ICO était plus ou moins héritier d’un groupe (S ou B) qui nous apparaissait mythique et chargé de projections d’avenir contre le faux communisme russe, autant, pour les plus informés les petits groupes de la « Gauche italienne » et les textes de la Gauche allemande publiés par Invariance et ceux de la Gauche Communiste de France publiés par RI recelaient des trésors pour s’offrir un bel avenir révolutionnaire, autant nous sommes plongés dans un vide sidéral après les noyades successives des intellectuels ultra-gauches déjantés, après les procès de Moscou du CCI et l’échec de toutes les prédictions fausses d’un renforcement mécanique des luttes du prolétariat contre la crise systémique depuis 30 années ».
Dehors ce n’est guère plus brillant. « Controverses » fédération internationale de nombre des exclus, qui a fait des efforts louables pour se laver des débilités léninistes et conspirationnistes du CCI, est tombé dans l’excès contraire. Leur site est encore plus navrant et académique que celui du CCI, et l’action dans la classe ouvrière n’est qu’un vulgaire chapitre placé à côté de celui de l’anthropogenèse, et commence seulement une compilation de tracts, sans analyser la lutte des classes en France ou ailleurs. Ce regroupement fédéraliste dont la critique a été déjà faite sur ce blog serait-il un nouvel « ICO » (information correspondance ouvrière d’Henri Simon, qui, après 68permit des rencontres révolutionnaires fructueuses) ?
Là encore, nous ne sommes plus à la même époque. Malheureusement la comparaison est en défaveur de Controverses. Autant ICO était plus ou moins héritier d’un groupe (S ou B) qui nous apparaissait mythique et chargé de projections d’avenir contre le faux communisme russe, autant, pour les plus informés les petits groupes de la « Gauche italienne » et les textes de la Gauche allemande publiés par Invariance et ceux de la Gauche Communiste de France publiés par RI recelaient des trésors pour s’offrir un bel avenir révolutionnaire, autant nous sommes plongés dans un vide sidéral après les noyades successives des intellectuels ultra-gauches déjantés, après les procès de Moscou du CCI et l’échec de toutes les prédictions fausses d’un renforcement mécanique des luttes du prolétariat contre la crise systémique depuis 30 années ».
Le samedi 30 mai 2009 je publiais le message blog suivant composé d'une auto-interview promo de mon livre "En défense de la Gauche communiste", et j'ajoute aujourd'hui le texte génial de Laugier "L'antikapédisme du PCI,
meilleure synthèse effectuée au XXe siècle de la polémique finale entre un défenseur de ce courant disparu et les résidus de la Gauche italienne. Les deux grands penseurs de la Gauche communiste des années 1920 aux années 1960, Pannekoek et Bordiga retrouvent ici toute leur profondeur et leur communauté d'idées contre les falsifications de certains maximalistes égarés. Non la Gauche allemande ne fut pas anarchiste; Lénine et Bordiga peuvent aller se rhabiller. Les anciens partis et syndicats du mouvement ouvrier sont tous passés dans le camp bourgeois.
Le postier Laugier fait oeuvre magnifique non seulement de mémorialiste
mais de théoricien pour jeter les bases de l'avenir révolutionnaire du
prolétariat. Je le lis chaque fois avec enthousiasme. Il est mort dans la
solitude sans que son oeuvre ne soit prise en charge par un quelconque éditeur
de gauche (tous des putes et des maqués). Je ne livre qu'un tiers du texte ici,
repris de Tempus Fugit, mais c'est l'excellence et la
clarté de l'explication qui vont vous ravir chers lecteurs anonymes ou pas de
ce blog. Dans une deuxième partie, nous réfléchirons ensemble sur l'apport indéniable de Battaglia Comunista (devenu Tendance Communiste Internationaliste) aux véritables partis prolétariens du futur: Bordiga au-delà du mythe du parti mystique".
Initiation à la Gauche communiste
Jean-Louis Roche : D’abord je pense qu’il
fallait répondre à ce cuistre, ensuite, comme on s’aperçoit très vite qu’il ne
connaît rien à la révolution allemande et qu’il brode, cela nous amène à aller
au-delà des fabulations de ce petit personnage pantouflard, et à reposer sur la
table les grands acquis de la Gauche communiste. Je suis bien conscient du flou
du terme pour les jeunes générations, c’est pourquoi je débute en reprécisant
que c’était initialement les deux ailes « gauches » les plus notoires –
allemande et italienne – en réaction à la dégénérescence de l’I.C. ; j’aurais
pu aussi parler des autres Gauches qui apparurent dans les autres pays
européens et de Miasnikov en Russie qui se retrouva par exemple sur les
positions du KAPD (Gauche allemande). Gauche ne signifie plus grand-chose
aujourd’hui, j’ai longtemps préféré user du terme de « courant » communiste…
car la gauche politique des médias est bourgeoise et ne peut pas parler au nom
de la classe ouvrière.
En fournissant par après la polémique une
importante annexe je n’ai pas d’autre but que celui de Polybe : « La meilleure
éducation et le meilleur apprentissage pour la vie politique active est l’étude
de l’histoire ». En filigrane je tiens à rappeler les vraies leçons de la vague
révolutionnaire de 1917-1923, en soulignant ce qui est tranché dans les débats
et polémiques entre les deux grands courants de cette « Gauche communiste » en
lien avec le temps présent où le profane peut très bien nous rejoindre sur les
conclusions en observant la faillite politique des idéologies de la gauche…
bourgeoise.
PH : Commençons par le commencement. En
référence à ce que tu nommes « la face cachée de la révolution allemande », tu
accuses de confusion bordiguistes et anarchistes car ils estiment que c’est la
bourgeoisie qui a arrêté la guerre…
JLR : Ils ne font que répéter ces ânes ce
qu’on leur a bourré dans le mou à l’école ! Et l’expression « la face cachée »
n’est pas de moi mais de Laugier !
PH : Ne t’énerves pas. Tiens lisons ce
qu’écrit l’historien Georges-Henri Soutou qui analyse le machiavélisme des
militaires : « Le 29 septembre, à l’annonce de l’armistice bulgare, Ludendorff
déclara au gouvernement qu’il fallait adresser aux alliés une demande
d’armistice, mais, c’était là toute l’habileté, sur la base des Quatorze Points
proclamés par le président Wilson le 8 janvier 1918 (c’est-à-dire sur la base
du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, et aussi de la non-discrimination
en matière économique et commerciale, deux intérêts allemands essentiels, on va
y revenir). En outre, ajoutait Ludendorff, il fallait nommer un nouveau
chancelier à la tête du Reich et mettre en place une « parlementarisation » du régime
(jusque-là le chancelier relevait uniquement de l’empereur, désormais il
dépendrait de la confiance du Reichstag). Cette seconde proposition avait pour but de
gagner la sympathie de Wilson, qui insistait de plus en plus depuis le
printemps sur la nécessité de mettre un terme à la nature autoritaire du Reich ; elle avait aussi
pour but d’essayer d’amortir la montée du mécontentement populaire, sensible
depuis l’année précédente et qui devait d’ailleurs déboucher sur la révolution,
à Berlin et dans les capitales des différents États du Reich, du 7 au 9 novembre.
Elle avait enfin pour objectif, et disons tout de suite que cet objectif fut
atteint, avec les plus grandes conséquences pour la suite, de dégager les
militaires de leurs responsabilités aux yeux de l’opinion : c’étaient les
militaires qui avaient conduit la guerre pour l’essentiel, au moins depuis
1916, ce serait aux civils de négocier l’Armistice puis la paix. (…) Bien
entendu, le mythe de la non-défaite fut immédiatement complété par celui du « coup de poignard
dans le dos », propagé par les officines de l’état-major dès octobre 1918 :
l’armée n’avait pas été vaincue sur le champ de bataille, elle avait été trahie
par les « criminels de novembre », par les hommes politiques défaillants et bien sûr par les
révolutionnaires et les socialistes, ces « apprentis sans patrie », selon la formule
fameuse. Sur ce double mythe extrêmement fort, forgé dans l’humiliation d’une
défaite inattendue et niée, se développèrent deux courants fondamentaux et
consubstantiellement liés dès les années suivantes : la volonté de revanche et
le rejet de la République de Weimar. On est là, comme l’a fort bien écrit
Pierre Jardin, « aux racines du mal ». Il suffit de relire Les réprouvés, le roman
autobiographique fameux d’Ernst von Salomon, publié pour la première fois en
français en 1931 (chez Plon) pour s’en convaincre ».
JLR : J’ai lu Soutou, c’est intéressant mais
ce n’est qu’un historien inconscient. Je te signale qu’il souligne que la
bourgeoisie n’était pas encore vraiment unie sur l’intérêt de cesser
immédiatement la guerre, ce n’est qu’après les événements révolutionnaires en
Allemagne qu’elle s’y est vraiment résolu dans son ensemble. D’ailleurs Soutou
le dit avec ce titre : « Les divergences entre alliés dans la préparation de l’Armistice
du 11 novembre annonçaient les ambiguïtés de la paix future ». Bien ! Mais nous
sommes en 1918, et Soutou et ses lecteurs bordiguistes et anarchistes ont sauté
les années de guerre. Or, déjà en 1915, après une année de guerre il se produit
des grèves en Russie et déjà des insubordinations au front. Pour Sebastian
Haffner, c’est une mutinerie de marins qui a mis en branle la révolution de
1918 (et donc arrêté la guerre): « … la révolution allemande peut tirer une
gloire toute particulière de son auto-discipline, de sa clémence et de son
humanité, d’autant plus remarquables qu’il s’est agi presque partout de l’œuvre
spontanée de masses sans dirigeants. Le héros de cette révolution, ce sont les
masses ». Le seul groupe politique à aller dans le même sens que ce génial
journaliste, du point de vue historique réel, sur les causes de la guerre,
reste le Courant Communiste International (je peux le dire sans faconde
d’autant que je n’en suis plus militant depuis longtemps). Dans un article de
sa revue internationale en 2008 – Il y a 90 ans, la révolution allemande : Face
à la guerre le prolétariat renoue avec ses principes internationalistes –
l’auteur, Steinhopfer, rappelle que, en mai 1916, après l’arrestation des
membres du petit groupe spartakiste, dont Liebknecht, les métallos se sont mis
en grève en solidarité, que les syndicalistes avaient lancé la chasse aux «
meneurs » pour qu’ils soient envoyés au front… c’est la vérité contrairement
aux maquilleurs du rôle de ces flics sociaux pendant les guerres, comme
Berthier ! Les marins allemands se sont révoltés en août 1917, à quelques
semaines de la révolution… d’Octobre en Russie ! Il y a eu tant de grèves et de
révoltes dans les tranchées qu’il est culotté d’affirmer que la bourgeoisie a
pris l’initiative de mettre fin à la guerre. D’abord elle y a été contrainte
face au danger de l’effondrement intérieur croissant, parce que la continuation
de la boucherie était devenue un carburant révolutionnaire, puis elle a pu
prendre le temps de s’unifier pour écraser les réactions courageuses du
prolétariat. Donc, la poignée de bordiguistes modernes (évanescents…) et la
nuée d’anarchistes (inconscients) sont les deux faces de la même pièce. Ils
récitent les âneries qu’on leur a inculquées à l’école bourgeoise. Ce qui
m’amène à dire que les anarchistes font en général de bons bordiguistes et que
ces derniers redeviennent anarchistes individualistes dès qu’ils se rendent
compte qu’ils font rire avec leur histoire d’invariance du marxisme. En tout
cas, ils expriment cette vision typique de la petite bourgeoisie intellectuelle
qui méprise les masses de prolétaires, ces « cons » qui ont besoin de parti ou
de syndicats pour avancer ! En tout cas ils sont aveugles face aux événements
en Allemagne de 1916 à 1918 qui révèlent la capacité du prolétariat à paralyser
la bourgeoisie avec des minorités politiques réellement présentes mais à la
suite de ces mêmes masses, comme l’écrit Haffner : « Les masses qui s’étaient
donné ces nouveaux organes d’Etat n’étaient ni spartakistes ni bolcheviques
mais social-démocrates. Le groupe Spartakus, précurseur du parti communiste,
n’a fourni à cette révolution aucun dirigeant ni « meneur ». La plupart de ses
militants ne rattrapèrent la révolution qu’une fois libérés (…) L’exemple russe
a peut-être joué un rôle indirect d’amorce, mais il n’y eût aucun émissaire
russe qui eût pu orienter le cours des choses. D’ailleurs cette révolution,
sauf à Munich, n’eut aucun dirigeant, aucune organisation, aucun état-major,
aucun plan d’opérations. Elle fut l’œuvre spontanée des masses, des
travailleurs et des simples soldats ».
PH : Le « spontané » horripile les
professionnels du bordiguisme et de l’anarchisme… Laissons de côté pour
l’instant ces deux caricatures de partitisme et de syndicalisme. Cet arrêt de
la guerre est tout de même un coup de génie de la bourgeoisie puisqu’elle va
pouvoir s’occuper du front intérieur. Mais le prolétariat allemand se bat-il
pour le socialisme ?
JLR : Bonne question ! Le prolétariat va se
battre pour la paix. J’en réfère au grand Jogisches qui a dit « ce fut une
révolution de soldats ». L’excellent Sébastian Haffner – qui a écrit «
Allemagne 1919 une révolution trahie » - et qui nous décrit une « révolution
social-démocrate », a estimé aussi que cela avait été une révolution au
caractère fondamentalement « antimilitariste ». Je développe depuis des années
l’importance de cette idée pour la révolution future, sans faire de concession
au pacifisme. Il y a là une leçon de l’échec allemand qui est cruciale, non
rédhibitoire mais aucunement prise en compte et analysée par un groupe
politique ou un historien.
PH : Révolution social-démocrate ? Au
gouvernement le SPD et dans l’opposition, tués dans la rue, les ouvriers
allemands en train de faire une révolution social-démocrate ? Il exagère pas un
peu Haffner ? Drôle d’explication et de justification de la social-démocratie
pour sa trahison de 14 !
JLR : Hep ! Pas si vite ! Les explications de
Lénine et Rosa sur la faillite de la IIe Internationale restent valables. Mais
pour comprendre cette trahison avec nos petits yeux de spectateurs éloignés
encore faut-il discerner qu’il s’est agi de la trahison de la confiance que les
masses accordaient jusque là au parti et aux syndicats. Et quand quelqu’un
trahit votre confiance vous ne continuez pas votre train-train insouciant, vous
restez interloqué ! Les masses interloquées sont ces mêmes masses d’électeurs
social-démocrates, reconnaissantes au parti d’avoir généré des syndicats de
défense des travailleurs. Nombre de membres du principal parti réformiste «
traître » le SPD et de syndicalistes se retrouveront membres des Conseils
ouvriers… La trahison croisait le dramatique changement de période de fin de
capitalisme florissant – qui se limitait à des guerres locales – les deux
principaux moyens de défense politique et économique de la classe ouvrière
s’étaient englués dans la routine bureaucratique de l’Etat au point
d’abandonner la menace de la veille (refuser la guerre) du fait d’une telle
inféodation au socialisme national… empressé à défendre la patrie !
PH : Cela expliquerait pourquoi les Conseils
ont été si peu révolutionnaires en Allemagne contrairement à la Russie, et
assez légalistes ?
JLR : Oui. Et en acceptant de mettre à leur
tête un Noske. Le vote des crédits militaires par le parti n’est pas suffisant
pour décrédibiliser ce responsable qui avait été envoyé en Suisse avec la
caisse du parti pour la préserver. Investi de cette action, Noske apparaît
comme un « homme de confiance ». Ce n’est pas un hasard si les délégués révolutionnaires
se sont appelés « hommes de confiance » au fur et à mesure que les prolétaires
allemands ont perdu confiance dans ce parti traître. La composition des
Conseils allemands est le reflet de cette situation tragique qui permet la
double trahison, trahison dans la guerre puis trahison dans la révolution. Nos
donneurs de leçons après-coup, les trotskiens et les bordiguistes qui
expliquent tout par l’absence du parti et le vieil anar Berthier par son
ignorance, oublient que les masses ne se battent pas initialement pour le
socialisme, comme le note Haffner, mais pour la paix, le retour au foyer des
pauvres pioupious. Avec ces donneurs de leçons on reste évidement scandalisé
par la nomination de Noske !
Deux grandes figures de notre Gauche
communiste ne s’y sont pas trompées :
- « Le plus souvent, les ouvriers élus sont
très peu éclairés, ont une très faible conscience de classe, de sorte que les
conseils ouvriers (…) n’ont aucun caractère révolutionnaire » Karl Liebknecht
(20 novembre 1918)
- « Si la révolution suit son cours dans les
organes révolutionnaires que les premiers jours ont vu naître, les conseils
d’ouvriers et de soldats, son destin n’est pas brillant (…) La révolution vivra
sans les conseils, les conseils sont morts sans la révolution ». Rosa Luxemburg
(30 novembre).
On peut compléter ce constat en lisant Haffner
encore : « Les conseils n’étaient pas une bohème révolutionnaire corrompue et
assoiffée de plaisirs. Ils étaient pour l’essentiel composés de l’élite
ouvrière, de cadres des partis et des syndicats, sobres et solides, qui à leur
manière aimaient autant l’ordre que les vieux fonctionnaires qu’ils
contrôlaient et voulaient remplacer. En quatre semaines ils avaient largement
surmonté le chaos des premiers jours et, dans tous les domaines, avaient créé
une organisation parallèle à la vieille administration et capable de
fonctionner, ce qui est une performance remarquable » (…) « Les masses
allemandes ont fait aussi bien durant cette semaine (du début novembre 1918,
ndt) que les soldats allemands pendant les quatre années de guerre et les
masses russes en février 1917 ».
PH : ça alors ! Donc demain, mettons en
France, on va se fader les rigolos enseignants du POI, de la LCR, de LO et de
la CNT dans de futurs conseils ! Et l’élite ouvrière des « cadres » ?
JLR : Attention, les types du parti et des
syndicats de l’époque n’étaient pas l’équivalent de nos rigolos trotskiens ou
anarchistes. C’étaient de vrais représentants du combat de classe de la fin du
XIXe siècle. Un phénomène comme celui des Unions, qui ont succédé aux Conseils
avec comme critère d’adhésion l’accord avec la dictature du prolétariat, ne
pourra plus se reproduire. C’était d’anciens syndicalistes. Les syndicalistes
actuels seront virés en premier lieu des tribunes… pour leur ridicule apologie
de la grève générale d’une journée tous les deux mois… Nos gauchistes peuvent
être comparés aux Junkers ou au Cadets russes… Mais bon oui il y aura des
membres de ces groupuscules et des sous-marins des vieux syndicats
gouvernementaux comme la CGT et Cie. Ce n’est pas un problème, le combat se
mène pour des objectifs qui dépassent les clivages politiques bourgeois et la
créativité des masses saura se jouer des magouilleurs de coulisses. Les
délégués révolutionnaires des Unions nous laissent des leçons toujours valables
contre le prurit de l’immédiatisme et l’impulsivité révolutionnaire. Dixit
Haffner : « Le 30 décembre (1918), le groupe Spartakus se sépara définitivement
de l’USPD et se constitua en parti communiste. Ce faisant, il se brouillait
avec les Délégués révolutionnaires, qui étaient en désaccord avec cette
décision et qui trouvaient depuis longtemps que la « tactique de rue » de
Liebknecht, consistant à organiser perpétuellement des manifestations, était
d’un dangereux amateurisme. Même au congrès de fondation du parti communiste,
il y eut dès le début divergence ouverte entre la masse des adhérents, qui
exigeaient une action immédiate, et la direction qui considérait qu’il restait
un long chemin à faire (Rosa Luxemburg : « Camarades, votre radicalisme est un
peu facile (…) Nous ne sommes qu’au début de la révolution »). Bien qu’il était
déjà trop tard de quitter l’USPD opportuniste…
PH : Cela veut-il dire que, comme le chantent
sans cesse bordiguistes et anarchistes, les Conseils ouvriers sont nuls et non
avenus, faibles, récupérables, pacifistes ?
JLR : C’est du pipeau. Les masses seront
toujours amenées à créer leurs propres organes en situation révolutionnaire. Je
ne fétichise pas la forme des Conseils puisque je dis qu’ils ne pourront plus
être calqués sur les seuls grandes usines mais sur le réseau de toutes les
entreprises et les quartiers ; on aura peut-être une fusion de la forme comité
d’usine et soviet car l’usine comme base pour réorganiser la société c’est
plutôt étroit et dépassé… En tout cas, même s’ils sont composés de « l’élite
ouvrière » et de militants des partis traîtres (mais pas de militants traîtres)
les conseils en Allemagne – même s’ils ne voulurent au fond qu’une démocratie
constitutionnelle des conseils – étaient imprévus et gênaient la
social-démocratie ; Haffner note que pour Scheidemann leur existence prolongée
aurait signifié la chute de la bourgeoisie.
PH : Après la fabulation sur l’arrêt de la
guerre grâce aux syndicats comme l’a déclaré le menteur Berthier, après sa
tentative de dissoudre l’innovation extraordinaire des Conseils ouvriers dans
l’apologie de l’anarchisme inexistant au cœur des événements en Allemagne,
n’a-t-il pas un peu raison de relever la précocité du danger nazi et d’accuser
de négligence la Gauche communiste ?
JLR : Du tout. Berthier sait qu’il s’adresse à
un milieu analphabète en histoire, le milieu anarchiste et joue sur la
sensibilité « antifasciste » qui est la base du recrutement gauchiste simpliste
depuis plus de 30 ans. ET il se plante magnifiquement sur l’année 1922.
Quiconque a un peu « lu » les événements sait que le mouvement hitlérien ne
prend son envol qu’avec la crise de 1929 ! Il essaie de nous refiler sa salade
antifasciste a-historique en reprenant l’interprétation bourgeoise de wikipédia
sur le putsch de Kapp avec en héros le bonze Crispien. Or ce dernier était au
début totalement opposé lui aussi à faire la grève avec les traîtres du SPD,
puis a obéi aux consignes des ministres SPD. Mais bon, les lecteurs liront comment
je démonte le truc lourdingue à Berthier.
Un coup de chapeau ici au grand historien
Martin Broszat, que Berthier eût mieux fait de lire au lieu d’inventer un
nouveau putsch Kornilov ou Salan ; Broszat constate que après le putsch « la
grève se mua en révolution armée » : « Le gouvernement légal (SPD, ndt) pouvait
maintenant revenir de Stuttgart. Son premier soin fut de mettre fin à la grève
générale, son deuxième fut le désarmement de l’armée rouge qui occupait
toujours la Ruhr. Tout naturellement, les ministres sociaux-démocrates, qui à
l’heure du danger avaient encore une fois appelé la révolution à la rescousse
et avaient de fait été sauvés par elle, retrouvèrent leur rôle de feuille de
vigne de la contre-révolution. Ils firent encore aux dirigeant syndicaux, qui
hésitaient à mettre fin à la grève, quelques promesses dont ils savaient
qu’elles ne pourraient être tenues, comme le châtiment sévère des putschistes,
comme le recrutement d’ouvriers dans les forces de sécurité ». Mais, lisons la
suite, ce n’est pas la Gauche communiste qui favorise ou néglige la montée du
nazisme, mais le cadre de ce putsch qui en est le « sol nourricier » : « Le
régime réactionnaire qui parvint au pouvoir à Munich après la répression de la
République des Conseils et le putsch de Kapp fournissait un sol nourricier
favorable au premier NSDAP. Le soutien actif de la Reichswehr bavaroise –
pénétrée de l’esprit des corps francs contre-révolutionnaires depuis l’été 1919
– aussi bien aux associations patriotiques völkisch qu’aux « gardes
patriotiques », puis à leurs remplaçants (les « groupements de défense
patriotique »), eut une importance décisive pour le développement du NSDAP et
de la SA ».
PH : Quel est le moment de la césure pour le
prolétariat allemand ?
JLR : Sa grande défaite est l’année 1923. Cinq
ans de luttes qui l’ont épuisé. Il continuera à lutter mais ne sera plus
vraiment une menace pour la volonté de la bourgeoisie de mettre le parti de la
guerre au pouvoir. La Gauche communiste devient minoritaire avec le KAPD et les
Unions. Le parti communiste allemand principal « sur ordre de Moscou, le KPD,
renonça à sa tactique révolutionnaire » (Martin Broszat, L’Etat hitlérien).
Entre 1923 et juin 1928, le SPD ne fut plus représenté dans les gouvernements
de droite du Reich qui se succédèrent dans la République de Weimar. Pendant la
même période le parti nazi reste marginal : «… la rupture presque complète des
liens de protection dont Hitler avait bénéficié auparavant, suite à sa
condamnation à la prison, à son interdiction de parole ainsi qu’aux entraves
contrecarrant les activités de son parti dans certains Länder. (…) dans ces
années 1924-1928, au cours desquelles le NSDAP nagea à contre-courant, penchant
à gauche aussi bien dans son idéologie que dans sa propagande, et revêtant
temporairement plus un visage national-révolutionnaire que völkisch-antisémite,
que le parti se trouva réellement rejeté par la société politique… (il) se
révéla n’être qu’une formation politique marginale » (M.Broszat). Il émerge en
1932, hors de toute problématique de contre-révolution ou d’opposition du
prolétariat et de ses partis : «Le parti national-socialiste, qui pendant dix
ans n’avait été rien d’autre qu’une petite minorité radicale de droite, se
développa soudain en un mouvement national de rassemblement et de masse… »
(ibid). La revanche nationale dans la guerre mondiale est en marche, et celui
qui lui avait ciré les pompes n’était autre que le député « ouvrier » Ebert qui
avait déclaré aux soldats de retour du Front : « Aucun ennemi ne vous a vaincu
».
PH : Pour toute période il faut en effet
comprendre le désir ou la logique inévitable du capitalisme d’aller à la
guerre. Il ne peut pas faire autrement. Dans le faux dilemme guerre ou paix, il
finit d’ailleurs par l’emporter pour recommencer la guerre à peine deux
décennies après la boucherie de 14-18. On peut dire qu’on en est au même point
aujourd’hui. Comment le capitalisme pourrait-il ne pas envisager la guerre
mondiale dans une crise autrement plus grave que celle de 1929, comme même ses
thuriféraires les reconnaissent ?
JLR : grave question que nous n’allons pas
écluser aujourd’hui. Je voudrais simplement et brièvement conclure sur la
conjonction idéologique invariante entre bordiguistes et anarchistes. Lénine
avec la complicité de Bordiga avait qualifié d’anarchiste la Gauche allemande
maximaliste (le KAPD), étrange retour de bâton, 80 ans plus tard la Gauche
italienne se retrouve dans les bras de l’anarchisme confusionniste ! Malgré
l’invocation sacro-sainte du parti, mais comme de tout anarchiste lambda du
grand penseur Bakounine, une poignée de derniers sectateurs ou ce qu’il en
reste est voué à rester sur le bord du trottoir.
Comme je l’ai souligné au début, il y a cet
étonnant aveuglement similaire sur la spontanéité des masses, cette obsession
de faire dépendre tout changement politique de spécialistes de parti ou de
syndicat… Bordiga affirmait que la conscience de classe ne pouvait exister que
dans le parti et chaque bonze anarchiste prend les prolétaires pour des
incapables. Les bordiguistes ont gardé et cumulé les tactiques parlementaire et
syndicale du virage légaliste de l’IC en 1923. Les anarcho-syndicalistes ne
sont pas les derniers à appeler à voter pour le candidat de la gauche
(bourgeoise) le mieux placé. Sur la question nationale palestinienne, sans
issue, on ne trouvera pas une feuille de papier à cigarettes de différence
entre anarchos et bordiguistes. Pour dénoncer les Conseils ouvriers ils sont
capables d’unir leurs voix. Sur la nature de la Russie, dont Bordiga est resté
le supporter ambigu dix ans plus que la Gauche allemande (trop tard !),
bordiguistes et anarchistes n’ont plus à se quereller, la Russie stalinienne
n’existe plus.
Sans nier l’importance du rôle du parti, mais
en renonçant à toute accointance avec les élections républicaines et avec le
cinéma syndical, tout révolutionnaire moderne ne peut que se reconnaître dans
le maximalisme du programme du KAPD. La Gauche allemande a triomphé au-dessus
des autres fractions de la Gauche communiste.
Nous attendons la superbe affiche de nos
camarades du Canada avec une longue citation de Rosa Luxemburg qui résume toute
la confiance que les communistes révolutionnaires peuvent placer dans les «
masses ».
L'ANTIKAPEDISME DU PCI
Une certaine ignorance des faits et
conditions historiques décrits au chapitre précédent explique, pour une bonne
part, l'acceptation, par les membres du PCI du schéma transmis par la Gauche italienne concernant
les vicissitudes de la
IIIe Internationale en général, son rôle face à la révolution
allemande en particulier. La crédibilité de ce schéma passe pourtant par une
ignorance plus grande encore de la signifcation et de la portée du travail
critique accompli par la gauche allemande. C’est précisément sur cette
ignorance que la polémique à titre posthume menée par la presse du PCI contre
le KAPD spécule d’une façon aussi édifiante que triviale ; pour cette
raison, il est doublement utile d’en faire la critique : c'est d'abord mettre
en évidence la mauvaise foi obligatoire dans les procédés critiques du PCI ;
c'est ensuite découvrir, dans l'ambiguïté de la gauche italienne à l'égard de
la gauche allemande, l'origine de cette perplexité à laquelle le PCI ne peut
échapper qu'en multipliant les entorses à la vérité.
Par ailleurs cette polémique antikapédiste s’inscrit
dans la dernière "crise" du PCI comme une nécessité significative en
elle-même. La logique de la solution apportée à cette "crise"
exigeait que la direction du parti, après avoir provisoirement réglé la
discussion de la tactique syndicale[1], se retourne, avec une virulence accrue, contre la
source idéologique présumée des contestations qui s'étaient élevées dans le PCI
en 1970-71 : les positions de la
Gauche allemande et, plus particulièrement, celles de ses
"théoriciens", Pannekoek et Gorter.
Cette offensive fut déclenchée lors
de la réunion générale de Milan en février 1972, en contrepartie inévitable du
"redressement" opéré sur le plan syndical : pour faire accepter au
volontarisme, en ce domaine, "l'autocritique" qu'on lui administrait,
il ne fallait rien moins qu'évoquer devant le parti le spectre d'une
désagrégation dont on brûla en effigie le symbole : le
"kapédisme".
Inutile de décrire par le menu cette
manœuvre, dont il faut bien reconnaître que le "centre" du parti beaucoup
mieux que nous percevait la nécessité impérative en tant que moyen de conjurer
l ‘écroulement de tout l'édifice théorique du PCI. Rappelons seulement,
pour ne pas quitter l'angle de vue essentiellement expérimental que nous
respectons tout au long de cette étude, les conditions dans lesquelles les
éléments ou sections en désaccord avec la ligne du parti durent renoncer à tout
espoir, non pas seulement de faire prévaloir leurs vues, mais même de les
exposer dans un climat qui ne fut pas empoisonné par une hostilité fanatique.
Les sections "nordiques", dont on a suivi plus haut la controverse
par voie épistolaire avec le "centre", se convainquirent, sur la fin
de l'année 71, de l'inutilité de poursuivre une discussion qu'elles n'auraient
voulue ne fonder que sur le seul terrain des faits historiques : il
apparaissait de façon indubitable que le PCI ne pouvait les y suivre parce
qu'étant lié, en tant que position de principe, à une interprétation déterminée
et irréfrangible des mêmes faits. Le "scandale" provoqué par le
numéro 114 du "Prolétaire" survint à peu près à la même époque. Dès
lors que le "centre" exigeait, au nom de la discipline, le
"retour du journal dans la ligne juste" - et donc une autocritique,
par les auteurs, des trois articles incriminés dont nous avons parlé au début -
il était clair que toute discussion "sereine" (selon le terme
qu'affectionnait le "centre") devenait impossible. Le ton s'était
d'autant plus passionné que les tenants les plus résolus de l'infaillibilité du
parti - précisément ceux qui, dans toutes les sections, avaient ignoré le plus
longtemps les incartades volontaristes du "centre syndical''-
retournaient, selon un réflexe classique, leur mécontentement tardif à l'égard
de l'USC contre ceux qui, par leurs protestations à l'adresse de ce dernier,
avaient effectivement déclenché la "crise". Dans ces conditions, il
n'était que trop prévisible que la réunion générale de Milan (initialement
prévue pour le début de l'année) reproduirait en plus grand, sans aucune
utilité, les empoignades aussi ridicules que véhémentes dont certaines sections
du PCI avaient déjà été le théâtre. Les sections et membres
"dissidents" du parti refusèrent donc de se rendre à cette réunion,
estimant non sans raison que ceux qui y participeraient dans ce contexte
prouveraient par la même accepter sans réagir de franchir un nouveau pas dans
la dégradation du PCI.
On pourra en effet vérifier, au
travers des textes que nous allons examiner, à quel niveau d'agressivité le
PCI, dans les mois qui suivirent, éleva les vieilles divergences entre la
gauche italienne et la gauche allemande, entre lesquelles le contraste
politique et idéologique n'avait jamais atteint un tel paroxysme. C'est une
véritable campagne de presse que le PCI déclencha contre le spectre du KAPD,
soulageant en un seul coup, une incroyable accumulation de mesquinerie et de
présomptions concurrentielles au moment de la confrontation, longtemps différée
et inconsciemment refoulée, avec la fin tragique du mouvement ouvrier dont
toute une génération avait cultivé le fantôme. Si le PCI, près de 50 après
la disparition de la gauche allemande, s'en prit à celle-ci avec la virulence
et le mépris que nous pourrons constater, c'est qu'il s'agissait bien pour lui
d'une échéance historique désormais impossible à éviter.
En ruinant définitivement les
arguments de 1920 contre "l'infantilisme de gauche", c'est au mythe
de l'infaillibilité de la gauche italienne que ce nouveau "dialogue avec
les morts" porte un coup sévère[2]. Mais les
conséquences n'en seraient peut-être pas aussi irrémédiables pour le PCI, si
celui-ci continuant à théoriser doctement le ralliement de Bordiga à Lénine et
à ses indéfendables raisons, n'y était poussé par une force en dernière analyse
bien plus importante que la seule fidélité à la tradition, et qui, finalement,
reste la seule inspiratrice de cette fidélité.
Si la tendance qui s'est fait jour
durant la dernière décennie, tant dans les luttes sociales effectives que dans
la réflexion théorique, a voulu exhumer le "message" de la gauche
allemande, c’est qu'elle y a vu le symbole de la lutte contre l'implantation,
dans le mouvement ouvrier, des "valeurs" idéologiques qui ont frayé
la voie à la forme moderne de domination du capital. La lutte du KAPD contre la IIIe Internationale,
comme nous l'avons vu, est surtout édifiante en tant que révélation du contenu
de répression idéologique du léninisme. C’est à ce titre qu’elle a suscité un
indéniable mouvement d'intérêt dans le cadre des perspectives que symbolise mai
1968. Face au conflit désormais ouvert contre l'arme idéologique qui fut le
paravent de la contre-révolution, le PCI, en recourant à l'amalgame et à la
manipulation des textes pour dénaturer le "kapédisme", avoue le camp
qu'il a choisi et dont, pour notre gouverne, nous avions déjà le pressentiment
à la lumière de divers détails de la vie du parti. Ce qu'il défend ainsi,
toutes griffes dehors, c'est moins Lénine comme moment historique de la
révolution que le léninisme en tant qu'idéologie. Ce qui le fait sortir de ses
gongs, ce n'est pas tant la sanction que les faits historiques infligent au
bien-fondé de la position passée de la gauche italienne que ce qu'il découvre
de précaire et de fragile dans cette tradition lorsqu'il veut s'en faire un
bouclier contre la bourrasque qui a ébranlé un demi-siècle d'inhibition
politique contre-révolutionnaire.
Dans la polémique contre le KAPD,
apparaît, dès le début, le refus du PCI de se placer sur le terrain historique,
celui où toute appréciation politique se juge d'après la vérification ou
l'infirmation des prévisions qu'elle contient. Ce refus du "jugement de
l'histoire", dans le texte du PCI, est plus significatif que le jugement
lui-même. Dès 1920, les "kapédistes" ont prévu que, si l'I.C.
poursuivait dans la voie adoptée au Second congrès, la révolution d'Octobre
resterait une révolution bourgeoise, la forme-parti, au contact de la profonde
mutation des structures capitalistes, deviendrait l'instrument de
l'asservissement du prolétariat, tandis que la classe ouvrière subirait jusqu'au
bout le processus déjà en actes de sa réduction à une "catégorie du
capital". A la confirmation historique de cette perspective, le PCI ne
peut rétrospectivement n'opposer que celle que soutenait encore Bordiga en 1926
: le processus de la contre-révolution stalinienne n'était pas fatal.
L'hypothèse de Bordiga à cette
époque est très clairement résumée dans ce commentaire de "Programme
communiste" à la lettre de Korsch (dans laquelle Bordiga expose la
position ci-dessus) : "Aussi longtemps que dans une double révolution, le
pouvoir prolétarien n'est pas définitivement liquidé, on ne peut parler de pure
et simple révolution bourgeoise". L'hypothèse Bordiga n'a évidemment plus
de sens aujourd'hui. Même si on fait abstraction de son élimination historique,
l'affirmation de "Programme communiste" se réduit à une pure
tautologie, puisqu'il s'agit de déterminer le moment historique où le pouvoir
bolchevique, en raison du rôle joué sur le plan international où il s'opposait
aux conditions du dépassement socialiste de la révolution russe, cessait, par
ce fait même, de mériter l'adjectif prolétarien. L'affirmation selon laquelle,
en 1926, des bouleversements sociaux internes à la Russie pouvaient encore
remettre en cause la situation intérieure et la politique internationale de la Russie
stalinisée, n'infirme en rien l'existence bien antérieure des symptômes
contre-révolutionnaires sur lesquels la Gauche allemande fondait sa condamnation
théorique et politique du bolchevisme.
Or c'est la valeur de ces symptômes et leur signification générale qui
sont en cause dans la polémique du PCI contre le KAPD.
On peut discuter indéfiniment sur
les chances de réussite que recelait la "gageure bolchevique", qui
représentait un défi à toute une série de conditions internes et externes
défavorables au communisme. Ce défi - quoi qu'insinue "Il programma
comunista"[3]
- aucune des critiques sérieuses faites au bolchevisme sur sa gauche - et moins
que toutes celle du KAPD - n'a contesté qu'il fallait le lancer. Ce qui
demeurait déjà acquis, dès après ces critiques, ne créait qu'une telle gageure
ne pouvait plus se présenter historiquement comme chance du communisme. La
prétention de détruire mondialement le capital grâce à un mouvement - au sens
le plus large du terme - forgé par l'implantation par voie révolutionnaire, du
capital en "aire arriérée", n'a pas seulement été ruinée par
l'évolution historique : en s'écroulant elle a entraîné dans sa chute tout un
corps de notions et de principe dont le développement et la généralisation se sont
confondus avec l'essor du bolchevisme.
Dans l'apparition tardive de cette
certitude, l'apport spécifique de la gauche allemande n'est pas négligeable,
bien qu'il se ressente des limites propres au mouvement historique dont cette
gauche est elle aussi le produit. Mais le PCI ne peut aborder sous ce jour sa
propre critique du KAPD. Il lui faut en disqualifier la base sociale et la
genèse politique, lui nier l'appartenance originelle à la même souche que celle
des autres courants de l'I.C., en somme accumuler contre lui les
"antécédents défavorables" afin de déprécier à l'avance tout ce que
sa critique du bolchevisme peut contenir de fonder. Dans cette méthode, l'usage
du faux lui-même est encore plus révélateur que le faux lui-même. C'est pourquoi,
même au risque de lasser, il nous faut, en ce qui concerne Pannekoek et
Gorter rétablir les vérités de fait avant de tenter de porter sur eux un
jugement que nous voudrions aussi pauvre d'indulgence a priori que celui du PCI
est riche d’animosité partisane.
La question de la nature et de la fonction du syndicat
Dans le flot d’arguments mobilisés
par le PCI contre les positions de Pannekoek et Gorter, il est normal
d’examiner en premier lieu ceux qui concernent leur tactique à l'égard des
syndicats. Cette question fut la manifestation la plus spectaculaire de la
divergence entre la gauche allemande et la gauche italienne ; "question
syndicale", "question allemande", la relation est aussi étroite
aujourd'hui qu'il y a 50 ans. Aujourd'hui, comme l'Internationale à cette
époque, le PCI reproche à Pannekoek et à Gorter d'avoir "lancé le mot
d'ordre sortir des syndicats traditionnels, considérés comme des organismes
bureaucratiques, donc contre-révolutionnaires par nature" (le
"Prolétaire" ; numéro 136, 16 au 29/10/72).
En réalité, Pannekoek et Gorter
n'affirment pas que les syndicats sont contre-révolutionnaires parce que
bureaucratiques, mais exactement l'inverse : les ouvriers ne peuvent y faire
entendre réellement leur voix parce que l'évolution historique du capital
impose à ces organismes une fonction de conservation sociale qui ne peut se
concilier avec la volonté et les aspirations de leurs membres.
Les positions successives de
Pannekoek, avant, pendant et après la guerre de 1914-18 reflètent fidèlement
son analyse de cette évolution. Au début du siècle, Pannekoek défend la
position classique de toutes les tendances révolutionnaires de la Seconde Internationale
: le mouvement syndical unifie les luttes immédiates auxquelles seule la
social-démocratie donne le caractère de lutte politique généralisée (Not Pan
21).
De façon toute classique également,
Pannekoek définit la nature et la fonction d'un organisme qui lutte contre les
capitalistes afin que la marchandise-force-de-travail ne soit pas vendue
au-dessous de sa valeur mais qui, lorsqu'il y parvient, ne fait qu'imposer au
capital le respect de sa propre loi d'échange des équivalents (Not Pan 24). Les
syndicats - souligne Pannekoek - "ne se posent nullement en adversaires du
capitalisme, mais se situent sur le même terrain que lui". "Leurs
taches ne débordent donc pas le cadre du capitalisme, ils ne vont pas
au-delà" (Not Pan 24). Ceci ne les empêche pourtant pas d'être "un
élément de transformation révolutionnaire de la société". Ils brisent
l'isolement du travailleur, lui donnent le sentiment de la solidarité,
etc.". L'énorme travail d'éducation morale, nécessaire à transformer le
faible ouvrier en vainqueur du capitalisme, voilà l'œuvre des syndicats, voilà
en quoi consiste leur importance pour la révolution.
Il est donc visible qu'à cette
époque Pannekoek ne soupçonne pas le phénomène dont il théorisera plus tard les
indices : l'unification du prolétariat grâce aux revendications économiques et
de réforme de l'Etat, mais comme catégorie du capital.
C'est l'apparition des symptômes
révolutionnaires succédant à la première guerre mondiale qui modifie la
position de Pannekoek. Le processus dont il a décrit les prémisses avant
l'éclatement du conflit se confirme à ses yeux. L'inféodation du syndicat
aux forces contre-révolutionnaires durant la guerre le conduit à caractériser
la fonction de cet organisme dans la phase moderne de la domination du capital
: celle d'un obstacle à la lutte révolutionnaire. L'énorme appareil syndical,
avec tous ses fonctionnaires peu soucieux d'affronter la prison, a capitulé
tout comme le parti social-démocrate devant la guerre du capital et il a géré
les "affaires sociales" de ce dernier durant tout le conflit. Il
ne peut désormais que s'opposer à toute révolte ouvrière (Not Pan 77). Le mot
d'ordre "sortir des syndicats" n'est, en 1919-20, que la déduction
logique de cette analyse.
La question du parlementarisme
Sur ce point, le journal du PCI
malmène les faits avec la même désinvolture. "Pour Pannekoek et Gorter
-écrit-il dans son numéro 138 - (l'abstentionnisme) a la valeur d'un principe
comme pour les anarchistes (souligné par nous, NDR) et au même titre que
la négation de l'autorité" pour ces derniers. Pour nous au contraire,
l'abstentionnisme est une solution tactique en rapport avec une phase donnée du
capitalisme et de la lutte prolétarienne".(Souligné dans l'original, NDR).
L'affirmation de
"l'abstentionnisme de principe" de Pannekoek est un double
faux : parce que Pannekoek, dans "une phase donnée du
capitalisme" a admis la tactique parlementaire des socialistes et parce
que, lorsqu’il l’a rejetée, c'est pour des raisons sensiblement identiques à
celles de la gauche italienne.
En 1909 (texte "Divergences
tactiques au sein du mouvement ouvrier" ; Bricianer ; pp 74-75)
Pannekoek pose cette question : le parlementarisme étant la forme de domination
politique normale de la bourgeoisie, "pourquoi les ouvriers mènent-ils la
lutte parlementaire ?". Et il répond : parce que cette lutte "a pour
effet d'éclairer les travailleurs sur leur situation de classe", parce
que, de cette façon, "ils acquièrent l'intelligence politique qui leur est
nécessaire" et tendent à devenir "une classe consciente et organisée
apte à la lutte". La valeur du parlementarisme, conclut-il, réside en cela
"et non dans l'illusion selon laquelle le système électoral pourrait
conduire notre nef (celle des marxistes révolutionnaires, NDR,) par des voies
pacifiques, sans tempête, jusqu'au port de l'Etat de l'avenir. Pannekoek, en
1909, voit donc dans l'utilisation par les marxistes de la tribune
parlementaire - grâce à laquelle "la voix des représentants du prolétariat
au Parlement retentit jusque dans les lieux les plus éloignés" - un moyen
d'aider à la lutte de classe des ouvriers.
Mais il est vrai qu'immédiatement
après Pannekoek s'en prend à ceux qui veulent en faire un but. Sous le titre
"parlementarisme seul", il critique vivement les révisionnistes pour
qui "la lutte parlementaire constitue non pas un moyen d'accroître la
puissance du prolétariat" mais "la lutte pour le pouvoir
elle-même".(Bricianer, p 76).
Il n'est pas discutable que
Pannekoek, dans cette critique des révisionnistes, insiste sur la séparation
qui tend à se créer dans la social-démocratie (allemande notamment) entre les
ouvriers du parti et les députés du parti ; ces derniers étant évidemment
choisis en fonction de leurs chances d'être élus, de leur éloquence et de leur
culture, des subtiles concessions qu'ils savent faire à leurs
"collègues" du Parlement. En raison de cette insistance de Pannekoek
à mettre en évidence les aspects les plus marquants de la corruption
parlementaire (à une époque où cette dénonciation ne vibrait pas tellement dans
l'Internationale), "Le Prolétaire" se croit autorisé à écrire que
Pannekoek substitue "à l'antagonisme des classes l'antithèse
masses-chefs". En fait, Pannekoek signale seulement, dans la
social-démocratie, les premiers symptômes de cet antagonisme tel qu'il apparaît
dans la hiérarchie interne du parti. La méthode du "Prolétaire"
consiste à isoler les formules de leur contexte afin de se dispenser d'examiner
ce qu'elles recouvrent : la divergence entre la gauche allemande et le
bolchevisme est bien autrement vaste sur cette question du parlementarisme
lorsque la IIIe
Internationale, bien après cette critique de Pannekoek,
réclamera le contrôle, par les partis communistes, de leurs élus au Parlement.
Elle ne visera à rien d'autre que prévenir le phénomène de corruption dont
Pannekoek, l'un des premiers, avait dénoncé l'existence dans la vieille
social-démocratie.
Mais chez Pannekoek, les effets
corrupteurs du parlementarisme ont une importance encore plus grande en ce qui
concerne les masses qu'en ce qui concerne le parti. Si Pannekoek insiste sur le
fait que la "tactique parlementaire" confine les ouvriers dans une
attitude passive, c'est selon lui parce que cette influence, toujours aussi
puissante lorsque la situation est révolutionnaire que lorsqu'elle ne l'est
pas, devient dans le premier cas un obstacle considérable à la révolution. N'en
déplaise au "Prolétaire", la défiance de Pannekoek à l'égard de la
tactique parlementaire de l'I.C. est identique à celle la gauche italienne qui,
en 1919-1920, redoutait que cette tactique parvînt à détourner les masses de la
lutte directe contre l'Etat bourgeois. Ceci ressort très nettement d'un autre
texte de Pannekoek : "Révolution mondiale et tactique
communiste" ; 1920. Non seulement il y explique dans quel cadre historique
le prolétariat peut utiliser le Parlement (tout autre chose donc, qu'un a
priori de principe) et dans quel cadre il ne le peut plus, mais encore il
précise la nature du danger qui se présenterait dans ce second cas : les
illusions que la pratique parlementaire entretient parmi les catégories
exploitées (Not Pan 73 & 74).
C'est exactement le même danger
qu'évoquait la gauche italienne lorsqu'elle faisait état à l'appui de sa thèse
abstentionniste de l'influence néfaste, en Occident, de plus d'un siècle de
démocratie bourgeoise. Où réside donc la principale force
contre-révolutionnaire de l'idéologie démocratique, sinon dans le fait qu'elle
abuse la classe ouvrière quant aux vertus de la délégation d'initiative et de
volonté qu'elle consent au profit des députés, ceux des partis adverses bien
sûr, mais aussi ceux de son parti ? Pannekoek a longuement expérimenté
l'étendue de cette illusion durant les années de l'avant-guerre. Elle ne se
manifeste pas seulement dans la "vie extérieure" de l'ouvrier,
c'est-à-dire dans ses dispositions d'esprit à l'égard du pouvoir et de l'ordre
bourgeois. Elle imprègne son comportement le plus intime, jusqu'au sein de ses
propres organisations, c'est-à-dire - en ce qui concerne la social-démocratie -
vis-à-vis de ses propres dirigeants embourgeoisés. Pannekoek prolonge la
critique de la démocratie bourgeoise jusque dans les rapports organisationnels
qui, au cœur du mouvement ouvrier lui-même ont calqué les formes et l'idéologie
du capital. Cette infection idéologique du prolétaire dans le cadre
historico-social où il vit, Pannekoek en poursuit I'analyse jusque dans la structure
mentale de ce prolétaire, telle que ce cadre l'a modelée.
Qu'il soit donné acte que, sous cet
aspect au moins, la "dichotomie masses-chefs" que le PCI tourne en
dérision chez Pannekoek est la traduction indiscutable de l'analyse de
l'aliénation idéologique des ouvriers.
Classe et conscience révolutionnaire
"Le
Prolétaire" (numéro 137) réunit contre Pannekoek les griefs
suivants :
1°) Assimiler le processus
révolutionnaire à une "prise de conscience collective par les exploités de
la voie et du but révolutionnaire" ; en faire le "préalable de leur
action révolutionnaire" ;
2°) Concevoir le communisme comme le
produit "d'un homme nouveau, auto-conscient et auto-agissant", et
donc vouloir "révolutionner l'esprit" pour que la révolution soit
possible ;
3°) Poser à cette révolution la
condition suivante : "que le prolétariat les masses mêmes (en) discerne
clairement les voies et les buts".
Décidément le simple sens commun est
la chose la moins bien partagée dans le PCI qui reproche à un marxiste d'attendre
de la classe qui fait la révolution... qu'elle ait une conscience
révolutionnaire ! Mais en réalité, ce grief du PCI n'est ni une naïveté ni
une aberration, mais une méthode jésuitique de critique. La thèse que "Le
Prolétaire" veut accréditer est la suivante : Pannekoek concevrait la
révolution, non comme le produit de chocs sociaux matériels, mais comme le
résultat d'une victoire remportée par certaines idées !
Pour tirer au clair ce qu'en pense
effectivement Pannekoek, deux choses doivent être examinées : d’abord la vision
claire des "voies et buts" de la révolution en tant que condition
même de son succès ; ensuite qui possède cette vision à un moment
historique déterminé du processus, quand et comment elle peut se généraliser dans
les larges masses.
Il ne peut être exorbitant
d'attendre d'une crise sociale susceptible de conduire à une révolution qu'elle
se développe au rythme même d'une claire vision, toujours plus large et
répandue, des "buts et voies" de cette révolution. S'il existe, entre
la gauche italienne et la gauche allemande, une seule concordance de vues,
c'est bien en ce qui concerne ce mécanisme du mouvement révolutionnaire, en
tant que "ionisation" de multitudes d'énergies précédemment
détournées de ces voies et buts. Bordiga, au congrès de Lyon de 1926, invoque
exactement la condition ci-dessus lorsqu'il déclare : "la bonne
tactique est celle que tous ont comprise et choisie à partir des lignes
fondamentales du programme".
Pour Bordiga, cette condition
concerne le parti avant la classe, mais il n'aurait su concevoir une
perspective de développement révolutionnaire si ces deux facteurs devaient
demeurer séparés, étanches : même dans l'acception léniniste la plus
orthodoxe, la révolution prolétarienne ne peut vaincre si la classe ne se hisse
pas au niveau de la clairvoyance du parti. Bordiga, pour partisan qu'il soit du
parti en tant que seul dépositaire de la conscience de classe ne dit-il pas
également "qu'une véritable discipline (... ) doit se développer à partir
de quelque chose de spontané surgissant des créations immédiates de la lutte de
classes" ?
Soit dit au passage, nous ne
songeons pas à annexer Bordiga à Pannekoek, où vice-versa, mais seulement
montrer qu'une même conception générique anime cette génération de révolutionnaires,
pour âpres que soient leurs divergences. Ces divergences, dans le cas précis
qui concerne Pannekoek, reflètent avant tout des conditions politiques
différentes, liées aux particularités de cadres historico-géographiques
distincts. La conception de Pannekoek exprime la direction réelle du mouvement
des masses en Allemagne au moment où la lutte sociale se radicalise face à
l'offensive de Noske et des corps francs. On a vu qu'en présence de cette
radicalisation, l'éventail des "partis ouvriers". des Indépendants
jusqu'aux "spartakistes" majoritaires dans le KPD, répugne à se
détacher des conceptions tactiques de la phase historique précédente, tandis
que la IIIe
Internationale et ses partisans en Allemagne procèdent dans
la contradiction et l'incohérence lorsqu'ils tentent de greffer sur ces
conceptions dépassées une volonté révolutionnaire.
S'il existait pourtant à cette
époque, en Allemagne, une formation embryonnaire au moins dont l'orientation ne
s'inscrivait pas en faux contre la tâche du parti selon la définition de
Bordiga que nous avons donnée plus haut, c'était bien le KAPD : à partir de
1920 il fut combattu par l'I.C. précisément parce qu'il se refusait à admettre,
contre l'avis de l’Internationale, que cette tâche de parti révolutionnaire put
être assumé par les autres formations politiques issues du vieux mouvement
ouvrier. "Discipliner, canaliser et utiliser des forces en voie de
développement", faire que "les nouvelles expériences deviennent le
patrimoine du parti". strictement selon la formule de Bordiga[4],
c'est se donner pour tâche ce que le KAPD s'efforçait de faire contre l'USPD et
le KPD (S) animés d'une profonde défiance à l'égard de ces
"forces" et "expériences".
Il est inutile de répéter ce que
nous avons dit dans les chapitres précédents concernant les raisons pour
lesquelles le KAPD se considéra en 1920, comme l'ultime expression historique
possible (et à quelles conditions) de la forme-parti. Ici nous voulons
seulement souligner la cécité volontaire du "Prolétaire" à cet égard.
Dans l'Allemagne des années 1920, il est clair que le conformisme social, le
"respect superstitieux de l'Etat", tous les éléments psychologiques
propres à entretenir la passivité et l'abrutissement des masses, sont distillés
méthodiquement par les grandes organisations qui revendiquent (bien que ne les
possédant pas toujours) ces qualités de centralisme et de discipline que Lénine
y admirait tant. La situation matérielle des masses et leur état d'esprit se
prêtait naturellement à l'hégémonie de ces organisations : "Nul
prolétariat au monde, et donc le prolétariat allemand lui aussi - écrivait Rosa
Luxembourg en décembre 1918 - ne peut réduire en fumée, du jour au lendemain,
les traces d'un servage séculaire". Ce fait venait notamment de se
vérifier dans la démission de tout pouvoir par les Conseils issus de la
révolution de novembre 1918.
Pourtant à plusieurs reprises, la
chronologie que nous avons reproduite montre que des fractions plus ou moins
importantes (mais quelquefois considérables) des masses manifestaient des
réactions violentes contre l'ordre établi, et souvent empreintes de la plus
grande audace[5]
; et ce dans un pays où régnait quasiment la dictature militaire. C'est dans
ces réactions que Pannekoek voyait une première perception claire des
"voies et buts de la révolution", c'est-à-dire une circonstance
objective favorable à la prise de conscience révolutionnaire. Lorsqu'il pose
comme but des communistes "la transformation de fond en comble de la
mentalité, de la nature du prolétaire", il ne s'agit donc nullement, comme
le prétend le "Prolétaire" (Not Pan 42), d'une sorte d'opération
mystique ou d'une "illumination" quelconque, mais d'un phénomène
réellement possible : l'ouvrier qui accomplit un acte de rébellion ou même
simplement celui qui s'empare de l'argent de la caisse syndicale pour le
distribuer aux chômeurs est entraîné par une détermination matérielle capable
de surmonter l'inhibition incrustée par le "servage séculaire". Dans
de telles déterminations, Pannekoek avait vu, dès avant la guerre, les
prémisses d'une tactique nouvelle propre à tirer les masses de leur passivité
antérieure.
Bien après les défaites de 1920-21,
et sous l'effet même de ces défaites, les "conseillistes" et
Pannekoek lui-même croiront avoir découvert dans cette tactique, des formes
d'organisation plus aptes que toutes les précédentes à provoquer la victoire du
prolétariat. Mais ceci est une autre histoire. Jusqu'à la guerre, et plus
encore en 1920, Pannekoek s'intéresse à ces formes nouvelles parce qu'il pense
qu'elles sont réellement propices à la métamorphose révolutionnaire du
travailleur salarié (Not Pan 42).
En présence de cette position, la
méthode du "Prolétaire" relève à la fois de la confusion et du faux.
La confusion consiste à assimiler conscience révolutionnaire et culture ; le
faux réside dans la conception "éducationniste" prêtée aux
conseillistes. "Le Prolétaire" écrit :
"Ces prétendus marxistes
n'avaient jamais compris et ne comprendront jamais que la classe ne pourra
arriver" à la conscience du mouvement réel qu'après avoir agi en
détruisant l'appareil de son exploitation économique et sociale, c'est-à-dire
après s'être émancipée aussi d'un esclavage intellectuel qui, de toute façon,
sera la dernière de ses chaînes à être brisée" (numéro 137, 30/10/72-12/11/72)
Pour la classe exploitée, la
conscience du mouvement réel ne peut être que la conscience de la nécessité et
de la possibilité de la révolution : sans l'apparition, sous une forme ou sous
une autre, de cette conscience, il est fou de seulement rêver de révolution. La
privation de moyens intellectuels peut être un obstacle à une démarche
intellectuelle supposée capable de conduire à la conscience révolutionnaire,
mais elle n'est pas un obstacle au fait massif et brutal de l'acte
révolutionnaire qui est tout à la fois, de façon indissociable, action et
conscience. "Le Prolétaire" a le droit de contester cette
simultanéité "conscience-action" (nous reparlerons de cette question
à propos de la position de Lukacs) ; ce qu'il n'a pas le droit de faire c'est de
prêter à Pannekoek, qui se fonde sur cette simultanéité, l'idée que la
conscience révolutionnaire passe par l'acquisition des "moyens
intellectuels" dont la diffusion massive, non seulement ne peut être
conçue que par la victoire révolutionnaire, mais exige un révolutionnement du
contenu de ces moyens.
En fait, c'est le PCI qui est
"culturaliste", non pour la masse mais pour le parti ; c'est ce qui
perce dans un autre passage du n° 137 de son journal, lorsqu'il reproche aux
kapédistes de réduire le rôle du parti à éclairer la masse, ou plutôt à les
aider de prendre conscience d'elles-mêmes, "à redécouvrir cette science
qu'est le marxisme". L'idée cachée du PCI se trouve dans le corps de
phrase que nous avons souligné : la conscience révolutionnaire est produite par
l'analyse scientifique de l'exploitation capitaliste. Suivant cette acception,
il est bien évident que des millions d'individus ne peuvent, sans un
bouleversement total de la société, disposer des moyens théoriques et pratiques
indispensables à l'acquisition d'une telle science. Mais ce n'est nullement de
cela qu'il s'agit chez Pannekoek. Sans nous occuper encore de la question de la
"science" marxiste, nous notons qu'il faut une bonne dose
d'aveuglement ou de mauvaise foi pour prêter à Pannekoek cette idée saugrenue
qu'il attendrait des actes de révolte sociale sur lesquels il axe sa conception
de la conscience de classe la révélation aux prolétaires de ce que la
"science" marxiste aurait seule découverte de l'énigme du système du
capital. Il faut être sot pour croire que Pannekoek aurait la sottise
d'imaginer que l'ouvrier, par le seul fait qu'il a pris les armes contre l'Etat
du capital, a compris ipso facto "la loi tendancielle de la baisse du taux
de profit" dont des générations de marxistes ont fait leur credo.
Le comble de la méthode du PCI c'est
que, pour convaincre Pannekoek "d'idéalisme", il lui oppose la
formule fameuse - et par trop galvaudée - selon laquelle "l'action précède
la conscience". Pannekoek, en réalité, s'inspire du même principe. Toute
conscience est conscience de quelque chose. Pannekoek postule que, dans
certaines circonstances, la conscience de certains actes, de certaines
décisions, déclenche dans les catégories sociales exploitées une transformation
subjective brutale, une sorte de perception fulgurante de ce qu'est,
globalement, la société qui les exploite ; et ceci parce que, au moins
momentanément l'idéologie - c'est-à-dire une représentation fausse,
mystificatrice, de cette société - a été battue en brèche par l'action
elle-même.
Un
autre aspect de la question illustre les méthodes du PCI et son absence de
répugnance devant le faux pur et simple. Pour appuyer cette assertion que, chez
Pannekoek, "une des conditions de la révolution serait la révolution des
idées" et pour soutenir que sa formule à l'égard des ouvriers est :
"'éduquez-vous et votre sort changera", ou encore que, pour
Pannekoek, "l'éducation socialiste est un préalable de la
révolution", la revue trimestrielle du PCI[6] cite un passage
d'un texte de Bordiga de 1946 ("Force, violence et dictature dans la lutte
de classe") :
"On doit même affirmer qu'une
révolution est vraiment mûre lorsque l'exigence de destruction du système de
production devient un fait REEL et PHYSIQUE[7], de sorte que ce
système entre en contradiction avec les intérêts matériels non seulement de la
classe opprimée mais même de larges couches de la classe privilégiée.(...)
Depuis des années on nous reproche de vouloir une révolution d'inconscients.(
... ) Pourvu que la révolution balaye l'amas d’infamies accumulé par le régime
bourgeois... ; cela ne nous gêne pas beaucoup que les coups soient portés
à fond par des hommes non-encore conscients[8] de l'issue de la
lutte".
Que pense donc Pannekoek des
conditions objectives de la révolution et de la conscience de ceux qu'elle
propulse dans la bataille ? Il écrit que cette révolution "ne peut se
produire que dans la mesure où ces contradictions (celles du capitalisme, NDR)
sont ressenties par les hommes comme des contraintes intolérables"[9].
Il ajoute, à propos des mouvements révolutionnaires :
"Certes, il ne s’agit pas
d'actions obéissant à un dessein global, une volonté claire ... (mais qui, NDR)
... dans leur ensemble, ont un résultat qui, comparé à celui des actions
individuelles prises isolément, fait figure de puissance extra
humaine... à la façon d'une force naturelle, inflexible, intolérable"
(Not Pan 9).
Pannekoek écrit également :
"Le socialisme ne se réalisera
donc pas du fait que tous les hommes auront admis sa supériorité sur le capitalisme
et ses aberrations. Les hommes, n'obéissant qu'à leurs intérêts de classe
immédiats, force est de reconnaître qu'en ce qui concerne le contrôle conscient
de leur condition sociale, ils forment une masse inconsciente"[10]
(Not Pan 11).
Quand on connaît cette position
nette et tranchante, il y a de quoi rougir de la façon dont le PCI utilise les
arguments de Bordiga à qui il faut en outre rendre cette justice, à propos de
sa formule de "révolution d'inconscients", qu'elle est
essentiellement une riposte polémique aux sociaux-démocrates de son temps qui
reprochaient aux communistes de dédaigner la "culture socialiste"
supérieure de l'Occident, par rapport à celle des Russes. D'ailleurs la
réaction de Pannekoek participe d'un esprit identique à la riposte de Bordiga
lorsqu'il fait sienne la réponse entendue à la conférence d'Amsterdam dans la
bouche d'un délégué anglais (février 1920) : "Il se peut que les Russes
soient ignorants, mais les ouvriers anglais sont tellement bourrés de préjugés
que la propagande parmi eux est beaucoup plus difficile" (Not Pan 64).
En fait le PCI veut faire de
Pannekoek un idéaliste, un "éducationniste" et un
"culturaliste" afin d'ignorer de quelle façon il concevait le rapport
des facteurs objectifs et subjectifs dans une situation de tension
révolutionnaire. Il s'agit pour Pannekoek, non d'inculquer aux masses des
"idées" de socialisme, mais de découvrir les conditions dans
lesquelles les masses peuvent s'approprier ces idées, irréelles ou
inacceptables à leurs yeux aussi longtemps que ceux-ci sont cillés par
l'idéologie. L'idéologie, dans les masses allemandes, est représentée
essentiellement par la tradition. Mais pour Pannekoek, "la tradition doit
céder devant la puissance des réalités nouvelles, qui, à tout instant, la battent
en brèche". Ce n'est donc pas, pour Pannekoek les idées qui modifient les
conditions matérielles de la lutte sociale, mais bien l'inverse. La tradition,
constate-t-il, "a cet effet sur le développement social qu'au lieu de
permettre un ajustement graduel des idées et constitutions, correspondant aux
nécessités changées, ces dernières, quand elles se trouvent en contradiction
trop vive avec les vieilles institutions, provoquent des explosions, des
transformations révolutionnaires, entraînent avec elles les esprits attardés
qui se voient ainsi révolutionnés"[11] (Not Pan 3).
Organisation ; parti
Sur ce point, nous nous arrêterons
en premier lieu sur la méthode qu'observe le PCI dans sa polémique. Le KAPD,
comme nous l'avons vu dans la chronologie allemande, aboutit, au terme de son
évolution, à une condamnation radicale de la forme-parti. Nous aurons plus loin
à situer cette démarche dans son cadre d'ensemble et dans ses rapports avec le
déclin historique du mouvement prolétarien. Pour l'instant, il nous faut
examiner les fondements d'une assertion, platement empruntés à Lénine et selon
laquelle la répulsion de la gauche allemande à l'égard de l'organisation-parti
se résoudrait à une banale résurgence de l'idéologie anarchiste.
Reprenant cette affirmation, "Le Prolétaire"
est pourtant amené à reconnaître que cette hostilité, chez Gorter et Pannekoek
par exemple, n'était nullement de principe. Le journal du PCI, après avoir
écrit que, selon le KAPD, "le parti n'a plus pour tâche que de conseiller,
d'éduquer, d'éclairer les masses, ou plutôt de les aider à prendre conscience
d'elles-mêmes", doit ajouter, feignant l'étonnement, que "ni
Pannekoek, ni Gorter ne nient que l'idée "bolchevique", autrement dit
l'idée marxiste, notre idée[12] ait une justification". Mais, ajoute "Le
Prolétaire pour eux elle correspond à la situation historique de la Russie, engagée dans une
révolution double, mi-prolétarienne, mi-bourgeoise".
C'est donc cette dernière acception
qu'il conviendra de discuter, ce que nous ferons en lieu opportun, dans tout
son contexte. Rétablissons d'abord l'exactitude des termes dans lesquels
Pannekoek, lorsqu'il reconnaissait la nécessité du parti, soutenait celle-ci.
Il est faux que Pannekoek ait contesté a priori la nécessité de cette
organisation en tant que médiation entre les masses et la théorie
révolutionnaire. Mais il a constaté que cette médiation avait manqué à un
moment crucial du développement de la crise sociale en Allemagne et qu'on a
voulu ensuite la créer artificiellement et, pis encore, dans des formes et sous
le contrôle de forces politiques opposées à ce développement.
L'absence d'idées préconçues contre
la forme-parti, on la trouve, chez Pannekoek, tout au long de sa justification
de la politique suivie par les bolcheviks ; justification qu'à la
différence de Rosa Luxemburg, il étend, comme on le verra plus loin, jusqu'à
l'approbation de la tactique à l'égard des paysans. Mais il pousse jusqu'à ses
ultimes conséquences l'affirmation de différences considérables entre les deux
"aires" - russe et occidentale - qu'il analyse dans le cadre d'une
vision extrêmement lucide de la décomposition du "mouvement ouvrier"
allemand en tant que tel et de son "inversion" de rôle dans les
années 20 ; or la croyance en la force et en la maturité de ce mouvement était
précisément l'illusion maîtresse de Lénine qui croyait pouvoir y greffer un
"révolutionnarisme" de marque bolchevique. Divers indices sur
lesquels nous reviendrons engageaient d'autre part Pannekoek dans la voie d'un
raisonnement tendant à "spécifier" le "modèle russe" du
parti et à borner son utilité historique aux conditions dans lesquelles son
efficacité s'était vérifiée.
En ce qui concerne la nécessité de
la médiation dont il est question plus haut et de son absence à un tournant
décisif de la révolution allemande, le passage où Pannekoek affirme
explicitement les conséquences de cette carence est particulièrement probant.
En 1918, l'Allemagne craque, dit en substance Pannekoek. Mais les conseils
d'ouvriers et de soldats qui surgissent tombent immédiatement sous la coupe de
"toute une couche, presque une classe de permanents" ... "la
classe ouvrière ayant été disciplinée par une longue éducation social-démocrate
et syndicale". En outre, ajoute-t-il, " il manque un parti animé d'une conscience révolutionnaire, si
petit soit-il[13]...
partout de petits groupes s'organisent spontanément ... mais il n'existe ni
programme ni cohésion, les ouvriers révolutionnaires sont vaincus après des
combats acharnés et leurs dirigeants assassinés. Dès lors commence le déclin de
la révolution."[14]
Il y a dans ce passage, en
sous-entendu, une hypothèse historique nous ne voulons examiner que plus loin,
mais il en ressort par ailleurs que la nécessité, pour le triomphe de la
révolution, d'un organe central lucide et écouté n'est aucunement contestée par
Pannekoek et qu'il faut beaucoup de sottise ou de mauvaise foi pour soutenir
contre lui l'accusation "d'anarchiste". Le refus ultérieur de
Pannekoek de conférer au parti ce pouvoir dans la révolution que lui assigne la
conception bolchevique n'est rien d'autre qu'un résultat expérimental, au terme
d'une période particulièrement édifiante à ce sujet. Cette ultime position de
Pannekoek repose tout entière sur la recherche d'une garantie - d'ailleurs
illusoire - contre l'intrusion (que l'I.C. ne cherche pas à nier) de forces
contre-révolutionnaires dans l'essor du mouvement prolétarien chaque fois que
la situation chaotique allemande ranime cet essor. C'est du moins dans ce seul
sens-là que l'apport de Pannekoek peut être intégré utilement dans le bilan
général de cette période historique. Il s'agit moins d'évaluer cet apport
d'après la valeur révolutionnaire des formes que préconise Pannekoek qu'en
raison de sa lucidité à identifier les forces contre-révolutionnaires qu'il veut
combattre. Hors de cette voie d'investigation, il ne reste que la méthode
scolastique du PCI et les distorsions qu'elle entraîne.
Contre l'affirmation du
"Prolétaire" (numéro 136) selon qui "l'immédiatisme" du
KAPD aggravait la fragmentation objective du mouvement en la théorisant, il est
facile d'invoquer les positions de principe de Pannekoek en faveur de la
discipline et de l'organisation de la classe ouvrière en tant que conditions de
succès de la lutte révolutionnaire du prolétariat. Pannekoek énumère de la
façon suivante les trois facteurs qui confèrent sa force sociale à la classe
ouvrière : le nombre et l'importance économique, la conscience et le savoir,
l'organisation et la discipline (Not Pan 12, 13, 14).
L'affirmation du
"Prolétaire" n'est pas seulement un faux, c'est une absurdité :
Pannekoek ne pouvait pas "théoriser" la fragmentation, pas plus qu'il
ne pouvait combattre la nécessité du groupement, de la coordination et de
l'unification du mouvement révolutionnaire. Les conceptions théoriques doivent
être expliquées à partir de leur support historique et social.
L'anti-centralisme des anarchistes était l'expression des catégories
petites-bourgeoises de l'artisanat et des "petits métiers" en même
temps que de l'absence expérimentale de luttes sociales de grande envergure. La
défiance de Pannekoek à l'égard d'une perspective déterminée de centralisation
dans des circonstances déterminées est d'une nature toute différente : contre
les kapédistes, la "discipline" et la "centralisation"
étaient invoquées, de Lénine à l'USPD, pour défendre la discipline et
l'organisation du vieux mouvement ouvrier qui avait démontré sa nature
contre-révolutionnaire. C'est ce que ne peut comprendre le PCI, tellement s'est
incrusté chez ses membres l'habitude de faire de ces deux termes des valeurs en
soi.
Sous cette rubrique, "Le
Prolétaire" critique trois des positions des gauches allemands : 1°) leur
refus des exigences draconiennes de la dictature du prolétariat ; 2°) leur
liquidation de la conception du parti au profit d'une "vague démocratie
ouvrière" ; 3°) leur théorisation des Unions comme "formes
révolutionnaires en soi".
"Le Prolétaire" écrit que
les tendances constituant le KAPD, bien qu'ayant lutté parallèlement à Lénine à
Zimmerwald, "ne pouvaient pas", "devant les réalités de la
dictature prolétarienne", "ne pas être rejetées de l'autre côté de la
barricade."[15]
Renvoyant à un autre paragraphe la
question de la "lutte parallèle" à celle de Lénine, nous ne pouvons
laisser passer l'ignominie qui situe "de l'autre côté de la
barricade" la seule tendance révolutionnaire du mouvement communiste
allemand. L'usage d'une telle expression contre le KAPD démontre que le PCI
actuel revendique le pire aspect du léninisme : celui que nous avons vu se
déchaîner au 3e congrès de L'I.C. contre "gauchisme" et
"anarchisme", considérés, non plus comme "maladie
infantile" du communisme, mais comme son mal mortel.
Le "refus des exigences
draconiennes" de la dictature prolétarienne, c'est visiblement, dans
l'esprit des rédacteurs du "Prolétaire", l'attitude du KAPD au 3e
congrès lorsqu'il se solidarisa avec l'Opposition ouvrière de Kollontaï - on a
vu d'ailleurs en quels termes empreints de mesure et de correction. C'est donc
un sujet à traiter dans son cadre historique précis et non sur le plan des
accords ou désaccords formels avec des principes abstraits : de "bonnes
intentions programmatiques", l'enfer manœuvrier de la IIIe Internationale
fut continuellement pavé !
Avant d'aborder la "question de
principe", c'est-à-dire la nature du pouvoir révolutionnaire prolétarien
nous soulignerons à quel arsenal le PCI emprunte les armes pour critiquer le
"kapédisme" : il juge ce parti en fonction de la position qu'il a
prise à l'égard des "tâches sombres" de l'histoire du pouvoir
bolchevique et en fondant son excommunication idéologique du KAPD sur le refus
de ce dernier d'accepter une politique répressive que la gauche italienne, sans
pouvoir la désavouer, a subi comme une nécessité jugée inéluctable, mais
qu'elle n'a jamais eu l'impudence d'exalter sur le ton de pathologie mentale du
PCI !
Patiemment on doit remettre les
choses à leur place. Pannekoek n'a jamais biffé d'un trait de plume "de
principe" les "exigences draconiennes" qui s'imposèrent
effectivement dans la gestion d'un pays ruiné par deux guerres. Ce que les
kapédistes et lui refusèrent - les débats du 3e congrès le démontrèrent
clairement - c'est l'ensemble (politique interne russe et tactique
internationale) de l'orientation de l'I.C. bolchevisée et jugée par eux à ce
moment-là irréversible et sans "récupération révolutionnaire"
possible. Par contre, avant cette date, Pannekoek fut dans la gauche kapédiste
- et cela le "Prolétaire" le dissimule soigneusement à ses lecteurs -
celui qui défendit le plus loin et dans les sens les plus divers, la politique
intérieure des bolcheviks. Alors que Rosa Luxembourg critiquait Lénine pour
avoir partagé la terre et dissout la Constituante[16],
Pannekoek, dans "Bolchevisme et démocratie", défendit les positions
bolcheviques sur ces deux points, tandis qu'à l'appui du système des Soviets,
il développa - dans la même brochure - des arguments identiques à ceux que
Lénine opposait à Kautsky (Not Pan 50).
En règle donc quant à la question de rendre au pouvoir
soviétique ce qui lui était dû (la réalisation du maximum de transformation
révolutionnaire, compatibles avec les limites de l'économie russe), Pannekoek,
sur la question de principe, c’est-à-dire la dictature du prolétariat,
développe la conception classique marxiste qui est un "modèle"
exigeant des conditions historiques bien supérieures à celles de la Révolution d'octobre :
un fort prolétariat victorieux dans un pays capitaliste développé. Cette
conception est patrimoine commun à tous les révolutionnaires de cette
génération, c'est-à-dire à tous ceux pour qui l'avènement du socialisme passe
par la destruction de l'Etat existant et la dictature du prolétariat en tant
que classe. Les divergences survenues ultérieurement entre ces révolutionnaires
sont des développements d'école - sinon des superfétations - liés à des
interprétations différentes de la praxis postérieure à 1917 ; nous y
reviendrons en lieu opportun.
Il ne faut donc pas jouer sur les
mots quand Lénine vulgarise sa conception de la "dictature
prolétarienne" par l'image fameuse de "la cuisinière apte à gérer les
affaires de l'Etat", il développe les conceptions mêmes que Pannekoek
défend à propos des conseils ouvriers. Il illustre cette "transparence"
des rapports sociaux qu'on impute à crime à Pannekoek ! Soit dit en passant, la critique, par la
gauche italienne, du terme "démocratie" - y compris lorsqu'on y
accole l'adjectif "d'ouvrière" - constitue l'un des principaux
apports de ce courant à l'analyse théorique de la contre-révolution. Mais il
conviendra de revenir sur l'usage trivial qu'en fait le PCI dans sa polémique
contre le kapédisme et qui procède du même esprit scolastique qu'il démontre
lorsqu'il s'agit des apports propres au léninisme.
Pannekoek justifiait d'ailleurs la
nécessité en Russie de formes de transition, d'une "bureaucratie
nouvelle", d'une spécialisation du travail que ne pourrait surmonter qu'un
développement économique encore à venir (Not Pan 82). C'est à propos de cette
dernière question que commencent à diverger les diverses appréciations de la
politique bolchevique. Tous les révolutionnaires de l'époque étaient d'accord
sur le caractère inévitablement non-socialiste, non-prolétarien des mesures que
la Russie
soviétique était obligée d'adopter. Entre l'acceptation impérieuse de cette
donnée de fait et la justification de toutes ses conséquences politiques se
situe une marge d’appréciations étroitement liées à la définition du rôle
politique assumé par l'Etat et le parti russes face au capital comme entité
générique et puissance universelle. A ce moment-là, toutes les divergences
possibles dans l'aile révolutionnaire de la IIIe Internationale
lorsque celle-ci commence à "dégénérer" s'orientent suivant deux axes
: 1) la définition d'une période suffisamment précise au-delà de laquelle les
concessions faites par le pouvoir bolchevique aux forces capitalistes internes
et externes ont une portée générale inversée par rapport à leurs intentions
originelles ; 2) le recensement, en conséquence, de ce qu'on peut "revendiquer"
de la praxis bolchevique, particulièrement en ce qui concerne la répression
exercée en raison directe de l'impossibilité, en Russie, d'atteindre un degré
déterminé d'émancipation sociale en direction de la nouvelle société
communiste.
La chronologie qui occupe le
chapitre précédent· nous a montré que la thèse de l'unité théorique sans
fissure de Marx à Lénine et à la gauche Italienne conduisait le PCI à théoriser
tout le passif de la praxis bolchevique. En vertu de quoi le PCI est incapable
d'aller au-delà de l'interprétation péjorative de Lénine concernant les gauches
allemandes et il lui est impossible de comprendre le sens de leur adhésion au
mouvement des conseils. Ce dogmatisme apparaît notamment quand le PCI,
reprochant au KAPD "la liquidation du parti" ou l'appréciation des
conseils comme "formes révolutionnaires en soi", fait totalement
abstraction de la genèse même de ces conceptions. D'où un conflit de principe
délié de tout rapport avec les événements historiques : il est visible que, dans
ce combat fantomatique le PCI se plaise à affronter, non la praxis effective de
ses adversaires, mais les termes généraux au travers desquels ils l'ont
justifiée. En tant que partisan passionné des conseils, Pannekoek n'exalte pas
tellement une forme d'organisation qu'un mouvement, c'est-à-dire une série
d'actions collectives dirigées dans un même sens ; et c'est comme telles
qu'il les oppose à un autre mouvement, ce qui, effectivement, réunit tous les
partis se réclamant de la révolution lorsque l'unité KPD et USPD de gauche est
réalisée.
Conceptions et théories ne naissent
pas des seuls cerveaux. Il nous importe plus de les comprendre en tant
qu'expressions déterminées de moments historiques - et c'est sous cet angle-là
que nous tenons compte de l'apport de la gauche allemande - que comme principes
formels. "Le Prolétaire", en exhibant quelques formules
"infantiles" du KAPD, se croit autorisé à les tourner en dérision
sans seulement s'interroger sur leur contenu réel. "Opposition
masses-chefs", "partis de masse et partis de chefs", c'était
pourtant, dans la plus froide réalité, sous ces aspects-là qu'apparaissaient,
en 1920, les deux mouvements antagoniques dont nous parlons plus haut. D'une
part, dès mars de cette même année, une fraction combattive d'ouvriers
s'insurge littéralement contre tous les appareils constitués (partis et
syndicats), et "Le prolétaire" est obligé d'en donner acte. D'autre
part s'alignent, outre la social-démocratie, qui dispose du pouvoir et de
l'armée, l'USPD (créé, dit Broué, "pour être un parti de parlementaires et
de dirigeants") et qui, après le congrès de Halle, investit le fragile
KPD(S), s'emparant de toute sa presse et de ses organismes permanents, et enfin
l'Exécutif de l'I.C. et Lénine lui-même. (Ce dernier, au nom de la belle
théorie selon laquelle "on ne peut se passer de chefs", impose les
plus pourris au prolétariat allemand).
Il est bien vrai que, de ces deux
mouvements, celui des Unions dans lequel le KAPD place ses espoirs est
imprécis, discontinu, sporadique et, comme on l'a vu par ailleurs, il
s'éteindra début 1921. Mais le mouvement adverse a lui, des contours précis,
une orientation catégorique et des forces considérables à sa disposition.
L'alternative n'est pas "principielle", flottant quelque part dans le
nirvana "théorique", où s'affrontent, immanent le marxisme
authentique et ses déviations. C'est un partage matériel des forces, un conflit
physique entre deux groupes humains. Il était fatal que les gauches allemands,
échaudés par vingt années de pratique social-démocrate crapuleuse, traduisent
ce conflit sous des tournures formelles parce que ce partage des forces, en une
répartition rigoureuse, opposait les formes nouvelles, effectivement vagues,
mais subversives, aux formes anciennes dont la précision, l'organisation, la
discipline se coagulaient en un cours contre-révolutionnaire.
Ce que nous avons rapporté du congrès d'Heidelberg
permet de comprendre l'appel lancé par ceux qu'il avait exclus et qui répudie
les ordres donnés "d'en haut" par une "ligue secrète de
chefs". C'est à la réalité la plus prosaïque que cet appel fait allusion :
aux méthodes de l'I.C., dont le représentant en Allemagne, Radek, est tout
autant habilité à procéder aux négociations secrètes avec les représentants de
l'Etat capitaliste qu'à l'établissement de rapports confidentiels sur les
dirigeants communistes ; à la pratique de Lénine lui-même qui, comme on le
verra après l'action de mars, approuvée par l'Exécutif, s'est hâté de
circonscrire Kamenev et Trotsky pour disposer démocratiquement de la majorité
du comité central du PC russe et, ainsi, renverser la vapeur par rapport à
cette même action de mars. L'essentiel des rouages de l'I.C. concernait la
diplomatie politique et l'espionnage organisationnel interne : n'étaient donc pas
les plus "infantiles" ceux qui, dès 1920, osaient identifier la
nature de cet appareil aux méthodes qu'il employait !
Un autre aspect de la situation de
l'époque confirme que la position de Pannekoek en faveur des Unions ne saurait
se ramener à un "choix" simpliste entre deux formes d'organisation.
Pannekoek avait l'intuition de l'alternative que nous avons précédemment
caractérisée comme l'ultime résistance du mouvement historique du prolétariat à
la tendance qui voulait l'intégrer dans le mouvement du capital. Le principal
grief de Lénine à l'égard des gauches allemands c'était qu'ils ne savaient pas
attendre les conditions favorables à la révolution. Trotsky en d'autres
circonstances (après 1905) consacra le terme "d'immédiatisme" pour
désigner toute "impatience révolutionnaire" de ce type ; "Le
Prolétaire" reprend cette appellation péjorative en titrant l'un des
paragraphes de son texte : "L'immédiatisme du KAPD". Or le fait
capital, dans ce que ce journal appelle "le drame du prolétariat
allemand", c'est que, dans l'hypothèse où la révolution prolétarienne
avait une chance de vaincre en raison de la crise sociale sévissant dans ce
pays, "l'attente" n'a fait que compromettre cette chance. Les
kapédistes et Pannekoek l'avaient compris dès 1920, lorsque ce dernier, prenant
le strict contre-pied de la formule "conquête
des « masses » chère à Zinoviev, écrivait que, dans les
circonstances du moment, "le monde ne pouvait attendre" que cette
conquête soit achevée et qu'il fallait au contraire que les masses "interviennent
le plus vite possible" (Note Pan 61).
Il n'est pas discutable que cette
intervention, que Pannekoek attendait des "forces déterminantes"
constituées par "les facteurs psychologiques profondément enfouis dans le
subconscient des masses", a avorté de manière tellement précoce que
l'historiographie léniniste parvint même à dissimuler son existence. Mais
avorta tout autant, avec les conséquences catastrophiques que nous avons vu, la
tentative, encouragée par les bolcheviks, de "radicaliser" le mouvement
majoritaire en le noyautant. La façon dont s'entremêlent, dans la chronologie
que nous avons retracée, les calomnies de l'I.C. contre la gauche allemande et
les impératifs de sa tactique d'alliance avec le centrisme, suffirait à montrer
l'indécence d'une exécution du KAPD révolutionnaire, à l'aide même des
principes que les recrues "communistes" dans l'USPD déployèrent pour
masquer leur propre jeu.
En ce qui concerne les "formes
révolutionnaires en soi", Pannekoek avait déjà dû affronter une objection
identique lors d'une réunion du PC en Allemagne. Si la révolution c'est
l'intervention révolutionnaire des masses, avait-il riposté en substance toute
forme d'organisation qui ne permet pas cette intervention est
contre-révolutionnaire (Not Pan 78). Les termes mêmes de la critique faite à
Pannekoek - concevoir la révolution comme "une question de formes
d'organisation" - constituent une dérobade devant cette réalité de fait
que toutes les grandes organisations du mouvement allemand - les syndicats
comme les partis - étaient à cette époque aux mains d'agents conscients ou de
complices involontaires du capital. Leurs supériorité
"organisationnelle" était donc annulée par leur fonction politique ;
dans ces conditions prendre cette supériorité en considération sous un jour
favorable, ce n'était pas seulement se mouvoir selon le critère reproché à
Pannekoek, celui des formes d'organisation, c'était implicitement admettre
qu'il valait mieux courtiser l'organisation centralisée et disciplinée, mais
aux mains des ennemis ou de leurs auxiliaires, que d'appuyer la véritable
action révolutionnaire... "désordonnée" !
Nous devons souligner à nouveau que
Pannekoek à cette époque-là, considère avant tout la dynamique des
"nouvelles formes" en tant que mouvements de lutte orientés et comme
produits organiques de cette lutte) (Not Pan 78). Nous avons dit "à cette
époque là", parce que Pannekoek, et plus encore ses adeptes ultérieurs, en
théorisant les conseils et Unions, donnèrent par la suite la priorité à la forme
sur le mouvement qui l'avait un moment englobée.
Il ne fait pas de doute cependant
qu'en l920 Pannekoek est déjà nettement engagé sur la route qui le conduire à
la condamnation définitive de la "forme-parti". L'offensive posthume
du PCI s'en fait un tremplin dans le but de l'expulser, avec tous les gauches
allemands, de la "famille marxiste". Mais "Le Prolétaire"
ne se soucie nullement de prouver que Pannekoek, uniformément considéré comme
"bon marxiste" avant 1920, peut, après cette date, être convaincu de
ne jamais l'avoir été. Il n'y réussit surtout pas lorsqu'il veut appuyer son
assertion sur des faits. Ce journal écrit (numéro 138) que "le poids
écrasant des traditions démocratiques, les racines profondes de l'opportunisme
(..), exigeait que l'expérience bolchevique de la liquidation de toute alliance
politique du parti communiste avec d'autres partis et d'autres troupes, et de
l'abandon de tactiques comme celle du parlementarisme, même dans une période
non-révolutionnaire, soit poussée jusqu'à ses ultimes conséquences[17].
Gorter et Pannekoek AU CONTRAIRE en tiraient une conclusion OPPOSEE : la
nécessité de liquider le parti au profit d’une vague démocratie ouvrière"[18]
Dans cette citation, les mots que
nous avons reproduits en capitales constituent un chef d'œuvre de mauvaise foi.
Ils insinuent que, dans cette "vague démocratie ouvrière" conçue par
Gorter et Pannekoek, ces derniers auraient admis les centristes et les
opportunistes ... dont ils combattaient l'intrusion dans le mouvement réel de
lutte révolutionnaire ! On peut certes taxer d'utopisme tous les critères
avancés par les kapédistes pour faire obstacle à cette intrusion ; mais on ne
peut ignorer qu'ils furent les premiers, sinon les seuls, à mener une lutte
impitoyable contre les "groupes et partis" à l'égard desquels le PCI
affirme qu'il y avait nécessité absolue de rupture. S'il existait, dans
l'Allemagne de 1920 quelque tendance résolue à conduire cette rupture jusqu'à
"ses ultimes conséquences", c'est bien celle sur laquelle s'acharne
le PCI!
De la présentation tendancieuse au
faux pur et simple, il n'y a qu'un pas. "Le Prolétaire" le franchit
allégrement en écrivant à propos des Unions : "Idéalisant la grève
générale, elles la considéraient toutes comme l'arme décisive de la lutte de
classe, indépendamment OU PLUTOT A L'EXCLUSION DE L'INSURRECTION ARMEE"[19].
Belle impudence ! Les Unions, particulièrement celles où le KAPD avait le plus
d'influence furent le fer de lance des principales luttes armées déclenchées
lors du refus de céder les armes et de se plier aux accords de Bielefeld ! Mais
ceci illustre bien la méthode de brouillage et d'amalgame du PCI. Il y eut
effectivement lors de l'action de mars 1921, attitude négative de la part des
fractions unionistes influencées par le courant de Rühle qui, dans cette
action, dénonçait - comme on l'a vu antérieurement - le caractère de diversion
donnée par l'I.C. afin de faire contrepoids aux événements de Cronstadt.
L'hypothèse n'est peut-être pas confirmée, mais elle fait ressortir le paradoxe
des "thèses" du PCI : L'I.C., elle aussi, a finalement condamné
I'initiative de mars 1921 en Allemagne. La pauvreté de l'argumentation du PCI
apparaît lorsqu'on la compare avec l'appréciation bien claire que donne le KAPD
de cette action, en situant les causes de son échec dans la politique de
girouette du KPD, passant en quelques mois de la tactique de "I'opposition
loyale" à celle de la lutte armée.
La position "parallèle" à celle de Lénine et l'analyse de la social-démocratie
L'objectif de la diatribe du PCI
contre les kapédistes apparaît dès le début de leur texte : il s'agit de
justifier l'attitude prise par l'I.C. à leur égard et de soutenir que, s'ils
furent du "bon côté révolutionnaire" pendant la guerre et
l'éclatement de la révolution d'Octobre, ce ne fut, en fin de compte, que par
pur accident.
Les divergences de principes entre
le KAPD et la Gauche
italienne, dit en substance "Le Prolétaire" (numéro 137) n'avaient
pas empêché les premiers nommés "de mener contre le kautskysme une lutte
parallèle à celle de Lénine"[20].
La désinvolture devient ici
stupéfiante. De la nature et de la fonction de la social-démocratie (allemande
en particulier) Pannekoek eût une perception autrement vive et précoce que
celle de Lénine. Pour être conforme à la vérité, la phrase du PCI devrait être
écrite de la façon suivante : les illusions de Lénine sur la social-démocratie
et sur Kautsky ne l'empêchèrent pas de s'engager à son tour sur la voie de la
dure critique où Pannekoek mais aussi Rosa Luxembourg, l'avaient précédé.
Ces critiques successives de la
social-démocratie ne sont pas seulement séparées dans le temps, elles le sont
plus encore par leurs méthodes et objets respectifs. Leurs différences sur ces
points ne pouvaient qu'agrandir le fossé séparant les gauches allemands des bolcheviks
; les premiers opposant au matérialisme vulgaire des seconds (thèse de
"l'aristocratie ouvrière") une analyse s'efforçant de rendre compte
de la force déterminante exercée par le facteur subjectif (idéologie) et
percevant bien plus nettement qu'eux la fonction de sauvetage du capitalisme
échue à la social-démocratie.
C'est par pure commodité que nous
séparerons en deux tranches différentes la dénonciation d'un seul tenant de
Pannekoek, des tares de la social-démocratie. Avant 1914 cette dénonciation
culmine dans les polémiques répétées contre Kautsky, représentant incontesté de
la Seconde
Internationale et "maître à penser" des socialistes
de tous les pays. Défenseur de l'action légale et parlementaire, imbu des
vertus intrinsèques de "l'organisation", hostile à l'action directe
et à la grève générale, Kautsky est durement attaqué par les gauches du parti
au moment ou une reprise internationale des luttes violentes révèle ouvertement
le rôle temporisateur, et en définitive de sabotage de ces luttes, assumé par
la social-démocratie. Selon Bricianer, les attaques de Pannekoek contre Kautsky
auraient été plus efficaces que celles de Rosa Luxembourg dans la dénonciation
de ce rôle (Not Pan 34). Il est intéressant de constater, parce que cela
explique l'évolution ultérieure de Pannekoek, que s'il n'est certainement pas
le seul à souligner le caractère nouveau des luttes sociales, et à le lier à
l'avènement de ce qu'on appelle alors l'impérialisme, il est peut-être celui
qui perce le mieux le "secret" de la neutralisation du prolétariat en
tant que facteur révolutionnaire : sa sujétion à l'idéologie du capital
par les soins de la social-démocratie (Not Pan 35).
On doit également à Pannekoek
d’apprendre que les arguments contre la "spontanéité ouvrière" n'ont
guère varié depuis Kautsky : tout comme ce dernier - qui brandissait Engels
contre "l'action des rues" et les "barricades" - les
staliniens se servirent de l'argument, durant et après 1968, contre les
gauchistes. De même le PCI, à 50 ans de distance, jette a Pannekoek le grief
que formulait déjà contre lui Kautsky lorsqu'il lui reprochait de
"spiritualiser l'organisation". Il n'est pas jusqu'au terme de
"syndicaliste-révolutionnaire", dont Pannekoek dit que Kautsky use
contre lui "parce qu'il est antipathique aux camarades", qui ne lui
soit servi aujourd'hui par "Le Prolétaire" ; lequel l'emploie
toujours dans le même but : attirer sur le kapédiste, dans le PCI, un
discrédit identique à celui d'hier. A ce titre, la réaction de l'orthodoxie
kautskienne contre Pannekoek apparaît avec le recul de 3/4 de siècle, avoir
déjà eu - toute proportion gardée - le même caractère significatif que la micro
réaction récente du PCI. Dans des conditions toutes différentes,
"l’époussetage des cerveaux" dans un cas comme dans l'autre exprime
un aspect du réveil de la révolte sociale qui aux yeux de
"l'orthodoxie" est atypique et scandaleux.
Toutefois il est inutile de rappeler
que le parallèle s’arrête là entre la reprise des luttes sociales au début du
siècle et celle à laquelle on a assisté sur la fin des années 60. L'utilisation
massive de la grève générale et l'apparition des conseils, pour la première
fois en 1905, appartient encore à la sphère historique du mouvement prolétarien
dans les termes décrits par Marx, en un mot appartenait encore au XIXe siècle.
Aussi l'appui de Pannekoek aux luttes de cette époque, bien que sollicitant une
optique tout à fait nouvelle par rapport à celle de la social-démocratie,
s'intégrait-il parfaitement dans la démarche des gauches de cette même
social-démocratie. Pannekoek n'a donc nullement besoin de modifier la critique
qu'il a déjà faite ; bien au contraire, il est amené à la poursuivre jusqu'à
ses conclusions les plus catégoriques. Ce sera pour lui la source d'une
conviction croissante en faveur des possibilités de la nouvelle lutte
d'arracher les masses à la résignation et au légalisme (Not Pan 43).
Dès cette époque, Pannekoek, dans sa
définition du mouvement prolétarien, oppose ses aspects dynamiques à ses
aspects statiques, y donne la priorité au contenu sur la forme, salue la
révolte sociale qui doit transformer la psychologie passive des exploités et
dénonce l'obstacle que cette transformation rencontre dans la routine des vieux
regroupements. Pour qui prend la peine de lire Pannekoek, il ne peut être
question de le reconnaître dans la caricature qu'en donne le PCI, sous les
traits d'un spontanéiste forcené. Même dans ses écrits de 1937, à l'époque où
sa pensée se fige sur le mérite absolu de la "forme-conseil", il conserve
une vision générale qui tient le plus grand compte de l'incidence primordiale
des conditions matérielles sur la conscience sociale : celle-ci, qui n'évolue
guère durant les longues phases de stagnation historique, est littéralement
"révolutionnée" avec la précipitation des luttes de classe (Not Pan
3).
Mais cette idée maîtresse que la
lutte peut seule ébranler l’idéologie est déjà présente dans sa polémique
contre Kautsky. C'est le porte-parole de l'idéologie que Pannekoek dénonce dans
la personne du théoricien casuistique s'opposant à la lutte réelle en invoquant
le salut de "l'organisation" et la sauvegarde des "conquêtes
sociales" déjà acquises, c'est-à-dire des formes concrètes, politiques et
économiques de la sujétion du mouvement ouvrier à la dictature du capital (Not
Pan 42).
Les termes de la polémique
Kautsky-Pannekoek dénudent les racines historiques d'une grande divergence dont
le PCI s'obstine à nier qu'elle oppose deux courants de pensée tous deux
également issus du marxisme. La filiation politique entre Kautsky et Lénine
d'une part, entre Pannekoek et les gauches allemands de l'autre, est visible.
Nous reviendrons plus loin sur l'assertion qui tire entre ces deux
"lignes" la frontière infranchissable séparant le matérialisme et
l'idéalisme. Non infirmons seulement d'ores et déjà les prémisses de cette
assertion en nous référant à l'incidence de l'idéologie sur les luttes sociales
et en montrant que, pour Pannekoek, cette incidence est le produit elle-même de
conditions bien réelles et matérielles. Mais il faut souligner que - comme aime
à le dire le PCI - "tout se tient" dans les questions abordées au
long de ces pages ; l'idéologie, dans cette acception, ne peut être
véritablement identifiée et dénoncée qu'au travers d'une vision totale du mode
de domination du capital et auprès de laquelle les formules communément en
usage dans le mouvement ouvrier sont de plus en plus insuffisantes.
Parmi ces formules, celle de
"l'aristocratie ouvrière" en tant qu'explication du phénomène appelé
"opportunisme", est la meilleure production théorique de cette
politique de l'autruche pratiquée par la social-démocratie à l'égard du
phénomène dit "réformiste". L'usage de cette notion bien au-delà du
cadre historique plausible s'explique par le refus d'examiner la véritable
direction du mouvement ouvrier, telle qu’elle se détermine dans la dynamique
même du capital. Les termes "aristocratie ouvrière" impliquent de
façon paradoxale une barrière à la fois rigide et imprécise entre la partie
jugée "saine" du prolétariat et celle qui, ayant franchi un seuil
d'ailleurs tout à fait indéterminé dans l'amélioration de ses conditions
matérielles de vie, est pour cette raison, plus vulnérable à l'influence des
classes ennemies. Cette conception, valable comme genèse du "réformisme"
dans des conditions historiques précisées comme celle de l'Angleterre du XIXe
siècle, ne rend pas compte de l'ampleur du phénomène sur lequel Pannekoek,
parmi les tout premiers, se penchait[21].
A ce point apparaissent les
démarches radicalement divergentes des révolutionnaires formés à
"l'école" allemande et à celle du léninisme. Pannekoek en vint
rapidement à bannir de son vocabulaire politique les termes
"d'aristocratie ouvrière" parce qu'à propos de la corruption
idéologique du prolétariat, ils contenaient l'idée d'un phénomène partiel,
minoritaire ; tandis qu'implicitement pour cette même raison, Lénine continuait
à l'utiliser.
Les deux "écoles" sont
issues de la même base marxiste selon laquelle le moteur des luttes sociales se
trouve dans les déterminations matérielles de l'action des masses exploitées.
Mais alors que Pannekoek intègre dans ces déterminations les produits abstraits
de la vie de la société capitaliste (spirituels dans sa terminologie ou celle
de ses traducteurs), Lénine prend essentiellement en considération les
conditions économiques, en limitant l’influence de l’idéologie dominante à
l’action des partis ou fractions de partis déterminées. Pannekoek justifie en
droit et en fait cette influence idéologique par son adéquation antérieure aux conditions
matérielles du stade précédent (Not Pan 1). C'est pour cette raison qu'on ne
peut honnêtement lui reprocher, à la façon du "Prolétaire", de les
prendre comme agents purement subjectifs.
Pannekoek, en présence de la
généralisation des rapports économiques et sociaux spécifiques de la société du
capital, conclut donc à une généralisation parallèle de son idéologie : la
corruption idéologique du prolétariat est donc pour lui la règle, la prise de
conscience de sa mission révolutionnaire, l'exception. Pour Lénine, si les
masses ne sont pas révolutionnaires c'est qu'elles sont "spontanément
réformistes". Mais ce réformisme n'est pas obligatoirement la
contre-révolution ; c'est un stade intermédiaire et la corruption idéologique
réelle ne concerne véritablement que cette minorité "d'aristocratie
ouvrière" qui a ses représentants dans la droite de la social-démocratie[22].
Cette différence de perception se
traduit nécessairement par des nuances importantes dans l'attitude commune des
deux hommes face à l'éclatement de la première guerre mondiale. Alors que la
rage de Lénine à la nouvelle de la capitulation sans combat des socialistes
allemands et autrichiens devant la politique du Kaiser traduit sa surprise
devant l'événement, Pannekoek possède déjà, au même moment, tous les éléments
d'explication de "l'Union sacrée". Non seulement il ne s'étonne pas
de la faillite de la social-démocratie, mais il la déclare inscrite à l'avance
dans les faits. Non seulement il explique la trahison des chefs, mais il
comprend la passivité des masses (Not Pan 44). Sa dénonciation de la
social-démocratie n'est donc pas "parallèle" à celle de Lénine ; elle
la devance largement dans le temps, la déborde totalement en étendue. Son
analyse antérieure de cet "Etat dans l'Etat" qu'était la
social-démocratie allemande, de même que sa verte critique de l'attitude
théorique et politique de Kautsky et consorts contenait en effet la prévision
de leur rôle futur : assurer le sauvetage du capital lorsque les masses se
dresseraient contre la guerre (Not Pan 46).
Nous devons naturellement ne pas
ignorer une certaine propension de Pannekoek à surestimer le facteur
"volonté et action de masse", sa principale faiblesse de théoricien.
Mais cette faiblesse ne le déterminera à des erreurs que dans le futur et non
pas en ces années 20. A cette date, il ne se trompe pas lorsqu'il fait du
facteur ci-dessus la condition sine qua non de la rupture du prolétariat à
l'égard de son propre passé - rupture à laquelle toute efficacité
révolutionnaire est elle-même subordonnée. Il se trompe lorsque, avec un
optimisme qu'il partage avec toute la gauche allemande, il considère le flux et
l'impulsion profonde qui déterminent cette volonté et cette action comme des
produits définitifs et constants de l'histoire moderne.
On ne doit pas perdre de vue cet
optimisme de Pannekoek lorsqu'on étudie sa critique de la social-démocratie, à
propos de laquelle un autre texte du PCI, déjà cité, accumule la mauvaise foi
et l'incompréhension[23]. On aura pu
constater, à la faveur de ce résumé et des notes auxquelles il renvoie que
Pannekoek, lorsqu'il traite des organisations de la classe ouvrière, leur
accorde toujours plus d'importance en tant que produits des conditions passées
qu'en tant que facteur des conditions à venir. Conformément à la grande
intuition historique de toute la gauche allemande, il cherche le moteur des
grands événements historiques, davantage dans les mouvements sociaux que dans
l'organisation qui les incarne. Celle-ci est le plus souvent
"l'accident" dont l'impuissance ou les erreurs proviennent du rôle de
médiateur que joue l'organisation entre la tendance profonde du mouvement
historique et l'action des masses humaines, interprètes maladroites de cette
tendance, forces timorées et vulnérables aux fléchissements et débandades que
provoque l'échec. Magnifiant la "forme-conseil", Pannekoek pense que
cette forme peut supprimer la médiation et donc fondre en un tout les masses et
le mouvement qui les propulse. A cette ambition, on peut opposer la brutalité
de son échec historique en Allemagne particulièrement, mais l'éliminer d'un
point de vue de principe est une façon hypocrite et dissimulée de juger
indécente la prétention d'une révolution de classe à être le fait de la classe
elle-même.
"Programme communiste"
prend pour cible l'idée suivante de Pannekoek : entre social-démocratie et
communisme "la différence fondamentale tient dans l'idée qu'ils se forment
des moyens et organes par lesquels le prolétariat prendra le pouvoir"[24].
La revue du PCI, dans cette phrase fait un sort au mot "idée" :
"Les idées de la social-démocratie - écrit-elle - étaient bonnes sauf
celle qui concernait le rôle de direction du parti. Il suffisait
"donc" de faire de la propagande contre cette idée tout en gardant les
autres"[25]
Il est une façon plus intelligente
et surtout plus utile de lire Pannekoek. Son intérêt actuel n'a rien à voir
avec un jugement qui lui décernerait ou lui refuserait un brevet de "bon
marxiste" et si nous n'avons pas reculé devant la tâche fastidieuse de la "réhabilitation"
de Pannekoek sur ce terrain-là, c'est uniquement pour faire ressortir les faux
auxquels le PCI a recours. Mais l'aspect le plus important de l'œuvre du
Hollandais consiste dans ce qu'il a perçu de particulièrement significatif dans
la situation de son époque. C'est cela qui sollicite ici notre attention, et
non les conclusions sur lesquelles le PCI se fait les griffes.
Dans la phrase incriminée plus haut,
il suffit de remplacer le mot "idée" par celui de
"conception" et tout devient clair : la "différence
fondamentale" entre la social-démocratie et le communisme tient dans la
façon dont ils conçoivent respectivement la prise prolétarienne du pouvoir. On
s'épargnera la banalité bien connue : la Seconde Internationale
entendait parvenir à la direction de l'Etat existant, la Troisième voulait
détruire celui-ci.
Avant de critiquer Pannekoek sur ce
point, il faut donc s'efforcer de comprendre pourquoi il fait si peu de cas des
autres différences entre social-démocratie et communisme alors qu'il s'arrête
sur ce qu'il trouve de commune à leurs organisations respectives : la
conception du pouvoir révolutionnaire comme pouvoir de parti. Aux autres
caractères distinctifs il accorde si peu d'importance qu'il va même jusqu’à
affirmer qu'ils sont interchangeables : les communistes ne répugnent pas à
l'utilisation du Parlement et à la revendication de réformes, les
social-démocrates "prévoient eux aussi la possibilité d'une lutte
puissance contre puissance, classe contre classe". Cette dernière
affirmation mérite une attention particulière parce qu'elle illustre un des cas
où l'intuition s'avère plus percutante que la docte analyse.
Pannekoek a la ferme conviction que
le prestige de la social-démocratie repose sur la perspective qu'elle affiche
de sa venue au pouvoir en Allemagne. Cette perspective n'est pas banale
ambition de chefs ; elle découle d'une part de la dynamique sociale que la
social-démocratie incarne et de la place qu'elle a prise dans la société
capitaliste moderne (Not Pan 46), d'autre part de l'anachronisme des structures
politiques et administratives de l'impérialisme allemand et qui se sont
littéralement écroulées en 1918. Sur cette conviction, Pannekoek fonde
l'éventualité d'une lutte social-démocrate pour le pouvoir (ce qui suppose
évidemment son aptitude à la lutte tout court) et, en même temps, constate
l'incapacité de la social-démocratie à mener cette lutte. Là où "Programme
communiste" croit voir une contradiction dans les définitions politiques
de Pannekoek, c'est le processus historique qui est lui-même contradictoire[26].
Le mouvement ouvrier allemand (au
sens large du terme, c'est-à-dire englobant les Indépendants, complices et
"Couverture de gauche" de la social-démocratie et le réseau des
"hommes de confiance" et délégués d'usines, couverture de gauche des
Indépendants) représente aux côtés de l'armée - instrument purement répressif -
la seule force organisée capable de contrôler et policer les actes de la
population travailleuse. Sa superstructure social-démocrate est donc appelée à
colmater les brèches ouvertes dans le dispositif purement bourgeois par
l'écroulement des organismes traditionnels (ce que Pannekoek appelle les
"éléments de force" de la bourgeoisie). Et c'est sous ce jour de
prétendant au pouvoir que la social-démocratie se campe devant les masses (et
que l'I.C.prétend exploiter sous le mot d'ordre de "gouvernement
ouvrier"). Mais par ailleurs, les structures, l'idéologie, l'attitude
purement velléitaire des cadres de la social-démocratie interdisent à celle-ci
de manifester l'autonomie d'une force sociale réelle. Elle ne peut que fournir
des ministres et des hommes d'Etat s'appuyant sur l'armée ; son véritable rôle
n'est positif pour le capital que parce qu'il est négatif pour la révolution et
elle l'accomplit dans les syndicats et les conseils où elle combat toute
velléité de subversivité. Mais cela, la superstructure social-démocrate ne le
fait pas toute seule : elle dispose de toutes les ramifications, directes ou
indirectes, qui soudent à elle la grande majorité des ouvriers.
En dépit de l'ironie c'est ce
phénomène que Pannekoek a parfaitement senti : celui d'une classe ouvrière
appuyant les directions politiques liées à l'œuvre de répression qu'elle subit.
La définition de la social-démocratie selon Pannekoek délimite la fonction et
les limites de celle-ci en tant qu'organisation hostile à l'insurrection
prolétarienne, elle est cependant apte à coiffer le mouvement des masses et à
l'orienter vers la défense de l'Etat démocratique bourgeois lorsque celui-ci
représente la meilleure garantie du pouvoir du capital (Cf. putsch de Kapp).
Elle manifestera même une velléité d'héroïsme, bien plus tard, lorsqu'en
Autriche elle mènera une ultime et éphémère résistance armée aux commandos de
Dolfüs. Pannekoek donne donc une image correcte et vigoureuse du mouvement
ouvrier en Allemagne qui, par peur et haine de la révolution bolchevique
œuvrera sans discontinuer à cette "reconstruction" idéologique et
sociale qui permit ultérieurement au fascisme hitlérien de réaliser les conditions
de la domination réelle du capital.
Le mérite de Pannekoek sur ce point
est d'avoir tiré le maximum de ce qui se passait sous ses yeux. S'il a négligé,
en ce qui concerne les différences entre le communisme et la social-démocratie,
tout ce qui se rapportait au but final affirmé tant par l'un que par l'autre,
c'est parce que ces différences, à l'époque où il écrit, ont déjà pris, chez
les communistes "officiels" - c’est-à-dire agréés par Moscou - un
tour purement verbal. Ces derniers ne se gênent aucunement pour couvrir
d'insultes les sociaux démocrates majoritaires, mais ils courtisent les
Indépendants - leurs cousins et complices - et les acceptent même dans leur
propre parti, en attendant de s'aligner sur leurs mots d'ordre et leurs
idéologies. Pour Pannekoek, il ne peut y avoir qu'une seule différence
véritable entre les deux mouvements : celle du comportement, légaliste ou
révolutionnaire, à l'égard de l'Etat Capitaliste ; question donc des moyens à
utiliser pour abattre cet Etat et non du but affirmé, qui, de toute façon, est
déterminé par ces moyens.
Les raisons qui détournent le PCI
d'une telle lecture de Pannekoek sont faciles à deviner. Nous avons déjà
indiqué où se situe pour lui la question épineuse : le moment historique où
l'on doit situer le retour, non pas formel mais réel, de la IIIe Internationale
au bercail de la Seconde.
Sur ce point l’appréciation donnée en son temps par la Gauche italienne est pour
le PCI un lien paralysant: quels que soient ses arguments et motifs de
l'époque, elle a fixé à ce retour une date bien ultérieure à celle que la
gauche allemande lui a assignée.
La période qui sépare des deux dates
est précisément celle durant laquelle la IIIe Internationale
affirme un but révolutionnaire tout en pratiquant une politique qui s'éloigne de
plus en plus de la révolution. Cette période donne donc pleinement raison à
l'opinion de Pannekoek selon qui l'affirmation, comme but, de la prise du
pouvoir ne suffit plus à distinguer le communisme de la social-démocratie et
qu'il y faut l'adhésion à des moyens spécifiques d'action, tels que ceux qu'il
a lui-même définis.
Compte tenu des conceptions
politiques dominant alors le mouvement international de cette époque, assimiler
la IIIe
Internationale à la Seconde, et précisément sur le point où celle-ci
s'affirmait en opposition irréductible à sa rivale, était en 1920 une véritable
audace théorique ; ce qui montre que l'intuition révolutionnaire peut toucher
juste en dépit de l'étroitesse des bases de départ de sa critique : dans ce cas
le bureaucratisme constaté dans la social-démocratie allemande. Mais la portée
suggestive de cette intuition fut occultée durant tout l'entre-deux guerres par
l'insertion, dans le jeu politique mondial du rôle équivoque de la Russie soviétique :
officiellement favorable à des insurrections armées, en Occident d'abord, en
Orient ensuite, et pourvu qu'elles soient conciliables avec la stratégie d'Etat
de Moscou, elle rendait impossible toute rupture sociale révolutionnaire,
pourtant condition préalable du succès de telles insurrections[27].
La critique de Pannekoek par le PCI
est en un certain sens victime de ses propres procédés de facilité. Ces
procédés consistent à dédaigner toute la trame du raisonnement de Pannekoek
parce que ce dernier procède sur la base de la dénonciation de la forme-parti.
Mais comme cette dénonciation, ainsi que nous l'avons vu, ne part pas d'une
position a priori, mais d'une déduction historique expérimentale, le PCI, en
opérant à ce propos dans le cercle fermé de ses principes, soustrait purement et
simplement ces derniers à l'épreuve historique qui leur a été fatale. Pire
encore, il lui faut appeler à la rescousse des arguments fondés sur une
aberration bien antérieure à cette épreuve[28].
Le moindre coup d'œil donné au
chapitre précédent permet de mesurer à quel point, dans l’Allemagne de 1920,
toutes les forces politiques organisées sous la forme-parti - hormis la
"secte" kapédiste - firent directement ou indirectement obstacle à
l'usage des moyens qui, selon Pannekoek, caractérisent le mouvement communiste.
Même les velléités "gauchistes" de l’I.C. - qui tentait d’attiser les
révoltes successives et désespérées imposées au prolétariat allemand par la
répression féroce de Noske et des corps francs – revenaient en force, après
chaque échec de ces révoltes, à l'appui aux Indépendants et à leur politique,
c’est-à-dire au sabotage préalable de la révolte suivante. Cette réalité
historique suffit à montrer que ce que nous devons aujourd’hui prendre en
considération des divergences entre le KAPD et l’I.C. réside dans leur
opposition concernant la perspective du mouvement et non ce que les successeurs
de Pannekoek en ont tiré pour leur "théorie des conseils". Mais c’est
précisément parce que le PCI se garde comme de la peste d'un tel examen qu'il se
déchaîne contre l’œuvre du Hollandais mort il y a dix ans.
On serait d'ailleurs curieux de
savoir ce que le lecteur habituel du PCI, s'il est familiarisé avec les thèmes
de "Programme communiste" peut bien y comprendre, notamment lorsqu’il
parvient à cette question particulièrement épineuse des scissions dans la Seconde Internationale.
La revue du PCI, à ce propos, reproche à la gauche allemande de "réclamer
des scissions plus à gauche parce qu'elle veut des "partis"-sectes
capables de remplir le rôle que l'idéalisme "révolutionnaire" leur
attribut : élaborer la théorie, le programme et les mots d'ordre qui puissent
"éclairer" les masses le moment venu ce qui serait impossible si des
"impurs" entraient dans ce "parti", ("Programme
communiste" ; p 39)
Ce reproche se fonde sur une
douzaine de lignes de Pannekoek et dont nous ne citerons ici que la conclusion
plus particulièrement mise en cause : "Edulcorer les Principes afin
de pouvoir former au préalable un parti plus grand, a l'aide de coalitions et
de concessions, c’est laisser à des éléments confus la possibilité d’acquérir,
en temps de révolution, une méprise dont les masses n’arrivent pas à se
débarrasser de leurs carences"[29]. Ce oui, pour
nous, veut dire tout simplement qu’il ne faut pas, sous prétexte de créer de
grands partis communistes, y accepter des non-communistes dont l’influence
peut-être désastreuse au moment crucial de la lutte révolutionnaire. Mais
"Programme communiste", qui ne l'entend pas ainsi, admoneste :
"La véritable critique des scissions trop à droite ... fut faite par la
gauche italienne sur d'autres bases et pour un tout autre but: ... le parti
mondial ne peut pas se constituer et se développer organiquement sur des
greffes de courants hétérogènes ayant des programmes, des traditions, des conceptions
politiques différentes"[30]
Les "éléments confus" dont
parle Pannekoek ont nécessairement "des programmes, traditions,
conceptions ... hétérogènes" et nous serions disposé à parier gros que
"Programme communiste » dit seulement d'une façon plus précise ce
qu'énonce Pannekoek. Le seul reproche qu'on peut faire à Pannekoek à ce propos
convient aussi bien à Bordiga : c'est la modération de leurs expressions
respectives concernant l’intrusion d’éléments non-révolutionnaires dans
l'Internationale. Modération qu'explicite cependant la nécessité pour la gauche
italienne comme pour la gauche allemande, d’affronter cette Internationale du
Second congrès où il aurait été de mauvais ton d'appeler un chat un chat et
Marcel Cachin une fripouille) !
En tout cas, s'il existe une
tradition non-hétérogène des pratiques léninistes, on la trouve dans le style
du PCI qui traduit "confus" par "impurs": de la même façon
Lénine, voulant ridiculiser les critiques des deux gauches, allemande et
italienne, voulait voir un jugement moral là où il y avait un jugement
politique et considérait comme répulsion éthique ce qui était intransigeance
révolutionnaire!
Le ton docte qu’adopte
"Programme communiste" cache mal les difficultés, déjà exposées, que
rencontre le PCI lorsqu'il s’agit d'ériger en principe marxiste le pur
manoeuvrisme du Second congrès. Si vouloir éliminer de l’organisation du
prolétariat tous les non-révolutionnaires, comme le désirait Pannekoek, c'est
"vouloir des partis-sectes", comment faut-il appeler le parti que la Gauche italienne entendait
créer en fermant la porte à tous les opportunistes et à tous ses transfuges ?
On en arrive maintenant à l'argument
massue du PCI qui, se moquant de "l’idéalisme" de la gauche allemande
(laquelle " ... élève l'idéologie social-démocrate au rang de cause
d’esclavage du prolétariat et de la puissance delà bourgeoisie") et
constatant, qu'on pourrait en faire autant de l'idéologie stalinienne,
s’exclame - "Voilà donc des idées ou des puissances spirituelles élevées
au rang d’agents de l'histoire ou des causes de périodes de
contre-révolution"[31]. A croire que la
presse du PCI n’est lue que par des attardés. Ou pas lu du tout. En effet,
immédiatement après avoir énoncé ce qui précède "Programme
communiste" n'est nullement gêné pour citer une critique formulée par la
gauche italienne au second congrès et qui donne à l’idéologie, dans le
conditionnement des masses sociales, exactement la même importance que lui
confère Pannekoek : " actuellement - dit cette critique - la tâche
des communistes est avant tout de libérer le prolétariat de ces illusions et
préjugés répandus dans ses rangs... profondément ancré(s) dans les
habitudes des masses, dans leur mentalité ... tache (qui) revêt une importance
particulière et vient au premier rang du problème de la préparation
révolutionnaire"[32]
Dans le même style "Programme
communiste" découvre cette belle différence entre la gauche allemande et
la gauche italienne - "Bien que les courants culturalistes -
sociaux-démocrates anarchistes, gauche allemande - (NDR,.-l’amalgame ne nous
émeut plus !) se réclament de la vision catastrophique qui est celle de la
révolution prolétarienne, résultait d'une part du système bourgeois et de
l'autre de la maturité et de la force du prolétariat, pour ces courants, cette
condition se mesure à l’extension de la "conscience socialiste"
(NDR.- rectification : il s’agit de la conscience révolutionnaire prolétarienne
; le distinguo a une certaine importance) dans les masses, tandis que pour le
matérialisme marxiste, elle se mesure au degré d'influence du parti communiste
sur le mouvement social, c’est-à-dire au degré de constitution du prolétariat
en classe''
Même pour des léninistes convaincus,
ne s’agit-il pas en fait, dans les deux cas de la même chose ? A moins que le
PCI imagine que l'influence du parti communiste puisse croître alors que la
conscience révolutionnaire des masses décroît...
"Marxisme occidental" et
bolchevisme
Nous voici maintenant en prise
directe sur les questions historiques et théoriques capitales. Aux kapédistes
le PCI a dû donner acte plus haut qu'ils reconnaissaient la nécessité de la
forme-parti réalisée par les bolcheviks mais ne l’acceptaient valable que dans
les "conditions russes". Pour eux, précise le PCI, cette nécessité de
la forme-parti "correspond à la situation historique de la Russie, engagée dans une
révolution double, mi-prolétarienne, mi-bourgeoise : soit que la masse inerte
de la paysannerie ait besoin d’être dirigée (d’où la nécessité d’un nouveau
"blanquisme") soit que l'existence conjointe de deux poussées
révolutionnaires différentes rende nécessaire l’art de la manœuvre privilège
des chefs. Cette idée du parti (selon les kapédistes, NDR) ne serait pas
applicable en Occident où "Ie prolétariat est seul contre toutes les
autres classes" et où "devant faire une révolution tout seul sans
aucune aide, il doit s’élever spirituellement et intellectuellement à une
grande hauteur, en se débarrassant des chefs, des partis politiques au sens
courant du terme, des syndicats de métier et, pour la même raison, des
institutions parlementaires".
La position de Pannekoek évoquée
dans ce passage condense la grande thèse qui caractérise toute la gauche
allemande : l’existence des partis, des chefs, des formes traditionnelles du
mouvement ouvrier appartient aux phases historiques dans lesquelles la seule
révolution possible est la révolution bourgeoise.
Nous avons précédemment suivi les
grandes lignes de la genèse historique de cette position dont les conclusions
furent en quelque sorte "précipitées" par l’évolution rapide de la
situation réelle des années 20: à cette époque se dessinent les premières
approches de la future coalition entre les forces politiques dirigeant la Russie soviétique et la
toute-puissante social-démocratie allemande. Ce qui présente aujourd'hui un
certain intérêt dans la position kapédiste ce n'est pas ce qu'au vu de la
diplomatie politique des bolcheviks, elle en déduit en ce qui concerne la
transformation sociale alors en Russie (c'est-à-dire son dosage de révolution
prolétarienne et de révolution bourgeoise) (La gauche italienne fixa elle aussi
un moment, quoique plus tardif, à partir duquel on ne pouvait plus parler de
cette révolution que comme révolution capitaliste) Ce sont les prémices
respectives de cette conclusion commune (bien que "décalée) qui sont
désormais importantes. Aujourd'hui encore le PCI opère avec les catégories
classiques du marxisme du début du siècle[33], alors que le
KAPD, il y a cinquante ans, tout en partant des mêmes catégories, tendait déjà
à les faire éclater. En dépit de sa faiblesse spécifique, l'hypothèse kapédiste
de la "bureaucratie" comme substitut de la bourgeoisie dans son rôle
historique de promotion du capital, a contribué à la compréhension ultérieure
du contenu, par rapport à cette promotion, de la dernière "geste" du
mouvement prolétarien : la lutte de classe marxistement définie comme moment de
l'histoire du capital. Cette "voie",
on doit constater que le KAPD l'entrevit, même s'il le fit dans les
termes, rapidement devenus insoutenables, d'une révolution du prolétariat
"frustré" par son propre appareil.
Dans le cadre qui nous préoccupe
pour l'immédiat, il faut souligner que les limites mêmes de la critique de
Pannekoek interdisent qu’on impute cette critique à des concepts
« anti-marxistes ». Ou encore qu’on décrète étrangère à la vision des
marxistes révolutionnaires occidentaux de son époque son analyse des rôles
différents que jouent à cette époque les médiations bureaucratiques qui
dominent le mouvement social et sa tendance à l'Est et à l'Ouest de l'Europe.
Pannekoek écrit qu'au regard du mouvement général de la société devant qui
s'ouvre, depuis la révolution d’Octobre, la perspective d'un essor capitaliste
de tout le continent asiatique (dont l’URSS n’est que la "péninsule"),
"l’inévitable" bureaucratie soviétique, qui gère l ‘économie
russe sur la voie de développement du capital, n’a pas la fonction
réactionnaire de la "bureaucratie ouvrière" de l'Ouest qui n'est que
"la ligne de repli ultime ... de la bourgeoisie cherchant à interrompre sa
chute" (Not Pan 83). Il y a donc, selon Pannekoek, deux mondes que le
mouvement prolétarien international, à travers l'IC, met en contact et qui,
représentant deux stades historiques différents du parcours du capital, ouvrent
deux voies différentes du point de vue des intérêts du prolétariat mondial et
de la révolution. Si les forces capitalistes dominants à l'Ouest sont
détruites, le mouvement social de l’Est, bien qu’il n'ait pas dépassé le stade
de l'économie marchande, peut constituer un renforcement du prolétariat mondial
dépassant et bousculant les limites de son "secteur arriéré". Dans le
cas contraire, ce "secteur arriéré" sauvera le vieux capitalisme.
A qui connaît l'essentiel des
Positions de la gauche italienne sur cette même question, il suffit d'un peu de
bonne foi pour retrouver, sous une terminologie différente, une idée centrale
identique à celle que Pannekoek exprime : si la révolution prolétarienne ne
triomphe pas dans l’aire du capitalisme développé, en premier lieu en Allemagne,
la révolution d'octobre n'échappera pas au sort que lui réservent l’arriération
économique et l'isolement politique de la Russie. Tenant
compte de cette convergence et au lieu de s’arrêter sur la terminologie de
Pannekoek, et notamment de sa référence à la "bureaucratie ouvrière",
il vaut donc mieux essayer de comprendre toute sa vision. Le reproche qu'on
pourrait aujourd'hui lui faire, ce serait plutôt d’avoir été trop proche de la
position italienne dans la mesure où, comme celle-ci, il laissait trop de place
à la possibilité, pour la révolution contre le capital, de dominer la poursuite
mondiale de l’extension du capital. L’attitude la plus critique, dans le camp
de la pensée marxiste a cette époque, appartenait encore à une phase historique
de développement de cette pensée à l’égard de laquelle l’hypothèse d’une
rupture inévitable ne s’est posée que ces toutes dernières années. Dans le
cadre de ce chapitre, nous devons nous en tenir à montrer l’importance de
l'analyse de Pannekoek en tant que réponse directe à l'affirmation, implicite
ou explicite, de Lénine qui, d’une relance de l’économie allemande, attendaient
un regain de force et de dynamisme du prolétariat de ce pays. A cette illusion,
Pannekoek s’oppose, non seulement sur le plan de la froide perspective
historique, mais encore sur celui du contenu politique et idéologique qu'il
pressent sous la perspective en fait condamnée. D'une part, il écrit :
"Cependant que l’Europe occidentale se débat péniblement pour se dégager
de son passé bourgeois, la stagnation stérilise ses forces matérielles, réduit
les capacités productives de sa population".(Bricianer, p.192). D’autre
part il remarque que le prolétariat "n’a pas pris immédiatement conscience
de sa tâche avec une vision nette et une volonté unanime" (et que)
"il faudra des dizaines d’années pour en finir avec l'influence sur le
prolétariat de la culture bourgeoise, facteur d’infection et de
paralysie".
Ainsi Pannekoek pensait que si la
production capitaliste finissait par retrouver en Allemagne son rythme
d’expansion (et il semble le pressentir lorsqu’il rejette la thèse d’autres
gauches allemands sur la "crise finale" du capital, d’autre part
lorsqu'il prévoit l’effet salutaire, pour l'économie ouest-européenne, des
accords commerciaux avec l'URSS), ce ne serait pas au profit du mouvement
prolétarien, mais au profit de la contre-révolution. Or, dès le second congrès
- derrière le rideau de fumée des 21 conditions (jamais observées) – l’I.C.
pactise avec les fractions centristes de la social-démocratie, c'est-à-dire
amorce la manœuvre qui aboutira à la coalition des "deux bureaucraties
ouvrières" : celle de l'Est dont la fonction géographiquement
nécessaire, cohabite, contradictoirement, avec l'intention politique des
bolcheviks d’en dépasser, internationalement, le stade de développement ;
celle de l'Ouest dont le rôle est intégralement contre-révolutionnaire. Par sa
tactique de rapprochement à l’égard des Indépendants (charnière entre la
social-démocratie et les communistes), par sa tactique syndicale - qui
rétrograde, idéologiquement encore plus que pratiquement, de la revendication
révolutionnaire à la revendication immédiate - le KPD (S), fortement
impulsé par l’exécutif au travers d'invraisemblables zigzags et tournants, agit
de telle sorte qu’il fait crédit à la reprise du développement capitaliste
occidental pour y retrouver les forces d’un assaut révolutionnaire renvoyé dans
le futur[34].
"Le Prolétaire" répugne à
discuter Pannekoek sur ce terrain-là, qui est celui des faits. Bien plus à
l'aise lorsqu’il s'agit de jouter sur le terrain doctrinal, il conclut qu'il
"n’existe pas de "marxisme occidental", opposé au marxisme
léniniste ou "central"
... (mais) un marxisme qui rassemble sur la même ligne de la doctrine et
des principes les bolcheviks et nous, et un para-marxisme ou extra marxisme,
qui rassemblait le KAPD et, par exemple, l’Ordine Nuovo … "
Un tel raisonnement ne se renforce
aucunement par la critique de Pannekoek par le PCI puisqu'il affirme comme
prémisse ce qu’il s'agirait de démontrer : l'authenticité marxiste de la
"ligne" bolchevique. Sur ce point, la manifestation triviale de la
divergence entre la gauche allemande et la gauche italienne apparaît en toute
lumière. Pannekoek remet en cause Lénine au travers de la totalité de sa pensée
et de son action. Le PCI, lui, sépare le bon grain "théorique" de
l'ivraie "tactique" et se sert de l'autorité du nom pour foudroyer
toute critique. Ce type d'excommunication est en faveur, même dans la revue
théorique du parti: "Programme communiste" (op. cité ; p. 56) se
croit autorisé a assimiler Pannekoek à Bakounine parce qu'il a écrit que
"l'échec des divers partis est dû ... à la contradiction fondamentale
existant entre l'émancipation de la classe, dans son ensemble et par ses
propres forces, et la réduction au néant de l'activité des masses par un
nouveau pouvoir pro-ouvrier" (Not Pan 114).
Précisons au passage que cette
phrase est tirée d’un texte écrit en 1936. Pannekoek critiquait à cette date
les tendances qui prétendaient alors "reconstruire le parti
révolutionnaire" après n’avoir tiré -souligne Pannekoek – "qu'à
moitié les leçons du passe". Ceci marque déjà une certaine différence
entre Pannekoek et les anarchistes pour qui le parti a toujours été une
invention de Satan. D’ailleurs la suite du passage indique bien à quoi s’en
prend l'auteur : à l’activisme qui imagine entraîner les masses alors
"qu’elles n’arrivent pas encore à discerner la voie du combat, de l'unité
de classe".
L’appréciation de la révolution
russe et, au travers d’elle, le jugement sur le bolchevisme, sont bien
évidemment au centre des divergences entre la gauche allemande et la gauche
italienne. De cette divergence découle un faisceau tellement large de
conceptions opposées que nous avons dû les égrener avant d’en venir au point
central. Nous y voici enfin après avoir suffisamment rétabli les positions
réelles de Pannekoek pour pouvoir rejeter la méthode qui lui impute l'a priori
de positions antérieures non-marxistes. Toutefois la question ne saurait se
résoudre à discerner un certificat de bon et vrai marxisme à telle ou telle
fraction du mouvement communiste international[35]. Ces fractions
sont toutes issues de la même souche doctrinale originelle au sein de laquelle
la première guerre mondiale introduit chirurgicalement la grande division
entre "réformistes" et révolutionnaires ; ces derniers se
scindant ultérieurement et au gré d’événements politiques dramatiques en
partisans plus ou moins inconditionnels de la politique bolchevique et en
adversaires qui la critique sur sa gauche. En fait, au terme d'un examen de
cette scission, se profile une conclusion qu’on ne peut éviter : le marxisme,
dans l'acception du PCI, c’est-à-dire comme corps unitaire de doctrine et
praxis révolutionnaire, extériorise par les misères de la IIIe Internationale
l’existence d'une désagrégation théorique antérieure que la brièveté de la
phase révolutionnaire d'après-guerre ne lui a pas permis de surmonter.
Avant d’en venir aux termes de cette
désagrégation, il convient de préciser les "divergences d'école" qui
ont laissé percevoir son existence.
Divergences quant au rôle de la théorie
C’est dans la position adoptée à
l’égard de la théorie révolutionnaire que réside le principal trait distinctif
de la gauche allemande et il n’est pas fortuit que le PCI, au lieu de
l’affronter sur ce terrain-là, préfère l’attaquer en la bombardant d'arguments
purement doctrinaux.
L’œuvre de Lukacs et de Korsch
traite également les thèmes généraux du KAPD, mais davantage sous l'angle
historique (dans leurs rapports avec les conflits internes de l’I.C.) et
philosophique (en les confrontant au marxisme de la Seconde Internationale).
Dans ce chapitre, nous nous en tiendrons cependant aux arguments de Pannekoek :
d’une part, cela nous est imposé par la teneur des griefs du PCI à son égard ;
d’autre part la position de Pannekoek est liée d’une façon plus directe à la
substance du mouvement ouvrier des années 20.
Pour Pannekoek, la théorie marxiste,
"guide et instrument parfait pour comprendre et interpréter les événements" est
"une théorie vivante dont la croissance est liée à celle du prolétariat et
aux tâches comme aux fins de la lutte"[36] (Bricianer, p
240). Pannekoek expose comment la classe ouvrière durant la phase historique de
l’essor de la bourgeoisie, a adhéré au matérialisme bourgeois parce qu'à cette
époque-là "le mouvement ouvrier n’allait pas au-delà du cadre
capitaliste" (idem, p 241) et qu'il
voyait "dans les mots d'ordre démocratiques du mouvement bourgeois du
passé des mots d'ordre également valables pour la classe ouvrière" (id p
242, Not Pan 111) "La compréhension pleine et entière du marxisme - écrit
Pannekoek - n'est possible cependant qu’en liaison avec une pratique
révolutionnaire"[37] (p 246, not Pan
111).
En ces quelques mots tient la
spécificité de la position de la gauche allemande en matière de rapport entre
théorie et praxis et sur la base de l'expérience critique de la Seconde Internationale
: la théorie de Marx est l’expression d’une praxis révolutionnaire ; en
l'érigeant en dogme justificatif d’une praxis non-révolutionnaire, la
social-démocratie l'a ravalée au rang d'idéologie. En tant qu’idéologie, le
marxisme de la
Seconde Internationale était utilisable par un autre
mouvement que celui du prolétariat, pour une révolution autre que la sienne.
C'est tout le drame de la révolution d’Octobre qui s’inscrit en filigrane
derrière cette éventualité offerte par l’histoire. Pannekoek en expose
longuement les prémisses dans son livre "Lénine philosophe" où il
montre que, de Plekhanov à Lénine, le produit fini de cette "fraude" historique
apparaît comme "un mélange « qui puise ses principes philosophiques
dans le matérialisme bourgeois et sa théorie de la lutte des classes dans
l’évolutionnisme prolétarien"[38].
Sans pouvoir reproduire ici
l’argumentation de Pannekoek, nous devons tenter de préciser sa méthode qui
tranche avec celle de toutes les "écoles" du bolchevisme. Pannekoek
observe à l'égard du marxisme les critères que ce dernier applique aux théories
sociales qui l'ont précédé. Produit de la première affirmation révolutionnaire
du prolétariat dans l'histoire, le marxisme devient - avec la stabilisation des
structures et de la vie économique et sociale du capital - la doctrine d'une
pratique politique et syndicale qui contribue de plus en plus à cette
stabilisation. Ce sont les prémices d'une nouvelle crise du capital qui mettent
ce fait en évidence en même temps qu'elles annoncent un nouveau mouvement
révolutionnaire dont Pannekoek approuve sans restriction les intentions et les
formes.
Ce qui mérite d’être retenu dans
cette position de Pannekoek c’est sa perception aiguë du fait suivant : de même
que la théorie du prolétariat séparée de la praxis révolutionnaire se mue en
idéologie, de même les formes d'organisations déterminées par une praxis réformiste
deviennent des obstacles à la praxis révolutionnaire. Briser l’organisation
réformiste est donc pour les prolétaires, tout
à la fois le facteur et le produit de leur émancipation à l’égard de
l’idéologie. En bref la théorie révolutionnaire surgie de l'histoire ne peut
s’y maintenir intacte toute seule, il lui faut le secours du mouvement
révolutionnaire.
Sur ce point, il n'y a pas, au fond,
de véritable divergence entre Pannekoek et Bordiga, puisque ce dernier tient
compte de la même nécessité dans le cadre du raisonnement qui lui est propre :
il dit que sans situation révolutionnaire, il ne peut exister de parti
révolutionnaire[39].
La différence apparaît dans la place du parti dans la théorie du prolétariat.
Bordiga, à la suite de Lénine et de la
plupart des marxistes, affirme que la notion de parti est inséparable de la
théorie de Marx. Pannekoek bien qu’il ait "admis" la nécessité de la
forme-parti dans une période historique déterminée n’y voit qu’une forme
d'organisation dont il définit la nature d'après sa fonction effective, fidèle
en ceci à son grand principe : identifier toute expression sociale d’après
le mouvement qu'elle représente.
Cette divergence sur la question du
parti englobe toutes les autres qui culminent dans la question du rapport entre
la théorie révolutionnaire et l'action de masse. Pour Pannekoek la célèbre
formule de Marx sur "la théorie qui s'empare des masses" n’est pas
une simple figure de style. L’intelligence du mécanisme de la lutte des classes
fait tout un, chez lui, avec l'explication matérialiste du mouvement du
prolétariat. Mais ce mouvement est réalisé par le prolétariat lui-même, par son
intervention consciente en vue d’un but défini. Le savoir, la conscience,
l’expérience - ces trois éléments que Pannekoek considère comme composant la
force du prolétariat - sont bien entendues nécessaires à ce dernier, mais ils
servent à lui révéler la nature et la signification historique dans laquelle
ses impulsions immédiates l'engagent. Aider les masses à prendre conscience de ce
fait, tel est, pour Pannekoek, le rôle du "parti" ou de
« l’avant-garde », c’est-à-dire d’un groupe d’individus mieux
instruits de la théorie révolutionnaire, plus sensibles à ce que cette théorie
représente comme prolongement et possibilité des luttes et qui, dans les
moments de repli de ces luttes, n’en oublient pas les enseignements. La grande
différence entre cette conception et celle qui domine dans la Seconde Internationale
d'abord, dans la Troisième
ensuite – c’est qu’elle implique qu’il n’existe aucune action - à plus forte
raison imprimée à la classe de l’extérieur - qui puisse conduire celle-ci à
réaliser la théorie si sa situation propre et l’ensemble des circonstances en
un moment donné ne l’y portent pas.
Bordiga, par contre, sans nier pour
autant la nécessité de la condition ci-dessus, trace un schéma beaucoup plus
rigoureux du processus de la "constitution du prolétariat en classe".
Pour Pannekoek, si le parti ou "l'avant-garde", peut révéler la masse
à elle-même, c'est parce que le mouvement de celle-ci en direction de cette
constitution en classe vient de se produire sous l'effet de circonstances et
conditions historiques déterminées (ceci avec "l'arrière-pensée" que
ce mouvement est spontané parce qu'en rupture avec l’activité antérieure des
organisations ouvrières). Pour Bordiga, le processus, le mouvement lui-même,
sont conditionnés par une intervention du parti à un niveau beaucoup plus
élémentaire, et cette intervention, seule, donne au mouvement son caractère
prolétarien. En somme le parti seul incarne la classe en se battant pour
défendre sa doctrine dans les moments de fléchissement de la lutte sociale, en
prenant la tête des masses dans les moments de montée révolutionnaire.
Il semble, en rapportant ainsi cette
divergence, qu'on joue seulement sur les mots. Dans les deux cas, l'insertion
d’une « avant-garde » est nécessaire pour révéler le mouvement
prolétarien à lui-même. Mais en réalité les développements respectifs des
positions de Bordiga et de Pannekoek peuvent être expliqués par les expériences
historiques différentes qui sont à leur origine : pour Pannekoek, la praxis de la social-démocratie allemande
ne laisse aucune place à une activité révolutionnaire sinon par une rupture
décisive avec tout son corps d'organisation ; cette activité, impliquant donc
le passage à la critique théorique de ce corps. Pour Bordiga, face à une
social-démocratie moins compromise dans les taches de gestion du capital, une
fraction de gauche a pu opérer dans le cadre organisatif social-démocrate sans avoir,
ni à baisser son drapeau, ni à en passer au crible les structures.
Mais ces deux expériences
divergentes relèvent cependant du même mouvement ouvrier occidental. Chez
Lénine, l’expérience a des bases sensiblement différentes. Dans sa conception
demeurée célèbre, la classe ouvrière, sous l'effet de ses motivations
immédiates, ne peut parvenir qu'à une "conscience trade-unioniste" et
non à la conscience de ses intérêts face à tout le processus historique du
capital. Cette affirmation est liée à une façon bien précise de concevoir le
rôle de la théorie révolutionnaire : le déterminisme rigoureux qui préside aux
motivations "économiques" des travailleurs perd de sa rigidité
au-delà de ce cadre immédiat. Les ouvriers sont poussés à revendiquer par le
"besoin" qui résulte des exigences de leur survie, mais aucun autre
besoin plus général et les "éclairant" sur la négation humaine
qu'implique cette survie ne les pousse vers cette "conscience" si les
militants du parti marxiste, disséminés dans leurs rangs, ne la leur suggère,
ne la leur importe. Une telle représentation peut effectivement correspondre à
un stade historique de développement du capital, et même receler un ferment
révolutionnaire par le seul fait que le stade ultérieur de ce développement,
dans son ordre juridico-social, doit être conquis sur des structures étatiques
archaïques. Telle fut la situation n du prolétariat russe face aux taches de la
révolution démocratique-bourgeoise dans ce pays. Mais seul le stade ultérieur du capital crée
ce besoin général latent qui implique la critique de tout le système et, dès
lors, conditionne la normalisation du besoin immédiat.
Dans la théorisation du "stade
russe", le déterminisme agit sur les masses au niveau
« économique », mais non pas au niveau politique où il laisse la
place à un déterminisme plus subtil, celui que reflète la lutte d'influence
entre les partis. On verra au paragraphe suivant que, pour Pannekoek un tel
schéma peut rendre compte d'un type déterminé de révolution. Retenons pour
l'instant que, dans cette acception, le parti justifie son existence par
l’affirmation d’un monopole théorique et conscienciel dont il a exclu par
principe les masses.
L’aspect qui nous intéresse ici par
priorité est celui qui concerne la théorie révolutionnaire. Autant on conteste
à la masse son aptitude à réaliser concrètement la théorie, autant on doit
affirmer comme indiscutable l’expression abstraite et anticipée que le parti
conçoit pour cette réalisation. Plus l’enchaînement déterministe de la réalité
est nié en ce qui concerne la dynamique
de comportement des masses, plus cet enchaînement doit être revendiqué et ce
déterminisme affirmé dans l’expression doctrinaire qu'en donne le parti. La
propagande du PCI l’exprime naïvement : les masses ne peuvent pas, livrées à
elles-mêmes, découvrir les voies de la lutte révolutionnaire ; mais, lorsque
les circonstances, deviendront favorables à cette lutte, ces mêmes masses
devront "retrouver" les voies que le parti a déjà tracées pour elles.
Bien entendu, ceci est l'expression
la plus triviale de la conception léniniste du parti. Mais à la base de cette
version vulgaire, il y a le fondement doctrinal qui, chez Bordiga, suppose
définitivement établi le trajet passé, présent et futur du mouvement
prolétarien, "l'arc-en-ciel" qui doit relier la première
manifestation historique du prolétariat à son triomphe définitif sur le
capital.
Laissons pour l'instant de côté cet
aspect-là et ne revenons pas sur les raisons politico-historiques de
l'attachement de la Gauche
italienne à cette conviction, maintenue littéralement à bout de bras tout au
long des années les plus noires de la contre-révolution. Examinons par contre
les incidences de cette rigidité doctrinale sur le plan théorique. Sous un
déluge de dénonciations violentes et d'indignation sincère à l'égard de la
"trahison social-démocrate d'août 14", elle a eu pour effet
d'accréditer une version limitée des causes de la dégénérescence de la Seconde Internationale.
La portée et l'origine véritables de cette version se vérifient en fin de
compte sur le terrain historique où il s'agit de définir ce que représente
cette dégénérescence non pas seulement à l'égard du mouvement ouvrier, mais
plus encore à l'égard de la dynamique de développement du capital. Nous avons
déjà situé le problème dans ses rapports avec la "crise" du PCI. La
critique de Pannekoek - souvent intuitive, mais pour cette raison même plus
profonde que la critique "officialisée" par l'I.C.- prend tout son
relief à la lueur de la résurgence "stalinienne" du phénomène,
laquelle, dans ses caractéristiques criantes d'après la Libération, avait déjà
porté un rude coup à la "construction théorique" héritée par le PCI
de la gauche italienne. On se bornera donc à montrer ici que, même dans la
sobre conception de Bordiga, une concession énorme est faite à l'illusion du
caractère "malgré tout prolétarien" de la Seconde Internationale.
La fonction contre-révolutionnaire
de la social-démocratie - selon la remarquable formule même de Bordiga - a été
historiquement révélée par sa politique d’union sacrée lors de l'éclatement de
la première guerre mondiale. Pannekoek et Bordiga - avec tous les
révolutionnaires de l'époque - se rencontrent sur cette constatation : la
manifestation violente de la première crise de l'impérialisme rend caduques
toutes les conceptions et tactiques de la Seconde Internationale.
C'est l'enseignement qu’ils tirent respectivement de cette constatation qui
s'oriente suivant deux directions nettement opposées.
Pannekoek "re-parcourt" en
quelque sorte toute la tranche d'histoire couverte par l'activité de la Seconde Internationale
et vérifiant ses critiques antérieures (Cf. sa polémique contre Kautsky)
établit qu'elle a joué un rôle contre-révolutionnaire bien avant 1914 et ce,
précisément, parce qu'elle affirmait et développait, socialement et
structurellement, les catégories salariées dans un contexte historique où cette
affirmation et ce développement, tout en présentant la réponse à une nécessité
objective pour les travailleurs, ne pouvait constituer un facteur antagonique
du capital.
D’où la conclusion de Pannekoek sur
le terrain théorique : il ne peut y avoir, dans la phase impérialiste,
d'actions et d'organisations du prolétariat qui ne soient révolutionnaires.
Pannekoek récuse donc - au moins implicitement - ce qu’il a précédemment admis,
sur le plan de la tactique comme sur celui de l'organisation, parce qu’il
n’existait pas alors d’autre voie possible sur la ligne de développement
historique de la classe ouvrière. C’est strictement en ce cas, selon lui, que
la doctrine, la tactique et l'organisation de la social-démocratie étaient
plausibles. On ne pouvait, ni deviner le moment historique où la tactique
révolutionnaire s’imposerait à nouveau, ni concevoir sous quelles formes elle
le ferait. On observait une ligne politique déterminée parce qu'en l’état du
développement général économique et social, on n'en voyait pas s’en dessiner
d’autre[40].
Mais la perception, relativement tardive de la caducité de cette ligne, non
seulement n'enlève rien au fait qu'elle était, bien avant, déjà erronée - par
rapport à la mission révolutionnaire du prolétariat - mais encore elle impose de tirer de ce fait
toutes ses conséquences.
Il semble bien que cette
plausibilité de la ligne politique d'avant 14, toute relative chez Pannekoek,
soit chez Bordiga absolue ; c'est -à dire qu'il n'y ait pas lieu de la
condamner, rétroactivement, dans tout son contexte. Ce qui nous autorise du
moins à le croire c’est tout un passage du "Tracciato
d'impostazione"(1946) ; texte d’importance capitale puisque inséré dans le
premier numéro d'après-guerre de la revue du PCI- "Prometeo", il
traçait toute la perspective théorique pour le parti[41].
Dans ce passage, Bordiga écrit que
les faits ont confirmé la position des gauches révolutionnaires de la Seconde Internationale
sans toutefois qu'on puisse définir l'action de la droite comme mouvement
conformiste (cf. note). Lorsque "l'histoire"- s'il est permis
d'appeler ainsi le jugement de la critique révolutionnaire portant sur les
espoirs d'un passé démenti - donne raison, dans cette acception à qui que ce
soit, elle ne le fait jamais à moitié. Elle ne s'est donc pas bornée à
confirmer la gauche révolutionnaire parce qu'elle combattait la droite ; elle a
aussi, rétroactivement, "donné tort", dans cette gauche, à ceux qui
ne voulaient considérer la droite que comme l'incarnation d'une divergence
survenue au sein d'un mouvement ouvrier présumé représenter les intérêts du
prolétariat. Ce dernier désaveu ne concerne les hommes que pour autant que leur
nom est lié à un corps de positions bien définies ; il porte en réalité sur la
validité de la notion suivant laquelle droite et gauche auraient
"normalement" coexisté dans la même organisation. Ceci ne présente
évidemment guère d'intérêt en tant que jugement a posteriori sur les militants
politiques de l'époque ; mais c'est par contre d'une importance considérable
dans la répudiation plus ou moins complète du social-démocratisme : la
"normalité" de la coexistence de la gauche et de la droite dans la Seconde Internationale
ménage, dans l'héritage idéologique de la social-démocratie, la partie
théorico-doctrinaire du marxisme que la Troisième Internationale
n'a pas su ou voulu répudier.
Bordiga dit que les Bebel, Jaurès et
Turati ne voulaient pas faire tourner à l’envers la « roue de
l’histoire » mais duquel trajet historique la formule est ambigu,
puisqu'il ne saurait s’agir, dans un jugement porté par des révolutionnaires,
d’admettre comme trajet historique possible, un processus d’amélioration continue
de la démocratie bourgeoise s'épanouissant en "socialisme", voie
empruntée par la droite mais en dissimulant sous un langage humanitaire
l’évolution totalitaire indiscutable de la société capitaliste. Mais si l'on
entend dénoncer cette fonction véritable de la social-démocratie, on ne peut
dire qu’elle voulait faire tourner la roue de l’histoire à l'envers puisqu’elle
l'impulsait au contraire vers l’avenir, mais celui-ci découvert après-coup
comme forme totale de domination du capital. Sous quelque angle qu'on l’aborde,
et abstraction faite de la bonne volonté subjective de ses chefs, le mouvement
social-démocrate ne peut être défini ni "réformiste", ni
"conformiste", mais comme il s'est révélé être dans la réalité
-fut-elle tardivement perçue – c’est-à-dire comme instrument de la
contre-révolution.
D'une
façon lapidaire, les résultats respectifs de cette divergence entre Pannekoek
et Bordiga, sur le plan des rapports avec la théorie, peuvent s’énoncer ainsi :
la critique lucide de Pannekoek concernant le caractère étriqué du
"marxisme" de Lénine et de la Seconde Internationale
ne se conclut pas chez lui par un dépassement théorique du mouvement avorté du
prolétariat allemand ; celles de Bordiga, qui prend pour cible les limites de
ce mouvement, occulte par là la critique théorique, tout aussi bien à l’égard
de la Seconde
internationale qu’à l'égard de son "disciple" Lénine.
Une affirmation téméraire du PCI
Quand "Le Prolétaire"
écrit que le seul marxisme digne de ce nom est celui qui va de Marx - Engels à
Lénine et à la Gauche
italienne c'est là une affirmation qui ne peut être soutenue qu’à l'appui d'une
conception obscure et métaphysique dés rapports réels entre l’histoire et la
théorie de Marx. Indépendamment des véritables mobiles actuels qui, dans le
PCI, maintiennent "en vie" cette conception, elle ne résiste pas à la
critique qu’autorisent et imposent tant le matériel peu connu - ou pas connu du
tout - exhumé récemment des archives historiques, que la nette indication
contenue dans les prémisses du "changement de cours" survenue au
cours de la récent décennie.
Nous avons déjà fait état du
caractère déflagrateur de ces "révélations", même incomplètes,
touchant aux événements de l'Allemagne des années 20 ; nous délaisserons un
instant les écrits de Pannekoek qui, pour des raisons de filiation politique,
ont été les premiers exhumés de l'oubli dans lequel l’histoire, activement
aidée par les "léninismes" de toutes sortes, les avait ensevelis.
Comme nous l’avons déjà indiqué, son chaud témoignage, peut-être irremplaçable,
de la teneur du conflit entre l'IC et le KAPD, s'efface derrière celui de
Korsch lorsqu'il s'agit de réfuter l’affirmation ci-dessus du PCI,qui ne
concerne pas seulement la qualité de "marxiste" reconnue ou contestée
à la gauche allemande, mais l'existence même d'une acception de cette doctrine
autre que celle transmise par Lénine et Kautsky.
Il est clair qu’aujourd'hui on ne
peut pas ne pas s'interroger sur le contenu le plus profond d'une théorie qui,
dans le prolétariat moderne, a identifié la possibilité historique de
désaliéner ce que Marx appelle "être social", dont le développement
historique antérieur a développé le concept en même temps qu’il lui niait de
plus en plus l’existence, En ce qui concerne les rapports de cette théorie avec
la praxis révolutionnaire, trois groupes de données se sont confirmées. Ce sont
d’abord celles qui ont trait à l'ampleur de la vision de Marx qui est
irréductible aux dimensions d'une seule catégorie sociale qu’on pourrait
emprisonner dans la situation contingente de l'époque de sa plus brutale
exploitation. Viennent ensuite tous les faits qui démontrent l’indiscutable
défiguration de la théorie de Marx par la longue période historique qui, sous
l’hypocrite référence formelle au marxisme, a vu l’adaptation du prolétariat
industriel aux exigences de toutes sortes du capital. Enfin, en dernier lieu,
percent diverses certitudes concernant le mode présent de domination du capital
et qui exigent une autre approche du problème théorique.
Ici, c’est à l’altération historique
de la théorie de Marx que nous devons encore nous en tenir. Avant d’aller
outre, il s’agit de réfuter une unicité et une continuité "marxistes"
qui, le plus clair de ce qu’en affirme le PCI est le fruit de ce qu’on a appelé
"la passion du communisme" chez Bordiga, qu’à ce titre, non seulement
nous respectons, mais considérons comme un moment de la lutte historique
révolutionnaire, sans que cela autorise de respecter les limites dans
lesquelles le même Bordiga enfermait cette lutte.
En ce qui concerne la critique de la Seconde Internationale
aussi bien que celle de la troisième, le livre de Korsch, mieux que l’œuvre de
Bordiga, rétablit la réalité historique. Sa thèse, écrite dans le feu d’une
défense non moins dramatique et désespérée que celle de Bordiga contre
l’offensive de la clique de bureaucrates moscovites, peut se résumer de cette
façon : jamais la social-démocratie n’a réellement et intégralement adhéré
à la théorie de Marx ; jamais la Troisième Internationale
n’a condamné, dans son intégralité le faux marxisme de la Seconde ; pis encore,
dès le reflux de la révolution internationale, elle a repris à son compte les
éléments de doctrine qui, dans la social-démocratie allemande, consignaient le
plus nettement sa séparation avec la théorie de Marx.
Quelques citations peuvent illustrer
la portée de cette démonstration qui intéresse, non seulement l’histoire de la
théorie, mais aussi la théorie de l’histoire.
"Le mouvement socialiste du
dernier tiers du XIX siècle – écrit Korsch – n’a jamais adopté le marxisme dans
son entier"[42].
L’auteur, embrassant tout à la fois les aspects « philosophiques »,
politiques et sociaux de cette non-adoption démontre que l’évolution de la
social-démocratie en direction du positivisme bourgeois lui interdisait de
comprendre l’évolution du mouvement ouvrier en rapport avec celle du
capitalisme. De plus ses structures organisatives et sa doctrine s’étaient
forgées "au point même où l’orientation pratique du mouvement était au
plus haut point révolutionnaire"[43] mais alors que sa
théorie "était surtout démocratique au sens du "parti
populaire", lassalienne, dürhinguienne » (ouvrage cité, p 32).
Korsch souligne ensuite l’importance
de la conjoncture politico-historique dans laquelle s’est effectuée, pour la
social-démocratie, l’adhésion formelle au marxisme intégral : vers
1890 ; lorsque la bourgeoisie s’est orientée en direction d’un certain
libéralisme politique (non-reconduction de la loi contre les socialistes en
Allemagne). Dans ces conditions, "le "marxisme" de la Seconde Internationale,
développement positif selon eux[44] de la théorie
première de Marx et d’Engels, est en réalité une forme historique nouvelle de
la théorie prolétarienne de classe".
Si quelque membre du PCI,
fortuitement, tombe un jour sur de telles « révélations » qui
moisissent depuis un demi-siècle dans les archives de l’histoire du mouvement
ouvrier, il ne pourra honnêtement nous contredire lorsque nous affirmerons que,
dans le PCI, on n’a jamais parlé de cet aspect-là de la dégénérescence de la Seconde Internationale,
qu’on se bornait à stigmatiser dans sa "trahison d’août 1914".
Korsch, polémiquant avec les
"orthodoxes" de service de l’I.C., se défend du reproche que ceux-ci
lui font d’avoir une "prédilection" pour la "forme
primitive" des écrits de Marx. Ce qu’il englobe dans la première période de la théorie marxiste,
ce ne sont pas les écrits de jeunesse de Marx[45]
mais l'œuvre qui débute avec la "Critique de la philosophie du droit de
Hegel". La seconde période commence à ses yeux dans les années 1850, au
moment de l'essor capitaliste et de l'écrasement des organisations et courants
révolutionnaires (ouv. cité. p 25) et elle dure jusqu’à la fin du siècle. En ce
qui concerne la troisième période, Korsch avertit le lecteur : cette
délimitation a un caractère extrêmement global ; il faudrait l’analyser en
détail, la scinder aux grands changements qui - notamment sous rapport de la
théorie révolutionnaire avec la philosophie - ont affecté simultanément la
pensée bourgeoise et la pensée socialiste. Mais le résultat final de cette
troisième période n'est pas discutable, c’est le triomphe du
« kautskysme » en tant qu’adaptation dogmatique d'une théorie
révolutionnaire à une praxis non-révolutionnaire (ouv. cité. p. 25).
Il
devient banal de produire "ces "banalités de base » qui depuis
quelques années, sont tombées dans le domaine public. Mais on ne peut aborder
les vicissitudes de la
IIIe Internationale sans tenir compte du témoignage de la
gauche allemande et vice-versa. La nature réelle de la social-démocratie telle
qu'elle apparaît dans la genèse qu'en retrace Korsch fait jaillir avec autant
de force la précarité de la direction russe du mouvement communiste
international que l'incidence décisive, sur la praxis révolutionnaire de
l'Allemagne des années 19-20, de ce tout historico-politico-social forgé par la
social-démocratie comme force d’inertie et de conservatisme devant laquelle fut
vaincue la velléité subversive prolétarienne en ce pays.
Il
apparaît clairement, à l'examen du contexte politique dans le cadre duquel, à
l’époque où Korsch écrit, les dirigeants les plus en vue de l’I.C. revendiquent
"l'apport positif" du marxisme de la Seconde Internationale,
que cet "apport" concerne en premier lieu ce qui peut justifier la
tactique manœuvrière et frontiste dans laquelle la IIIe Internationale
à cette date, est définitivement enlisée. Les détails et citations fournis par
Korsch concernant la vive polémique engagée par Moscou contre Lukacs et lui
prouvent bien "la totale solidarité théorique de la nouvelle orthodoxie
communiste avec l'ancienne orthodoxie social-démocrate" (p. 30). Ce que
défend l'I.C. contre Lukacs et Korsch, c'est ce "marxisme de la Seconde Internationale"... « dont
Lénine et les siens n'ont jamais récusé l'héritage spirituel en dépit des paroles
qu'ils ont pu prononcer dans l’ardeur du combat". Or la prétention de la Seconde Internationale
à la "totalité marxiste" est doublement démentie : 1°) par le
caractère prioritaire et absolu qu'elle a donné à "certaines théories
économiques, politiques et sociales dont la signification générale est déjà
altérée du fait qu'elles sont isolées de la perspective révolutionnaire de
Marx, mais qui sont en outre mutilées et faussées dans leur contenu même"
(p 32). 2°) parce que l'adhésion formelle de la Seconde Internationale
au marxisme ne s’est pas affirmée au moment où le mouvement ouvrier, dans sa
praxis, se rapprochait le plus des positions de Marx et d’Engels, mais dans la
période postérieure où l’emportaient
déjà dans la praxis syndicale et politique, les tendances nouvelles qui
trouvèrent par la suite leur expression idéologique dans ce qu'on appelle le
"révisionnisme".
Un
peu plus loin, Korsch donne une analyse qui explique en même temps le triomphe
final des conditions défavorables à la révolution dans les années 19-21 et
l'impossibilité de dégager du tronc social-démocrate une vision cohérente et
lucide de toute la situation. Il relève à ce sujet une déclaration de Rosa
Luxembourg, selon laquelle le marxisme « piétinerait », serait
"au point mort" en raison du fait que la social-démocratie devancée
par la pensée de Marx, serait devenue incapable de mettre cette pensée à
profit.
"Il
faut comprendre tout autrement - écrit Korsch - le décalage entre la théorie
marxiste révolutionnaire, hautement développée, et une praxis qui reste loin
derrière elle et, en partie, la contredit directement" (p. 34-35).
Ce
décalage, dit Korsch, provient :
"...
tout simplement de ce que, dès le début, dans cette phase historique, le
"marxisme" n'a pas été pour le mouvement ouvrier qui l'avait adopté
de façon toute formelle une véritable "théorie" , c'est-à-dire
"expression générale, et rien d’autre, du mouvement historique réel"
(Marx) mais n’a jamais été qu'une "idéologie" que l’on prend toute
armée "à l'extérieur".
Vu
sous cet angle la théorie de l’extériorité de la conscience, pierre angulaire
de tous les léninismes. ne recèle plus aucun mystère. Mélange de "science
économique", apanage des seuls intellectuels et des lieux communs
démocratiques accessibles à tout un chacun, la doctrine social-démocrate doit
effectivement être inculquée. Mais le produit de cette "importation de la
conscience" ne réalise en aucune façon la théorie, c’est-à-dire le
mouvement révolutionnaire :
"Ayant
adopté de façon purement formelle le marxisme comme idéologie, le mouvement
ouvrier d’alors (1890-1914, NDR) était resté dans sa praxis sur sa nouvelle
base bien en dessous du développement général (et théorique en particulier)
qu'avaient déjà atteint sur la base plus étroite d’autrefois, le mouvement
révolutionnaire tout entier, et avec lui la lutte de classe du prolétariat, au
milieu du XIXe siècle quand touchait à sa fin le premier cycle de développement
capitaliste"[46]
Ce
qui explique, poursuit Korsch :
"…que
le mouvement ouvrier, qui s’est réveillé, depuis le dernier tiers du XIXème
siècle, soit dans l'impossibilité totale d’adhérer de façon non plus seulement
formelle mais effective, à cette théorie si hautement développée".
Dans
l'histoire de la théorie marxiste, les praxis de la Seconde puis de la Troisième Internationale
interviennent donc de façon déterminante ; outre le fait que Marx et Engels
eux-mêmes en des périodes successives en développèrent par priorité, sinon de
façon exclusive, tel ou tel aspect[47].
Face
à cette réalité, au sujet de laquelle textes et faits concordent, la continuité
marxiste dont parle "Le Prolétaire" n'est qu'une autre expression du
mythe léniniste qu'il faut maintenant examiner.
Le
bolchevisme "valable pour la seule Russie"
Nous
pouvons maintenant revenir à Pannekoek (et à Gorter) à propos du grief que leur
fait le PCI de "justifier le bolchevisme seulement par les conditions
existant en Russie".
Ici
la polémique du PCI n'a pas besoin d’aller jusqu'à l’interprétation péjorative,
voire même la déformation des positions du KAPD : celles-ci s'avèrent à ses
yeux suffisamment hérétiques pour qu'il soit superflu d’en rajouter. "Le
Prolétaire" énumère donc consciencieusement les arguments de Pannekoek et
Gorter : les conditions justifiant le bolchevisme en Russie s'effacent en
Europe occidentale "où le prolétariat est seul et doit faire la révolution
seul contre les autres classes" ; la spécificité de la révolution
d'octobre vient de ce qu'elle est "double, mi-bourgeoise,
mi-prolétarienne", que son principal facteur social, la classe paysanne,
est dépourvue d'initiative politique et a "besoin d’être dirigé", ce
qui explique, pour les bolcheviks, "la nécessité de la manœuvre entre deux
poussées révolutionnaires différentes" et l'importance, dans la conception
bolchevique de l’organisation prolétarienne et de ses tâches, du rôle des
chefs, de leur "diplomatie", etc.
L'origine
et la genèse des conceptions kapédistes a déjà été évoquée dans la partie
consacrée à la chronologie ; il reste donc à exposer intérêt qu'elles peuvent
présenter aujourd’hui et plus particulièrement, le fait que l'évolution
socio-politique de la dernière décennie a actualisé toute la portée critique de
l'apport de la Gauche
allemande : cet apport représente, pour la révolution avortée d'hier, la révolte
contre le subi à l'encoure des courants "traditionnels" qui, comme le
PCI, défendent ce subi comme le nécessaire et l'inévitable dans la révolution
de demain.
La
position de Pannekoek, tout en résumant sa lutte politique d’avant et pendant
la guerre, est directement déterminée par l’expérience des années 192l, sur le
plan allemand et international[48].
Son jugement sur le bolchevisme découle en très grande partie des positions
prises par l’I.C. dans la question allemande et de la conjonction politique (par
ailleurs dénoncée par Korsch sur le plan idéo-théorique, cf. plus haut )
apparue entre la
IIIe Internationale et les Indépendants[49].
Sans nous y étendre ici, il faut directement confronter ce jugement avec les
événements ultérieurs et avec la présentation de ces événements selon l'optique
de la Gauche
italienne.
Car
c'est évidemment là que le bât blesse pour "Le Prolétaire". Unique ou
non, authentique ou pas, le marxisme, selon l’acception du PCI, passe
intégralement par la praxis bolchevique, l’englobe et en sort renforcé. Pannekoek au contraire, après avoir admis un
moment la possibilité d’une issue communiste internationale de la révolution
d'Octobre, considère, au terme de son expérience dans l’I.C., que la praxis
bolchevique est celle d’une révolution bourgeoise et rien que cela. Par la
bouche de Bordiga, la gauche italienne, tout à l’opposé, affirme que cette
praxis était irréprochable dans le cadre d'un lent cheminement de la Russie vers le socialisme
et si la révolution communiste avait vaincu à l'Ouest. Pannekoek et Bordiga ne
sont donc d’accord que sur un seul point : l’impossibilité du socialisme en
Russie sans la victoire internationale du prolétariat. En l'absence de cette condition le premier
conteste au bolchevisme sa prétention au marxisme, le second la lui reconnaît,
et à titre exclusif.
Pour
Bordiga la révolution d'octobre reste socialiste en dépit de son sort
ultérieur. Son argument est le suivant : la Commune prolétarienne d'octobre fut l'appel au
prolétariat mondial et l’exemple de la rébellion générale dont dépendait
l'émancipation de la société[50].
Enfermé dans la perspective nourrie de 1917 à 1920 par tous les
révolutionnaires du monde, cet argument tombe sous le sens et on a déjà vu
qu’il n'était aucunement contesté par la gauche allemande et Pannekoek en
particulier. Il convient de rappeler à ce sujet que d’une part l’écho
international rencontré par l’appel du prolétariat russe se limita aux
tendances et aux mouvements à l’égard desquels l’I.C. adopta bien vite une
attitude critique, pour d’autres l’imitation de l’exemple russe fut en grande
partie artificielle (mimétisme à l’égard de la forme soviet) avec cette
particularité que les plus enthousiastes à en défendre l’esprit, ce furent les
kapédistes, également bientôt considérés par la IIIe Internationale
comme des ennemis (Lénine au IIIe congrès de l’I.C.). Ceci n’est évidemment pas
étranger au fait que la remise en cause du qualificatif de socialiste pour la
révolution russe fût pour la gauche allemande, la conséquence logique de l’évolution
de l’I.C. A partir du moment où celle-ci (par USPD interposée) acceptait de
composer avec la social-démocratie allemande – ce puissant rouleau compresseur
au service de la contre-révolution – elle changeait totalement de rôle en tant
que facteur politique international, d’exemple de la révolution devenant
obstacle à son développement[51].
Il s’imposait donc aux Pannekoek, Bordiga, Gorter et autres, de tenter
d’identifier la force historico-sociale qui, à l’intérieur de la dynamique même
de la révolution russe, provoquait ce "tournant" de l’I.C.
Force
est de constater que, sur ce point, « l’idéaliste » Pannekoek
("Le prolétaire dixit")est plus matérialiste que Bordiga qui, lui,
centre l’explication du phénomène – en ce qui concerne les bolcheviks – sur le
plan subjectif de leurs "erreurs d’appréciation"[52].
Nous disons plus matérialiste sans pour autant ignorer qu’aux yeux de Bordiga,
il ne s’agit pas simplement de convaincre les Trosky, Lénine, Zinoviev,
etc. ; c’est le comportement des sections communistes d’Occident qui
aurait dû opérer cette "conviction"[53].
Il n’en demeure pas moins que Bordiga semble conférer aux forces politiques
dominantes dans les PC de l’Ouest, une volonté subjective révolutionnaire,
alors que cette volonté n’est que le masque de leur rôle objectif
contre-révolutionnaire comme telles et, pour expliquer l’appui résolu que leur
apporte le bolchevisme, tente d’identifier celui-ci comme totalité et
expression globale du mouvement révolutionnaire en Russie en s’attachant
particulièrement à la façon dont ce mouvement a adopté – et adapté – la théorie
de Marx.
Bien
entendu, Pannekoek y procède en s’appuyant sur sa propre démarche théorique et,
notamment sur sa sévère critique antérieure de la social-démocratie
« kautskienne ». Mais cette démarche et cette critique, si on les
examine à leur tour dans leur genèse historique, apparaissent - non pas comme cette « déviation
anarchiste » ou « anarchiste », ou encore comme cet « extra-marxisme »
que « Le prolétaire » traite par le mépris – mais comme le produit du
travail d’une « école » critique qui s’est attachée, contre le
révisionnisme effectif de toute la Seconde Internationale,
à retrouver le Marx de la "première période".
Ce
n’est donc nullement par hasard ou aberration que l’âpre polémique menée par
cette école contre le « marxisme de la Seconde Internationale »
induit ses auteurs, après le reflux des années 20, à poursuivre leur analyse de
la « sinistre parabole de la révolution tronquée » jusqu’à l’autopsie
complète de son mouvement initial[54].
L’écho que le mouvement international donne de la révolution d’Octobre se
manifeste moins en effet comme adoption de la rupture profonde que cette
révolution incarne par rapport à l’ancien cours que comme illusion d’une
conciliation possible entre cet ancien cours et les conditions nouvelles. Dans
l’acceptation qui prévaut, tant comme psychologie sociale de la classe ouvrière
que comme ligne stratégique de ses organisations, le communisme ne se distingue
du réformisme social-démocrate que comme tactique politique : en Allemagne
notamment, une combinaison de la socialisation des moyens de production
incontestablement puisée dans l'héritage réformiste, et de l'art de
l'insurrection, tout droit importé de Russie. Il est clair que, pour Pannekoek
et toute la gauche allemande, l'incarnation sous forme doctrinale de cette
combinaison, celle qui est soutenue par les meilleurs théoriciens et
publicistes de l’I.C., et toute auréolée de la victoire d’octobre, c'est le
bolchevisme. Avec cohérence, ils combattent donc cette conciliation
contre-nature, entre deux mouvements historiques diamétralement opposés, et
dirigent le plus fermement leur critique contre son expression la plus achevée
et la plus éloquente.
Il faut sans cesse rappeler sous quel angle
précis cette critique est encore aujourd'hui importante. Suspendre la victoire
mondiale du communisme à une victoire (qu'on espère limitée dans le temps et
dans l'espace) du mode de production que le communisme doit éliminer est une
gageure que la contre-révolution a définitivement balayée. Si nous faisons
abstraction d'un autre effet de cette contre-révolution -le changement
fondamental de nature de la domination du capital - nous prenons conscience du
retard de la pensée critique révolutionnaire qui, il y a cinquante ans déjà,
aurait dû percevoir la contradiction insoluble contenue dans la
"gageure" ci-dessus : éliminée de l'histoire, celle-ci aurait dû
l’être aussi de la théorie, sous peine d'une errance sans fin entre le
déterminisme et la fatalité.(Nous avons déjà vu, à propos de la plausibilité
d'un certain degré de développement du capitalisme comme condition du
socialisme futur, combien les deux termes pouvaient se mêler de façon trouble).
Pour en revenir au KAPD, la récupération des révolutions ouvrières par le
capitalisme qu’il avait prévue est un fait historique confirmé trop après-coup
par tout le développement afro-asiatique succédant à la seconde guerre
mondiale. La pensée révolutionnaire commence à peine en effet à l'enregistrer
dans son seul sens positif, c'est-à-dire comme répudiation de toutes les
constructions a posteriori engendrées par "l'espoir" trompé des
années à propos de l'avenir de la
Russie, et qui ne sont plus aujourd'hui des
"solutions" que pour le capital.
Le refus ou la répugnance à procéder à cette répudiation constitue
l'ultime forme, d'autant plus puissante qu'abstraite dans le subconscient
collectif, de la prétention contre-révolutionnaire à mieux gérer le capital
qu'il ne se gère lui-même et dont les partisans, à l'image de leurs prédécesseurs
d’il y a cinquante ans, ont été par là, selon la belle formule
"d'Invariance" : les "géniteurs de la fatalité".
C’est
parce que Pannekoek et les autres gauches allemands ont dégagé du concept de
« double révolution » appliqué à la Russie d’Octobre les forces et les tendances
objectives telles qu’elles ont finalement prévalu à l’échelle mondiale[55]
qu’il est aujourd’hui possible de comprendre comment et pourquoi le terme de
prolétarien et communiste dans ce double caractère d’Octobre était lui-même mal
dégagé de la gangue idéologique du passé, non seulement sur le plan de la
tactique internationale de cette "double révolution", mais en raison
d'un héritage théorique commun à tout le mouvement ouvrier : le
"marxisme" de la Seconde Internationale. Aussi importe-t-il peu -
même si "Le Prolétaire" en fait ses gorgées chaudes - que le schéma
sur lequel Pannekoek s’appuie pour soutenir le caractère exclusivement
bourgeois de la révolution russe présente diverses faiblesses. Pas davantage ne
doit arrêter le fait que les facteurs contre-révolutionnaires identifiés par
lui et Gorter dans toute la praxis historique internationale, ne se soient pas
rigoureusement démontrés sous le jour où on les décrivait (par exemple celui de
la rechute de la société russe dans une sorte de capitalisme colonisé par
l'Europe occidentale, ou encore du retour de formes traditionnelles
"libérales" du capital avec la
NEP). Ce qui chez Pannekoek est aujourd’hui encore utile,
c'est sa façon, toute différente de celle de "l’école" léniniste, de
définir les rapports entre la théorie révolutionnaire et le mouvement
historique ; c’est l'importance de la brèche ouverte par cette méthode
dans l'illusion idéologique, notamment celle perpétuée par le PCI et selon
laquelle la théorie révolutionnaire serait parvenue à une telle maîtrise du
mouvement historique qu’elle pourrait, sinon donner à celui-ci des ordres, du
moins lui assigner une voie et une seule. Plus précisément, cette brèche dans
le marxisme figé à l'état d’idéologie porte sur l’épreuve à laquelle
l'expérience russe a soumis les limites théoriques du mouvement révolutionnaire
correspondant à la seconde phase de l'histoire de la théorie de Marx. Au
travers de la praxis bolchevique du pouvoir considérée, répétons-le, dans son
contexte international - la base théorique commune à tout ce mouvement
n'affronte plus seulement, comme sous la Seconde Internationale,
la tentation de partager le pouvoir avec la bourgeoisie dans une tâche de
gestion du capital, elle affronte les suggestions de la réalité même de cette
gestion dans des conditions sociales exclusives de toute participation de la
bourgeoisie.
En
ce sens, l'analyse de Pannekoek participe d'une critique générale des moyens et
médiations à l'aide desquels le mouvement prolétarien a tenté, et tente encore
en 1917, de révolutionner la société. Il n’est pas discutable que ces moyens et
médiations sont empruntés au passé historique ; y compris bien entendu, le
passé bourgeois, celui des révolutions qui tendaient objectivement à réaliser
toutes les conditions du triomphe du capital. Ici apparaît, par comparaison
avec la méthode de Pannekoek, le caractère partiel de celle de Bordiga qui,
dans les moyens et médiations empruntés par le prolétariat, critique
impitoyablement ceux qui projettent dans le mouvement ouvrier des modes
économiques d’association (proud'honnisme, syndicalisme, « socialisme
d’entreprise ») mais non ceux qui y reflètent des modes politiques (Etat,
dictature qui, chez Lénine, se revendiquent ouvertement du modèle jacobin).
Cette critique,
Pannekoek ne se doute probablement pas qu'elle rejaillit sur Marx lui-même dans
la mesure où ce dernier a reconduit, dans ses textes politiques
("Manifeste" de 1848) l'emprunt inévitable aux formes politiques des
révolutions passées. Mais la délimitation de la "paternité" réelle de
Marx en ce domaine relève d'une étude qui déborde du cadre du présent chapitre.
Ce qui apparaît clairement dans le cadre qui nous concerne ici c’est le
prestige de succès révolutionnaire que le léninisme a apporté au vieux
kautskisme ; mais ce prestige est celui de l’également vieille révolution.
La révolution
russe, hormis le stade bref de son appel au prolétariat international, passe
donc à l'histoire comme révolution bourgeoise ; non seulement en raison des
limites de la transformation sociale qu’elle ne pouvait matériellement
dépasser, mais par la nature des conceptions politiques qu’elle a implantées
dans le mouvement communiste international. Sans l’introduction de la catégorie
totale de "révolution bourgeoise" pour caractériser tous les aspects
de l'involution russe, on ne peut surmonter la contradiction qu'elle ne cesse
de manifester dès le début entre la portée objective - subjective de son
mouvement à l'échelle internationale et la ligne politique qu’elle poursuit
avec opiniâtreté. On ne peut surtout pas opposer sa tactique et ses principes
puisque sa caractéristique principale fut l'élasticité. Vue sous cet angle, le
succès insurrectionnel du bolchevisme n’entraîne pas nécessairement
l'infaillibilité de sa doctrine. En un certain sens, par le truchement de
l'influence déterminante et incontestée de la section russe dans la IIIéme Internationale,
ce succès a finalement servi de caution à l'idéologie dont le prolétariat
européen, pour pouvoir imiter le prolétariat russe, aurait dû se libérer.
Révolution
politique ou révolution sociale
|
Le critère de
Pannekoek, dans son jugement sur la révolution russe est en accord avec les
définitions de Marx, quoiqu'en pense le PCI ! La révolution bourgeoise est
politique parce qu'elle réalise, par une transformation violente de l'Etat le
triomphe d'un mode de production déjà existant et développé au sein de la
vieille société. C'est une révolution parce que l'Etat précédent incarnait,
pour toutes les classes autres que les classes défendues par cet Etat, une
forme historique de contrainte dont elles ne pouvaient s’émanciper que par un
acte de violence révolutionnaire. La révolution prolétarienne est au contraire
sociale parce que, selon Marx, la "libération des forces productives"
ne fait qu'un avec l'avènement d’un nouveau mode de production. Si cette
définition de la révolution sociale diffère de la conception anarchiste en ce
qu'elle affirme la nécessité transitoire d'un élément de contrainte - l'Etat
prolétarien – ce n’est que pour autant que la résistance opposée par les
anciennes classes survit à leur éviction du pouvoir[56].
C’est seulement par une extension abusive, et dont il faut rechercher l'origine
dans l'histoire même du mouvement communiste, que cette justification du nouvel
Etat de la période transitoire entre capitalisme et socialisme a été étendue
d'une façon dogmatique, aux difficultés rencontrées par la révolution d’Octobre[57].
|
Il
serait banal de dire que les limites de la politique intérieure des bolcheviks,
enfermée dans une perspective de développement du capital, avec l'effet en
retour des moyens les plus divers pour y plier toutes les couches de la
population, se manifestèrent de façon également déterminantes en ce qui
concerne leur politique extérieure, c’est-à-dire la stratégie d'Etat qui
s’exprimait, dans la
IIIe Internationale, par l'influence de la section russe.
Nous ne pouvons ici trancher la difficile question du moment où, sans attendre
la déclaration cynique de Staline, la priorité de l'Etat bolchevique devint
irrésistible dans l’I.C. Il suffit de rappeler que le tournant stalinien n'en a
été que l'officialisation sanglante mais tardive.
Ceci
permet de donner tout leur poids aux arguments de Pannekoek à l’appui de sa
thèse : la révolution russe, bourgeoise parce que politique et non sociale. On
a déjà vu que ce que le PCI a conservé de la position de Bordiga résiste peu à
l’analyse des faits. La thèse favorite du PCI explique "l'impatience
manœuvrière" des bolcheviks sur le plan international par la situation
intenable que créait pour eux la gestion d'une économie arriérée et menacée par
l’intervention impérialiste. Cette thèse rend peut-être compte de façon globale
du développement historique du phénomène
de la contre-révolution. Elle n'explique pas le fait qu'aucun des cerveaux les
plus prestigieux de l'opposition trotskyste n’ait amorcé la moindre critique
semblable à celle de la Gauche
italienne, même après le triomphe définitif du stalinisme. Or il est impensable
qu'un homme comme Trotsky n'ait pas suivi de près et vu les résultats
désastreux de la tactique de l’I.C.: celle-ci, en renforçant objectivement le
monopole social-démocrate sur la classe ouvrière d'Occident, non seulement
rendait impossible la condition internationale du dépassement, par les
bolcheviks, des conditions russes, mais créait, au sein de l'Internationale
même la force intéressée à exalter comme "socialisme" la contingence
des "réalisations russes" et par là même la voie du "socialisme
en un seul pays".
Quand une telle contradiction
devient le fait de dizaines de milliers de révolutionnaires, il s'agit bien
d'un phénomène objectif historique, qu’on ne peut expliquer par des seules
fautes de jugement. C’est donc à ce niveau-là que Pannekoek s’efforce de la
déchiffrer, sans escapade subjective du type « erreur
d'appréciation ». L’intérêt que présente aujourd'hui encore sa méthode
c’est qu'elle s'attache à ne pas rompre, dans sa représentation du phénomène
dénommé "bolchevisme", le caractère déterministe de sa genèse et de
son action. Pannekoek a adopté un moment la thèse de
« l’incompréhension » par les bolcheviks des "conditions
occidentales" (Not Pan 89), mais il l'a bien vite
abandonnée. Dès le 3e congrès était visible, à travers le différent entre
Lénine et l’I.C. d'une part, la gauche allemande de l’autre qu'il s’agissait de
deux conceptions opposées des rapports entre la théorie révolutionnaire et la
réalité historique et sociale, et non pas de deux visions différentes de cette
réalité. Imputer aux bolcheviks "l'incompréhension" de celle-ci tout
en soutenant qu'ils ont "intégralement restauré le marxisme" c'est
admettre que, dialecticiens rigoureux en deçà de leurs frontières, ils auraient
brutalement cessé de l'être au-delà!
A
ce point du débat c’est la méthode qui aboutit à de telles contradictions qui
devient objet de critique. On peut affirmer l'unité doctrinale du bolchevisme
mais à la condition de comprendre que cette unité repose sur une théorie de la
séparation. Plekhanov et Lénine furent en effet les disciples les plus
conséquents d’une expression historique du marxisme dont la caractéristique
centrale était la propension à scinder la représentation du mouvement
historique social réel, à séparer tactique et principes, économie et politique,
parti et classe. On ne peut dresser la critique correcte d’une telle expression
historique en consacrant ses propres faiblesses comme critères infaillibles. La
règle vaut autant pour la IIIe Internationale que pour la Seconde. Aujourd'hui.
alors que toute préoccupation apologétique à l'égard du bolchevisme est pour le
moins dépourvue de sens, prétendre le "sauver" en dissociant ses
"bons principes de leur "mauvaise" application, ce ne peut être
que perpétuer l'erreur théorique fondamentale de la Seconde Internationale,
qu'il était censé avoir redressé, mais qu'en réalité il a agrandie aux
dimensions des problèmes posés par la première affirmation massive du
prolétariat dans l'histoire.
La
thèse de « l’incompréhension » bolchevique n’est que la projection
mécanique de la chronologie de la contre-révolution : l’échec du prolétariat
européen se conjuguant avec la situation désastreuse de l'économie russe au
sortir de la guerre civile aurait bousculé la perspective trop optimiste du
début, imposé diverses concessions internes rejetant encore davantage dans le
futur les premières mesures socialistes en Russie ; ensuite, après la défaite
définitive en Allemagne 1923, la IIIe Internationale investie par le centrisme
auquel Moscou aurait imprudemment ouvert les portes, serait devenue l’instrument
docile de la contre-révolution stalinienne. Ce schéma n'explique aucunement,
répétons-le, pourquoi les bolcheviks ont théorisé comme ligne de principe
et "acquis" devant être observé par toute l'Internationale, la
riposte discutable aux conditions qu'ils ont dû subir[58].
La
méthode de Pannekoek, qui s’attache à analyser le bolchevisme dans sa
totalité historique, est bien plus
satisfaisante que cette vision simplifiée. Elle permet notamment de comprendre
que les véritables causes des « erreurs » de l'I.C. résident, non pas
dans l'échec du bolchevisme, en ce qu’il ne pouvait procéder à une
transformation socialiste de l’économie russe, mais dans sa réussite : la
conduite à terme de la révolution d'octobre. Ce ne furent pas, en fin de
compte, les répercussions internationales des concessions économiques rendues
inévitables en Russie par le piétinement de la révolution européenne, qui
eurent raison des démarches critiques contre "l'opportunisme" de la IIIe Internationale ;
ce fut l'énorme puissance morale que la section russe de l’I.C. tirait de son
rôle directeur dans la victoire d’Octobre et dont Lénine et Trotsky assenaient
inlassablement l'évocation à leurs adversaires en tant qu'argument irréfutable
et devant clore toute discussion. De cette façon fut étouffé, submergé,
calomnié pour plus d’un demi-siècle l’effort critique qui tentait, avec
Pannekoek, Gorter, Korsch et Lukacs, de dresser le bilan de cette vaste
sclérose historique de l’arme théorique laissée par Marx et qu'opéra tout le
mouvement socialiste mondial. En tant que réaction spécifique contre le produit
politique de cette sclérose, le bolchevisme fut en fin de compte le facteur qui
lui insuffla l'oxygène d’une révolution victorieuse !
Sur
les raisons du succès de cette révolution, il est inutile de revenir ; Lénine
les a fort bien résumées : "ce n'était qu'un jeu d'enfants de prendre le
pouvoir en Russie!". Mais il faut souligner que la thèse de
"l’involution russe" par défaut du "relais" de la
révolution européenne ne donne qu'une idée très incomplète du drame de la IIIe Internationale.
Elle ignore totalement la confusion introduite dans le mouvement communiste
mondial par le double caractère des conditions de la révolution russe ;
conditions qui n'étaient favorables à l'irruption du prolétariat sur la scène
historique dans ce pays que pour autant qu'elles étaient défavorables à sa
constitution en classe dominante. En érigeant cette dernière impossibilité en
principe d'organisation historiquement valable pour le prolétariat mondial, le
bolchevisme a légué à celui-ci un "marxisme" où n'est retenu de la
théorie de Marx que ce qui a trait au moyen politique de réussir les taches de
là révolution bourgeoise là où la bourgeoisie comme classe en est incapable
C’est en ce sens que Pannekoek définit la révolution russe comme une révolution
bourgeoise et non prolétarienne, politique et non sociale. Le bolchevisme en
est le facteur et le produit : il a minutieusement expérimenté et développé la
contingence de certains aspects de la théorie de Marx mais au détriment de
l’essentiel.
|
Pannekoek
analyse cette "contingence" au travers de la critique du cerveau le
plus prestigieux du bolchevisme : Lénine. Cette critique remonte jusqu’aux
sources philosophiques du marxisme et ses rapports avec l'évolution de la science
bourgeoise. C’est un sujet tellement vaste et compact que nous ne pouvons que
renvoyer à l'ouvrage même[59].
Nous y reviendrons au paragraphe suivant, mais seulement en ce qui concerne le
jugement définitif du PCI sur Pannekoek et qui permet de mesurer ce que ce
jugement doit lui-même à la doctrine bolchevique dont Pannekoek disait
sévèrement que, dans les conditions historiques où elle avait germé, elle ne
pouvait que "puiser ses principes philosophiques dans le matérialisme
bourgeois et sa théorie de la lutte de classe dans l’évolutionnisme
prolétarien".
Il
est normal que Pannekoek en soit venu à cette conclusion en conduisant son
analyse à l’aide, d’une part de l’acquis marxiste dans l’acceptation de
l’époque, d’autre part en fonction de l’expérience vécue dans le mouvement
allemand ; deux éléments qui concourent à maintenir l'opposition entre
révolution politique et révolution sociale dans les termes où nous l’avons
énoncé plus haut. La critique de la pratique bolchevique respecte donc un
certain domaine formel, celui de l'éviction des masses de la gestion de la
société soviétique et du dépérissement rapide de l'organe-soviet. Nous
reviendrons sur cette limitation dans laquelle le PCI ne veut reconnaître que
le retour à un "vague" démocratisme. Nous voudrions auparavant donner à l'idée de la révolution d'octobre
comme révolution politique quelques illustrations découlant de la critique des
explications traditionnelles concernant les « conditions défavorables »
de cette révolution du point de vue communiste-prolétarien.
Lorsqu’on
lit le Lénine de 1921-22 on est frappé par le retour constant, dans tous ses
écrits, de ce leitmotiv: il faut apprendre, auprès des techniciens du
capitalisme, le secret de leur efficacité productive afin de satisfaire les
besoins des paysans au moins aussi bien que le faisait le système existant
avant la révolution. Tout est axé, dans la propagande bolchevique de cette
époque, sur cet objectif qui vise à permettre au système soviétique de
concurrencer le moins désastreusement possible l'organisation capitaliste
défunte. Dans ces conditions, il ne suffit pas de dire, selon la thèse
classique des "conseillistes", que le prolétariat russe a été
dépouillé du pouvoir par le bolchevisme. En réalité, ce prolétariat n'est devenu
"classe dominante" que pour être l'agent direct du développement du
capital, dont le parcours, en Russie, avait été presque totalement interrompu.
Devant cette implacable réalité, dont personne dans le mouvement communiste
mondial ne niait le caractère inéluctable, toute l'Internationale accrochait
ses espoirs à la survivance, en Russie même, d'une volonté révolutionnaire
indestructiblement attachée à la perspective de dépasser ce stade lorsque les
circonstances internationales le permettraient.
Si
cette thèse (permettant) la possibilité d'un certain développement capitaliste
russe en attendant la révolution mondiale avait quelque plausibilité, il
fallait bien que la "volonté révolutionnaire" y ait quelque point
d’appui autre que l'énergie des chefs bolcheviks et les promesses de leur
parti. Il fallait bien que le prolétariat russe -en tant que mouvement et non
catégorie économique - pour continuer son œuvre de destruction de la vieille
société dans d'autres secteurs de la vie sociale autres que celui de la production
où non seulement il devait renoncer à abattre son terrible adversaire, le
mécanisme mercantile, mais encore se plier à toutes ses exigences. Ou bien
cette possibilité lui était refusée au sens total du terme, mais alors toute la
thèse de la IIIe
Internationale s'écroule et, avec elle,
« l’acquis » de la gauche italienne qui maintient, en ligne de
principe l’hypothèse d'un développement révolutionnaire possible quoique
s’accompagnant d'une dichotomie entre la transformation économique de la
société et sa transformation politique. Ou bien cette possibilité peut lui être
rétrospectivement reconnue. Non pas en vue de réécrire une histoire d'Octobre
avec des bolcheviks supposés « plus conscients », mais dans le sens
d'expurger de la théorie révolutionnaire les considérations et arguments qui
dans la représentation du processus, limitent a priori celui-ci à des
transformations rigoureusement arrêtées à celles que rend possible un niveau de
développement économique précis. Ces arguments et considérations, dans ce cas,
étant faux hier dans le camp de la révolution, ne peuvent être vrais
aujourd'hui que dans celui de la contre-révolution.
|
La
définition de la révolution d'octobre comme révolution politique ou révolution
sociale n'est évidemment pas une question académique d'exactitude historique.
Dès qu'on a saisi la ligne directrice qui perce sous les travaux de la gauche
allemande, on se rend compte qu’au travers de la remise en cause du
bolchevisme, c’est tout un champ d'investigation - défriché en premier lieu par
Marx mais oublié depuis - qui revient à la lumière : le concept
« d’aliénation » dégagé de l'étroit cadre économique dans lequel il a
été enfermé par une véritable scolastique « marxiste », englobe tous
les aspects de la vie humaine. Jaugée de ce point de vue, la révolution russe
est davantage politique au sens négatif du terme qu’au sens positif. Au niveau
des lois et décrets, l’œuvre politique d’Octobre anticipe réellement sur des
conditions sociales encore à venir[60].
Mais au niveau de l’idéologie et des incidences étroites de celle-ci sur les
problèmes de la vie, cette œuvre revêt finalement un caractère rétrograde par
rapport au mouvement déjà en cours des forces sociales.
Pour
l'illustrer nous quitterons un moment Pannekoek pour utiliser Reich qui, dans
son livre "La révolution sexuelle" évoque un des aspects longtemps
dédaignés de la question. Un jugement d’ensemble sur cet ouvrage qui tombe
d’ailleurs sous le coup des limitations qu'on peut critiquer dans toute
"l'école allemande" déborderait de notre sujet. Nous ne voulons en
retenir que ce que Reich dénonce à propos du principal obstacle rencontré par
la législation soviétique lorsqu'elle autorisait l'avortement, favorisait le
divorce, etc. Cet obstacle renversa le développement d'une situation rendue
propice à l'émancipation sexuelle par l'ébranlement profond des structures et
moralités patriarcales sous l'effet des années révolutionnaires. Outre
l'hostilité témoignée à la nouvelle législation par les préjugés les plus
divers et l'attitude populaire dans certaines régions particulièrement
arriérées, ainsi que le faible développement économique qui rendait difficile
l'autonomie des femmes, l'adversaire le plus inattendu de la libération
sexuelle se manifesta parmi le corps des fonctionnaires et dirigeants
politiques soviétiques.
Pour
le lecteur d’aujourd’hui, ce témoignage de Reich est révélateur de tout un côté
négligé par l’orthodoxie léniniste du profond contenu d'une révolution sociale.
Dans l'acception que la société du capital donne au terme « social »
elle entend toujours ce qui découle directement de « l’économique » :
assistance matérielle aux malades et accidentés, allocations à la maternité,
indemnisation des préjudices subis, achat des heures de liberté à un tarif
majoré ; bref rachat mercantile par la société de ses propres tares.
|
Dans
le rachat par la société de l'insatisfaction des besoins sexuels, c’est le
sauvetage économique de la structure familiale qui sert de monnaie d’échange.
Réciproquement, ce sauvetage de la famille permet le rachat mercantile de
toutes les autres insatisfactions. Il est important, pour trancher la question
débattue ici, de constater que le pouvoir bolchevique a été, dans le meilleur
des cas, l'instrument passif de ce mécanisme: il ne s'est donc pas borné, dans
les concessions inévitables qu'il devait faire au capital à satisfaire ses
exigences économiques (c'est-à-dire sacrifier une partie du produit à
l'accumulation), il a capitulé devant la manifestation de ses fondements
idéologiques.
Sans
reproduire ici l’argumentation serrée que Reich apporte à l’appui de cette
constatation, il faut en souligner l'importance en ce qui concerne la
délimitation de contenu entre révolution politique et révolution sociale au XXe
siècle. Dans la gageure léniniste, le passage de l'une à l'autre en Russie est
subordonné à un trajet plus ou moins long dans la voie de développement du
capital. En tant que critique de cette hypothèse, l’apport de Reich est
d'autant plus déterminant que celui-ci, dans un domaine déterminé de la désaliénation,
esquisse une perspective qui, théoriquement, pouvait échapper à la limitation
draconienne résultant des conditions économiques. Mieux, dans ce domaine, cette
désaliénation était amorcée à la suite des convulsions mêmes de la révolution
d’Octobre.
Le contraste entre la
pensée de Reich et celle des bolcheviks apparaît dans le fait que ces derniers
se désintéressent de ce domaine, ou restent sans réponse devant les problèmes
qui s'y manifestent. Pour eux, tout est pensé et résolu en termes politiques,
et lorsqu'une question se pose sur le plan social, c’est en termes économiques
qu'ils la traduisent. Ils procèdent de même aussi bien en ce qui concerne les
facteurs défavorables à la révolution qu'en ce qui concerne ceux qui lui sont
favorables. Dans leur hypothèse d’un développement présent du capital
compatible avec la perspective d'un socialisme futur, ce capital -
"maîtrisé" parce que contrôlé par le pouvoir soviétique - se trouve
par là même réduit au rôle d’une "catégorie" dont on ne prend en considération
que l'efficacité productive. Même lorsqu'ils redoutent que, de processus
"technique" il "redevienne" force sociale – ce qu’il ne
peut cesser d’être en réalité - c’est encore au travers d'un élément politique
qu'ils perçoivent ce danger : l’indiscipline de "l’élément
petit-bourgeois" qui réclame "plus de démocratie" pour
soustraire à l'accumulation étatique une part plus grande du produit social.
Cette
polarisation des bolcheviks, dont l'existence est attestée par cent discours de
Lénine, les amène à ignorer la condition fondamentale interne (la condition
externe étant la victoire internationale de la révolution) qui, seule, pouvait
rendre plausible leur perspective : pour que le capital, dans l'esprit même de
leur hypothèse, puisse être confiné par la dictature du prolétariat en l’état
de simple "catégorie" de la production, il ne suffit pas que soient
chassés du pouvoir les partis et classes qui, traditionnellement, le
représentent ou aspirent à le représenter : il faut que cette catégorie
soit isolée à l'égard de tous les attributs et auxiliaires de sa puissance
impersonnelle dans tous les aspects de la vie sociale ; que, tolérée dans les
rapports de production au sens étroit du terme, elle soit férocement dénoncée
et combattue dans tous les autres rapports.
Ici nous
attendons de pied ferme la réaction dogmatique du philistin qui ne manquera pas
de nous objecter que "le droit ne peut jamais aller au-delà de
l’économie" et donc que la révolution ne peut dépasser dans le domaine des
rapports sexuels le niveau auquel elle se limite sur le plan économique[61].
Cette docte remarque négligerait deux choses importantes du point de vue qui
nous occupe ici. Premièrement que le "dépassement" des conditions
économiques qu'elle reproche à Reich de supposer possible est en fait
implicitement inclus dans la propre thèse des champions de l'orthodoxie
léniniste et qu'en la niant par principe on élimine l'ultime justification de
cette thèse. Secondement que ce qui importe aujourd'hui ce n’est pas tant de
supputer le caractère fatal ou non de l'involution soviétique que d'examiner
les fondements du caractère socialiste qu'on prête communément à la révolution
d'Octobre.
Selon
"l’orthodoxie" fidèlement respectée par le PCI d’aujourd'hui,
la victoire prolétarienne dans un seul pays n'est que la ''tête de pont"
de la révolution mondiale ; mais une certaine contradiction dans des limites de
temps déterminées, peut apparaître entre l’objectif international du pouvoir
prolétarien et les tâches qu'il réalise pour l’immédiat dans les limites
géographiques où s'exerce ce pouvoir. Comment une telle contradiction peut-elle
être surmontée ? La réponse de l'orthodoxie est la suivante : le pouvoir
prolétarien est capable de la surmonter parce qu'il est dictatorialement dirigé
par le Parti, c'est-à-dire par une volonté révolutionnaire inébranlable
déterminée par une conscience politique claire et unique.
Tout comme la
critique du bolchevisme que Pannekoek développe sur le plan des formes du
pouvoir prolétarien, celle de Reich concernant sa "politique
sexuelle" est percutante essentiellement en ce qu'elle révèle la carence
de cette conscience politique et partant, le sens erroné, du point de vue de
ses propres affirmations, dans lequel agit la "volonté révolutionnaire".
La thèse partagée en son temps par tous les communistes de l'I.C. affirme que
le pouvoir prolétarien confiné dans les limites d'un seul pays peut procéder à
des taches non socialistes sans perdre ses caractéristiques sociales
spécifiques aussi longtemps que sa politique internationale est fondée sur la
perspective de la révolution mondiale. Ce qui caractérise l'acception plus
particulièrement bolchevique de cette thèse, c'est que les caractéristiques
propres à l'Etat prolétarien sont garanties par le parti qui dirige cet Etat.
Pour cette raison le pouvoir bolchevique est considéré offrir toujours cette
garantie même après le reflux de la vague révolutionnaire européenne durant
laquelle la Russie
soviétique jouait le rôle d'une sorte de "commune insurrectionnelle dans
le mouvement international ; avec la retombée de ce mouvement, le pouvoir
bolchevique constitue comme un bastion de la révolution qui se structure dans
le cadre national au niveau de la transformation économique réalisée.
Toujours
dans le cadre de l'hypothèse admise par l'orthodoxie léniniste, il est bien
visible que l'Etat soviétique ne peut prétendre à ce rôle de bastion
révolutionnaire à l'égard de l'extérieur que pour autant qu'à l'intérieur il
tire son énergie d'une volonté de résistance et de lutte - au moins au niveau
du parti et de ses cadres - contre les conséquences sociales et politiques
contre-révolutionnaires du développement capitaliste de l’économie russe. Que
le champ d’action assigné par Reich à cette lutte - c'est-à-dire la poursuite
de la destruction révolutionnaire de la famille patriarcale - offre ou non les
possibilités matérielles escomptées, il
est certain que le pouvoir bolchevique, s'il récusait ce champ d’action rendait
frauduleuse la revendication du caractère prolétarien d’une révolution dont il
demeurait le seul garant après que la classe révolutionnaire lui eut délégué
tout pouvoir sur le plan politique et sur le plan économique n’était sollicité
qu’à créer du capital.
Quand
Pannekoek déclare que la révolution d’octobre est bourgeoise parce que le
prolétariat comme classe réelle n'y joue pas de rôle propre ; quand Reich,
citant l'incapacité des bolcheviks à exploiter un bouleversement des structures
plus considérable qu’une transformation économique strictement limitée révèle
par là le caractère politique et non social de la révolution ils ne font que
traduire en clair la réalité que dissimulent les bolcheviks d’hier et
d'aujourd'hui. Ils dévoilent en effet le rôle déterminant qu’a joué le
bolchevisme face à des obstacles qui ne sont pas seulement les servitudes
inévitables du nouveau système économique mais aussi les servitudes qu’on n'a
pas su ou voulu extirper, de l'ancien.
Les
critiques de Pannekoek et de Reich, quoique portant sur des domaines
différents, sont donc également importantes en ce qu’elles identifient toutes
les deux l’origine de l'obstacle unique qui va à contre-courant de l'impulsion
initiale d'Octobre aussi bien dans le domaine économique que dans le domaine
social. Si la critique de Reich est finalement plus incisive, c’est parce
qu’elle pénètre au plus profond dans le second domaine. En analysant le
phénomène de dissolution de la famille, Reich met en évidence la bi-polarité,
au moins potentielle que présente encore durant les années 20, le processus de
bouleversement social, consécutif à la révolution d'octobre. Peu importe en fin
de compte quelles étaient en définitive les chances réelles de cette sorte de
"libération sexuelle" dont Reich décrit la genèse et les
tâtonnements. Ce qui nous retient ici c'est la réaction caractéristique du
bolchevisme dans ces circonstances et qui confirme sévèrement cette limitation
théorique que Pannekoek, de son côté, a expliquée par la genèse historique de
ce mouvement.
La
question de la famille et ses rapports avec celle de la sexualité est en effet
une pierre d'achoppement de la politique bolchevique. La révolution d'octobre
et la guerre civile contre les blancs avaient d'autant plus profondément
ébranlé la famille russe et sa conception des rapports entre les sexes que la
"solidité" antérieure de la structure familiale reposait sur les
formes quasi-patriarcales que la révolution avait précisément dispersées. Mais
l'assise idéologique de ces formes - au moins dans la civilisation de type
européen - est une des pierres angulaires de la formation et du développement
de la domination du capital. Ce corps de préjugés et d’usage dont le rôle est
de subordonner la satisfaction des besoins sexuels à la stricte reproduction de
la force de travail constitue une des plus efficaces armes de répression
idéologique léguée à la société capitaliste par celles qui l'ont précédée[62].
Il est donc
clair qu'à ce niveau bien plus qu'à celui de la forme de pouvoir et de la
structure organique de la dictature du prolétariat, se dessine un conflit
profond qui oppose le caractère social de la révolution d'octobre à son
caractère politique et dont on peut dire que très tôt il s'est tranché au
profit du second. C’est par la lumière qu'il apporte sur ce conflit que Reich,
en dépit de sa triste évolution ultérieure, reste profondément actuel. Son
œuvre disloque en effet la trop facile résignation à l'involution malheureuse
de la révolution d'octobre pour des raisons de force majeure. En dernière
analyse l’impossibilité de cette révolution à dépasser, sous tous les aspects
les conditions économiques russes, ne s’explique pas uniquement par les aspects
les plus évidents de cette condition, mais également par son infatuation
politique : les bolcheviks qui se berçaient d’illusions quant à la
possibilité de se dégager -ultérieurement et la révolution internationale
aidant - des servitudes du jeune capital alors qu'ils toléraient, sinon
encourageaient, les vieilles servitudes qui venaient le renforcer. S'il nous
faut, pour appuyer l’intuition qu’en avait Pannekoek, appeler Reich à la
rescousse, c'est pour montrer que cette intuition était en fin de compte bien
plus vaste que ne le laissaient soupçonner les termes dans lesquels Pannekoek
l'avait traduite. Reich insiste en effet sur la direction initiale du mouvement
contenu dans la révolution d'octobre et qui, dans une mesure notoire s'écarte
de l’ornière des difficultés rencontrées sur le terrain des transformations
purement économiques de la vieille société russe. "La tendance sans
équivoque de la révolution sociale - écrit Reich - était de mettre à nouveau
l’économie au service de la satisfaction des besoins de tous ceux qui font un
travail productif. L'inversion de cette relation entre les besoins et
l'économie est l'un des points essentiels de la révolution sociale"[63].
Cette
inversion, au niveau le plus profond de la vie sociale, tend évidemment à
réaliser l'émancipation des besoins sexuels à l'égard de tous les obstacles qui
s'opposent à leur satisfaction : la famille et la morale. Dans la Russie des années 1919-20,
où les bouleversements révolutionnaires ont considérablement entamé les
fondements matériels de ces obstacles, existent donc les conditions objectives
de ce que Reich appelle « la lutte pour la nouvelle forme de vie ».
Mais alors que la structure familiale résiste de plus en plus difficilement à
son propre processus de dissolution, l’idéologie qui la défend est encore
extrêmement solide; deux tendances s’opposent donc entre lesquelles l'influence
pratique et morale des bolcheviks doit jouer un rôle déterminant.
Là
réside peut-être le démenti le plus sévère apporté par la réalité historique à
la prétention bolchevique de développer le capital tout en gardant en réserve
la force morale et physique nécessaire pour l’abattre plus tard. Il est clair,
à la lueur des faits rapportés par Reich, que la réticence d’abord l’hostilité
ensuite que démontrèrent les bolcheviks à l'égard de la "révolution
sexuelle" furent animées par l'arrière-pensée que cette
"révolution" pouvait porter atteinte à la discipline du travail. Dès
lors, ou bien cette crainte n'était pas fondée, et il faut chercher au travers
de la nature de la tradition des bolcheviks la raison de leur cécité en ce
domaine. Ou bien la crainte était justifiée et c'est la condamnation formelle
de l'hypothèse centrale du bolchevisme selon laquelle le développement du
capital sous le contrôle de la dictature du prolétariat ne détruit pas
l'énergie sociale du mouvement de la révolution.
Mais il importe
moins aujourd’hui de supputer rétrospectivement la réalité ou l'inexistence à
cette époque d’une possibilité de bifurcation du processus historique effectif
en Russie, que d’en éliminer, dans le subconscient collectif, les résidus qui
constituent le principal obstacle du processus révolutionnaire encore à venir.
La racine de cet obstacle, nous la rencontrons tout au long du legs idéologique
bolcheviks dont l'inventaire vient confirmer la sentence irréfutable de
Pannekoek qui, en 1928, restituait à l'histoire la révolution russe comme
révolution bourgeoise.
En
tant que contribution à la critique amorcée par Pannekoek, l'œuvre de Reich,
nous devons le rappeler, n'est pas pour nous prétexte à une spéculation a
posteriori sur l’hypothèse implicitement contenue dans cette œuvre d’une autre
évolution possible du système soviétique. Notre préoccupation vise la
liquidation du mythe léniniste et non une nouvelle écriture de l'histoire.
Reich
explore un domaine spécifique qui condamne explicitement toute théorisation du
déplacement du centre de gravité de la révolution d’Octobre du social au
politique et du politique à l’économique. La politique bolchevique qui, par la
législation libérale de 1918, avait devancé le contenu social libérateur de
cette libération, se replie bien vite devant l’irruption de ce contenu.
Invoquant l'argument économique[64],
elle règle de façon mercantile, c’est-à-dire par une réforme de la famille, la
contradiction née du processus révolutionnaire, entre l'irruption des forces de
vie et les tabous idéologiques qui réprimaient ces forces ; pis encore, elle
reprend à son compte ces mêmes tabous[65].
On ne peut
reproduire ici l’argumentation de Reich. Ce qui est certain c’est qu'elle
suscite chez le lecteur d’aujourd'hui, une impression irrésistible quant au
mobile profond de la réserve ou de l'hostilité du corps de fonctionnaires
bolcheviks, dont les arguments hypocrites, dans la "question
sexuelle", ont le plus souvent empruntés à la morale bourgeoise, laïque ou
religieuse. Ce que ces représentants du pouvoir bolchevique, ces spécialistes
de la médecine ou de la sociologie redoutent en fait dans la "libération
sexuelle", c'est qu'elle compromette l'effort productif.
Reich explique
ce phénomène d'abord par l’absence de conceptions théoriques des bolcheviks sur
la question, ensuite par l'influence grandissante des tendances
contre-révolutionnaires dans les sommets de l’administration soviétique.
L’invocation de ces raisons, bien que celles-ci ne soient pas fausses, incite à
penser que l'auteur de la "Révolution sexuelle" professe comme une
sorte de réformisme à l'égard du système bolchevique, dont il partage
d’ailleurs les prémices théoriques avec tous les opposants communistes de son
époque. En effet Reich admet implicitement que ce qu'il appelle
"l'économie sexuelle" peut s'accommoder de la tâche effective qui se
pose alors à la Russie
soviétique : l'accumulation du capital. C'est là le côté volontariste de sa
critique qui, sous cet aspect, contredit ce qu’elle démontre irréfutablement
par ailleurs : l’impossibilité, sous le signe de l'exaltation de la production,
de satisfaire tout besoin profondément humain. Les arguments qu'il cite des
adversaires de "l'économie sexuelle" ne laissent subsister aucun
doute quant à la liaison indissoluble qui existait dans la "Russie
révolutionnaire" entre l'oppression de la force de travail et la
répression de la sexualité. Si la perspective de Pannekoek d'émancipation par
eux—même des travailleurs en tant que tels était utopique, celle de Reich
l’était aussi qui voulait les libérer dans le même cadre en tant qu’êtres
humains. Mais c'en est également fini de toute prétention léniniste de
concilier la perspective d'un socialisme futur avec le développement
présent de son obstacle essentiel : l’aliénation sociale au profit de
l'accumulation du capital.
La
"révélation" contenue dans la critique de Reich ne doit d’ailleurs
pas surprendre si l'on tient compte de ce qui était déjà connu de la sujétion
du bolchevisme à l'égard de la société dont il prétendait poursuivre la
destruction. Dans ses discours de 1921, Lénine traitant du rôle des syndicats
dans la discipline de la production, évoque les deux moyens dont dispose le
pouvoir bolchevique pour augmenter le rendement du travail : les tribunaux
d’honneur qui, au nom de la réalisation des bases du socialisme, stigmatisent
les mauvais travailleurs et les absentéistes ; les primes en argent ou produits
qui récompensent l'augmentation des cadences productives. Il déclare tout net
attendre plus de résultats du premier moyen que du second.
Cette priorité révèle le rôle d’apprenti
sorcier joué à l'égard de la dynamique du capital par le bolchevisme qui, dans
la perspective d'un communisme de plus en plus lointain et fumeux, en vint à
ériger comme doctrine de l'Etat prolétarien une pure et simple idéologie du
travail.
Pannekoek idéologue ou théoricien
?
La
"réhabilitation" de Pannekoek contre la croisade antikapédiste du
PCI, affolé par la résurgence de tant "d'ouvriérismes", ne dispense
pas de la nécessité de déterminer et expliquer les limites du théoricien de la
gauche allemande ; ce qui peut-être fait, à propos du dernier et global grief que formule contre lui le PCI.
"Programme
communiste", reprenant les critiques que nous avons déjà rencontrées dans
"Le Prolétaire", écrit, en maniant le faux avec la même désinvolture
:
"Toute
la gauche allemande est tributaire de l'idéologie bourgeoise et en particulier
de la doctrine social-démocrate".
Après
ce jugement lapidaire, la revue du PCI - que les scrupules décidément
n'étouffent pas - n'hésite pas à assimiler les positions de Pannekoek à celles
de... Kautsky ! Ce dernier ayant écrit que, dans les époques
"d'effervescence révolutionnaire"…"La grande masse s'instruit
... et ACQUIERT UNE CONCEPTION NETTE DE SES INTERETS DE CLASSE » (en
capitales dans le texte, NDR). "Programme communiste" conclut
triomphalement :
" …Pour tous ces idéologues
idéalistes qu'ils soient des sociaux-démocrates ou des "gauches"
allemands, la lutte politique, la révolution et la "révolte"
s'identifient à la lutte pour l'IDEE qui doit vaincre, pour l'idée socialiste ;
pour eux la révolution à lieu quand les masses luttent consciemment pour la
réalisation de la société communiste, quand leur objectif immédiat est le
socialisme" (en capitales dans l'original, NDR).
Après
ce que nous avons vu des vraies positions de la gauche allemande, il n'est plus
nécessaire de confondre le PCI dans ses amalgames et ses faux. La conviction
des kapédistes ne portait aucunement sur les vertus miraculeuses de
"l'idée" révolutionnaire, mais sur le caractère objectif des
conditions matérielles et historiques de son surgissement. L'analyse du concept
de « l’idéalisme", que le PCI jette à la face de Pannekoek, invite
pourtant à élucider, en ce qu'ils ont de commun et de différent, les liens de
toute cette génération révolutionnaire avec la social-démocratie et l'ancien
mouvement ouvrier.
Nous
nous sommes déjà penchés sur cette question en ce qui concerne la gauche
italienne et plus particulièrement l'influence qu'exerça sur elle la pensée
d’Engels. Pour ce qui est de son héritier le PCI, les mobiles étroites de son
"antikapédisme" sont déjà prouvés ; reste à montrer comment il
sont le produit de la fidélité à la lettre et non à l'esprit.
Le
grief "d'idéalisme" fait à Pannekoek se confond, on l’a vu au début,
avec celui de « culturalisme ». ll tire ses lettres de noblesse de
l’anticulturalisme de la gauche italienne, mobilisée en son temps contre les
social-démocrates qui prétendaient enseigner le socialisme à la classe ouvrière
et contre lesquels Pannekoek lutta d'une façon tout aussi implacable. Le PCI
fait donc preuve d’absence de scrupule lorsqu'il détourne contre Pannekoek
l’argument polémique forgé contre l'ennemi que ce dernier combattait aussi mais
avec l'incision bien plus grande que nous avons déjà relevée. L’ironie du sort
s’est déjà chargée de souligner la mesquinerie du procédé. Quand les rédacteurs
de "Programme communiste" pourfendent si ardemment le
"culturalisme" de Pannekoek, pensent-ils y échapper si aisément
eux-mêmes, simplement parce qu'ils changent le contenu formel de ce
culturalisme ? Imaginent-ils que l’essence du rapport pédagogique qui est à la
base de ce dernier disparaît parce qu’au lieu de diffuser la
"culture" ils diffusent « le programme ». Ils administrent eux-mêmes la preuve du
contraire puisque confrontés à une thèse qui, malgré toutes ses faiblesses,
s’est efforcée de remplacer ce rapport pédagogique par la dure école de la
lutte sociale, ils ne savent y lire que les seules positions qu'on leur a
enseignées à combattre. Eux dont le rôle, disent-ils, est de "diffuser
dans les masses la conscience révolutionnaire » n’ont même pas conscience
qu'ils ne savent identifier l'adversaire social qu'au travers de la seule image
de cet adversaire qu'on leur a appris !
La
vérité c'est que le grand problème qui divisa le mouvement prolétarien au début
du siècle quant au mode de diffusion de la conscience révolutionnaire est
aujourd'hui dépourvu de sens. Ce débat n'est plus qu'une spéculation dérisoire
dont l'évolution de la société du capital et la lamentable décomposition des
"avant-gardes révolutionnaires" se renvoient, comme des miroirs
déformants l’image devenue méconnaissable. Qu'il s’agisse de la conception
"léniniste" ou de la conception "conseilliste", leur triste
sort commun impose qu'on prenne un large recul à l’égard de leurs vieilles
divergences et qu'on s'efforce de les dépasser dans une vision plus large du
rapport théorie-praxis. C'est la lutte effective qui donne aux formules
programmatiques leur contenu réel et non l’inverse, quoiqu'en prétende le PCI.
Aux ultimes soubresauts de la vieille société du capital durant le premier
quart du siècle a succédé une longue période interdisant toute praxis
révolutionnaire ; dans ces conditions c’est la praxis contre-révolutionnaire
qui s’assujettit la théorie et non le contraire. Et c'est de cette façon, que
la théorie révolutionnaire (et donc ses déductions programmatiques) se réduit à
n’être qu'un nouvel élément de l'idéologie. Cela Pannekoek l’a pressenti, et,
pour cette raison, quelque chose est resté de son œuvre.
De
l'idéologie en général, le PCI, par contre, ne connait qu’une seule expression
historique : celle que lui a donné la social-démocratie. Avant d'apparaître
comme idéologie, c’est-à-dire référence à des valeurs et concepts faux du point
de vue révolutionnaire cette expression était une doctrine du mouvement ouvrier
: la doctrine de la
Seconde Internationale. Dans la mesure où l'œuvre de
Pannekoek s’y rattache, celle de la gauche italienne s'y rattache également.
Dans la mesure où la gauche italienne a rompu avec elle, Pannekoek a rompu
également et même davantage. Le point de divergence entre la gauche italienne
et la gauche allemande coïncide historiquement avec l’apparition d'un nouveau
chaînon de l'idéologie tout court : celui que lui ajoute la IIIe Internationale
dont on a vu qu’une fois éteinte sa pratique révolutionnaire, elle a avoué une
théorie qui n’est qu'une rallonge honteuse de la doctrine social-démocrate. Le
rejet de Pannekoek dans le camp de l'idéologie n’est donc qu'un stratagème
peut-être inconscient, destiné à cacher que le PCI, sous la phrase vide
empruntée à la praxis révolutionnaire de l'IC, en conserve intacte l'idéologie.
D'où l'étroitesse et la mesquinerie du grief de "culturalisme" fait à
la gauche allemande qui éclate de malhonnêteté lorsqu'il se réfère à
l’anti-culturalisme de la gauche italienne (à laquelle, sous cet aspect-là,
Pannekoek n’avait rien à envier), et qui, lorsqu'il tombe sur des faiblesses
réelles des communistes de gauche allemands, témoigne d'une incompréhension
totale de ce qu’ils devaient au plus authentique Marx.
En
ce second sens, la critique du PCI a quelque fondement en effet, mais c'est
parce qu'elle percute le marxisme en tant que doctrine révolutionnaire, et non
le seul malheureux KAPD. On peut trouver des traces d'idéologie chez Pannekoek,
mais c'est d'idéologie ouvrière et non bourgeoise. Comme tous les communistes
révolutionnaires allemands, Pannekoek croit en la faculté révolutionnaire des
travailleurs salariés comme une donnée historico-sociale infaillible dont la
garantie réside dans la condamnation irrévocable du mode de production du
capital. C'est précisément parce que cette conviction est chez eux tous,
absolue, qu'ils avancent des formules révolutionnaires que le PCI stigmatise
comme "idéalisme petit-bourgeois". Il faut donc pratiquer l'autopsie
de ce grief pour dégager les limites réelles -et non pas celles que lui fit le
PCI - de la théorie révolutionnaire de Pannekoek.
Tout
tourne en définitive autour de la question de l'Etat prolétarien. Ce que le PCI
reproche en effet par-dessus tout à Pannekoek, c'est de "nier la période
transition de la dictature du prolétariat". Nous avons déjà vu à quelles
extrémités on en vient quand on fétichise ce concept. Mais l'origine de ce
fétichisme remonte à la
IIIe Internationale et au bolchevisme, où il est masqué par
l’aspect positif de leur lutte contre la falsification social-démocrate de la
notion marxiste de l'Etat. Il est bien connu que la Seconde Internationale
en était venue à faille sienne l’acception bourgeoise de l’Etat organisme
au-dessus des classes qui, à ce titre, pouvait être pacifiquement conquis,
socialement transformé. La IIIème Internationale insista au contraire sur le
rôle de la coercition étatique en tant qu'instrument d’une classe et d'un mode
de production déterminé. A cette violence répressive, déclarait l’I.C., la
révolution ne peut répondre que par une violence également répressive à l’égard
de son adversaire social ; d'où l'insistance des communistes sur le caractère
ouvertement répressif du « nouvel Etat », de l'Etat prolétarien[66].
Chez
Marx, la justification de la dictature du prolétariat part du même principe :
d'une part l'expérience des révolutions antérieures apprend qu'une classe
dominante même vaincue, ne renonce jamais à revenir au pouvoir ; d’autre part,
après la révolution, un long délai est nécessaire pour transformer la société
de telle sorte que l'Etat y devienne superflu. Lénine force considérablement
ces données au contact des difficultés que rencontre le pouvoir bolchevique
après la révolution d'Octobre. La "force énorme de l'habitude »,
personnalisée par les couches petites-bourgeoises et la paysannerie, devient à
ses yeux l'arme contre-révolutionnaire par excellence sur laquelle spécule la
bourgeoisie vaincue mais non résignée. Jusqu'à 1920-21, Lénine ne va pas
toutefois jusqu'à concevoir que le prolétariat soit lui-même capable, par ses
inconséquences ou en raison de son épuisement, de faire lui aussi le jeu de la
contre-révolution ? Ceci, il ne le théorise qu'au moment de Cronstadt, dans les
conditions que nous avons rapportées au chapitre précédent. Dès lors ne
subsiste aucun doute sur l'incidence déterminante de la "situation
russe" dans l’aggravation bolchevique en matière de définition de l’Etat
prolétarien, du facteur répression aux dépens du facteur dépérissement.
Le
crime impardonnable de Pannekoek, aux yeux du PCI c'est précisément de s’être
accroché au second terme du concept de la dictature du prolétariat, et, sur le
vu de l'expérience russe et de celle de la social-démocratie allemande, de
l'avoir défendu comme principe, non seulement de l’après victoire
prolétarienne, mais de l'organisation préalable de son mouvement. Face à cette
attitude, l’I.C. à la suite des bolcheviks, était à ce point incapable de se
dégager de l’influence empreinte de Kautsky, qu'elle ne pouvait considérer
Pannekoek qu’avec le mépris dû aux anarchistes.
Le
lamentable sort historique de ce préjugé se vérifie tardivement aujourd'hui
dans l'argumentation "théorique" du PCI qui, pour ériger à l’état de
principe les sanglants expédients bolcheviques, ne peut que promettre à la
révolution future les culs-de-sac où s’est fourvoyée la révolution d’hier. Mais
il serait de peu d intérêt de s’en tenir à le constater si cette échéance
n'incitait à reconsidérer les postulats de la démarche historique qui, de la
généreuse vision de Marx, a conduit à la sombre théorisation léniniste.
Sans prétendre retracer les multiples vicissitudes
historiques au cours desquelles la "science" révolutionnaire prit
régulièrement parti contre l'instinct de la révolte sociale, on peut trouver
dans l’issue du mouvement ouvrier organisé le constat d’échec de sa prétention
à dominer les "catégories" empruntées à l'histoire bourgeoise et
jugées adéquates à la révolution prolétarienne. La terreur et l'Etat, le
centralisme et la discipline n'ont nullement permis d’abattre le capital, mais,
avec la victoire de ce dernier, ils ont constitué les tabous idéologiques qui
sont venus à bout de la conscience-critique que ce même capital, dans sa toute
jeunesse, avait lui-même suscitée.
La
configuration des classes au XIXe siècle avait accrédité les emprunts que le
mouvement ouvrier avait faits aux modes d’actions et d'organisation léguées par
les classes révolutionnaires ayant précédées le prolétariat, et dont
l'essentiel tenait dans la primauté du politique sur le social. Lors du
surgissement du prolétariat, la jeune société capitaliste est en effet
stratifiée en couches nettement distinctes dont tous les attributs sont
clairement distinctifs. Sociologiquement, il existe une classe ouvrière bien
définie, une classe paysanne, une bourgeoisie et des classes moyennes ... Marx
en identifie rigoureusement les caractéristiques respectives et définit en
conséquence la stratégie historique du prolétariat. Ce prolétariat ne connaît
pas, à proprement parler, de problèmes internes. Non pas qu'il n’y ait pas des
tendances idéologiques diverses, mais la théorie prolétarienne s’en distingue
clairement. Les couches de travailleurs privilégiés qui flirtent avec la
bourgeoisie progressive n'ont pas de fonction systématique au sein de la classe
ouvrière : l’absence ou l'immaturité de structures adéquates (syndicats,
parlementarisme) leur interdit d’être, au sein des ouvriers, des interlocuteurs
et agents indispensables au capital. Si des divisions d'origine sociale se
manifestent dans la classe ouvrière, si des scissions s’y produisent, elles
reflètent le plus souvent un degré d’organisation et de conscience
pré-capitalistes et l'on peut penser qu'elles seront balayées par le développement
même du capital. L’intrusion dans le prolétariat de l'influence des autres
classes est, soit un résidu de traditions dont le prolétariat se dépouille au
fur et à mesure qu'il croît ; soit des tentatives éphémères de corruption
sordide contre lesquelles il mène des escarmouches qui l’épurent sur le plan
théorique et contribue à mieux définir ses contours sur le plan politique.
L’idéologie du capital ne l'investit pas, comme aujourd’hui, sous la forme
d’une sujétion subjective absolue et sous les traits d'une résignation unitaire
des catégories sociales divisées ; cette influence idéologique n'intervenant
que dans la mesure où survivent des bases objectives de fragmentation que le
développement même du capital sape incessamment.
Bien que Marx
ait rigoureusement défini la réification, c’est-à-dire la projection
totalitaire des rapports du capital dans la psychologie des ouvriers, le
mouvement organisé du prolétariat, du vivant de Marx déjà mais plus encore
après lui, tend à sous-estimer cet aspect. Il considère - de plus en plus à
tort - que la corruption idéologique ne le menace que de l’extérieur. Le lieu
central de l'aliénation est ailleurs essentiellement le cadre de l’entreprise,
et non la vie en général, misérable sans doute pour les salariés. Mais non
encore totalement déterminée par le capital qui, n’ayant pas encore inventé
"les loisirs" ne s’est donc pas également annexé le temps libre de
l'ouvrier : il en est encore à sa phase de domination formelle et non réelle.
Enfin,
dans le concept général des rapports entre la lutte de classe et la question de
l'Etat intervient de façon tyrannique la considération du niveau de
développement des forces productives. Dans l’acception classique du marxisme,
l’intervention despotique du pouvoir révolutionnaire prolétarien dans
l'économie est conçue comme une "démercantilisation" progressive des
rapports sociaux. Il s’agit d’éliminer progressivement les rapports marchands
en conservant leur catégories essentielles bien qu’en les dépouillant radicalement
mais par étapes de leur contenu ; ce qui est possible, selon la "Critique
du programme de Gotha" parce que, le prolétariat étant maître des moyens
de production, ces "catégories" "ne se prennent plus à la
gorge". Dans cette hypothèse, le "bon de travail" de la période
de transition doit concilier cette tâche de dénaturation sociale du surtravail
maintenu avec un caractère coercitif - bien que non répressif - propre à
assurer la continuité du processus productif. Marx est clair à ce sujet : la
nouvelle société ne surgit pas pure et virginale, elle germe sur les tares de
l'ancienne société.
Dans
ces considérations n'intervenait pas - et ne pouvait sans doute pas intervenir
- la conscience de ce que peut devenir le travail après le triomphe universel
et total du capital : une pratique d'aliénation de toutes les sphères
sociales, une génération de produits et moyens de production nuisibles à
l’espèce, une dépravation du cadre naturel de la vie humaine, une discipline
qui n’a plus d’autre motivation que le maintien de l'ordre établi. A l'époque
de Marx, l’obligation au travail collectif est une contrainte qui ne peut
supporter de prime abord que des modifications quantitatives (réduction de la
durée du travail, part plus grande du produit) parce que la technique de ce travail
collectif apparaît irremplaçable avant de très longs délais sous peine de ruine
de la société humaine. Aussi la perspective marxiste ne pouvait-elle se fonder
sur la conception d'une transformation brutale et rapide de la psychologie
sociale alors que les bases matérielles de cette transformation s’échelonnaient
sur une longue période historique (plusieurs générations disait Engels) (La
caricature de cette considération se retrouve dans la position du PCI qui pose
que la destruction des anciens rapports de production devra être totale avant
que soit possible une conscience socialiste de masse). L'ampleur du délai de la
transition" infère nettement sur l'importance du facteur politique de la
perspective. Implacable à l’égard des catégories économiques et sociales
léguées par la société du capital (marché, salariat, classes moyennes) le
marxisme est moins radical à l'égard des catégories politiques : pouvoir, Etat,
dictature.
Il
est devenu banal de souligner ce que ces catégories politiques doivent à la
révolution bourgeoise ; mais il faut marquer combien l'emprunt le plus
caractéristique porte sur la forme la plus contingente de cet héritage : le
rôle révolutionnaire reconnu à l’Etat. Ce rôle ne peut être, dans cette
acception, qu'une destruction des règles et rapports juridiques existant et
qui, comme le dit Marx, ne saurait aller plus vite que la transformation des
rapports de production posée par avance comme exigeant un long processus
historique. Dans ces conditions la maîtrise théorique de ce processus ne peut
être que la représentation d'une totalité abstraite et donc
nécessairement déléguée à une fraction sociale érigeant son propre appareil. Si
l'on fait abstraction de la polémique - brève et rapidement étouffée par le
Seconde Internationale - en faveur de la Commune de 1871 en tant que semi Etat, cette
délégation, quoique théoriquement investie d'une mission différente des
"délégations" politiques qui l'ont précédée, ne dispose, pour faire
accepter au reste de la société les délais nécessaires à la longue
transformation sociale totale, que des moyens également hérités des phases
historiques antérieures : l’explication, "l’éducation" auprès de ceux
envers qui elles sont efficaces, la répression à l'égard des
"enragés" qui veulent brûler les étapes de la transformation.
Finalement, par une aberration surprenante, l’appréciation des conditions de
"dépérissement de l’Etat" est laissée comme privilège exclusif de
ceux-là même dont l'existence est liée à l’existence de ce même Etat. Ce qui se
vérifie dans l’histoire des révolutions ouvrières contemporaines, par
l'insistance du parti au pouvoir en faveur du cette "trique" et son
oubli du côté "dépérissement" ; oubli qui prépare le stade ultérieur
ou il se transformera en négation effrontée.
L'histoire
de la IIIe
Internationale est d’ailleurs celle d'une attitude
d’abstraction grandissante du parti révolutionnaire à l'égard des prémisses
historiques et sociales de la dictature du prolétariat. Le léninisme, sur ce
point particulièrement, a donné des justifications qui se déduisent les unes
des autres et s'écartent toujours davantage de la justification de départ. Dans
l’acception qu'il en donne, l'Etat prolétarien en est venu à tirer ses
caractéristiques sociales, non pas comme chez Pannekoek de sa nature sociale
formelle (système des Soviets) mais du fait qu'il est dirigé par le parti qui
en est la représentation. L’action répressive de l'Etat prolétarien ne découle
pas d’une identification démontrée des classes ennemies ; au contraire elle
définit comme facteurs sociaux hostiles ceux qu'elle est amenée à réprimer ; et
à réprimer non en application d'un programme prolétarien, mais d'un programme
économique pro-capital : deviennent ennemis du prolétariat non seulement
la petite bourgeoisie rurale et le prolétariat agricole mais aussi les couches
du prolétariat baptisées "arriérées" pour les besoins de la cause. La
justesse de cette répression ne se vérifie pas à son tour par l'attitude de la
classe révolutionnaire dont l'Etat exprimerait la volonté d'ensemble, mais sur
le monopole par le parti bolchevique de la conscience critique. Ce monopole n'a
lui-même qu'une base : la prétention de la connaissance acquise de toutes les
voies du devenir.
En
résumé le concept de la période de transition, lié à une appréciation
déterminée d’un niveau également déterminé de développement des forces
productives, a subi, lors de sa première grande confrontation avec l'épreuve
historique, un choc fatal. En ce sens, la contre-révolution russe ne peut être
assimilé à celles qui l'ont précédé : celle de 1848 ou celle de 1871 qui ont
tronqué le mouvement révolutionnaire du prolétariat, mais n'en ont pas atteint
la substance la plus intime, c’est-à-dire sa représentation.
L’argument
classique selon lequel les conditions russes étaient "défavorables"
n'a qu'une valeur contingente sous l'angle qui nous intéresse ici : il ne
s'agit pas en effet d'expliquer pourquoi le bolchevisme n’a pas atteint le
communisme, posé préalablement comme impossible dans les frontières de la seule
Russie, mais pourquoi il a théorisé, sans s’en rendre compte, un atypique
développement de capital. Le cycle du bolchevisme est l'exemple criant d'une
autonomisation de concepts. Il a fait du centralisme, de la discipline, du
monolithisme physique et moral des valeurs en soi, démontrant par là avec
quelle toute puissance la praxis historique modèle impérieusement les
conceptions politiques. Avec le bolchevisme et grâce à lui, le fait que le
développement du capital apparaît comme une nécessité pour la Russie arriérée engendre le
dogme selon lequel le développement du capital en général constitue la réserve
inépuisable des chances révolutionnaires de l'humanité. Cette suggestion est à
ce point puissante que même Pannekoek qui critique durement la ligne politique
du bolchevisme n’en justifie pas moins sa ligne économique (Cf. "les deux
bureaucraties ouvrières").
Cette
autonomisation du concept produit des résultats irréversibles parce que,
invoquant le socialisme dans le futur, elle confère, explicitement ou
implicitement, un caractère socialiste à des mesures immédiates qui en
contredisent tous les principes. Pis encore, elle le fait, en raison du
contexte de guerre civile et de guerre internationale, sur un ton passionnel.
Lénine, en effet, passionne, au nom du socialisme, une répression qui a pour
objectif la garantie du développement du capital. Par surcroît la dialectique
supposée de la perspective est inintelligible aux masses ; elle est réservée au
parti bolchevique qui finit d’ailleurs par en perdre de vue les termes et s'en
faire une représentation mystifiée[67].
Il
y a donc mutation totale de l’argument théorique (développement du capital
comme condition du socialisme) en idéologie. Outre le fait ci-dessus, qui
restreint la conscience théorique de la situation au seul parti - où d'ailleurs
elle s'éteint très tôt - on en a déjà vu, dans la partie chronologique,
d'autres preuves par l'utilisation internationale qui est faite de la praxis
économique des bolcheviks. Bordiga s'indignait des centristes qui considéraient
les manœuvres et compromis de Lénine (notamment la participation au Parlement)
comme un pur et simple retour au réformisme de la Seconde Internationale.
Mais il y a par exemple, dans la référence de l’USPD à Lénine, quelque chose de
bien plus grave et significatif que cette "utilisation opportuniste"
de ses positions : c’est l’emprunt flagrant à l'idéologie - que la phraséologie
révolutionnaire bolchevique dissimule pour opposer la "socialisation des
moyens de production" aux mots d'ordre "offensifs" de la Gauche allemande et pour
combattre celle-ci sur le plan politique, les Indépendants se réclament du
précédent Russe du capitalisme d'Etat, en tant que « voie de
passage » au socialisme. On peut tant que l'on voudra dire que ce n'était
là qu'une supercherie elle devenait invisible en raison du facteur passionnel
dont nous parlons plus haut, c'est-à-dire par le fait qu’Indépendants et
bolcheviks se sont trouvé un ennemi commun : l’anarchisme petit-bourgeois.
Dans
cette accusation jetée à la tête d'un Pannekoek ou d'un Gorter, il faut donc
voir bien davantage que la banale calomnie d’un Lévi ou la réaction coléreuse
d'un Lénine, en tant que chef d’Etat, contre une indiscipline sociale qui
compromet la réorganisation de l'économie russe. C'est en réalité l'aveu involontaire
de l'impasse dans lequel est enfermé le mouvement international de la
révolution prolétarienne. Dès 1920 le partage des forces entre les deux
Internationales ne reflète plus que deux voies différentes d'un même processus
historique, deux acceptions aux modalités différentes du même crédit historique
accordé au développement du capital sous couvert de préparation des conditions
objectives du socialisme. En Russie, la subversion que Lénine stigmatise comme
"anarchiste" et "petite-bourgeoise" n'est que l’aspiration
des masses exsangues à un rythme d'accumulation plus modéré. Aussi le
réformisme du bolchevisme que constitue l'opposition ouvrière y trouve-t-il
aussi bien sa place que la fureur des partisans de Mahkno. La revendication de
Cronstadt - "les Soviets sans les
bolcheviks » – n’est après tout que le cri d'une population qui demande
grâce devant un processus inexorable qui réclame toujours plus de sueur et de
sang. Sans doute ouvre-t-elle la voie d'un capitalisme colonisé par l'Occident,
et qui s’accommoderait fort bien du retour au pouvoir des agents
sociaux-démocrates de l’impérialisme mondial. Mais, la voie que lui oppose
Lénine s'est révélée aussi décevante : c’est celle d'un capitalisme autonome
qui ne pouvait s’ériger qu'au prix de misères et de souffrances incroyables.
Plus la situation rend le choix entre ces deux voies inéluctable, plus le
pouvoir bolchevique apparaît comme exclusivement répressif ; plus il s’affirme
comme tel, mieux il approfondit la perspective grand’capitaliste de la Russie.
En
regard de ce drame gigantesque, combien sont dérisoires, au travers des
critiques du PCI contre Pannekoek, les "garanties
programmatiques" que ce Parti fonde sur les "catégories" :
centralisme, discipline, terreur rouge, qu'il brandit comme un exorcisme de la
contre-révolution ! Leur revendication impavide, après leur "réalisation
russe" qui les marque comme un stigmate indélébile, implique - outre les falsifications de détail
que nous avons relevées - la chute dans
l'ornière la plus profonde où s'est enlisée la Seconde Internationale
: le critère de l'authenticité marxiste recherché dans la condamnation de
l'anarchisme en tant qu’anti-étatisme.
Si
Pannekoek, en dépit de tout, est passé à la postérité révolutionnaire, il le
doit au fait qu'il n'est pas tombé dans cette ornière. Sans doute sa critique
de la social-démocratie offre-t-elle des limites bien visibles. Son intuition
l’a averti de l'importance des faits de superstructures dans le processus
d'accumulation du capital et que rend particulièrement visible tout le
développement devant rattraper un "retard historique, comme celui de
l’économie russe et des pays colonisés.
Il a compris que le caractère historique d'un Etat révolutionnaire se
vérifiait à sa fonction effective et non à une "garantie d'origine"
d'ordre social. Il a eu l’audace inouïe à son époque, de concevoir qu'un tel
Etat pouvait être conduit à tourner le dos aux intérêts sociaux dont il était
initialement l'expression ; pouvait même, pour ce faire, s’appuyer sur sa propre
théorie en négligeant délibérément tous les présupposés historiques et sociaux
qui conditionnent sa viabilité.
Mais
en s'en tenant à la critique des formes et superstructures, Pannekoek a
sous-estimé la force que représente le fétichisme des rapports marchands. Il a
bien senti que l'asservissement du prolétaire découlait en premier lieu de sa
sujétion à l'idéologie capitaliste ; mais il n’a opposé qu'une défense formelle
au fait que le prolétaire devait être
plus encore efficacement paralysé par l'idéologie de sa propre classe dès lors
qu'elle était effectivement une idéologie, c'est-à-dire dès le moment où elle
évoquerait des valeurs -y compris celle qui distingue le prolétariat
révolutionnaire : le travail - et non plus le mouvement de révolte contre toutes
les valeurs. Pannekoek a avancé à ce propos des expressions fort révélatrices
comme celles du "cours naturel de la production", du travailleur
comme "homme concret », etc. Pannekoek a ignoré le seuil que la
société du capital était en train de franchir et au-delà duquel la révolution
n'est plus concevable en accord avec la fonction des masses dans la production,
mais exige d'elles le préalable de la volonté consciente de détruire cette
fonction. En un mot Pannekoek, sous cet aspect, appartient aux générations de
révolutionnaires qui ont élevé la mission historique de la "classe
ouvrière" à la hauteur d’un mythe et qui toutes, à ce titre, peuvent être
considérées comme œuvrant sur des conceptions entachées d'idéologie.
Anarchisme et "pouvoir sur la vie"
Par
cette critique, le PCI illustre le discrédit global dont nous avons parlé au
paragraphe précédent. Le sous-entendu à peine masqué qu'elle contient est le
suivant : Pannekoek et Gorter, en voulant forcer les étapes de la lutte
révolutionnaire introduisent dans le mouvement communiste les revendications
impatientes des petits-bourgeois qui, ne sachant pas attendre
l ‘ébranlement réel des masses prolétariennes, font par là preuve
d'indiscipline à l'égard de la révolution.
On voit de
quelle façon étroite ce grief se rattache au précédent puisque, en Russie, ce
furent les anarchistes, adversaires par principe de la dictature du
prolétariat, qui furent les premiers à se montrer ... impatients et
indisciplinés. Ceci constituait déjà la substance de la lutte de Lénine contre
la gauche allemande et, on ne peut pas reprocher au PCI de n’être pas fidèle à
ses style et méthodes ! Mais cette belle "continuité" est fatale au
raisonnement lorsqu'un de ses chaînons saute. La défense du principe de la
dictature du prolétariat par le PCI se réduit à la défense de la praxis
répressive du bolchevisme. Cette défense n'était soutenable qu'à une condition
: que le bolchevisme s'avère capable face aux centres vitaux du vieux
capitalisme de déchaîner - ou pour le moins de ne pas désavouer
« l’impatience » et « l’indiscipline » qu'il combattait à
l'intérieur de ses frontières en vertu de la promesse de socialisme contenue
dans leur capitalisme nouveau. Seulement, dans ce cas l’hypothèse également
admise par Pannekoek jusqu'à 1920, d'un développement communiste international
surmontant les misères et infamies du "secteur russe" était
plausible. Gageure impossible que les événements ont tôt jugé, mais en un
verdict que ce siècle paresseux - en raison de circonstances que nous avons exposées
au début - a longtemps tardé à exécuter.
Il
serait vain de vouloir démontrer au PCI que les masses, dans toutes les
révolutions, ont toujours caressé ce "pouvoir sur la vie » dont ce
parti fait une exclusivité anarchiste et petite-bourgeoise. En fait, même si le
vieux conflit entre Marx et Bakounine n'échappe pas à la remise en cause qui
déferle aujourd'hui sur la pensée marxiste, la diatribe du PCI contre le KAPD a
peu de choses à voir avec ce conflit. Le débat sur ces questions n’est qu'un
rideau de fumée destiné, dans l’intention probablement inconsciente de ses
auteurs, à masquer les deux voies d'orientation entre lesquelles hésite
fatalement toute survivance actuelle d’anticonformisme.
La
"fidélité" du PCI à l’égard de Lénine est précisément un conformisme
; le pire peut-être parce qu’il ravale la nouvelle et embryonnaire subversivité
sociale à un niveau sous ou anti-prolétarien. Tel est le sens en effet, depuis
Kautsky et Lénine, de l’étiquette « d’anarchistes » accolée à toute
attitude critique. Comme c'est justement le cas de la « nouvelle
subversion » qui ne se range pas docilement sur une voie
"programmatique" tracée d'avance, on doit donc la condamner d'un
point de vue de principe, c’est-à-dire la flétrir des tares antérieurement
condamnées chez certaines catégories sociales, la déclarer
"petite-bourgeoise" et étrangère au communisme.
C’est
là que la tyrannie du concept atteint une altitude prodigieuse. En
hiérarchisant rigoureusement l’aptitude à la subversion, en y plaçant au
premier rang - sinon même à titre exclusif - les salariés de la grande
industrie, on a fait de la place dans la production le critère despotique de
toute maturation de la révolte sociale. La révolution n'est plus un éclatement
historique, un fait ; c’est l’attribut exclusif d'une catégorie sociale
déterminée. L’a priori mécaniste dont la classe ouvrière avait jusque-là le
privilège, est étendue - mais à leur détriment - aux autres catégories sociales
et avec la plus grande lourdeur lorsqu'il s’agit des catégories "contestataires",
celles qui, précisément, incarnent la dissolution la plus avancée des
frontières de l’ancienne classification sociale. Cet a priori était un moindre
mal lorsqu'il étayait le mythe des aptitudes révolutionnaires inexistantes du
prolétariat industriel ; il provoque la confusion la plus invraisemblable
lorsqu'il veut conserver au prolétariat son rôle d’avant-garde révolutionnaire
: il lui faut, dans ce but, dissimuler le comportement réactionnaire qui est
aujourd'hui celui de ce prolétariat et donc jeter l’opprobre ou le mépris sur
les seules catégories qui, présentement, contestent le capital. Comme cette
contestation s’affirme en tant que volonté absolue et radicale de vivre
réellement, le PCI doit renverser totalement le sens de cette aspiration
humaine et lui prêter les mobiles mesquins et sordides empruntés au
comportement traditionnel de la petite bourgeoisie.
C’est
à ce tour de passe-passe que la critique de Pannekoek sert de caution
théorique. Dogmatisme et mécanisme s’y conjuguent lorsqu'il est reproché à ce
dernier ses « rêves informes" de "liberté" propres aux
"idéologues petits-bourgeois". Si les « rêves » de
Pannekoek pêchent par quelque côté, c’est bien au contraire parce qu'ils ont
une base trop traditionnelle ; ils misent bien trop sur le crédit
révolutionnaire consenti à la classe ouvrière en raison de son rôle dans la
production ; ils déduisent bien trop imprudemment de ce rôle l’aptitude des
catégories salariées à "se révolutionner" elles-mêmes. La
"liberté" que Pannekoek réclame pour les organisations de combat que
les ouvriers se sont donné n'a rien à voir avec celle du capital et du
mercantilisme" que lui impute "Programme communiste". Elle
constitue en réalité le champ d'action désigné, de façon trop optimiste, au
potentiel d'énergie cachée et d'initiative reconnue à la classe ouvrière. Si
Pannekoek, à ce propos, mérite un reproche, c’est bien celui de faire aux
catégories qui produisent la richesse la même et trop grande concession que
leur fait de son côté le bolchevisme lorsqu'il les suppose capables de devenir
révolutionnaire, c'est-à-dire de mépriser cette richesse sur la base de la
revendication de sa conquête totale. Pannekoek en un mot ne diffère pas de tous
les autres révolutionnaires de sa génération en matière de confiance dans le
prolétariat.
Mais cette conviction de Pannekoek
n'était pas dogmatique et c’est en fin de compte ce que lui reproche le PCI. Ce
parti, lui, s'est confiné en une sorte d’ascèse qui est au léninisme sur le
plan idéologique ce que le militantisme trotskyste fut à son égard sur le plan
organisationnel. Cette ascèse est d'autant plus tyrannique qu’essentiellement
morale. Plusieurs années après la Seconde Guerre mondiale, les débris de la IVe Internationale
théorisaient un parti pris d'illégalité et de travail conspirationnel qui
tenait lieu de justification à leur existence tout en leur masquant l'évolution
des conditions réelles. Le PCI s’est moqué de ce trait du trotskysme mais l'a
reproduit sur un plan plus abstrait avec le même aveuglement à l'égard des
transformations extérieures. Alors que le trotskysme cultivait dans sa propre
image une sorte de "maintien en réserve" des capacités militaires,
physiques du prolétariat, le PCI, dans la représentation qu'il se donnait de sa
propre fonction, en sauvegardait les qualités morales : les vertus ouvrières
supposées inhérentes à la place de cette classe dans la société. Par le biais
d'une similitude abstraite et volontariste entre ses propres conditions de vie
comme parti et les conditions présupposées être toujours celles des
travailleurs salariés, le PCI a établi un code d’identification des couches
sociales selon leurs vertus intrinsèques : sont prolétaires celles qui
respectent l'abnégation et l'ascétisme prêtés à la classe ouvrière
petite-bourgeoise, celles qui ont quelque prétention à la "liberté et
autres « rêves » des classes moyennes. Dans cette conception, la
condamnation du confort et améliorations matérielles, justifiées lorsqu'on les
considère comme moyens du capital de corrompre et ruiner l'agressivité
prolétarienne, n'a plus qu'un caractère moral qui masque le fait qu’un certain
mouvement critique, au travers même de la généralisation et de la diffusion des
"merveilles de la technique", a dépassé ce stade de l’efficacité
corruptive de la productivité capitaliste, et s’est hissé, de la révolte contre
la pénurie à la révolte contre l'abondance.
Tous les traits négatifs déjà relevés chez le PCI s'épaulent les uns les autres pour renforcer cette cécité. Le dogmatisme occulte le phénomène actuel de modification radicale de la corruption économique des catégories salariées qui n'entraîne plus uniformément la corruption idéologique mais peut au contraire engendrer le rejet de l’idéologie dont la corruption est le véhicule Le mécanisme fige des rapports sociaux en voie de profonde altération ainsi que leur rapport avec la psychologie sociale. Il est vrai que la revendication libertaire du petit artisan n'avait d'autre issue que son utopique défense sur le marché. De même le groupement coopératif des petits producteurs ne pouvait viser, dans le meilleur des cas que leur groupement en capitaliste collectif. Quant à la projection idéologique de ces aspirations dans le prolétariat industriel, elle ne pouvait y engendrer que l’arrivisme individuel ou la nostalgie impuissante du retour à l'état pré-capitaliste de la production ; l’individu prolétaire qui adoptait cette idéologie ne pouvait l’assimiler que comme revendication de la libre existence de producteur. Mais il en va tout autrement de l’aspiration d’aujourd'hui qui, des prolétaires aux étudiants, vise la libre disposition de leur temps, de leur vie et qui se manifeste dans un contexte historique tout différent : refus du partage inégal loisirs - temps de travail : rejet des obligations civiques ; dégoût à l’égard de tous les symboles de l'ordre et des valeurs de la société, etc. Une étape historique a été franchie qui impose à la jeune génération dire combien l’aliénation réside dans le produit même et non plus sur la façon parcimonieuse dont il est partagé. En un mot quand l'évolution même de la société généralise la revendication du "pouvoir sur la vie", cette revendication ne peut plus se satisfaire de ses illusions d’autrefois empruntées au souvenir enjolivé des modes antérieurs de production ; elle ne peut plus avoir la même signification sociale qu'alors ; on n'a plus le droit de lui régler son compte en la discréditant comme "petite-bourgeoise".
Cette digression
explique qu'entre le PCI et le fantôme kapédiste qu'il pourchasse s'interpose
la divergence de deux passions opposées et qui s'affrontent sous la forme
abstraite de cet impondérable combat de mânes politiques. Nous avons déjà dit
que Pannekoek passionnait la réaction anti-syndicat, anti-parti,
anti-organisation dans un sens que, selon la nomenclature traditionnelle, on
pouvait qualifier de libertaire. Il n’est pas discutable que la perspective
définie par le KAPD a laissé percer la précarité de sa base théorique dès lors
que la chance révolutionnaire apparemment contenue dans les événements de la
première moitié de 1920 en Allemagne a été délibérément perdue, non sans que
l’Internationale ait contribué à cette perte. Il n'en demeure pas moins que
cette perspective était tournée vers l'avenir et empruntait tout ce qu'il y
avait de meilleur et d’anticipateur dans les rêves passés d'émancipation de la
société. En ce sens c'est une réaction sans bavure au scientisme débilitant -
et qui n'excluait pas l'odieux– de la Seconde Internationale
et de ses héritiers de Moscou.
Mais
ce que le PCI passionne aujourd'hui contre Pannekoek, c'est la
"science" du mouvement en tant que frein à la révolte sociale dans la
mesure où elle n’admet de cette révolte que des expressions précises
sélectionnées à l’avance. Le PCI transpose sur le plan idéologique l’argument politique
de l’I.C. à l'égard de la
Gauche allemande. A celle-ci, il était reproché, on l'a vu,
de ne pas savoir attendre les "conditions objectives" favorables, de
désirer, par sa tactique de "l’offensive" la victoire politique trop
vite. Aux nouvelles aspirations sociales d’aujourd'hui le PCI, implicitement,
reproche de vouloir une victoire trop étendue. C'est cela que ce parti appelle
des "rêves informes" parce qu’ils détruisent le mythe sur lequel il
bâtit son projet de révolution. Hier l’I.C. déclarait prématurée toute
subversion qui ne tenait pas compte de la sinuosité de sa propre stratégie,
freinée ou accélérée dans le plus grand désordre suivant la conception du
moment des intérêts russes. Aujourd'hui le PCI rejette tout ce qui n’entre pas
dans son schéma. Aussi prend-il pour tendance réactionnaire ce qui est tourné
vers l’avant : hier "l'anarchisme" de la gauche allemande était
imputé à l’égoïsme des catégories incapable de "patience
révolutionnaire" ; aujourd’hui la contestation des jeunes est ravalée à la
"défense exaspérée des intérêts des classes moyennes".
Cette
attitude se drape dans une pose théorique ; dans la prosaïque réalité - c'est
un point sur lequel nous reviendrons en détail - elle est une psychologie
politique.
La critique "idéaliste" de la IIIe Internationale
Notre long
commentaire chronologique du chapitre précédent prouve surabondamment que
l'essence des charges bolcheviques contre la gauche allemande repose sur une
fable. Il est fastidieux, après cette démonstration, d'avoir à réfuter l'ultime
édition de cette fable par le PCI : selon "Programme communiste" la
critique kapédiste de la
IIIe Internationale serait "idéaliste" parce
qu'opposant aux manœuvres de l’I.C. des arguments moraux.
Bien que la
méprise, explicable il y a 50 ans soit aujourd'hui difficilement tolérable, il
faut cependant en préciser les termes parce que, si l'objet en est périmé, il
n'en est pas de même du mode de raisonnement. Hier cette dépréciation d'un
jugement politique en lui reprochant d'être moral tendait à couvrir d'un
prestige "scientifique" la capitulation devant la force de la
contre-révolution ; aujourd'hui le même procédé sert à justifier le refus de
prendre à bras le corps une situation complexe où tout "bagage
théorique" s'écroule.
Il
est vrai que la position kapédiste comportait quelque chose de moral dans la
mesure où l'élément passionnel l'emportait chez elle sur l'élucidation d’un
problème historique auquel le déroulement des faits n'a pas apporté de solution
révolutionnaire. On comprend que l’I.C. n’y ait vu que de ''l'anarchisme",
ce dernier, non pas comme doctrine ou organisation mais comme impulsion,
résurgence subversive, revit toujours comme anti-formalisme passionnel. Il n'y
a pas lieu de s'étonner, encore moins de s’indigner si comme nous l'avons dit
plus haut, Pannekoek partage quelque peu une telle passion. Cependant sa
défiance instinctive à l'égard des catégories "Etat" et
« parti », pour autant que le permettaient la connaissance théorique
et l’expérience politique de son époque, est matérialiste et non idéaliste au
sens donné à ces deux termes par le marxisme. Ce qui la motive, ce n'est pas la
phobie des "risques corrupteurs" inhérents à l'exercice du pouvoir,
mais la conscience vague, sur la fin de 1920 ; que ces risques se transforment
irrésistiblement en réalité en ce qui
concerne le pouvoir bolchevique. S’il y a chez les kapédistes une tournure
idéologique anarchiste, ce fut en tant que bouffée d'oxygène recherchée par les
révolutionnaires appartenant à ce marxisme irrespirable qui était devenu celui
de la Seconde
Internationale. Ne peuvent en êtres choqués que ceux qui, à
l'image de Lénine, définissant l'anarchisme comme "rançon que la classe
ouvrière paie pour son opportunisme", ne savent penser les phénomènes de
la psychologie collective dans les phases de contre-révolution qu'en termes de
sanction de la masse "punie" de son réformisme, Pannekoek et Gorter
maudits pour n’avoir pas maudit l’anarchisme, "ce vieil ennemi" (PCI
dixit).
A l'aide d'une méthode intellectuellement honnête, il est difficile de soutenir que la critique de l’I.C. par la gauche allemande est "idéaliste". Son principal mérite fut précisément de tenter de ramener les phénomènes subjectifs de masse à leur base matérielle : historique et sociale. Même la "résurgence d'anarchisme" à laquelle le PCI veut réduire l'apparition de la gauche allemande, celle-ci l’avait pressentie au travers de son processus effectif : comme réaction brutale à l'investissement du mouvement ouvrier, de sa pratique comme de ses organisations, par l'idéologie du capital sous sa forme dominante du moment, c’est-à-dire social-démocrate. Le pseudo "idéaliste" Pannekoek qui explique de façon très matérialiste ce dernier processus dans la "politique allemande" de la IIIe Internationale ne contredit pas, mais renforce au contraire la manifestation. Lorsque Pannekoek met en cause la "fonction contre-révolutionnaire de la social-démocratie, c'est en soulignant l'importance d'un facteur objectif, au sens le plus strict du terme : la non-concordance dans le temps de la crise politique de la société allemande et de la "crise de conscience", trop tardive et trop partielle, qui affecte la partie la plus combattive de la classe ouvrière en lui révélant "son" parti comme un parti de massacreurs.
Inutile de
réfuter une nouvelle fois l’acception puérile et bornée dans laquelle le PCI
prend la formule de Pannekoek : la transformation de la mentalité du
Prolétaire. Ceux qui sentent que quelque chose a changé dans la psychologie
sociale durant ces dernières années se représentent fort bien le phénomène
auquel Pannekoek subordonne le développement révolutionnaire en
Allemagne : au moment où, dans ce pays la répression militaire accule des
centaines de milliers d'ouvriers à la guerre civile, la condition indispensable
de leur résistance victorieuse - indépendamment des autres conditions qui
dépendent d’elle - c'est l'écroulement brutal et radical de la psychologie
conformiste et fidéiste des travailleurs. S’il est un trait indiscutablement
matérialiste - dans l’acception marxiste du terme – qu’on trouve chez la gauche
allemande, c’est bien d’avoir mesuré la force objective de cette psychologie et
d’avoir découvert que le premier en importance des obstacles à la prise de
conscience révolutionnaire gît dans leur tête même : ils ne peuvent rien tenter
contre le capital s'ils ne tentent rien simultanément contre cet obstacle.
On comprend
mieux l'importance de cette "découverte" en comparant la critique
kapédiste de l'I.C. à celle qui se borne à stigmatiser "l'opportunisme de
sa tactique qui veut se consoler de sa propre impuissance à faire modifier
cette tactique en rejetant la responsabilité de cette impuissance sur
"l'anti-centralisme de principe" du mouvement allemand. La stérilité
de cette diversion éclate dans les deux constatations suivantes : d'une part la
fraction révolutionnaire du prolétariat allemand n'a pas trouvé, dans
l'exigence même de la coordination de son mouvement, la force de libérer
celui-ci de l'encadrement politique qui le neutralisait ; d'autre part elle
devait se défendre par l'anti-centralisme en raison même du fait que cet
encadrement monopolisait toute possibilité de centralisme.
Que,
dans ces conditions, la lutte au sein de l'I.C. pour une tactique
"juste" se soit avérée un vain combat, tout
"l’opportunisme" d'un Zinoviev le démontre : il déduisait la force
anticonformiste supposée de la base du centralisme existant et il croyait
pouvoir s’en servir pour convaincre, en faveur de la révolution les chefs
"hésitants" (Cent citations des bolcheviks, Lénine compris,
montreraient combien ils étaient obnubilés par la centralisation, qu’assurait
l’USPD d’un million d'individus).
Au
contraire, Pannekoek et Gorter ont au moins compris une chose : que cette
"base" de l'USPD encouragerait et confirmerait ses chefs dans leurs
"hésitations". Seule une fraction du prolétariat, et seulement en
quelques cas précis, avait entamé la série d'expériences susceptibles de
l’arracher à sa propre idéologie ; rares tentatives que les pontifes de l'IC,
par ailleurs, qualifiaient, ouvertement ou hypocritement selon le moment, de
"putschisme".
C'est
à partir de cette appréciation kapédiste du "drame allemand" qu'on
peut juger leur critique de l’I.C. Il s’agit bien, vraiment, de leur décerner
ou refuser un brevet de "matérialistes", alors qu'avec eux on est en
présence de la seule perception de l'époque qui, bien ou mal, rende compte de
la fin de toute une phase historique ! Cette perception ne pouvait
naturellement pas se traduire en une critique définitive et achevée : il
n'est que trop aisé de relever quelles séquelles du mouvement passé elle
traînait encore, chez un Pannekoek par exemple. Par contre les kapédistes ont
bien compris le sens du mouvement historique qui se parachevait alors : les
puissantes organisations ouvrières qui, depuis 3/4 de siècle, avaient cimenté
la discipline des masses au nom du socialisme, assuraient au système du capital
la seule force sociale organisée capable de lui garantir continuité historique
avec le recul aujourd'hui permis, on mesure la hauteur de vue historique d'où
la perception kapédiste de ce phénomène surplombait la besogneuse vision
bolchevique. Celle-ci continuait à interpréter la dynamique de la classe
ouvrière organisée dans les termes mystifiés de la fin du siècle précédent : l'attente,
aussi pédante que patiente, d'une sorte de mue historique mobilisant pour la
révolution un mouvement engagé à fond dans la destruction de ses préalables
objectifs et subjectifs. Il est clair que ce contraste explosait dans la
véhémence avec laquelle la gauche allemande pressentait la dégringolade
accélérée de l’I.C. Connaissant la suite, on comprend l'indignation d'un Gorter
devant le comportement d’un appareil chez qui, plus la phrase devient
grandiloquente plus le manœuvrisme s’enhardit et plus le révolutionnarisme se
change en façade digne d'une capitulation honteuse devant le vrai processus.
Le paradoxe du
PCI c'est qu'il voit une preuve de débilité théorique des kapédistes là où ils
apportent la perception la plus utile pour l’intelligence du long processus
historique qui nous sépare de la révolution d'octobre. Mais à condition de
savoir les lire... "Programme communiste" interprète de la façon
suivante la conception de Pannekoek de la dictature du prolétariat : « Si une minorité centralise et exerce
le pouvoir, et que la révolution et que la grande masse ne serait pas préparée
pour le faire elle-même, la révolution serait impossible". Le PCI
manifeste une telle horreur à la seule idée d'une altération du principe du
monopole du pouvoir révolutionnaire par le parti qu'a le lire aussi
superficiellement qu'il lit lui-même Pannekoek,
on croirait qu'à ses yeux la révolution est possible même quand la
grande masse est exclue de son mouvement !
"Programme
communiste" néglige de considérer la date à laquelle a été écrite cette
phrase et qui n’est pas indifférente si l'on veut distinguer dans tout le
passage dont elle est tirée ce qu'il y a de prévision vérifiée et de
perspective démentie. Le texte est de 1936 (Bricianer, p 264). A cette date le
stalinisme n'a pas encore répudié ouvertement la pseudo
"subversivité" de la IIIe Internationale ; ce qu'il ne fera qu'au
cours de la guerre mondiale, alors proche, en s’alliant au bloc impérialiste le
plus puissant. En prévision de cette perspective le courant qu'on appelle alors
"l'ultra gauche"(Gauches allemandes, hollandaise, groupes qu’elles
influencent) s’oriente suivant une hypothèse que certains théoriseront plus
tard : la substitution de la bureaucratie ouvrière" à la bourgeoisie dans la
gestion de l'Etat du capital.
Depuis les
événements d'Espagne, les frontières traditionnelles entre "guerre
civile" et "guerre impérialiste" sont devenues flous, et c’est
sous l'effet de cette problématique que "l’ultra-gauche" voit
Pannekoek confirmé : en ce qu'il érige en critère de l'alternative historique
la venue au pouvoir, en conclusion de bouleversements sociaux violents, des
partis de la révolution et non de ses organismes du type conseils.
Aucune prévision théorique ne se réalise à l’état pur.
La "bureaucratie" – c’est-à-dire le stalinisme - n'est jamais venue
au pouvoir, hors de Russie, de la façon envisagée par Pannekoek dans le passage
incriminé : « soulèvement de masses, attaques en masse, luttes et grèves
de masse ». Pour qu'une révolution provoque une contre-révolution - même
"bureaucratique" - il faut d'abord qu’elle ait lieu. A partir de
1936, de façon irréversible, tout se dessine sous le signe de la guerre
mondiale, donc de la contre-révolution. Le stalinisme ne s’est jamais étendu
au-delà des frontières russes (en tant que pouvoir) qu'à la faveur de ces
« révolutions de palais » synchronisées sur l'avance des armées
soviétiques dans la partie de l’Europe abandonnée par les Américains au
gendarme russe ; ou encore lors de la "grande marche" des paysans de
Mao. Mais l'erreur de la théorie kapédiste même si le cul-de-sac de la théorie
''bureaucratie- classe dirigeante" est un de ses sous-produits, a tout de
même dégagé la pensée critique d'un autre cul-de-sac : celui du léninisme
doctrinal pour qui, finalement, toute libération des forces productives étant
bénéfique en vue du communisme futur, il convient aux communistes de la
favoriser en tentant de s’ériger en pouvoir d'Etat accélérant ce processus.
L’antithèse kapédiste à la "centralisation du pouvoir par une
minorité" n'apporte pas de réponse aux problèmes que soulèvent les
révolutions surgissant là où la domination du capital n'est pas encore
pleinement assurée ; mais elle pose clairement les termes de la question. Toute
révolution contemporaine ne peut naître et se développer que si elle s'oriente
en vue d'affronter le capital, quelque soit le stade de développement local
atteint par celui-ci. Lorsqu'une telle révolution présente le phénomène que
Pannekoek caractérise de façon lapidaire comme centralisation et exercice du
pouvoir par une minorité, on doit la juger au type d’Etat qu'elle s’est ainsi
donnée et qui ne diffère en rien d’un Etat bourgeois. Un tel phénomène n'est
pas la cause mais l’effet de l’impossibilité d'une vraie révolution sociale.
Le
PCI qui n'a que sarcasmes pour le simplisme de cette formule ne voit pas
qu'elle exprime en son époque - et contre le poids écrasant du marxisme
purement doctrinal de la
Seconde et de la Troisième Internationale
- l'une des premières tentatives en vue de renouer avec la généreuse vision
initiale de Marx. Elle décape en quelque sorte la pensée révolutionnaire de
toutes ses successives couches de rouille réformiste ; elle remet à nu le noyau
du concept même de révolution. A ce titre, la "critique idéaliste" de
l’I.C. nous lègue un effort qui vaut bien plus par la direction qu’il a ouverte
que par la forme et les résultats qu'il a atteints.
Le
sort d'une "minorité distincte"
Nous nous sommes
attachés à montrer que le mépris avec lequel le PCI traite le kapédisme comme
phénomène de secte n'est qu'une tentative inavouable pour justifier a
posteriori le "volontarisme recruteur" que nous avons évoqué à propos
de l'Internationale du Second congrès. Si en application de ce que nous avons
dit au début concernant la nécessité de deux plans d’appréciations nous ne
cessons pas pour autant de disjoindre notre jugement en l'appliquant soit à la
gauche italienne, soit au PCI, il nous faut cependant, au travers du parallèle
entre le kapédisme et le bolchevisme, déduire une signification historique
unique de la manière divergente dont ils tentent tous deux de surmonter la
situation d'extériorité de la conscience révolutionnaire.
Le
même phénomène que Lénine admet comme compatible avec la transformation
révolutionnaire de la classe ouvrière est ressenti par les kapédistes comme la
preuve d'une distorsion profonde entre la conscience immédiate de cette classe
et la conscience de sa mission historique. Pour la gauche allemande, cette
distorsion peut disparaître grâce à l'existence, au sein des masses, d'un
instinct social vivace mais inhibé par leur attitude passive à l'égard de leurs
propres organisations ; de nouvelles formes d’action et de groupements doivent
dégager leur énergie et les rendre capables de faire une réalité de ce qui,
chez Gorter et Pannekoek, n'existe qu'à l’état de pure critique.
On
aura trop bien vu, au travers, de la chronologie que nous avons donné des
événements d'Allemagne, que les kapédistes - hormis en quelques circonstances
privilégiées au cours desquelles les masses agirent énergiquement dans le sens
qu'ils préconisaient - furent condamnés à rester extérieurs à l'action et à la psychologie des gros
bataillons des catégories salariées. Il n’aura pas davantage échappé au lecteur
qu'en dehors de leur perspective d'une "rupture à la racine" entre
les ouvriers et le front SPD/USPD, il n’existait qu’une seule autre voie
possible pour le PC allemand: celle d'une négociation, encouragée par Moscou,
avec les puissantes organisations ouvrières qui procédaient au même moment à la
destruction du prolétariat allemand.
Aussi
incomplète que soit l'image que nous avons donnée des bouleversements de
l'Allemagne en 1919-20, elle suffit à flétrir la dérisoire polémique du PCI.
Appeler "sectarisme" la seule lucidité révolutionnaire qui s’y fit
jour et lui opposer comme "continuité marxiste" le discours théorique
qui masquait une pure et simple capitulation, c’est passer à côté de la
dimension essentielle de cette tragédie au cours de laquelle la contre-révolution
trouva sa chance décisive dans l’attitude politique des catégories directement
intégrées au processus de production. A la différence des chômeurs et des
jeunes travailleurs déracinés - révolutionnaires parce que vivant dans leur
chair la dissolution du prolétariat - classe - les couches et appareils qui
incarnaient l'espoir semi-séculaire du marxisme lièrent leur sort à celui d'une
reprise économique du capital que majoritaires et USPD travestissaient en
"socialisation de la production". Tout mouvement, toute tendance,
tout groupement militant qui reproduisait, dans ses structures et fonctions le
rapport social antérieur du prolétariat à l'égard du capital, devait fatalement
tomber dans ce traquenard historique. Ce fut le cas, particulièrement
significatif, des "délégués révolutionnaires" qui non seulement
furent incapables d'échapper aux suggestions de leurs éminences grises de
l’USPD, mais encore prirent le plus souvent le contre-pied de toutes
initiatives décisives dans les moments les plus cruciaux. Ces délégués offraient
l’image fidèle d'une classe ouvrière capable de lutter contre la répression et
la réaction mais uniquement au profit du statu quo politique et social
existant. Le meilleur exemple, chez les « délégués révolutionnaires »
en est leur horreur du "putschisme" qui les a rejetés dans les bras
des Indépendants à tous les moments tragiques de la lutte. Mais il est visible
que cet état de fait se perpétuait dans le mouvement allemand grâce à la nature
de ses structures qui, fidèles à la tradition social-démocratique, confinait le
rôle des délégués du rang dans les tâches d’agitation et d'organisation tandis
qu'elle réservait aux chefs tout ce qui avait trait à l'orientation politique.
De tels rapports désarmaient en réalité cette base dont l'IC espérait tant, et
la désarmaient non seulement devant ses chefs mais devant la mystique qui
les consacrait comme tels. Exprimant la
classe ouvrière dans sa fonction statique, et non dans le mouvement ou selon
l'expression de Pannekoek, elle « se révolutionne », les délégués
révolutionnaires en cristallisaient les tendances à l'inertie ou, encore,
dilapidaient son potentiel subversif dans des replâtrages des structures
sociales et politiques existantes.
L'espoir
de la Gauche
allemande peut être considéré comme l'ultime éventualité de toute une période
historique, celle dans laquelle des fractions sociales expulsées du processus
de production, ou dont le sort est considérablement dégradé à l'intérieur de ce
processus, endossent pour la dernière fois l'image du prolétariat
révolutionnaire selon Marx. Elles ont entraîné un moment, lors du ralliement
massif aux "Unions", la classe ouvrière en tant que catégorie du
capital. Ce fut le dernier cas, d'une durée éphémère, dans lequel les
catégories sociales définies selon leur place dans la production, se
comportaient encore comme le facteur antagonique du capital tel que Marx
l'avait conçu trois quarts de siècle plus tôt. Tentative ultime de retourner
contre le capital l'unification dont il avait eu besoin pour passer à un stade
supérieur de son propre développement. Après la défaite de la révolution le
processus d'unification devait se poursuivre. Mais cette fois sans aucune
chance que cela ne fût pas au profit exclusif du capital. Comme toutefois les
phases historiques ne sont jamais rigoureusement étanches les unes aux autres,
mais s'interpénètrent, s’influencent respectivement, le parachèvement au niveau
idéologique d'intégration du prolétariat était déjà préfiguré par un type donné
d'organisation - compris non sous l’aspect formel de structures qui peuvent
indéfiniment varier, mais comme projection dans la conscience - et
l'inconscience - du rapport social dominant. C'est ce rapport que les
kapédistes, peut-être sous une forme simpliste, voire naïve, visaient dans leur
condamnation de la forme-parti.
Mais le kapédisme, comme nous l'avons souligné, apparaît sur la fin d'une phase historique durant laquelle la conscience révolutionnaire est restée extérieure à la classe ouvrière. Adversaire de la théorisation léniniste de cet état de fait, les kapédistes le subissent pourtant, plus encore comme détachement isolé de révolutionnaires : comme noyau incompris de tous les autres courants de l'internationale. Ce qui est caractéristique en effet de la position prise par ces autres courants à l’égard du phénomène historique des conseils, c’est le peu d'importance qu'ils accordent - qu'il s'agisse de critiquer le phénomène ou d’y applaudir - à son incidence possible sur la psychologie et le comportement des prolétaires eux-mêmes. Ici apparaît la grande divergence qui sépare, non pas simplement des courants politiques, ni même des "écoles" théoriques, mais deux façons tout opposées de concevoir le rapport entre la praxis et la conscience sociale.
Nous
avons déjà vu comment la gauche italienne pour sa gouverne, imagine surmonter
le dilemme de "l'extériorité" de la conscience révolutionnaire : le
parti doit se trouver sur la voie dans laquelle la classe ouvrière est
propulsée sous l'effet d'une rupture d'équilibre dans laquelle la crise économique
joue un rôle essentiel. Une crise économique et une « rupture
d’équilibre » de l’ampleur de celle qui se sont produites dans l'Allemagne
vaincue du premier après-guerre, on n'en avait, à cette époque, jamais vues.
Pourtant la force politique qui se réclamait de la manière la plus orthodoxe du
déterminisme marxiste ne sut jamais se trouver sur la voie des diverses
réactions ouvrières. Tant elle s'effarouchait de la direction que celles-ci
avaient prises et pour laquelle elle ne concevait d'autre issue que le
« putsch » et son écrasement sanglant ; tant elle voulait radicaliser
des actions qui, dès le départ, s'orientaient dans le sens de la reconstruction
de la cohésion et de la force du capital, et non en sens opposé.
"Programme communiste » revenant sur la question dans son numéro 58,
explique cette incapacité par la "jeunesse" et la composition
hétérogène du KPD, par le vieux préjugé démocratique qui oblitérait ses
cerveaux les plus brillants, par leur retard à identifier cette USPD … que l'I.C.
leur a imposée par la suite comme alliée, puis finalement comme membre à part
entière. Aucune de ces explications ne s'occupe de la classe ouvrière elle-même
; pas un instant le PCI ne se demande si celle-ci n’a pas manifesté, à un
moment donné, des directions d’action que les révolutionnaires auraient dû
savoir reconnaître et appuyer...
La gauche allemande, au contraire - et
ceci, explique l’audience que rencontrent ses travaux après une longue éclipse
- a tenté de retrouver, tant par son combat contre l’idéologie que par son
exaltation des formes nouvelles de lutte, ce rapport direct qu'établissait Marx
entre la détermination sociale du prolétariat et la théorie révolutionnaire
qu'il devait s'approprier.
Cette
appropriation est impossible par la voie d'une délégation que la classe
révolutionnaire consentirait dans tous les domaines de l'initiative, de la
réflexion et de l’exercice du pouvoir. Ce concept qui s'est imposé sous le nom
de "marxisme" n'est que le produit historique non-critique de la seconde
moitié du XIX siècle. La puissance de l’implantation de ce principe de la
séparation dans tout le mouvement
ouvrier sur le plan de la doctrine comme sur celui de l'organisation, est
démontrée dans la question déjà abordée plus haut, de la tactique syndicale de la IIIe Internationale.
La
"conquête du syndicat" par les communistes n'est que la
transposition, à l'intérieur d'une seule classe, du principe que
l'électoralisme croit valable pour toute la société. Nous en avons déjà évoqué
les principales présuppositions. L’homogénéité des conditions communes à tous
les travailleurs doit être plus forte que les facteurs de concurrence, ou du
moins cette homogénéité doit être recréée tendanciellement avec suffisamment de
fréquence pour que l'intrusion d'idéologies venues d'autres classes puissent
être traitées et combattues en tant qu'intrusion. A cet égard la corruption
matérielle et morale des catégories privilégiées n’est admise que dans les
limites d'un phénomène minoritaire et parasitaire. Elle ne saurait en tout être
comprise comme conversion psycho-matérielle durable de catégories entières à
l'idéologie du capital. La classe ouvrière, en somme, est conçue comme entité
permanente, comme ensemble social dont la caractéristique essentielle est
indestructible à l'égal de sa place dans la production. Ces présuppositions
apparaissent d’ailleurs en filigrane derrière les deux "positions
fondamentales" défendues contre-vent et marée par le PCI par-dessus toutes
ses "crises" : 1°) La distinction catégorique entre Parlement et syndicat
parce que ce dernier est composé exclusivement d'ouvriers ; 2°) Le
"critère de classe" du syndicat découlant de l’acceptation de toutes
les idéologies ouvrières.
La
seconde de ces positions révèle la limite historique du postulat qui est à la
base de toute "l’école marxiste", de Kautsky à Lénine. Même la gauche
italienne, qui dénonce comme illusion le mécanisme démocratique au niveau du
parti prolétarien au pouvoir, l’admet comme "cadre opératoire" dans
les organisations ouvrières de défense immédiate. Acception aucunement fétichiste, sans doute,
puisqu'elle n'implique pas l'observation formelle des règles de la démocratie
syndicale dans les organisations dirigées par les réformistes, mais dont le
principe est cependant intact malgré cette réserve tactique : la conquête des
syndicats par les communistes c’est le ralliement des ouvriers obtenus par la
démonstration que les communistes sont seuls capables de bien conduire les
luttes immédiates. Par définition, selon la thèse de « l’extériorité »
de la conscience, ce domaine immédiat est en effet le seul terrain expérimental
direct où les ouvriers peuvent vérifier le bien-fondé de la confiance qu'ils
accordent au "parti de classe". La confiance qu’ils peuvent lui
accorder pour une tache supérieure - la politique de gestion et de répression
au niveau du pouvoir révolutionnaire - n'en découle que par voie de
conséquence.
L'objectif de
"conquête du syndicat" relève du même concept mais plus vaste, de
"conquête des masses" qui fut effectivement le mot d'ordre central de
l’I.C. Sa sévère critique par la gauche italienne sur le plan politique
n'infirme en rien le fait que celle-ci par le biais des présuppositions
indiquées plus haut, a fidèlement reconduit ce concept sur le plan syndical. De
l’un à l'autre domaine, la démonstration change de cadre et d’objet, mais non
pas de but : pour le parti, il s'agit, à partir de faits vérifiables, qu'on lui
fasse confiance pour d'autres faits encore à venir et dont il est le seul à
juger de l'opportunité et de l’ampleur possible. Sur le plan politique, c’est
dans la lutte contre le gouvernement et son contre le patron qu’il « fait
ses preuves » pour mériter la direction du mouvement. Qui contestera cette
acception - qui implique par définition que le parti est seul juge de la
direction à emprunter et des étapes à parcourir - devra se rapporter à la
tactique du front unique qui avait précisément en vue cette démonstration comme
moyen d'arracher les masses à l'influence social-démocrate.
A l’échelle internationale et historique
les bolcheviks ont gagné la confiance du prolétariat international (du moins de
sa fraction révolutionnaire) en "faisant leurs preuves" dans la
victoire d’Octobre. A ce titre, ils décident de la tactique que la révolution
doit suivre dans les autres pays. On pourra nous objecter que, conformément à
la théorie marxiste, les bolcheviks ne sont pas libres de la tactique à adopter
qu'ils ne peuvent déterminer que parmi celles qui ont été prévues au préalable,
d’après l'expérience et en fonction des éventualités historiques possibles.
Cela aggrave simplement leur cas puisqu’ils ne disposent pas dans leur
"rose d’éventualités" (terminologie PCI) de schéma correspondant aux
conditions de la révolution en Allemagne et, plus généralement, en Occident.
Ils n’en ont pas pour autant renoncé à diriger la révolution internationale en
vertu du droit acquis grâce à leur succès russe !
Les diverses
implications de la théorie de "l’extériorité" sont d'ailleurs plus
complexes encore : qu'il s'agisse du parti russe ou de l'Internationale
l’arbitraire bolchevique s’enveloppe toujours de formalisme démocratique ; ses
émissaires à l'extérieur affichent des mandats de parti pour assumer des
fonctions de fonctionnaires de l'Etat (bolchevique) ; ses militants sont dans
la classe en tant qu'ouvriers, au-dessus d’elle, en tant que membres du parti,
etc. Mais il s'agit moins ici de décrire ces rapports que d’en souligner très
tôt la mystification, très tôt perçue par les kapédistes : aujourd'hui encore
le PCI couvre de sa revendication de l'unité "doctrine tactique
organisation" les lamentables déchirements et les répugnantes manœuvres
qui constituent la trame de la vie politique de l’I.C. Pour en rappeler un seul
exemple : au 3e congrès, le KAPD est exclu en raison de son désaccord sur
la tactique mais au nom de son hérésie anarchiste, tandis que les centristes
réformistes sont admis sous la seule caution de leur orthodoxie doctrinale
qu'ils affichent de façon formelle sans cesser d’en saboter les implications !
Cette ambiguïté et cette hypocrisie
s'accommodent fort bien de ce que la "restauration" léniniste du
marxisme est centrée sur la question de l’Etat et du pouvoir, de même que
l'appréciation de la situation allemande qui s'exprime toujours en termes de
discipline et de centralisation militaires ; le PCI continuant aujourd'hui à
élaborer son analyse a posteriori sur les mêmes critères. L'empreinte laissée
par la révolution russe sur cette période historique est telle que toutes les
difficultés et particularités de la révolution d'alors se projettent au plan
doctrinal et en fonction de l'importance accordée à la catégorie Etat. Nulle
part, dans "l’artillerie lourde" de la production léniniste et
post-léniniste, on ne trouve abordée de front la question primordiale de la
révolution : la constitution du prolétariat en classe, c'est-à-dire le fait que
les masses exploitées elles-mêmes doivent se comporter en facteur conscient de
la transformation historique. Bien au contraire, les léninistes d'hier et
d’aujourd'hui excusent, comme une "faiblesse" de Rosa Luxembourg, sa
préoccupation constante bien que stérile, de prendre ce problème en
considération. Ils renversent le rapport de détermination posé par Marx chez
qui la constitution du prolétariat en parti est la conséquence du mouvement de
sa constitution en classe ; eux en font le préalable.
Or ce
renversement est le produit d’une adaptation de la doctrine révolutionnaire à
une praxis historique déterminée. Marx n'a jamais théorisé de structure
d'organisation pour le prolétariat ; à plus forte raison n'en a-t-il pas
fétichisé une comme Kautsky et à sa suite, Lénine. Cette précision ne nous
intéresse pas ici sous l'aspect d'une querelle de théologiens, mais comme
donnée anti-mystique dans la question de la forme-parti. Au travers du "cas"
du KAPD, la mystique de cette forme est néfaste sous un triple jour : 1°) elle
escamote sous des arguments doctrinaux la véritable divergence entre la gauche
allemande et l'IC ; 2°) cette supercherie aggrave les tares du principe de la
"délégationnelle", rend celle-ci d’autant plus tyrannique que le
prétexte doctrinal rend plus hermétique encore aux yeux des ouvriers le domaine
des mobiles politiques puisqu'ils sont enrobés d'une présentation
dogmatique ; 3°) elle accrédite la superstition banale selon laquelle le
succès de la révolution est une question de rigueur doctrinale chez ceux qui la
dirigent et non d'exactitude de leur appréciation des conditions.
A l'analyse
kapédiste de la genèse historique de la forme-parti selon l'acception qui a
prévalu au travers de Kautsky et de Lénine, il est difficile de contester son
caractère d’application du matérialisme à un produit historique se réclamant
lui-même du matérialisme. Le fétichisme de cette forme est le produit de deux
processus distincts, mais qui ont continuellement réagi l’un sur l’autre.
L’épluchage des griefs anti-kapédistes du PCI nous a montré à ce propos que ces
griefs refusaient d’admettre l'existence de deux marxismes, l’un couvé en
Occident, l’autre dans l'aire slave. Dans certaines limites étroites, ce refus
est fondé : les fondements théoriques du kautskisme étant commun à ceux du
léninisme. Mais l'un et l’autre n'ont rien à voir avec le marxisme
révolutionnaire que la gauche allemande, après l'expérience de la
social-démocratie, voulait retrouver chez Marx, notamment dans sa formule : le
prolétariat est Révolutionnaire ou n’est rien du tout. Cependant les conditions
de germination des deux acceptions du marxisme social-démocrate sont telles qu'il peut sembler que son produit
slave ait sauvé (restauré) les "bases saines" de son produit
social-démocrate allemand. En réalité ils sont l'un et l’autre le produit de
l’adaptation de la doctrine portant le nom de Marx à deux stades de
développement social situés aux extrémités opposées de la courbe historique du
capital.
Chez l'un comme
chez l’autre l’intention révolutionnaire apparaît avec le caractère
d'extériorité que nous avons déjà défini. Mais alors qu'en Allemagne cette
extériorité - plus encore du point de vue doctrinal qu'organisationnel - se
manifeste à l'égard d’un vieux mouvement ouvrier en voie d'intégration aux
structures du capital, en Russie, elle est le fait de la fraction
révolutionnaire dans un mouvement ouvrier encore jeune et irréductible aux
structures du tsarisme. D’où, d'un cas à l'autre la signification tout opposée
de la délégation au parti de la force et de l'initiative sociale des catégories
exploitées ; en Allemagne cette délégation renforce l'intégration du vieux
mouvement ouvrier aux structures du capital ; en Russie il ne saurait être
question d'une telle intégration pour un mouvement ouvrier réduit aux
dimensions d'une subversive armée secrète et qui peut rallier les autres
classes révolutionnaires de la société en démontrant l'aptitude du prolétariat
révolutionnaire à réaliser les revendications de ces classes.(Terre aux
paysans, destruction de l'absolutisme).
La
volonté de transplanter cette "tactique russe" en Allemagne sous la
poigne bolchevique devenue chef de file du mouvement international, représente
une inversion totale de priorité historique entre la révolution russe et la
révolution allemande. C’est cette
inversion qui, en dernière analyse, est la vraie cause non pas de l’échec, probablement inévitable,
de la révolution allemande mais de sa nature de contre-révolution spécifique,
c'est-à-dire perpétrée au nom d'une perspective de socialisme. Cette inversion
n’a pas seulement désarmé la fraction minoritaire du prolétariat allemand face
à l’ancien mouvement ouvrier dans ce pays, elle a perverti ce dernier en tant
que mouvement ouvrier. En traitant le prolétariat réformiste allemand comme la
paysannerie révolutionnaire russe, on le ravalait à un niveau inférieur de
conscience sociale sans pour autant élever sa potentialité révolutionnaire. En
invoquant sans cesse le fameux acquis d'organisation de ce prolétariat, on le
violentait par des procédés bureaucratiques, n'en laissant que des débris
propres à permettre la restructuration fasciste de la société.
Il
n'est que trop visible que toute la pensée socialiste allemande était
irréductible a ce monstre de "kautskysme révolutionnaire" que
constituait en fait le léninisme transplanté et que, contre l’intention de
l'importer de vive force en Allemagne, toute la différence de développement
historico-social existant entre les deux pays prit en quelque sorte sa
revanche. Par-dessus les divergences et les erreurs, les identifications
anachroniques et les pures trahisons politiques, tous les théoriciens et cadres
du prolétariat allemand avaient en commun cette conviction que l'action de la
classe ouvrière ne peut être que le fait de la classe elle-même. Mais alors que
la délégation d'initiative au parti convient fort bien à une classe qui
n'aspire qu'à réformer le capital, c'est-à-dire servir de contre type
indispensable à son développement, elle est absolument incompatible avec
l’action d'une classe qui veut le détruire. Pour cette raison même, tous les
partisans révolutionnaires de la délégation ne cessèrent d’être déchirés comme
le fut Rosa Luxemburg.
La
conception que "Programme communiste" met en cause lorsqu'il dénonce
le "démocratisme" de la social-démocratie allemande est intimement
liée à la vie et à l'histoire de la classe ouvrière d'outre-Rhin. Cette classe
est réformiste, ce qui, dans la phase moderne du capitalisme peut signifier que
son adhésion à une idéologie d'intégration aux structures les plus élaborées du
système du capital. La conception léniniste est elle révolutionnaire mais dans
des conditions qui n'ont rien à voir avec celles de la classe ouvrière allemande.
Cela
peut paraître paradoxal, mais la gauche allemande, par sa version de
"démocratie ouvrière", rompt délibérément, sur le plan pratique comme
sur le plan doctrinal, avec le démocratisme du mouvement ouvrier allemand. Elle
tend, en effet, à détruire la délégation qui constitue le principal levier de
l'intégration de la classe ouvrière au système du capital et dans ce but, elle
s'efforce de théoriser le nouveau mouvement qu'elle a vu poindre en opposition
à la pratique de cette délégation. Bien que ses "théoriciens"
entrevoient le contenu de ce nouveau mouvement, ils luttent principalement pour
en imposer les formes. Ils sentent bien que la classe révolutionnaire n’est
telle que pour autant qu’elle s'approprie toute sa théorie ; mais ils enferment
cette appropriation dans le cadre légué par les conditions antérieures,
c'est-à-dire les aspirations du prolétariat comme classe dans la production et
non comme vision d'une société de laquelle il aurait lui-même disparu. Ils
combattent donc la réification à laquelle procède le système du capital mais
uniquement dans son cadre immédiat : la production. Ils veulent
"révolutionner" le travailleur, mais en tant que travailleur et non
préfiguration de l'homme d’un monde nouveau.
Sans doute
est-ce la projection de ce rapport entre le travailleur tout court et le
prolétaire proprement dit que les kapédistes traduisent dans leur concept de
l'organisation, où celle-ci est supposée permettre au premier de s’élever au
niveau de la conscience du second. Cette conception relève indiscutablement de
la situation d’extériorité de la conscience de classe ; extériorité dont les
kapédistes savent bien qu'elle leur est imposée par l'état réel de la classe
ouvrière "intoxiquée par le nationalisme et abrutie par la répression".
Mais à la différence de Lénine, ils n'érigent pas cette extériorité en norme du
processus révolutionnaire ; ils y voient au contraire une séquelle de la
situation historique précédente du prolétariat et dont celui-ci, avec des
difficultés peut-être insurmontables, tente de s'affranchir.
Cette tentative d'aider les masses à sortir de leur
sujétion pratique et idéologique anticipe historiquement sur ce qui aurait pu
devenir un mouvement réel. Mais elle se sépare finalement de ce mouvement :
celui-ci, en effet, avorte au cours de ses premières expressions effectives et
la théorie de ce mouvement se limite aux formules répétées par un groupe
constitué en tendance et répétant, à l'égard des masses, une séparation
identique à celle que ce groupe combat et qui s'est historiquement cristallisée
en certaines formes d’organisation tel le parti et le syndicat. Cette démarche
théorique des kapédistes laisse pourtant un acquis, mieux : une ouverture
critique, dans la mesure où ce qu'elle dénonçait dans la forme-parti n'était pas
seulement un produit historique de la séparation mais aussi un facteur qui se
perpétue comme inhibition idéologique des forces subversives comprimées par la
société du capital.
Conclusion : l'antikapédisme comme symptôme
groupusculaire
On aurait tort
de croire que "l’antikapédisme" du PCI n'est qu'une bouffonnerie
léniniste du type de celles que nous offre journellement le gauchisme. Ce
défoulement hostile à l'égard de Pannekoek, Gorter etc... est une preuve
indirecte de la progression de ce que, faute de meilleur terme, nous
appellerons la conscience de la réalité historique.
Le comportement
du PCI en cette affaire procède du faux absolu pour sauver une vérité relative,
en une procédure qui, à son tour, démystifie celle-ci. Affronter honnêtement la
réalité, dans la "question allemande", c'était entamer un processus
voué à saper l'existence du PCI en tant que parti. Il est certain que le micro
appareil qui dirige cette organisation a fort bien perçu ce danger durant
l’année 1971, lors de notre incartade contre la "tactique syndicale"
du PCI ; il a cru licite, face à ce danger, de démontrer que notre réaction aux
erreurs du parti était plus lourde de périls que les erreurs elles-mêmes. Et
c'était vrai, bien que nous n'en fussions qu'à demi conscient. Mais ce que le
PCI ne peut et ne veut voir, c’est que les défenseurs d'un "corps de
thèses" qui, pour rendre celui-ci crédible, sont contraints de violenter
des réalités de fait perdent par là tout droit à se réclamer de que ce corps de
thèse a un moment représenté.
Le lien était
déjà tenu, qui rattachait le PCI à une lutte d'autrefois, réelle en son temps
mais morte et depuis longtemps vécue à l'état de pure représentation. La
rupture de ce lien devient évidente lorsque cette représentation ne supporte
pas l'évocation d'un passé jusque-là ignoré sous son jour réel et qui revient
en force à la surface. La continuité du PCI, après cette épreuve, se révèle
reposer dès lors sur autre chose que sur l'énergie et la foi qui se dégageait
de l'ancienne représentation : c'est ce dont nous parlerons dans notre
troisième partie.
La
facilité relative avec laquelle le PCI a liquidé "notre" crise comme
il l’avait fait pour les précédentes ne doit pas abuser. Faire de nous des
adeptes inconscients de Pannekoek et de Gorter, classer ces derniers dans les
rangs des « syndicalistes », "anarchistes" et autres "
idéalistes révolutionnaires", était dans l’immédiat un moyen efficace pour
rassurer dans le parti les esprits troublés. Il fallait d'une part leur faire
digérer le fait que l'ancienne tactique syndicale, désormais énergiquement
exorcisée (cf. "L'autocritique syndicale" du PCI), avait été
fermement soutenu en son temps, par tout l'encadrement du parti ; d’autre part,
il convenait de sécuriser tout un chacun : seuls des éléments inconsciemment
anarchistes pouvaient avoir pris au tragique une regrettable mais simple
"erreur d’appréciation". Il n'en demeure pas moins que le succès même
de cette manœuvre présente un large revers. D'abord elle a révélé le bas niveau
de conscience politique - et même de conscience tout court - de la plupart des
militants du parti, capables de subir sans problèmes les lamentables
contorsions des uns et des autres durant la "crise". Ensuite il a
bien fallu que le PCI se résigne à affronter la défense jusque-là impensable,
de la position prise autrefois par la gauche italienne dans la "question
allemande".
C’est
le glissement sur une pente fatale. Apporter la moindre précision sur la
réticence vague et prudente de Bordiga de 1920, à l’égard des gauches
allemands, c'est d'abord exposer à une lueur plus crue le fait que la gauche
italienne a accepté sans réserve l'appréciation tendancieuse de Lénine à
l’égard du mouvement allemand. Mais c'est plus encore être contraint, en raison
de la pauvreté des arguments moscovites, d'en aggraver encore l'esprit. Le
PCI déplace ainsi le centre du problème, devant défendre la position de la
gauche italienne, non plus seulement par rapport aux kapédistes, mais dans sa
situation ambiguë face à Moscou. Point de rencontre avec le phénomène de rejet
qui, ouvertement ou de façon dissimulée, taraude aujourd'hui la "pensée
révolutionnaire" dans ses antécédents léninistes. En défendant
inconsidérément l’aveuglement bolchevique à propos du "communisme
infantile", en s'inspirant comme d'un oracle infaillible de la position
prise il y a 50 ans par Bordiga, en revendiquant la confusion du Second congrès
comme la naissance lumineuse du communisme mondial, le PCI se cache à lui-même
ce fait capital -devenu patent mais hors de ses rangs - : l’écroulement
historique de l’idéologie léniniste. Celle-ci n'est plus qu’un bâillon, cause
d'un aveuglement dont "l’antikapédisme" est une illustration
éloquente : l’esprit polémique ne laisse place à aucune objectivité, la passion
dogmatique y tient lieu d’argument, la vertu de l'incantation est le seul lien
posé entre le passé et l’avenir.
La
revendication d'un marxisme sans discontinuité de Marx à Lénine est une
affirmation lourde de conséquence. Le PCI a raison, avons-nous dit, d'en
exclure les Pannekoek et Gorter qui, effectivement, n'ont pas leur place dans
ce marxisme-là. Mais ce qu’on peut reprocher à Lénine éclabousse dès lors Marx.
Nous en reparlerons quand nous en aurons fini avec cette mise au point qui peut
ressembler à une dispute incongrue autour d'un mince rayon historique dont la
source, à des années-lumière de là, est depuis bien longtemps morte. Mais ce
n’est là qu'une apparence. Il reste de Pannekoek et Gorter qu'ils ont ouvert la
première brèche dans l'édifice idéologique du léninisme. Et ce n’est pas, en
fait, pour cette seule raison là que le PCI s’en prend à eux. C’est à cause
d'un phénomène strictement contemporain : le stalinisme, prolongement
atroce du léninisme, a déblayé, en s'écroulant dans le sang et la honte, le terrain
d'une subversivité où le PCI ne se retrouve pas. Le KAPD, dans sa lutte
même contre l’IC, manifestait l'ultime sursaut d’un mouvement aujourd’hui
totalement défunt. Il est donc paradoxal que le PCI procède à son exécution
capitale à titre posthume. C’est qu'en réalité, le PCI en un certain sens a
besoin de l’actualité du KAPD pour sauver la sienne propre. Aussi ne peut-il
comprendre le véritable adversaire qu'il poursuit lorsqu’il s’acharne sur le
cadavre de la Gauche allemande. Cet adversaire est autant insaisissable
qu'indéfinissable parce qu'il ne se réfère à la Gauche allemande qu'en tant que
symbole et caution du doute grandissant que manifeste la nouvelle subversion à
l'égard des doctrines du passé. Il annonce une nouvelle période, peut-être
encore éloignée, mais dont les prémisses se manifestent déjà sur le plan
théorique par un implacable déblaiement de toute idéologie.
En
présence de ce phénomène, le PCI se range irrévocablement dans le camp de ceux
qui veulent prolonger le règne de l’idéologie : c’est là sa seule riposte.
[1]
Provisoirement puisque, deux ans plus tard - comme on l'a vu - la tendance de
Florence sur cette question, devait entrer en conflit avec l'organisation et
quitter celle-ci.
2 En 1952, presque à la veille
de sa mort, Staline (XIXe congrès du PCUS) dut faire état des conceptions
trotskystes jusque-là soigneusement étouffées par les historiens staliniens ;
cette référence fut considérablement agrandie par le XXe congrès que Bordiga
commenta par les termes du "Dialogues avec les morts" : c'est au tour
des morts du KAPD d'être aujourd'hui rappelés à l'expression !
[3]
Le journal en langue italienne du PCI croit se tirer de l'affaire en tournant
en dérision ceux qui pensent que l'unique moyen garanti pour éviter la
contre-révolution c'est de ne pas faire la révolution ! (numéro 12, 14/6/73).
[4]
CITMAT 31. Cette expression signifie "citation matériaux numéro 31",
il s'agit d'un recueil de citations collectées par Lucien Laugier. C'est la
seule fois que Lucien à recours à ce document pour l'ensemble des textes en
notre possession. Ce document existe, mais n'est pas en notre possession, nous
ne pouvons donc donner le contenu de la citation.
[5] C'est le cas notamment des luttes armées
menées par les ouvriers pour conserver leurs armes, acte de rébellion en
puissance dont les conséquences subjectives sont plus considérables encore que
la portée pratique.
[6]
"Programme communiste", n° 56, p 23.
[7]
En capitales dans le texte.
[8]
Souligné par nous.
[9]
Souligné par nous.
[10]
Souligné par nous.
[11]
Souligné par nous.
[12]
Il s'agit, bien entendu, de l'idée du
PCI.
[13]
Souligné par nous.
[14]
Ces lignes ont été écrites en 1927, donc bien après que Pannekoek ait condamné
la forme-parti. Il est permis de supposer qu'il admet rétroactivement la nécessité de cette médiation considérant
que 1918 était son dernier cas
historique plausible.
[15]
Souligné par nous.
[16]
Dans "La révolution Russe", édition de Paris, 1946.
·
Ce chapitre est manquant ; il est intitulé dans le sommaire "L'incidence
de la question allemande" et devait comprendre les sous-chapitres suivants
; Cadre et signification de la réunion générale de septembre ; La discussion
Copenhague - Milan (les "malentendus" ; délimitation et nature du
mouvement révolutionnaire en Allemagne ; rôle et nature du mouvement révolutionnaire
; vision historique et méthodes d'appréciation) ; La mystification
post-léniniste sur la révolution allemande ; Esquisse d'un aperçu critique.
Nous ignorons si cette partie fut effectivement rédigée, nous n'avons pas pu la
retrouver dans les archives de Lucien mises à notre disposition, NDE.
[17]
Souligné dans l'original.
[18]
Mis en capital par nous.
[19]
Mis en capital par nous.
[20]
Souligné dans l'original.
[21]
Bricianer, en note de son livre, cite un passage d'un texte de Pannekoek,
consacré aux I.W.W., et dans lequel celui-ci analyse un cadre historico-social
classique de genèse du phénomène "aristocratie ouvrière".
[22]
L'enracinement de cette conviction théorique peut seul expliquer les
aberrations de l'I.C. - que la Gauche italienne n'a voulu
considérer que comme des erreurs tactiques - et notamment l'effort
international pour absorber dans tous les PC les éléments du centre de la
social-démocratie.
[23]
"Anton Pannekoek : marxisme contre idéalisme ou le parti contre les
sectes". Programme Communiste n° 56, 1972.
[24]
Ouvrage cité p 36.
[25]
Ouvrage cité p 36.
[26]
On a vu dans les chapitres précédents quel fut, en cette phase historique
cruciale, le rôle objectivement imposé par le cours historique à tout le
prolétariat organisé : sous une
vision utopico-réformiste de son érection
en classe dominante, réaliser une forme mystifiée par rapport au concept de
Marx ; cette "promotion" n'étant rien d'autre que l'accession du
capital à sa domination réelle par l'intégration, dans ses mécanismes et
idéologies, du facteur posé comme son antagonisme irréductible. La nécessité,
dans ce processus de l'intermède
fasciste (de même que celle de son homologue stalinien) exprime sans doute
l'impossibilité de la social-démocratie à remplir jusqu'au bout, et en les
lieux nécessaires, son rôle de médiateur au sein de cette perspective, mais
n'infirme nullement sa prédestination à ce rôle.
[27]
Peut-être la formule de Bordiga : "L'URSS opportuniste du point de vue national après l'avoir été du point de
vue international" a-t-elle contribué à atténuer, dans les sphères
étroites de l'influence "ultra-gauche", l'importance de toute
dénonciation du type de celle de Pannekoek. Du moins Damen (ouv. cité)
semble-t-il en imputer la responsabilité à Bordiga lorsqu'il soupçonne ce
dernier de considérer le rôle de la
Russie dans la contre-révolution moins déterminant que celui
des Etats-Unis.
[28] "Programme communiste" écrit - "La critique
marxiste (souligné dans le texte, NDR) de la social-démocratie n’est pas celle
de la forme-parti, mais du parti qui ne revendique plus que des
« réformes »(pp 37-38). La lutte pour les réformes "reconnues et
acceptée pour l'Europe jusqu'à 1914" était pour les marxistes "un
moyen qui devait permettre l'épanouissement de la lutte des classes, la constitution du prolétariat en classe et
donc en parti " (souligné par nous, NDR). Toujours selon
« Programme communiste », la divergence opportuniste est survenue
"quand les partis socialistes ont commencé à présenter la société
socialiste comme le prolongement
(souligné dans le texte, NDR) de la lutte pour les réformes et pour la
démocratie et non plus sa négation dialectique". (il s'agit du numéro 56
de juillet - septembre 1972, NDE).
On voit par là comment le PCI esquive la discussion d’une donnée historique indiscutable : le
fait que la "négation dialectique" des réformes" a accouché, non
pas d'une force révolutionnaire, mais d'une force contre-révolutionnaire. Plus
exactement le PCI escamote de la discussion l’explication que Pannekoek donne
de ce phénomène : explication bien plus importante et utile que ses
conclusions. "Programme communiste" se borne à invoquer la thèse de
Lénine dont on a déjà vu l'étroitesse, le "matérialisme vulgaire" et
selon laquelle "les racines profondes (…) économiques et sociales...de
cette maladie du mouvement ouvrier ("l'opportunisme", NDR) sont
l'impérialisme et l’aristocratie ouvrière". Cet opportunisme - ajoute
"Programme communiste" - "réussit à s’imposer au sein de
l'organisation de classe parce que la lutte pour les réformes avait perdu son caractère subversif (souligné par nous, NDR). Or ce que
montre toute l'histoire de la social-démocratie, au travers de la démonstration
brutale et cynique de "sa fonction" en 1914, c’est que la "lutte
pour les réformes n’a jamais eu de caractère subversif et qu'au contraire, elle a transformé la classe ouvrière
dans un sens conservateur, la menant même, lors de l'écroulement de l'Allemagne
impériale en 1918, à tirer de son sein ses propres gendarmes
contre-révolutionnaires. C'est ce point que Pannekoek met en évidence et qui
compte bien plus aujourd'hui, comme illumination du cours ouvert devant la
société du capital, que sa fumeuse "théorie des conseils".
[29]
Souligné par nous.
[30]
Souligné par nous.
[31]
Ouv. Cité, pp 40-41, souligné par nous.
[32]
Ouv. Cité, pp 43-44, souligné par nous.
[33]
Voir notamment la position sur les pays sous-développés.
[34]
A noter la puissance de cette suggestion, même chez les éléments radicaux comme
Korsch, qui, dans son livre "Karl Marx", en dépit d'un jugement
général sévère sur Lénine, donne raison à ce dernier dans sa tactique de repli de 1920, qu'il met en
parallèle avec celle de Marx en 1851.
[35]
La mésaventure polémique du PCI montre l'inanité de cette tentative qui, à la
suite de Lénine, ne peut exclure du marxisme la Gauche allemande révolutionnaire
qu'en incluant dans celui-ci les Lévi, Zetkin, Brandler, etc.
contre-révolutionnaires
[36]
Korsch développe une idée identique à propos des trois périodes qu'il distingue dans l'histoire de la théorie
marxiste. ("Marxisme et philosophie")
[37] Korsch s'en prend à Kautsky qui eut la
prétention de faire du marxisme une "théorie valable non seulement pour le
stade de la révolution, mais aussi pour les périodes non révolutionnaires"
(Ouv. Cité. p 29).
[38]
Korsch, avec référence à l'appui, expose également comment Lénine a toujours
adhéré aux positions de Kautsky (qu'il reprend notamment dans le fameux
"Que faire ?") (Ouv. Cité. p 36).
[39]
Il s'agit, bien entendu du parti
formel. Rappelons que dans la terminologie du PCI, on appelle ainsi
l'organisation politique de masse intervenant effectivement dans les luttes
sociales ; le parti historique étant
la continuité théorique et doctrinale qui ne peut être défendu que par un tout
petit groupe d'individus, voire un seul homme.
[40]
Chronologiquement, comme on l'a vu, la perception de cette "nouvelle
voie", pour les Gauches de tous les pays, date des grandes grèves
générales du début du siècle.
[41] Texte publié en français dans "Programme communiste
"sous le titre : "Critères généraux d’orientation" (Il s'agit en
fait des "Eléments d'orientation marxiste publié dans Programme Communiste
numéro 27 de avril - juin 1964, NDE). Nous traduisons directement de l'italien
le passage auquel nous nous référons. Après avoir indiqué que, dans la première
des trois phases historiques de la tactique du prolétariat, ce dernier devait
apporter son appui à la bourgeoisie révolutionnaire contre toute réaction
féodaliste le texte écrit, à propos de la phase suivante :
"Dans la seconde phase, il était légitime de poser la
question d’une action concomitante entre la démocratie réformiste et les partis
ouvriers socialistes. Mais si l'histoire a donné raison à la position négative
à cet égard de la gauche marxiste révolutionnaire contre la droite
révisionniste et réformiste, celle-ci, avant la fatale dégénérescence de
1914-18, ne pouvait être définie comme un mouvement conformiste (*). En fait
cette droite croyait possible une rotation lente de la roue de l'histoire, mais
elle ne tentait pas de la faire tourner à l’envers. Que ceci soit reconnu aux
Bebel, Jaurès et Turati"
("I testi del partito communista internazional",
p19 ; souligné par nous)
(*)Le texte distingue au début : les mouvements conformistes
de défense des formes et institutions existantes ; les mouvements réformistes
(qui, sans revendiquer la violence révolutionnaire, veulent réformer ces
institutions) ; le mouvement révolutionnaire ou antiformiste (qui appelle à
l’assaut contre ces formes et
institutions).
[42]
Ouv. Cité. p 31. Cf. également "Perspective du communisme"
(Copenhague). (Texte republié dans la revue (Dis)continuité numéro 7,1999
(NDE).
[43] Korsch évoque par là la crise et la
dépression des années 1930.
[44]
L'expression vise Zinoviev et ses suiveurs qui reprochaient à Korsch de
négliger les "apports" au marxisme de la Seconde Internationale
[45]
Ceci mérite d'ailleurs une considération que nous pourrons faire à propos du
"bilan" de la Gauche
allemande.
[46]
Souligné dans le texte.
[47]
Korsch aborde cette question plus en détail dans son livre "Karl
Marx" (1938), avec plus de nuance, semble-t-il, que dans "Marxisme et
philosophie".
[48]
Ces arguments sont développés par Pannekoek dans les points correspondant aux
not Pan 60, 61, 82, 87, 111 & 115 ; par Gorter dans sa "Réponse à
Lénine".
[49]
On aura remarqué, dans la partie chronologique, combien l'appréciation
kapédiste de la politique intérieure bolchevique (lors de la NEP notamment) fut influencée
par le fait que la gauche de l'USPD et la direction du KPD invoquaient cette
politique à l'appui de leur adhésion, en Allemagne, à un programme de
"socialisation" qu'ils assimilaient au capitalisme d'Etat recherché par les bolcheviks.
[50] "Pour nous la révolution d'Octobre fut
socialiste" 1°) contre les collaborateurs social-réformistes qui
"cherchaient à liquider la révolution d'Octobre" ; (ce fut)
"contre eux, contre l'impérialisme mondial qu'octobre vainquit : ce fut
une victoire PUREMENT prolétarienne et communiste" ; 2°) (contre les mêmes) Octobre revendiqua "les principes oubliés de la
révolution et il restaura les principes marxistes dont ils avaient comploté la
ruine.". (Cette doctrine) "emploie de la violence et de la terreur
révolutionnaire - rejet des "garanties démocratiques" " application
illimitée de la dictature ouvrière exercée par le parti communiste,
concept essentiel du marxisme".(Souligné dans
l'original : "Le marxisme et la Russie" (1957) publié en annexe à la
brochure "L'économie russe d'Octobre à nos jours (1960). Cette brochure
parut en fait en 1963 et non en 1960 comme indiqué précedemment et regroupe une
série d'articles publiés dans la revue Programme Communiste du numéro x au
numéro y. Sous ce titre, "Le marxisme et la Russie" se trouve un
texte de Bordiga : "7 novembre 1917 - 1957 : Quarante ans d'une estimation
organique des évènements en Russie dans le dramatique développement social et
historique international", première publication dans "il Programma Comunista" numéro 21, 1957.
Traduction française dans Invariance série I, numéro 6, pages 38 à 48 et plus particulièrement
les pages 43 et 44, la traduction en est différente, NDE). Le texte "le
marxisme et la Russie"
fut republié dans le numéro 68 de la revue du Parti Communiste International.
[51]
Chronologiquement, ce moment se situe pour le KAPD, lors du 3e congrès de
l'I.C.
[52]
(Après "la victoire retentissante du marxisme sur le révisionnisme")
"des interprétations fausses eurent pour résultat la volonté de
transporter la stratégie et la tactique russe dans d'autres pays, où on voulut
attendre l'avènement d'un régime de type Kérensky, réalisable grâce à une
tactique de coalition, afin de lui porter, à la faveur d'un tournant audacieux,
un coup mortel"(Tracciato … ouv.cité. p.20) (Ceci) "fut l'erreur
d'évaluation la plus grosse et la plus ruineuse qui sanctionna l'abandon total
de la méthode révolutionnaire".
[53]
La faille dans la thèse de Bordiga, réside dans le fait qu'il n'a pas vu où
mesurer exactement l'impossibilité, sur
la base même des structures et principes imposés par Moscou, de ces
sections occidentales à "convaincre", pratiquement et théoriquement
les bolcheviks
[54]
Les termes "sinistre parabole de la révolution tronquée" sont
empruntés au texte "Le marxisme et la Russie". (Voir Invariance série I, numéro 6,
page 45, NDE).
[55]
Nous soulignons "à l'échelle mondiale" parce que la
"bolchevisation" de l'I.C.prouve que les difficultés dues à
l'arriération de la Russie,
se sont manifestées aussi sur le plan idéologique dans la conception du
communisme imposée par les Russes à toute l'Internationale.
[56] C’est précisément sous cet angle que Lénine traite le
problème dans "L'Etat et la révolution".
[57]
Nous avons déjà vu que diverses données
reflétant les difficultés de la lutte de la Gauche des démentis historiques que de leur
intention originelle. Rappelons cet "enchaînement" dans la Gauche
italienne dans l’IIC sont de la même façon passées à l’état de dogmes dans le
PCI au défi, tant des démentis historiques que de leur intention originelle. Au
début cette conception est soutenue en raison de la force qu’oppose la
bourgeoisie vaincue (celle-ci, quoi qu’évincée du pouvoir dispose encore
(Lénine) "d'une grande influence, de
la richesse, d'une connaissance supérieure", etc.). Ensuite cette dictature
est considérée comme nécessaire, non
seulement à l'égard des classes non-prolétariennes -paysannerie - mais pour
soutenir les éléments moyens de cette paysannerie dont l'alliance est jugée
indispensable par le pouvoir prolétarien. Il ne s’agit plus de l'hostilité à l'égard du communisme du petit
détenteur de moyens de production, mais de son aspiration au capitalisme par la
voie la plus longue contre la voie
plus directe du capitalisme d'Etat,
décrétée plus favorable au socialisme futur. Ces considérations ont encore une
base réelle dans la perspective
révolutionnaire ; Pannekoek y adhère lui-même. Ensuite l'obstacle ne concerne plus seulement les classes non-prolétariennes,
mais le prolétariat lui-même. Durant la
période trouble qui vit la répression de Cronstadt (1921) les bolcheviks
invoquent la destruction du prolétariat révolutionnaire par la guerre civile et
la dispersion dans les campagnes du nouveau prolétariat. Lénine procède alors à
une généralisation principielle qui n'est que le pur reflet des conditions russes : le socialisme doit
vaincre la force de l'habitude mille
fois plus puissante, etc... Le raisonnement a encore une réalité, bien que la
tâche de discipline sociale
nécessaire au développement du capital entraîne une confusion fâcheuse quant à
sa nature réelle du fait qu'elle est justifiée par la voie du socialisme. Mais le PCI, 50 ans plus
tard, élève ces "conditions défavorables" de la Russie d'Octobre au rang de
données permanentes de l'histoire et évoque, dans la perspective de la
révolution future, "l’embourgeoisement moral des
ouvriers ", leur "inertie", etc. A ce stade la conception
léniniste a achevé son cycle ; elle en vient à nier le postulat historique sur
lequel elle était fondée : l’aptitude du prolétariat à être une classe
révolutionnaire puisant dans son acte même de libération les conditions
nécessaires et suffisantes au rejet des tares léguées par l’ancienne société.
[58] On ne peut s'étendre ici sur cette théorisation du
« subi ». Il suffit pour
en trouver des exemples suggestifs,
de parcourir les œuvres de Lénine.(Cf. notamment l’amalgame auquel il procède
lorsqu’il assimile les "braillards"
et anarchistes russes - selon lui produits par les difficultés économiques en
Russie et la prédominance dans ce pays de l'élément
petit-bourgeois - aux "semi-anarchistes" de la gauche
allemande, qui mobilisent pourtant la fraction la plus combattive du
prolétariat industriel dans le pays du capitalisme le plus avancé). On se
souviendra aussi de ce que nous avons reporté du 3e congrès concernant sa
défiance à l'égard de Bordiga, bien que, selon lui, celui-ci ait "renoncé
à l’anarchisme" en "renonçant à l’antiparlementarisme" (Œuvres
choisies ; t 2, période 1921)
[59] Pannekoek : "Lénine philosophe" ; édit
Spartacus.
[60] Bordiga : "...une thèse d’économie théorique... peut être moins radicale qu'un
décret qui doit non seulement assurer certaines réalisations pratiques, mais
aussi parler aux masses, les éveiller et les préparer aux tâches plus hautes
des phases ultérieures » (L’économie d’Octobre à nos jours, p 5)
[61] Selon
Reich, les limites de la transformation économique accomplie en Russie par la
révolution ne sont nullement un obstacle à ce qu'il appelle "l’économie
sexuelle". Citant divers témoignages - dont celui de Trotsky - il écrit
que dans la Russie
des années 1919-20, "la vie quotidienne était beaucoup plus conservatrice
que l'économie, notamment parce qu'elle était beaucoup moins consciente que
celle-ci" (W. Reich : "La révolution sexuelle"; édit.10/18,
1970, p.239, souligné par nous)
[62]
Reich cite à ce propos Gruber, "spécialiste
allemand de l'hygiène sexuelle" qui expose de façon lumineusement
cynique le lien indissoluble entre la structure familiale et l'idéologie du
travail salarié : "Nous devons
considérer la chasteté de la femme comme le bien le plus précieux, car c'est la
seule assurance que nous ayons d’être réellement les pères de nos enfants, et de
travailler et de peiner pour notre chair et notre sang" (Reich,
ouv. Cité., souligné par nous). (Cette
citation se trouve page 84 de l'ouvrage citée mais la citation exacte est la
suivante : "Nous devons cultiver la chasteté de la femme comme le bien
national le plus précieux, car c'est la seule assurance que nous ayons d'être
vraiment les pères de nos enfants et de travailler et de peiner pour notre chair et notre sang", NDE)
[63]
Reich, ouv. cité. P. 236
[64]
Reich, ouv. cité., P. 278 : discours de Semachko, commissaire de la santé
publique aux étudiants.(Il ne s'agit pas en fait d'un discours mais d'une
lettre adressée à la jeunesse étudiante, nous la citons dans son intégralité :
"Camarades, vous êtes venus dans les universités et les instituts
techniques pour vos études. C'est là le but principal de votre vie. Et comme
toutes vos impulsions et vos actes sont subordonnés à ce but principal, vous
devez vous refuser de nombreux plaisirs parce qu'ils pourraient interférer avec
votre objectif principal qui est d'étudier et de collaborer à la reconstruction
de l'Etat, et vous devez donc subordonner ce but à tous les autres aspects de
votre existence. L'Etat est encore trop pauvre pour prendre en charge votre
entretien et l'éducation des enfants. Notre conseil est donc : Abstinence!"
[65] Reich dénonce l'utilisation abusive - pour prêcher
aux jeunes la continence - d'une phrase de Lénine qui, selon lui, ne serait jamais allé aussi loin. Mais
l’entretien de ce dernier avec Clara Zetkin dont est tiré cette phrase, n'en
est pas moins édifiant quant à l'étroitesse de vue sur ce terrain du bolchevik
le plus éclairé : "Cette prétendue (incomplet) (ouv. Cité p. 273). (en
fait la citation en question se trouve page 276 et est la suivante :
"Cette prétendue "nouvelle vie sexuelle" de la jeunesse, n'est
souvent rien de plus que le bon vieux lupanar bourgeois. Tout cela n'a rien de
commun avec la liberté de l'amour telle
que nous, communistes, l'entendons", NDE).
[66]
Dans les notes tirées d'un manuscrit de Lénine, et publiées en 1945 en même
temps que "L'Etat et la révolution" (Editions sociales) ce dernier
écrit la formule lapidaire à propos de l'Etat : "une trique, rien de plus". Ces quelques mots
escamotent l'esprit de la brochure en question dans laquelle, pour montrer le
caractère éminemment transitoire de l'Etat prolétarien, Lénine souligne
"l'autorité morale" sans coercitions des formes communautaires
primitives. Bordiga, de son côté, critique la formule du semi Etat.
[67] Non par hasard, Trotsky et ses partisans
(Préobrajensky à la Xe
conférence du PCR par ex.) perdent de vue les critères fondamentaux des modes
de production opposés et défendent la position aberrante, justement critiquée
par la Gauche
italienne, selon laquelle en URSS des rapports de productions socialistes font l'objet d'une comptabilité capitaliste.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire