"La suppression de la propriété privée... suppose, enfin, un processus universel d’appropriation qui repose nécessairement sur l’union universelle du prolétariat : elle suppose « une union obligatoirement universelle à son tour, de par le caractère du prolétariat lui-même » et une « révolution qui (...) développera le caractère universel du prolétariat ».
Marx (L'idéologie allemande)

«Devant le déchaînement du mal, les hommes, ne sachant que devenir,
cessèrent de respecter la loi divine ou humaine. »

Thucydide

dimanche 16 décembre 2012

BORDIGA AU-DELA DU MYTHE DU PARTI MYSTIQUE

Première partie


L’article le plus lu de ce blog, au sommet du hit parade est celui du 24 octobre 2010 : LE VIDE POLITIQUE REVOLUTIONNAIRE FACE AU MOUVEMENT DE COULEUVRES SYNDICALES, qui n’avait occasionné qu’une polémique mineure avec « la bataille socialiste » sur la fausse solidarité des caisses de grève syndicales et gauchistes[1]. Pas terrible en plus mon article à la relecture. Non pas qu’il ait été infirmé sur la sclérose du « milieu révolutionnaire » maximaliste mais parce qu’il n’en approfondit pas les causes… que j'expliquerai comme une zizanie typique petite bourgeoise, inhérent à la décadence grecque. Quand tout le monde veut commander, c'est la décadence assurée!

Le vide n’a pas pu se remplir vu le peu de dynamisme des luttes ouvrières dans le monde, partout repliées plutôt dans la politique de l’autruche ou inféodées aux sorcières de l’autarcie nationale. Encore eût-il fallu que nos profs es révolution soient présents autrement que sur le bord du trottoir. On ne jettera pas la pierre ici à ces spectateurs qui attendent l’heure de la révolution en lisant et en conciabulant. La révolution se fait attendre, même si tout indique qu’elle est nécessaire et urgente, même après la fin du monde ce 21 décembre. ("Et Le prolétariat ne vous a rien demandé" (message blog du 20 octobre 2009). Le 17 sept 2011, on lit « La planète maximaliste en état de canonisation » : « Avec ses défauts, avec ses haines recuites, avec ses contradictions et concurrences, la planète maximaliste ressemble assez au prolétariat. C’est sur ce seul point que je donne raison aux robots de l’Instituto. Produit d’une classe encore atomisée, et en voie de sortir de cette atomisation, les éléments révolutionnaires sont toujours en retard d’une révolution. C’est le coup de pied au cul du prolétariat qui les attend, en espérant qu’il ne soit pas trop fort au point de les expulser par la fenêtre lors du grand matin. Une suggestion : si rien n’a bougé depuis deux ans entre les forces isolées, étroites et même un tantinet académiques, c’est parce que depuis presque deux ans personne n’a pris au sérieux le texte de Klasbatalo « Contribution à un état des lieux de la Gauche Communiste Internationale », texte excellent qui pose toujours les vraies questions. On s’en apercevra un jour.




[1]  On peut lire ceci dans cet article : « Sur le site inerte du CCI - présenté sur le suite de Controverses comme le groupe le plus important (de quoi ? du monde ?) depuis 1982 - depuis 6 mois aucune prise de position ni ouverture de forum sur la signification du mouvement (de couleuvre syndicale) en cours. Le CCI-RI n’est plus hélas qu’une secte rabougrie d’une dizaine d’intellectuels en France, donc cela n’a pas trop d’importance. Ils ont tellement exclu de militants que les exclus sont trois fois plus nombreux dehors, et sont définitivement discrédités par leurs procès staliniens en série (dont mes pages prolétariennes vous fournissent un extrait suffisant). Ce n’est plus un groupe ni important ni indispensable aux luttes de classe.
Dehors ce n’est guère plus brillant. « Controverses » fédération internationale de nombre des exclus, qui a fait des efforts louables pour se laver des débilités léninistes et conspirationnistes du CCI, est tombé dans l’excès contraire. Leur site est encore plus navrant et académique que celui du CCI, et l’action dans la classe ouvrière n’est qu’un vulgaire chapitre placé à côté de celui de l’anthropogenèse, et commence seulement une compilation de tracts, sans analyser la lutte des classes en France ou ailleurs. Ce regroupement fédéraliste dont la critique a été déjà faite sur ce blog serait-il un nouvel « ICO » (information correspondance ouvrière d’Henri Simon, qui, après 68permit des rencontres révolutionnaires fructueuses) ?
Là encore, nous ne sommes plus à la même époque. Malheureusement la comparaison est en défaveur de Controverses. Autant ICO était plus ou moins héritier d’un groupe (S ou B) qui nous apparaissait mythique et chargé de projections d’avenir contre le faux communisme russe, autant, pour les plus informés les petits groupes de la « Gauche italienne » et les textes de la Gauche allemande publiés par Invariance et ceux de la Gauche Communiste de France publiés par RI recelaient des trésors pour s’offrir un bel avenir révolutionnaire, autant nous sommes plongés dans un vide sidéral après les noyades successives des intellectuels ultra-gauches déjantés, après les procès de Moscou du CCI et l’échec de toutes les prédictions fausses d’un renforcement mécanique des luttes du prolétariat contre la crise systémique depuis 30 années ».

 Le samedi 30 mai 2009 je publiais le message blog  suivant composé d'une auto-interview promo de mon livre "En défense de la Gauche communiste", et j'ajoute aujourd'hui le texte génial de Laugier "L'antikapédisme du PCI,

meilleure synthèse effectuée au XXe siècle de la polémique finale entre un défenseur de ce courant disparu et les résidus de la Gauche italienne. Les deux grands penseurs de la Gauche communiste des années 1920 aux années 1960, Pannekoek et Bordiga retrouvent ici toute leur profondeur et leur communauté d'idées contre les falsifications de certains maximalistes égarés. Non la Gauche allemande ne fut pas anarchiste; Lénine et Bordiga peuvent aller se rhabiller. Les anciens partis et syndicats du mouvement ouvrier sont tous passés dans le camp bourgeois.

Le postier Laugier fait oeuvre magnifique non seulement de mémorialiste mais de théoricien pour jeter les bases de l'avenir révolutionnaire du prolétariat. Je le lis chaque fois avec enthousiasme. Il est mort dans la solitude sans que son oeuvre ne soit prise en charge par un quelconque éditeur de gauche (tous des putes et des maqués). Je ne livre qu'un tiers du texte ici, repris de Tempus Fugit, mais c'est l'excellence et la clarté de l'explication qui vont vous ravir chers lecteurs anonymes ou pas de ce blog. Dans une deuxième partie, nous réfléchirons ensemble sur l'apport indéniable de Battaglia Comunista (devenu Tendance Communiste Internationaliste) aux véritables partis prolétariens du futur: Bordiga au-delà du mythe du parti mystique".

Initiation à la Gauche communiste



Pierre Hempel : tu publies un nouveau livre plaidoyer « En défense de la Gauche communiste », un peu trop réactif à mon avis face à l’anarcho-syndicaliste Berthier. En plus tu risques de taper à côté du lecteur lambda pour lequel l’invocation de la « Gauche communiste » ne signifie pas grand-chose ou, à la rigueur évoque une quelconque chapelle électorale du parti stalinien finissant, même avec la béquille du Front bas de l’ex-trotskien Mélanchon.

Jean-Louis Roche : D’abord je pense qu’il fallait répondre à ce cuistre, ensuite, comme on s’aperçoit très vite qu’il ne connaît rien à la révolution allemande et qu’il brode, cela nous amène à aller au-delà des fabulations de ce petit personnage pantouflard, et à reposer sur la table les grands acquis de la Gauche communiste. Je suis bien conscient du flou du terme pour les jeunes générations, c’est pourquoi je débute en reprécisant que c’était initialement les deux ailes « gauches » les plus notoires – allemande et italienne – en réaction à la dégénérescence de l’I.C. ; j’aurais pu aussi parler des autres Gauches qui apparurent dans les autres pays européens et de Miasnikov en Russie qui se retrouva par exemple sur les positions du KAPD (Gauche allemande). Gauche ne signifie plus grand-chose aujourd’hui, j’ai longtemps préféré user du terme de « courant » communiste… car la gauche politique des médias est bourgeoise et ne peut pas parler au nom de la classe ouvrière.
En fournissant par après la polémique une importante annexe je n’ai pas d’autre but que celui de Polybe : « La meilleure éducation et le meilleur apprentissage pour la vie politique active est l’étude de l’histoire ». En filigrane je tiens à rappeler les vraies leçons de la vague révolutionnaire de 1917-1923, en soulignant ce qui est tranché dans les débats et polémiques entre les deux grands courants de cette « Gauche communiste » en lien avec le temps présent où le profane peut très bien nous rejoindre sur les conclusions en observant la faillite politique des idéologies de la gauche… bourgeoise.

PH : Commençons par le commencement. En référence à ce que tu nommes « la face cachée de la révolution allemande », tu accuses de confusion bordiguistes et anarchistes car ils estiment que c’est la bourgeoisie qui a arrêté la guerre…

JLR : Ils ne font que répéter ces ânes ce qu’on leur a bourré dans le mou à l’école ! Et l’expression « la face cachée » n’est pas de moi mais de Laugier !

PH : Ne t’énerves pas. Tiens lisons ce qu’écrit l’historien Georges-Henri Soutou qui analyse le machiavélisme des militaires : « Le 29 septembre, à l’annonce de l’armistice bulgare, Ludendorff déclara au gouvernement qu’il fallait adresser aux alliés une demande d’armistice, mais, c’était là toute l’habileté, sur la base des Quatorze Points proclamés par le président Wilson le 8 janvier 1918 (c’est-à-dire sur la base du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, et aussi de la non-discrimination en matière économique et commerciale, deux intérêts allemands essentiels, on va y revenir). En outre, ajoutait Ludendorff, il fallait nommer un nouveau chancelier à la tête du Reich et mettre en place une « parlementarisation » du régime (jusque-là le chancelier relevait uniquement de l’empereur, désormais il dépendrait de la confiance du Reichstag). Cette seconde proposition avait pour but de gagner la sympathie de Wilson, qui insistait de plus en plus depuis le printemps sur la nécessité de mettre un terme à la nature autoritaire du Reich ; elle avait aussi pour but d’essayer d’amortir la montée du mécontentement populaire, sensible depuis l’année précédente et qui devait d’ailleurs déboucher sur la révolution, à Berlin et dans les capitales des différents États du Reich, du 7 au 9 novembre. Elle avait enfin pour objectif, et disons tout de suite que cet objectif fut atteint, avec les plus grandes conséquences pour la suite, de dégager les militaires de leurs responsabilités aux yeux de l’opinion : c’étaient les militaires qui avaient conduit la guerre pour l’essentiel, au moins depuis 1916, ce serait aux civils de négocier l’Armistice puis la paix. (…) Bien entendu, le mythe de la non-défaite fut immédiatement complété par celui du « coup de poignard dans le dos », propagé par les officines de l’état-major dès octobre 1918 : l’armée n’avait pas été vaincue sur le champ de bataille, elle avait été trahie par les « criminels de novembre », par les hommes politiques défaillants et bien sûr par les révolutionnaires et les socialistes, ces « apprentis sans patrie », selon la formule fameuse. Sur ce double mythe extrêmement fort, forgé dans l’humiliation d’une défaite inattendue et niée, se développèrent deux courants fondamentaux et consubstantiellement liés dès les années suivantes : la volonté de revanche et le rejet de la République de Weimar. On est là, comme l’a fort bien écrit Pierre Jardin, « aux racines du mal ». Il suffit de relire Les réprouvés, le roman autobiographique fameux d’Ernst von Salomon, publié pour la première fois en français en 1931 (chez Plon) pour s’en convaincre ».

JLR : J’ai lu Soutou, c’est intéressant mais ce n’est qu’un historien inconscient. Je te signale qu’il souligne que la bourgeoisie n’était pas encore vraiment unie sur l’intérêt de cesser immédiatement la guerre, ce n’est qu’après les événements révolutionnaires en Allemagne qu’elle s’y est vraiment résolu dans son ensemble. D’ailleurs Soutou le dit avec ce titre : « Les divergences entre alliés dans la préparation de l’Armistice du 11 novembre annonçaient les ambiguïtés de la paix future ». Bien ! Mais nous sommes en 1918, et Soutou et ses lecteurs bordiguistes et anarchistes ont sauté les années de guerre. Or, déjà en 1915, après une année de guerre il se produit des grèves en Russie et déjà des insubordinations au front. Pour Sebastian Haffner, c’est une mutinerie de marins qui a mis en branle la révolution de 1918 (et donc arrêté la guerre): « … la révolution allemande peut tirer une gloire toute particulière de son auto-discipline, de sa clémence et de son humanité, d’autant plus remarquables qu’il s’est agi presque partout de l’œuvre spontanée de masses sans dirigeants. Le héros de cette révolution, ce sont les masses ». Le seul groupe politique à aller dans le même sens que ce génial journaliste, du point de vue historique réel, sur les causes de la guerre, reste le Courant Communiste International (je peux le dire sans faconde d’autant que je n’en suis plus militant depuis longtemps). Dans un article de sa revue internationale en 2008 – Il y a 90 ans, la révolution allemande : Face à la guerre le prolétariat renoue avec ses principes internationalistes – l’auteur, Steinhopfer, rappelle que, en mai 1916, après l’arrestation des membres du petit groupe spartakiste, dont Liebknecht, les métallos se sont mis en grève en solidarité, que les syndicalistes avaient lancé la chasse aux « meneurs » pour qu’ils soient envoyés au front… c’est la vérité contrairement aux maquilleurs du rôle de ces flics sociaux pendant les guerres, comme Berthier ! Les marins allemands se sont révoltés en août 1917, à quelques semaines de la révolution… d’Octobre en Russie ! Il y a eu tant de grèves et de révoltes dans les tranchées qu’il est culotté d’affirmer que la bourgeoisie a pris l’initiative de mettre fin à la guerre. D’abord elle y a été contrainte face au danger de l’effondrement intérieur croissant, parce que la continuation de la boucherie était devenue un carburant révolutionnaire, puis elle a pu prendre le temps de s’unifier pour écraser les réactions courageuses du prolétariat. Donc, la poignée de bordiguistes modernes (évanescents…) et la nuée d’anarchistes (inconscients) sont les deux faces de la même pièce. Ils récitent les âneries qu’on leur a inculquées à l’école bourgeoise. Ce qui m’amène à dire que les anarchistes font en général de bons bordiguistes et que ces derniers redeviennent anarchistes individualistes dès qu’ils se rendent compte qu’ils font rire avec leur histoire d’invariance du marxisme. En tout cas, ils expriment cette vision typique de la petite bourgeoisie intellectuelle qui méprise les masses de prolétaires, ces « cons » qui ont besoin de parti ou de syndicats pour avancer ! En tout cas ils sont aveugles face aux événements en Allemagne de 1916 à 1918 qui révèlent la capacité du prolétariat à paralyser la bourgeoisie avec des minorités politiques réellement présentes mais à la suite de ces mêmes masses, comme l’écrit Haffner : « Les masses qui s’étaient donné ces nouveaux organes d’Etat n’étaient ni spartakistes ni bolcheviques mais social-démocrates. Le groupe Spartakus, précurseur du parti communiste, n’a fourni à cette révolution aucun dirigeant ni « meneur ». La plupart de ses militants ne rattrapèrent la révolution qu’une fois libérés (…) L’exemple russe a peut-être joué un rôle indirect d’amorce, mais il n’y eût aucun émissaire russe qui eût pu orienter le cours des choses. D’ailleurs cette révolution, sauf à Munich, n’eut aucun dirigeant, aucune organisation, aucun état-major, aucun plan d’opérations. Elle fut l’œuvre spontanée des masses, des travailleurs et des simples soldats ».

PH : Le « spontané » horripile les professionnels du bordiguisme et de l’anarchisme… Laissons de côté pour l’instant ces deux caricatures de partitisme et de syndicalisme. Cet arrêt de la guerre est tout de même un coup de génie de la bourgeoisie puisqu’elle va pouvoir s’occuper du front intérieur. Mais le prolétariat allemand se bat-il pour le socialisme ?

JLR : Bonne question ! Le prolétariat va se battre pour la paix. J’en réfère au grand Jogisches qui a dit « ce fut une révolution de soldats ». L’excellent Sébastian Haffner – qui a écrit « Allemagne 1919 une révolution trahie » - et qui nous décrit une « révolution social-démocrate », a estimé aussi que cela avait été une révolution au caractère fondamentalement « antimilitariste ». Je développe depuis des années l’importance de cette idée pour la révolution future, sans faire de concession au pacifisme. Il y a là une leçon de l’échec allemand qui est cruciale, non rédhibitoire mais aucunement prise en compte et analysée par un groupe politique ou un historien.

PH : Révolution social-démocrate ? Au gouvernement le SPD et dans l’opposition, tués dans la rue, les ouvriers allemands en train de faire une révolution social-démocrate ? Il exagère pas un peu Haffner ? Drôle d’explication et de justification de la social-démocratie pour sa trahison de 14 !

JLR : Hep ! Pas si vite ! Les explications de Lénine et Rosa sur la faillite de la IIe Internationale restent valables. Mais pour comprendre cette trahison avec nos petits yeux de spectateurs éloignés encore faut-il discerner qu’il s’est agi de la trahison de la confiance que les masses accordaient jusque là au parti et aux syndicats. Et quand quelqu’un trahit votre confiance vous ne continuez pas votre train-train insouciant, vous restez interloqué ! Les masses interloquées sont ces mêmes masses d’électeurs social-démocrates, reconnaissantes au parti d’avoir généré des syndicats de défense des travailleurs. Nombre de membres du principal parti réformiste « traître » le SPD et de syndicalistes se retrouveront membres des Conseils ouvriers… La trahison croisait le dramatique changement de période de fin de capitalisme florissant – qui se limitait à des guerres locales – les deux principaux moyens de défense politique et économique de la classe ouvrière s’étaient englués dans la routine bureaucratique de l’Etat au point d’abandonner la menace de la veille (refuser la guerre) du fait d’une telle inféodation au socialisme national… empressé à défendre la patrie !

PH : Cela expliquerait pourquoi les Conseils ont été si peu révolutionnaires en Allemagne contrairement à la Russie, et assez légalistes ?

JLR : Oui. Et en acceptant de mettre à leur tête un Noske. Le vote des crédits militaires par le parti n’est pas suffisant pour décrédibiliser ce responsable qui avait été envoyé en Suisse avec la caisse du parti pour la préserver. Investi de cette action, Noske apparaît comme un « homme de confiance ». Ce n’est pas un hasard si les délégués révolutionnaires se sont appelés « hommes de confiance » au fur et à mesure que les prolétaires allemands ont perdu confiance dans ce parti traître. La composition des Conseils allemands est le reflet de cette situation tragique qui permet la double trahison, trahison dans la guerre puis trahison dans la révolution. Nos donneurs de leçons après-coup, les trotskiens et les bordiguistes qui expliquent tout par l’absence du parti et le vieil anar Berthier par son ignorance, oublient que les masses ne se battent pas initialement pour le socialisme, comme le note Haffner, mais pour la paix, le retour au foyer des pauvres pioupious. Avec ces donneurs de leçons on reste évidement scandalisé par la nomination de Noske !
Deux grandes figures de notre Gauche communiste ne s’y sont pas trompées :
- « Le plus souvent, les ouvriers élus sont très peu éclairés, ont une très faible conscience de classe, de sorte que les conseils ouvriers (…) n’ont aucun caractère révolutionnaire » Karl Liebknecht (20 novembre 1918)
- « Si la révolution suit son cours dans les organes révolutionnaires que les premiers jours ont vu naître, les conseils d’ouvriers et de soldats, son destin n’est pas brillant (…) La révolution vivra sans les conseils, les conseils sont morts sans la révolution ». Rosa Luxemburg (30 novembre).

On peut compléter ce constat en lisant Haffner encore : « Les conseils n’étaient pas une bohème révolutionnaire corrompue et assoiffée de plaisirs. Ils étaient pour l’essentiel composés de l’élite ouvrière, de cadres des partis et des syndicats, sobres et solides, qui à leur manière aimaient autant l’ordre que les vieux fonctionnaires qu’ils contrôlaient et voulaient remplacer. En quatre semaines ils avaient largement surmonté le chaos des premiers jours et, dans tous les domaines, avaient créé une organisation parallèle à la vieille administration et capable de fonctionner, ce qui est une performance remarquable » (…) « Les masses allemandes ont fait aussi bien durant cette semaine (du début novembre 1918, ndt) que les soldats allemands pendant les quatre années de guerre et les masses russes en février 1917 ».

PH : ça alors ! Donc demain, mettons en France, on va se fader les rigolos enseignants du POI, de la LCR, de LO et de la CNT dans de futurs conseils ! Et l’élite ouvrière des « cadres » ?

JLR : Attention, les types du parti et des syndicats de l’époque n’étaient pas l’équivalent de nos rigolos trotskiens ou anarchistes. C’étaient de vrais représentants du combat de classe de la fin du XIXe siècle. Un phénomène comme celui des Unions, qui ont succédé aux Conseils avec comme critère d’adhésion l’accord avec la dictature du prolétariat, ne pourra plus se reproduire. C’était d’anciens syndicalistes. Les syndicalistes actuels seront virés en premier lieu des tribunes… pour leur ridicule apologie de la grève générale d’une journée tous les deux mois… Nos gauchistes peuvent être comparés aux Junkers ou au Cadets russes… Mais bon oui il y aura des membres de ces groupuscules et des sous-marins des vieux syndicats gouvernementaux comme la CGT et Cie. Ce n’est pas un problème, le combat se mène pour des objectifs qui dépassent les clivages politiques bourgeois et la créativité des masses saura se jouer des magouilleurs de coulisses. Les délégués révolutionnaires des Unions nous laissent des leçons toujours valables contre le prurit de l’immédiatisme et l’impulsivité révolutionnaire. Dixit Haffner : « Le 30 décembre (1918), le groupe Spartakus se sépara définitivement de l’USPD et se constitua en parti communiste. Ce faisant, il se brouillait avec les Délégués révolutionnaires, qui étaient en désaccord avec cette décision et qui trouvaient depuis longtemps que la « tactique de rue » de Liebknecht, consistant à organiser perpétuellement des manifestations, était d’un dangereux amateurisme. Même au congrès de fondation du parti communiste, il y eut dès le début divergence ouverte entre la masse des adhérents, qui exigeaient une action immédiate, et la direction qui considérait qu’il restait un long chemin à faire (Rosa Luxemburg : « Camarades, votre radicalisme est un peu facile (…) Nous ne sommes qu’au début de la révolution »). Bien qu’il était déjà trop tard de quitter l’USPD opportuniste…

PH : Cela veut-il dire que, comme le chantent sans cesse bordiguistes et anarchistes, les Conseils ouvriers sont nuls et non avenus, faibles, récupérables, pacifistes ?

JLR : C’est du pipeau. Les masses seront toujours amenées à créer leurs propres organes en situation révolutionnaire. Je ne fétichise pas la forme des Conseils puisque je dis qu’ils ne pourront plus être calqués sur les seuls grandes usines mais sur le réseau de toutes les entreprises et les quartiers ; on aura peut-être une fusion de la forme comité d’usine et soviet car l’usine comme base pour réorganiser la société c’est plutôt étroit et dépassé… En tout cas, même s’ils sont composés de « l’élite ouvrière » et de militants des partis traîtres (mais pas de militants traîtres) les conseils en Allemagne – même s’ils ne voulurent au fond qu’une démocratie constitutionnelle des conseils – étaient imprévus et gênaient la social-démocratie ; Haffner note que pour Scheidemann leur existence prolongée aurait signifié la chute de la bourgeoisie.

PH : Après la fabulation sur l’arrêt de la guerre grâce aux syndicats comme l’a déclaré le menteur Berthier, après sa tentative de dissoudre l’innovation extraordinaire des Conseils ouvriers dans l’apologie de l’anarchisme inexistant au cœur des événements en Allemagne, n’a-t-il pas un peu raison de relever la précocité du danger nazi et d’accuser de négligence la Gauche communiste ?

JLR : Du tout. Berthier sait qu’il s’adresse à un milieu analphabète en histoire, le milieu anarchiste et joue sur la sensibilité « antifasciste » qui est la base du recrutement gauchiste simpliste depuis plus de 30 ans. ET il se plante magnifiquement sur l’année 1922. Quiconque a un peu « lu » les événements sait que le mouvement hitlérien ne prend son envol qu’avec la crise de 1929 ! Il essaie de nous refiler sa salade antifasciste a-historique en reprenant l’interprétation bourgeoise de wikipédia sur le putsch de Kapp avec en héros le bonze Crispien. Or ce dernier était au début totalement opposé lui aussi à faire la grève avec les traîtres du SPD, puis a obéi aux consignes des ministres SPD. Mais bon, les lecteurs liront comment je démonte le truc lourdingue à Berthier.
Un coup de chapeau ici au grand historien Martin Broszat, que Berthier eût mieux fait de lire au lieu d’inventer un nouveau putsch Kornilov ou Salan ; Broszat constate que après le putsch « la grève se mua en révolution armée » : « Le gouvernement légal (SPD, ndt) pouvait maintenant revenir de Stuttgart. Son premier soin fut de mettre fin à la grève générale, son deuxième fut le désarmement de l’armée rouge qui occupait toujours la Ruhr. Tout naturellement, les ministres sociaux-démocrates, qui à l’heure du danger avaient encore une fois appelé la révolution à la rescousse et avaient de fait été sauvés par elle, retrouvèrent leur rôle de feuille de vigne de la contre-révolution. Ils firent encore aux dirigeant syndicaux, qui hésitaient à mettre fin à la grève, quelques promesses dont ils savaient qu’elles ne pourraient être tenues, comme le châtiment sévère des putschistes, comme le recrutement d’ouvriers dans les forces de sécurité ». Mais, lisons la suite, ce n’est pas la Gauche communiste qui favorise ou néglige la montée du nazisme, mais le cadre de ce putsch qui en est le « sol nourricier » : « Le régime réactionnaire qui parvint au pouvoir à Munich après la répression de la République des Conseils et le putsch de Kapp fournissait un sol nourricier favorable au premier NSDAP. Le soutien actif de la Reichswehr bavaroise – pénétrée de l’esprit des corps francs contre-révolutionnaires depuis l’été 1919 – aussi bien aux associations patriotiques völkisch qu’aux « gardes patriotiques », puis à leurs remplaçants (les « groupements de défense patriotique »), eut une importance décisive pour le développement du NSDAP et de la SA ».

PH : Quel est le moment de la césure pour le prolétariat allemand ?

JLR : Sa grande défaite est l’année 1923. Cinq ans de luttes qui l’ont épuisé. Il continuera à lutter mais ne sera plus vraiment une menace pour la volonté de la bourgeoisie de mettre le parti de la guerre au pouvoir. La Gauche communiste devient minoritaire avec le KAPD et les Unions. Le parti communiste allemand principal « sur ordre de Moscou, le KPD, renonça à sa tactique révolutionnaire » (Martin Broszat, L’Etat hitlérien). Entre 1923 et juin 1928, le SPD ne fut plus représenté dans les gouvernements de droite du Reich qui se succédèrent dans la République de Weimar. Pendant la même période le parti nazi reste marginal : «… la rupture presque complète des liens de protection dont Hitler avait bénéficié auparavant, suite à sa condamnation à la prison, à son interdiction de parole ainsi qu’aux entraves contrecarrant les activités de son parti dans certains Länder. (…) dans ces années 1924-1928, au cours desquelles le NSDAP nagea à contre-courant, penchant à gauche aussi bien dans son idéologie que dans sa propagande, et revêtant temporairement plus un visage national-révolutionnaire que völkisch-antisémite, que le parti se trouva réellement rejeté par la société politique… (il) se révéla n’être qu’une formation politique marginale » (M.Broszat). Il émerge en 1932, hors de toute problématique de contre-révolution ou d’opposition du prolétariat et de ses partis : «Le parti national-socialiste, qui pendant dix ans n’avait été rien d’autre qu’une petite minorité radicale de droite, se développa soudain en un mouvement national de rassemblement et de masse… » (ibid). La revanche nationale dans la guerre mondiale est en marche, et celui qui lui avait ciré les pompes n’était autre que le député « ouvrier » Ebert qui avait déclaré aux soldats de retour du Front : « Aucun ennemi ne vous a vaincu ».

PH : Pour toute période il faut en effet comprendre le désir ou la logique inévitable du capitalisme d’aller à la guerre. Il ne peut pas faire autrement. Dans le faux dilemme guerre ou paix, il finit d’ailleurs par l’emporter pour recommencer la guerre à peine deux décennies après la boucherie de 14-18. On peut dire qu’on en est au même point aujourd’hui. Comment le capitalisme pourrait-il ne pas envisager la guerre mondiale dans une crise autrement plus grave que celle de 1929, comme même ses thuriféraires les reconnaissent ?

JLR : grave question que nous n’allons pas écluser aujourd’hui. Je voudrais simplement et brièvement conclure sur la conjonction idéologique invariante entre bordiguistes et anarchistes. Lénine avec la complicité de Bordiga avait qualifié d’anarchiste la Gauche allemande maximaliste (le KAPD), étrange retour de bâton, 80 ans plus tard la Gauche italienne se retrouve dans les bras de l’anarchisme confusionniste ! Malgré l’invocation sacro-sainte du parti, mais comme de tout anarchiste lambda du grand penseur Bakounine, une poignée de derniers sectateurs ou ce qu’il en reste est voué à rester sur le bord du trottoir.
Comme je l’ai souligné au début, il y a cet étonnant aveuglement similaire sur la spontanéité des masses, cette obsession de faire dépendre tout changement politique de spécialistes de parti ou de syndicat… Bordiga affirmait que la conscience de classe ne pouvait exister que dans le parti et chaque bonze anarchiste prend les prolétaires pour des incapables. Les bordiguistes ont gardé et cumulé les tactiques parlementaire et syndicale du virage légaliste de l’IC en 1923. Les anarcho-syndicalistes ne sont pas les derniers à appeler à voter pour le candidat de la gauche (bourgeoise) le mieux placé. Sur la question nationale palestinienne, sans issue, on ne trouvera pas une feuille de papier à cigarettes de différence entre anarchos et bordiguistes. Pour dénoncer les Conseils ouvriers ils sont capables d’unir leurs voix. Sur la nature de la Russie, dont Bordiga est resté le supporter ambigu dix ans plus que la Gauche allemande (trop tard !), bordiguistes et anarchistes n’ont plus à se quereller, la Russie stalinienne n’existe plus.
Sans nier l’importance du rôle du parti, mais en renonçant à toute accointance avec les élections républicaines et avec le cinéma syndical, tout révolutionnaire moderne ne peut que se reconnaître dans le maximalisme du programme du KAPD. La Gauche allemande a triomphé au-dessus des autres fractions de la Gauche communiste.
Nous attendons la superbe affiche de nos camarades du Canada avec une longue citation de Rosa Luxemburg qui résume toute la confiance que les communistes révolutionnaires peuvent placer dans les « masses ».










 L'ANTIKAPEDISME DU PCI



Une certaine ignorance des faits et conditions historiques décrits au chapitre précédent explique, pour une bonne part, l'acceptation, par les membres du PCI du schéma transmis par la Gauche italienne concernant les vicissitudes de la IIIe Internationale en général, son rôle face à la révolution allemande en particulier. La crédibilité de ce schéma passe pourtant par une ignorance plus grande encore de la signifcation et de la portée du travail critique accompli par la gauche allemande. C’est précisément sur cette ignorance que la polémique à titre posthume menée par la presse du PCI contre le KAPD spécule d’une façon aussi édifiante que triviale ; pour cette raison, il est doublement utile d’en faire la critique : c'est d'abord mettre en évidence la mauvaise foi obligatoire dans les procédés critiques du PCI ; c'est ensuite découvrir, dans l'ambiguïté de la gauche italienne à l'égard de la gauche allemande, l'origine de cette perplexité à laquelle le PCI ne peut échapper qu'en multipliant les entorses à la vérité.

Par ailleurs cette polémique antikapédiste s’inscrit dans la dernière "crise" du PCI comme une nécessité significative en elle-même. La logique de la solution apportée à cette "crise" exigeait que la direction du parti, après avoir provisoirement réglé la discussion de la tactique syndicale[1], se retourne, avec une virulence accrue, contre la source idéologique présumée des contestations qui s'étaient élevées dans le PCI en 1970-71 : les positions de la Gauche allemande et, plus particulièrement, celles de ses "théoriciens", Pannekoek et Gorter.

Cette offensive fut déclenchée lors de la réunion générale de Milan en février 1972, en contrepartie inévitable du "redressement" opéré sur le plan syndical : pour faire accepter au volontarisme, en ce domaine, "l'autocritique" qu'on lui administrait, il ne fallait rien moins qu'évoquer devant le parti le spectre d'une désagrégation dont on brûla en effigie le symbole : le "kapédisme".

Inutile de décrire par le menu cette manœuvre, dont il faut bien reconnaître que le "centre" du parti beaucoup mieux que nous percevait la nécessité impérative en tant que moyen de conjurer l ‘écroulement de tout l'édifice théorique du PCI. Rappelons seulement, pour ne pas quitter l'angle de vue essentiellement expérimental que nous respectons tout au long de cette étude, les conditions dans lesquelles les éléments ou sections en désaccord avec la ligne du parti durent renoncer à tout espoir, non pas seulement de faire prévaloir leurs vues, mais même de les exposer dans un climat qui ne fut pas empoisonné par une hostilité fanatique. Les sections "nordiques", dont on a suivi plus haut la controverse par voie épistolaire avec le "centre", se convainquirent, sur la fin de l'année 71, de l'inutilité de poursuivre une discussion qu'elles n'auraient voulue ne fonder que sur le seul terrain des faits historiques : il apparaissait de façon indubitable que le PCI ne pouvait les y suivre parce qu'étant lié, en tant que position de principe, à une interprétation déterminée et irréfrangible des mêmes faits. Le "scandale" provoqué par le numéro 114 du "Prolétaire" survint à peu près à la même époque. Dès lors que le "centre" exigeait, au nom de la discipline, le "retour du journal dans la ligne juste" - et donc une autocritique, par les auteurs, des trois articles incriminés dont nous avons parlé au début - il était clair que toute discussion "sereine" (selon le terme qu'affectionnait le "centre") devenait impossible. Le ton s'était d'autant plus passionné que les tenants les plus résolus de l'infaillibilité du parti - précisément ceux qui, dans toutes les sections, avaient ignoré le plus longtemps les incartades volontaristes du "centre syndical''- retournaient, selon un réflexe classique, leur mécontentement tardif à l'égard de l'USC contre ceux qui, par leurs protestations à l'adresse de ce dernier, avaient effectivement déclenché la "crise". Dans ces conditions, il n'était que trop prévisible que la réunion générale de Milan (initialement prévue pour le début de l'année) reproduirait en plus grand, sans aucune utilité, les empoignades aussi ridicules que véhémentes dont certaines sections du PCI avaient déjà été le théâtre. Les sections et membres "dissidents" du parti refusèrent donc de se rendre à cette réunion, estimant non sans raison que ceux qui y participeraient dans ce contexte prouveraient par la même accepter sans réagir de franchir un nouveau pas dans la dégradation du PCI.

On pourra en effet vérifier, au travers des textes que nous allons examiner, à quel niveau d'agressivité le PCI, dans les mois qui suivirent, éleva les vieilles divergences entre la gauche italienne et la gauche allemande, entre lesquelles le contraste politique et idéologique n'avait jamais atteint un tel paroxysme. C'est une véritable campagne de presse que le PCI déclencha contre le spectre du KAPD, soulageant en un seul coup, une incroyable accumulation de mesquinerie et de présomptions concurrentielles au moment de la confrontation, longtemps différée et inconsciemment refoulée, avec la fin tragique du mouvement ouvrier dont toute une génération avait cultivé le fantôme. Si le PCI, près de 50 après la disparition de la gauche allemande, s'en prit à celle-ci avec la virulence et le mépris que nous pourrons constater, c'est qu'il s'agissait bien pour lui d'une échéance historique désormais impossible à éviter.

En ruinant définitivement les arguments de 1920 contre "l'infantilisme de gauche", c'est au mythe de l'infaillibilité de la gauche italienne que ce nouveau "dialogue avec les morts" porte un coup sévère[2]. Mais les conséquences n'en seraient peut-être pas aussi irrémédiables pour le PCI, si celui-ci continuant à théoriser doctement le ralliement de Bordiga à Lénine et à ses indéfendables raisons, n'y était poussé par une force en dernière analyse bien plus importante que la seule fidélité à la tradition, et qui, finalement, reste la seule inspiratrice de cette fidélité.

Si la tendance qui s'est fait jour durant la dernière décennie, tant dans les luttes sociales effectives que dans la réflexion théorique, a voulu exhumer le "message" de la gauche allemande, c’est qu'elle y a vu le symbole de la lutte contre l'implantation, dans le mouvement ouvrier, des "valeurs" idéologiques qui ont frayé la voie à la forme moderne de domination du capital. La lutte du KAPD contre la IIIe Internationale, comme nous l'avons vu, est surtout édifiante en tant que révélation du contenu de répression idéologique du léninisme. C’est à ce titre qu’elle a suscité un indéniable mouvement d'intérêt dans le cadre des perspectives que symbolise mai 1968. Face au conflit désormais ouvert contre l'arme idéologique qui fut le paravent de la contre-révolution, le PCI, en recourant à l'amalgame et à la manipulation des textes pour dénaturer le "kapédisme", avoue le camp qu'il a choisi et dont, pour notre gouverne, nous avions déjà le pressentiment à la lumière de divers détails de la vie du parti. Ce qu'il défend ainsi, toutes griffes dehors, c'est moins Lénine comme moment historique de la révolution que le léninisme en tant qu'idéologie. Ce qui le fait sortir de ses gongs, ce n'est pas tant la sanction que les faits historiques infligent au bien-fondé de la position passée de la gauche italienne que ce qu'il découvre de précaire et de fragile dans cette tradition lorsqu'il veut s'en faire un bouclier contre la bourrasque qui a ébranlé un demi-siècle d'inhibition politique contre-révolutionnaire.

Dans la polémique contre le KAPD, apparaît, dès le début, le refus du PCI de se placer sur le terrain historique, celui où toute appréciation politique se juge d'après la vérification ou l'infirmation des prévisions qu'elle contient. Ce refus du "jugement de l'histoire", dans le texte du PCI, est plus significatif que le jugement lui-même. Dès 1920, les "kapédistes" ont prévu que, si l'I.C. poursuivait dans la voie adoptée au Second congrès, la révolution d'Octobre resterait une révolution bourgeoise, la forme-parti, au contact de la profonde mutation des structures capitalistes, deviendrait l'instrument de l'asservissement du prolétariat, tandis que la classe ouvrière subirait jusqu'au bout le processus déjà en actes de sa réduction à une "catégorie du capital". A la confirmation historique de cette perspective, le PCI ne peut rétrospectivement n'opposer que celle que soutenait encore Bordiga en 1926 : le processus de la contre-révolution stalinienne n'était pas fatal.

L'hypothèse de Bordiga à cette époque est très clairement résumée dans ce commentaire de "Programme communiste" à la lettre de Korsch (dans laquelle Bordiga expose la position ci-dessus) : "Aussi longtemps que dans une double révolution, le pouvoir prolétarien n'est pas définitivement liquidé, on ne peut parler de pure et simple révolution bourgeoise". L'hypothèse Bordiga n'a évidemment plus de sens aujourd'hui. Même si on fait abstraction de son élimination historique, l'affirmation de "Programme communiste" se réduit à une pure tautologie, puisqu'il s'agit de déterminer le moment historique où le pouvoir bolchevique, en raison du rôle joué sur le plan international où il s'opposait aux conditions du dépassement socialiste de la révolution russe, cessait, par ce fait même, de mériter l'adjectif prolétarien. L'affirmation selon laquelle, en 1926, des bouleversements sociaux internes à la Russie pouvaient encore remettre en cause la situation intérieure et la politique internationale de la Russie stalinisée, n'infirme en rien l'existence bien antérieure des symptômes contre-révolutionnaires sur lesquels la Gauche allemande fondait sa condamnation théorique et politique du bolchevisme.  Or c'est la valeur de ces symptômes et leur signification générale qui sont en cause dans la polémique du PCI contre le KAPD.

On peut discuter indéfiniment sur les chances de réussite que recelait la "gageure bolchevique", qui représentait un défi à toute une série de conditions internes et externes défavorables au communisme. Ce défi - quoi qu'insinue "Il programma comunista"[3] - aucune des critiques sérieuses faites au bolchevisme sur sa gauche - et moins que toutes celle du KAPD - n'a contesté qu'il fallait le lancer. Ce qui demeurait déjà acquis, dès après ces critiques, ne créait qu'une telle gageure ne pouvait plus se présenter historiquement comme chance du communisme. La prétention de détruire mondialement le capital grâce à un mouvement - au sens le plus large du terme - forgé par l'implantation par voie révolutionnaire, du capital en "aire arriérée", n'a pas seulement été ruinée par l'évolution historique : en s'écroulant elle a entraîné dans sa chute tout un corps de notions et de principe dont le développement et la généralisation se sont confondus avec l'essor du bolchevisme.

Dans l'apparition tardive de cette certitude, l'apport spécifique de la gauche allemande n'est pas négligeable, bien qu'il se ressente des limites propres au mouvement historique dont cette gauche est elle aussi le produit. Mais le PCI ne peut aborder sous ce jour sa propre critique du KAPD. Il lui faut en disqualifier la base sociale et la genèse politique, lui nier l'appartenance originelle à la même souche que celle des autres courants de l'I.C., en somme accumuler contre lui les "antécédents défavorables" afin de déprécier à l'avance tout ce que sa critique du bolchevisme peut contenir de fonder. Dans cette méthode, l'usage du faux lui-même est encore plus révélateur que le faux lui-même. C'est pourquoi, même au risque de lasser, il nous faut, en ce qui concerne Pannekoek et Gorter rétablir les vérités de fait avant de tenter de porter sur eux un jugement que nous voudrions aussi pauvre d'indulgence a priori que celui du PCI est riche d’animosité partisane.


La question de la nature et de la fonction du syndicat



Dans le flot d’arguments mobilisés par le PCI contre les positions de Pannekoek et Gorter, il est normal d’examiner en premier lieu ceux qui concernent leur tactique à l'égard des syndicats. Cette question fut la manifestation la plus spectaculaire de la divergence entre la gauche allemande et la gauche italienne ; "question syndicale", "question allemande", la relation est aussi étroite aujourd'hui qu'il y a 50 ans. Aujourd'hui, comme l'Internationale à cette époque, le PCI reproche à Pannekoek et à Gorter d'avoir "lancé le mot d'ordre sortir des syndicats traditionnels, considérés comme des organismes bureaucratiques, donc contre-révolutionnaires par nature" (le "Prolétaire" ; numéro 136, 16 au 29/10/72).

En réalité, Pannekoek et Gorter n'affirment pas que les syndicats sont contre-révolutionnaires parce que bureaucratiques, mais exactement l'inverse : les ouvriers ne peuvent y faire entendre réellement leur voix parce que l'évolution historique du capital impose à ces organismes une fonction de conservation sociale qui ne peut se concilier avec la volonté et les aspirations de leurs membres.

Les positions successives de Pannekoek, avant, pendant et après la guerre de 1914-18 reflètent fidèlement son analyse de cette évolution. Au début du siècle, Pannekoek défend la position classique de toutes les tendances révolutionnaires de la Seconde Internationale : le mouvement syndical unifie les luttes immédiates auxquelles seule la social-démocratie donne le caractère de lutte politique généralisée (Not Pan 21).

De façon toute classique également, Pannekoek définit la nature et la fonction d'un organisme qui lutte contre les capitalistes afin que la marchandise-force-de-travail ne soit pas vendue au-dessous de sa valeur mais qui, lorsqu'il y parvient, ne fait qu'imposer au capital le respect de sa propre loi d'échange des équivalents (Not Pan 24). Les syndicats - souligne Pannekoek - "ne se posent nullement en adversaires du capitalisme, mais se situent sur le même terrain que lui". "Leurs taches ne débordent donc pas le cadre du capitalisme, ils ne vont pas au-delà" (Not Pan 24). Ceci ne les empêche pourtant pas d'être "un élément de transformation révolutionnaire de la société". Ils brisent l'isolement du travailleur, lui donnent le sentiment de la solidarité, etc.". L'énorme travail d'éducation morale, nécessaire à transformer le faible ouvrier en vainqueur du capitalisme, voilà l'œuvre des syndicats, voilà en quoi consiste leur importance pour la révolution.

Il est donc visible qu'à cette époque Pannekoek ne soupçonne pas le phénomène dont il théorisera plus tard les indices : l'unification du prolétariat grâce aux revendications économiques et de réforme de l'Etat, mais comme catégorie du capital.

C'est l'apparition des symptômes révolutionnaires succédant à la première guerre mondiale qui modifie la position de Pannekoek. Le processus dont il a décrit les prémisses avant l'éclatement du conflit se confirme à ses yeux. L'inféodation du syndicat aux forces contre-révolutionnaires durant la guerre le conduit à caractériser la fonction de cet organisme dans la phase moderne de la domination du capital : celle d'un obstacle à la lutte révolutionnaire. L'énorme appareil syndical, avec tous ses fonctionnaires peu soucieux d'affronter la prison, a capitulé tout comme le parti social-démocrate devant la guerre du capital et il a géré les "affaires sociales" de ce dernier durant tout le conflit. Il ne peut désormais que s'opposer à toute révolte ouvrière (Not Pan 77). Le mot d'ordre "sortir des syndicats" n'est, en 1919-20, que la déduction logique de cette analyse.


La question du parlementarisme



Sur ce point, le journal du PCI malmène les faits avec la même désinvolture. "Pour Pannekoek et Gorter -écrit-il dans son numéro 138 - (l'abstentionnisme) a la valeur d'un principe comme pour les anarchistes (souligné par nous, NDR) et au même titre que la négation de l'autorité" pour ces derniers. Pour nous au contraire, l'abstentionnisme est une solution tactique en rapport avec une phase donnée du capitalisme et de la lutte prolétarienne".(Souligné dans l'original, NDR).

L'affirmation de "l'abstentionnisme de principe" de Pannekoek est un double faux : parce que Pannekoek, dans "une phase donnée du capitalisme" a admis la tactique parlementaire des socialistes et parce que, lorsqu’il l’a rejetée, c'est pour des raisons sensiblement identiques à celles de la gauche italienne.

En 1909 (texte "Divergences tactiques au sein du mouvement ouvrier" ; Bricianer ; pp 74-75) Pannekoek pose cette question : le parlementarisme étant la forme de domination politique normale de la bourgeoisie, "pourquoi les ouvriers mènent-ils la lutte parlementaire ?". Et il répond : parce que cette lutte "a pour effet d'éclairer les travailleurs sur leur situation de classe", parce que, de cette façon, "ils acquièrent l'intelligence politique qui leur est nécessaire" et tendent à devenir "une classe consciente et organisée apte à la lutte". La valeur du parlementarisme, conclut-il, réside en cela "et non dans l'illusion selon laquelle le système électoral pourrait conduire notre nef (celle des marxistes révolutionnaires, NDR,) par des voies pacifiques, sans tempête, jusqu'au port de l'Etat de l'avenir. Pannekoek, en 1909, voit donc dans l'utilisation par les marxistes de la tribune parlementaire - grâce à laquelle "la voix des représentants du prolétariat au Parlement retentit jusque dans les lieux les plus éloignés" - un moyen d'aider à la lutte de classe des ouvriers.

Mais il est vrai qu'immédiatement après Pannekoek s'en prend à ceux qui veulent en faire un but. Sous le titre "parlementarisme seul", il critique vivement les révisionnistes pour qui "la lutte parlementaire constitue non pas un moyen d'accroître la puissance du prolétariat" mais "la lutte pour le pouvoir elle-même".(Bricianer, p 76).

Il n'est pas discutable que Pannekoek, dans cette critique des révisionnistes, insiste sur la séparation qui tend à se créer dans la social-démocratie (allemande notamment) entre les ouvriers du parti et les députés du parti ; ces derniers étant évidemment choisis en fonction de leurs chances d'être élus, de leur éloquence et de leur culture, des subtiles concessions qu'ils savent faire à leurs "collègues" du Parlement. En raison de cette insistance de Pannekoek à mettre en évidence les aspects les plus marquants de la corruption parlementaire (à une époque où cette dénonciation ne vibrait pas tellement dans l'Internationale), "Le Prolétaire" se croit autorisé à écrire que Pannekoek substitue "à l'antagonisme des classes l'antithèse masses-chefs". En fait, Pannekoek signale seulement, dans la social-démocratie, les premiers symptômes de cet antagonisme tel qu'il apparaît dans la hiérarchie interne du parti. La méthode du "Prolétaire" consiste à isoler les formules de leur contexte afin de se dispenser d'examiner ce qu'elles recouvrent : la divergence entre la gauche allemande et le bolchevisme est bien autrement vaste sur cette question du parlementarisme lorsque la IIIe Internationale, bien après cette critique de Pannekoek, réclamera le contrôle, par les partis communistes, de leurs élus au Parlement. Elle ne visera à rien d'autre que prévenir le phénomène de corruption dont Pannekoek, l'un des premiers, avait dénoncé l'existence dans la vieille social-démocratie.

Mais chez Pannekoek, les effets corrupteurs du parlementarisme ont une importance encore plus grande en ce qui concerne les masses qu'en ce qui concerne le parti. Si Pannekoek insiste sur le fait que la "tactique parlementaire" confine les ouvriers dans une attitude passive, c'est selon lui parce que cette influence, toujours aussi puissante lorsque la situation est révolutionnaire que lorsqu'elle ne l'est pas, devient dans le premier cas un obstacle considérable à la révolution. N'en déplaise au "Prolétaire", la défiance de Pannekoek à l'égard de la tactique parlementaire de l'I.C. est identique à celle la gauche italienne qui, en 1919-1920, redoutait que cette tactique parvînt à détourner les masses de la lutte directe contre l'Etat bourgeois. Ceci ressort très nettement d'un autre texte de Pannekoek : "Révolution mondiale et tactique communiste" ; 1920. Non seulement il y explique dans quel cadre historique le prolétariat peut utiliser le Parlement (tout autre chose donc, qu'un a priori de principe) et dans quel cadre il ne le peut plus, mais encore il précise la nature du danger qui se présenterait dans ce second cas : les illusions que la pratique parlementaire entretient parmi les catégories exploitées (Not Pan 73 & 74).

C'est exactement le même danger qu'évoquait la gauche italienne lorsqu'elle faisait état à l'appui de sa thèse abstentionniste de l'influence néfaste, en Occident, de plus d'un siècle de démocratie bourgeoise. Où réside donc la principale force contre-révolutionnaire de l'idéologie démocratique, sinon dans le fait qu'elle abuse la classe ouvrière quant aux vertus de la délégation d'initiative et de volonté qu'elle consent au profit des députés, ceux des partis adverses bien sûr, mais aussi ceux de son parti ? Pannekoek a longuement expérimenté l'étendue de cette illusion durant les années de l'avant-guerre. Elle ne se manifeste pas seulement dans la "vie extérieure" de l'ouvrier, c'est-à-dire dans ses dispositions d'esprit à l'égard du pouvoir et de l'ordre bourgeois. Elle imprègne son comportement le plus intime, jusqu'au sein de ses propres organisations, c'est-à-dire - en ce qui concerne la social-démocratie - vis-à-vis de ses propres dirigeants embourgeoisés. Pannekoek prolonge la critique de la démocratie bourgeoise jusque dans les rapports organisationnels qui, au cœur du mouvement ouvrier lui-même ont calqué les formes et l'idéologie du capital. Cette infection idéologique du prolétaire dans le cadre historico-social où il vit, Pannekoek en poursuit I'analyse jusque dans la structure mentale de ce prolétaire, telle que ce cadre l'a modelée.

Qu'il soit donné acte que, sous cet aspect au moins, la "dichotomie masses-chefs" que le PCI tourne en dérision chez Pannekoek est la traduction indiscutable de l'analyse de l'aliénation idéologique des ouvriers.


Classe et conscience révolutionnaire



"Le Prolétaire" (numéro 137) réunit contre Pannekoek les griefs suivants :

1°) Assimiler le processus révolutionnaire à une "prise de conscience collective par les exploités de la voie et du but révolutionnaire" ; en faire le "préalable de leur action révolutionnaire" ;

2°) Concevoir le communisme comme le produit "d'un homme nouveau, auto-conscient et auto-agissant", et donc vouloir "révolutionner l'esprit" pour que la révolution soit possible ;

3°) Poser à cette révolution la condition suivante : "que le prolétariat les masses mêmes (en) discerne clairement les voies et les buts".

Décidément le simple sens commun est la chose la moins bien partagée dans le PCI qui reproche à un marxiste d'attendre de la classe qui fait la révolution... qu'elle ait une conscience révolutionnaire ! Mais en réalité, ce grief du PCI n'est ni une naïveté ni une aberration, mais une méthode jésuitique de critique. La thèse que "Le Prolétaire" veut accréditer est la suivante : Pannekoek concevrait la révolution, non comme le produit de chocs sociaux matériels, mais comme le résultat d'une victoire remportée par certaines idées !

Pour tirer au clair ce qu'en pense effectivement Pannekoek, deux choses doivent être examinées : d’abord la vision claire des "voies et buts" de la révolution en tant que condition même de son succès ; ensuite qui possède cette vision à un moment historique déterminé du processus, quand et comment elle peut se généraliser dans les larges masses.

Il ne peut être exorbitant d'attendre d'une crise sociale susceptible de conduire à une révolution qu'elle se développe au rythme même d'une claire vision, toujours plus large et répandue, des "buts et voies" de cette révolution. S'il existe, entre la gauche italienne et la gauche allemande, une seule concordance de vues, c'est bien en ce qui concerne ce mécanisme du mouvement révolutionnaire, en tant que "ionisation" de multitudes d'énergies précédemment détournées de ces voies et buts. Bordiga, au congrès de Lyon de 1926, invoque exactement la condition ci-dessus lorsqu'il déclare : "la bonne tactique est celle que tous ont comprise et choisie à partir des lignes fondamentales du programme".

Pour Bordiga, cette condition concerne le parti avant la classe, mais il n'aurait su concevoir une perspective de développement révolutionnaire si ces deux facteurs devaient demeurer séparés, étanches : même dans l'acception léniniste la plus orthodoxe, la révolution prolétarienne ne peut vaincre si la classe ne se hisse pas au niveau de la clairvoyance du parti. Bordiga, pour partisan qu'il soit du parti en tant que seul dépositaire de la conscience de classe ne dit-il pas également "qu'une véritable discipline (... ) doit se développer à partir de quelque chose de spontané surgissant des créations immédiates de la lutte de classes" ?
Soit dit au passage, nous ne songeons pas à annexer Bordiga à Pannekoek, où vice-versa, mais seulement montrer qu'une même conception générique anime cette génération de révolutionnaires, pour âpres que soient leurs divergences. Ces divergences, dans le cas précis qui concerne Pannekoek, reflètent avant tout des conditions politiques différentes, liées aux particularités de cadres historico-géographiques distincts. La conception de Pannekoek exprime la direction réelle du mouvement des masses en Allemagne au moment où la lutte sociale se radicalise face à l'offensive de Noske et des corps francs. On a vu qu'en présence de cette radicalisation, l'éventail des "partis ouvriers". des Indépendants jusqu'aux "spartakistes" majoritaires dans le KPD, répugne à se détacher des conceptions tactiques de la phase historique précédente, tandis que la IIIe Internationale et ses partisans en Allemagne procèdent dans la contradiction et l'incohérence lorsqu'ils tentent de greffer sur ces conceptions dépassées une volonté révolutionnaire.

S'il existait pourtant à cette époque, en Allemagne, une formation embryonnaire au moins dont l'orientation ne s'inscrivait pas en faux contre la tâche du parti selon la définition de Bordiga que nous avons donnée plus haut, c'était bien le KAPD : à partir de 1920 il fut combattu par l'I.C. précisément parce qu'il se refusait à admettre, contre l'avis de l’Internationale, que cette tâche de parti révolutionnaire put être assumé par les autres formations politiques issues du vieux mouvement ouvrier. "Discipliner, canaliser et utiliser des forces en voie de développement", faire que "les nouvelles expériences deviennent le patrimoine du parti". strictement selon la formule de Bordiga[4], c'est se donner pour tâche ce que le KAPD s'efforçait de faire contre l'USPD et le KPD (S) animés d'une profonde défiance à l'égard de ces "forces" et "expériences".

Il est inutile de répéter ce que nous avons dit dans les chapitres précédents concernant les raisons pour lesquelles le KAPD se considéra en 1920, comme l'ultime expression historique possible (et à quelles conditions) de la forme-parti. Ici nous voulons seulement souligner la cécité volontaire du "Prolétaire" à cet égard. Dans l'Allemagne des années 1920, il est clair que le conformisme social, le "respect superstitieux de l'Etat", tous les éléments psychologiques propres à entretenir la passivité et l'abrutissement des masses, sont distillés méthodiquement par les grandes organisations qui revendiquent (bien que ne les possédant pas toujours) ces qualités de centralisme et de discipline que Lénine y admirait tant. La situation matérielle des masses et leur état d'esprit se prêtait naturellement à l'hégémonie de ces organisations : "Nul prolétariat au monde, et donc le prolétariat allemand lui aussi - écrivait Rosa Luxembourg en décembre 1918 - ne peut réduire en fumée, du jour au lendemain, les traces d'un servage séculaire". Ce fait venait notamment de se vérifier dans la démission de tout pouvoir par les Conseils issus de la révolution de novembre 1918.

Pourtant à plusieurs reprises, la chronologie que nous avons reproduite montre que des fractions plus ou moins importantes (mais quelquefois considérables) des masses manifestaient des réactions violentes contre l'ordre établi, et souvent empreintes de la plus grande audace[5] ; et ce dans un pays où régnait quasiment la dictature militaire. C'est dans ces réactions que Pannekoek voyait une première perception claire des "voies et buts de la révolution", c'est-à-dire une circonstance objective favorable à la prise de conscience révolutionnaire. Lorsqu'il pose comme but des communistes "la transformation de fond en comble de la mentalité, de la nature du prolétaire", il ne s'agit donc nullement, comme le prétend le "Prolétaire" (Not Pan 42), d'une sorte d'opération mystique ou d'une "illumination" quelconque, mais d'un phénomène réellement possible : l'ouvrier qui accomplit un acte de rébellion ou même simplement celui qui s'empare de l'argent de la caisse syndicale pour le distribuer aux chômeurs est entraîné par une détermination matérielle capable de surmonter l'inhibition incrustée par le "servage séculaire". Dans de telles déterminations, Pannekoek avait vu, dès avant la guerre, les prémisses d'une tactique nouvelle propre à tirer les masses de leur passivité antérieure.

Bien après les défaites de 1920-21, et sous l'effet même de ces défaites, les "conseillistes" et Pannekoek lui-même croiront avoir découvert dans cette tactique, des formes d'organisation plus aptes que toutes les précédentes à provoquer la victoire du prolétariat. Mais ceci est une autre histoire. Jusqu'à la guerre, et plus encore en 1920, Pannekoek s'intéresse à ces formes nouvelles parce qu'il pense qu'elles sont réellement propices à la métamorphose révolutionnaire du travailleur salarié (Not Pan 42).

En présence de cette position, la méthode du "Prolétaire" relève à la fois de la confusion et du faux. La confusion consiste à assimiler conscience révolutionnaire et culture ; le faux réside dans la conception "éducationniste" prêtée aux conseillistes. "Le Prolétaire" écrit :

"Ces prétendus marxistes n'avaient jamais compris et ne comprendront jamais que la classe ne pourra arriver" à la conscience du mouvement réel qu'après avoir agi en détruisant l'appareil de son exploitation économique et sociale, c'est-à-dire après s'être émancipée aussi d'un esclavage intellectuel qui, de toute façon, sera la dernière de ses chaînes à être brisée" (numéro 137, 30/10/72-12/11/72)

Pour la classe exploitée, la conscience du mouvement réel ne peut être que la conscience de la nécessité et de la possibilité de la révolution : sans l'apparition, sous une forme ou sous une autre, de cette conscience, il est fou de seulement rêver de révolution. La privation de moyens intellectuels peut être un obstacle à une démarche intellectuelle supposée capable de conduire à la conscience révolutionnaire, mais elle n'est pas un obstacle au fait massif et brutal de l'acte révolutionnaire qui est tout à la fois, de façon indissociable, action et conscience. "Le Prolétaire" a le droit de contester cette simultanéité "conscience-action" (nous reparlerons de cette question à propos de la position de Lukacs) ; ce qu'il n'a pas le droit de faire c'est de prêter à Pannekoek, qui se fonde sur cette simultanéité, l'idée que la conscience révolutionnaire passe par l'acquisition des "moyens intellectuels" dont la diffusion massive, non seulement ne peut être conçue que par la victoire révolutionnaire, mais exige un révolutionnement du contenu de ces moyens.

En fait, c'est le PCI qui est "culturaliste", non pour la masse mais pour le parti ; c'est ce qui perce dans un autre passage du n° 137 de son journal, lorsqu'il reproche aux kapédistes de réduire le rôle du parti à éclairer la masse, ou plutôt à les aider de prendre conscience d'elles-mêmes, "à redécouvrir cette science qu'est le marxisme". L'idée cachée du PCI se trouve dans le corps de phrase que nous avons souligné : la conscience révolutionnaire est produite par l'analyse scientifique de l'exploitation capitaliste. Suivant cette acception, il est bien évident que des millions d'individus ne peuvent, sans un bouleversement total de la société, disposer des moyens théoriques et pratiques indispensables à l'acquisition d'une telle science. Mais ce n'est nullement de cela qu'il s'agit chez Pannekoek. Sans nous occuper encore de la question de la "science" marxiste, nous notons qu'il faut une bonne dose d'aveuglement ou de mauvaise foi pour prêter à Pannekoek cette idée saugrenue qu'il attendrait des actes de révolte sociale sur lesquels il axe sa conception de la conscience de classe la révélation aux prolétaires de ce que la "science" marxiste aurait seule découverte de l'énigme du système du capital. Il faut être sot pour croire que Pannekoek aurait la sottise d'imaginer que l'ouvrier, par le seul fait qu'il a pris les armes contre l'Etat du capital, a compris ipso facto "la loi tendancielle de la baisse du taux de profit" dont des générations de marxistes ont fait leur credo.

Le comble de la méthode du PCI c'est que, pour convaincre Pannekoek "d'idéalisme", il lui oppose la formule fameuse - et par trop galvaudée - selon laquelle "l'action précède la conscience". Pannekoek, en réalité, s'inspire du même principe. Toute conscience est conscience de quelque chose. Pannekoek postule que, dans certaines circonstances, la conscience de certains actes, de certaines décisions, déclenche dans les catégories sociales exploitées une transformation subjective brutale, une sorte de perception fulgurante de ce qu'est, globalement, la société qui les exploite ; et ceci parce que, au moins momentanément l'idéologie - c'est-à-dire une représentation fausse, mystificatrice, de cette société - a été battue en brèche par l'action elle-même.

Un autre aspect de la question illustre les méthodes du PCI et son absence de répugnance devant le faux pur et simple. Pour appuyer cette assertion que, chez Pannekoek, "une des conditions de la révolution serait la révolution des idées" et pour soutenir que sa formule à l'égard des ouvriers est : "'éduquez-vous et votre sort changera", ou encore que, pour Pannekoek, "l'éducation socialiste est un préalable de la révolution", la revue trimestrielle du PCI[6] cite un passage d'un texte de Bordiga de 1946 ("Force, violence et dictature dans la lutte de classe") :

"On doit même affirmer qu'une révolution est vraiment mûre lorsque l'exigence de destruction du système de production devient un fait REEL et PHYSIQUE[7], de sorte que ce système entre en contradiction avec les intérêts matériels non seulement de la classe opprimée mais même de larges couches de la classe privilégiée.(...) Depuis des années on nous reproche de vouloir une révolution d'inconscients.( ... ) Pourvu que la révolution balaye l'amas d’infamies accumulé par le régime bourgeois... ; cela ne nous gêne pas beaucoup que les coups soient portés à fond par des hommes non-encore conscients[8] de l'issue de la lutte".

Que pense donc Pannekoek des conditions objectives de la révolution et de la conscience de ceux qu'elle propulse dans la bataille ? Il écrit que cette révolution "ne peut se produire que dans la mesure où ces contradictions (celles du capitalisme, NDR) sont ressenties par les hommes comme des contraintes intolérables"[9]. Il ajoute, à propos des mouvements révolutionnaires :

"Certes, il ne s’agit pas d'actions obéissant à un dessein global, une volonté claire ... (mais qui, NDR) ... dans leur ensemble, ont un résultat qui, comparé à celui des actions individuelles prises isolément, fait figure de puissance extra humaine... à la façon d'une force naturelle, inflexible, intolérable" (Not Pan 9).

Pannekoek écrit également :

"Le socialisme ne se réalisera donc pas du fait que tous les hommes auront admis sa supériorité sur le capitalisme et ses aberrations. Les hommes, n'obéissant qu'à leurs intérêts de classe immédiats, force est de reconnaître qu'en ce qui concerne le contrôle conscient de leur condition sociale, ils forment une masse inconsciente"[10] (Not Pan 11).

Quand on connaît cette position nette et tranchante, il y a de quoi rougir de la façon dont le PCI utilise les arguments de Bordiga à qui il faut en outre rendre cette justice, à propos de sa formule de "révolution d'inconscients", qu'elle est essentiellement une riposte polémique aux sociaux-démocrates de son temps qui reprochaient aux communistes de dédaigner la "culture socialiste" supérieure de l'Occident, par rapport à celle des Russes. D'ailleurs la réaction de Pannekoek participe d'un esprit identique à la riposte de Bordiga lorsqu'il fait sienne la réponse entendue à la conférence d'Amsterdam dans la bouche d'un délégué anglais (février 1920) : "Il se peut que les Russes soient ignorants, mais les ouvriers anglais sont tellement bourrés de préjugés que la propagande parmi eux est beaucoup plus difficile" (Not Pan 64).

En fait le PCI veut faire de Pannekoek un idéaliste, un "éducationniste" et un "culturaliste" afin d'ignorer de quelle façon il concevait le rapport des facteurs objectifs et subjectifs dans une situation de tension révolutionnaire. Il s'agit pour Pannekoek, non d'inculquer aux masses des "idées" de socialisme, mais de découvrir les conditions dans lesquelles les masses peuvent s'approprier ces idées, irréelles ou inacceptables à leurs yeux aussi longtemps que ceux-ci sont cillés par l'idéologie. L'idéologie, dans les masses allemandes, est représentée essentiellement par la tradition. Mais pour Pannekoek, "la tradition doit céder devant la puissance des réalités nouvelles, qui, à tout instant, la battent en brèche". Ce n'est donc pas, pour Pannekoek les idées qui modifient les conditions matérielles de la lutte sociale, mais bien l'inverse. La tradition, constate-t-il, "a cet effet sur le développement social qu'au lieu de permettre un ajustement graduel des idées et constitutions, correspondant aux nécessités changées, ces dernières, quand elles se trouvent en contradiction trop vive avec les vieilles institutions, provoquent des explosions, des transformations révolutionnaires, entraînent avec elles les esprits attardés qui se voient ainsi révolutionnés"[11] (Not Pan 3).


Organisation ; parti


Sur ce point, nous nous arrêterons en premier lieu sur la méthode qu'observe le PCI dans sa polémique. Le KAPD, comme nous l'avons vu dans la chronologie allemande, aboutit, au terme de son évolution, à une condamnation radicale de la forme-parti. Nous aurons plus loin à situer cette démarche dans son cadre d'ensemble et dans ses rapports avec le déclin historique du mouvement prolétarien. Pour l'instant, il nous faut examiner les fondements d'une assertion, platement empruntés à Lénine et selon laquelle la répulsion de la gauche allemande à l'égard de l'organisation-parti se résoudrait à une banale résurgence de l'idéologie anarchiste.

Reprenant cette affirmation, "Le Prolétaire" est pourtant amené à reconnaître que cette hostilité, chez Gorter et Pannekoek par exemple, n'était nullement de principe. Le journal du PCI, après avoir écrit que, selon le KAPD, "le parti n'a plus pour tâche que de conseiller, d'éduquer, d'éclairer les masses, ou plutôt de les aider à prendre conscience d'elles-mêmes", doit ajouter, feignant l'étonnement, que "ni Pannekoek, ni Gorter ne nient que l'idée "bolchevique", autrement dit l'idée marxiste, notre idée[12] ait une justification". Mais, ajoute "Le Prolétaire pour eux elle correspond à la situation historique de la Russie, engagée dans une révolution double, mi-prolétarienne, mi-bourgeoise".

C'est donc cette dernière acception qu'il conviendra de discuter, ce que nous ferons en lieu opportun, dans tout son contexte. Rétablissons d'abord l'exactitude des termes dans lesquels Pannekoek, lorsqu'il reconnaissait la nécessité du parti, soutenait celle-ci. Il est faux que Pannekoek ait contesté a priori la nécessité de cette organisation en tant que médiation entre les masses et la théorie révolutionnaire. Mais il a constaté que cette médiation avait manqué à un moment crucial du développement de la crise sociale en Allemagne et qu'on a voulu ensuite la créer artificiellement et, pis encore, dans des formes et sous le contrôle de forces politiques opposées à ce développement.

L'absence d'idées préconçues contre la forme-parti, on la trouve, chez Pannekoek, tout au long de sa justification de la politique suivie par les bolcheviks ; justification qu'à la différence de Rosa Luxemburg, il étend, comme on le verra plus loin, jusqu'à l'approbation de la tactique à l'égard des paysans. Mais il pousse jusqu'à ses ultimes conséquences l'affirmation de différences considérables entre les deux "aires" - russe et occidentale - qu'il analyse dans le cadre d'une vision extrêmement lucide de la décomposition du "mouvement ouvrier" allemand en tant que tel et de son "inversion" de rôle dans les années 20 ; or la croyance en la force et en la maturité de ce mouvement était précisément l'illusion maîtresse de Lénine qui croyait pouvoir y greffer un "révolutionnarisme" de marque bolchevique. Divers indices sur lesquels nous reviendrons engageaient d'autre part Pannekoek dans la voie d'un raisonnement tendant à "spécifier" le "modèle russe" du parti et à borner son utilité historique aux conditions dans lesquelles son efficacité s'était vérifiée.

En ce qui concerne la nécessité de la médiation dont il est question plus haut et de son absence à un tournant décisif de la révolution allemande, le passage où Pannekoek affirme explicitement les conséquences de cette carence est particulièrement probant. En 1918, l'Allemagne craque, dit en substance Pannekoek. Mais les conseils d'ouvriers et de soldats qui surgissent tombent immédiatement sous la coupe de "toute une couche, presque une classe de permanents" ... "la classe ouvrière ayant été disciplinée par une longue éducation social-démocrate et syndicale". En outre, ajoute-t-il, " il manque un parti  animé d'une conscience révolutionnaire, si petit soit-il[13]... partout de petits groupes s'organisent spontanément ... mais il n'existe ni programme ni cohésion, les ouvriers révolutionnaires sont vaincus après des combats acharnés et leurs dirigeants assassinés. Dès lors commence le déclin de la révolution."[14]

Il y a dans ce passage, en sous-entendu, une hypothèse historique nous ne voulons examiner que plus loin, mais il en ressort par ailleurs que la nécessité, pour le triomphe de la révolution, d'un organe central lucide et écouté n'est aucunement contestée par Pannekoek et qu'il faut beaucoup de sottise ou de mauvaise foi pour soutenir contre lui l'accusation "d'anarchiste". Le refus ultérieur de Pannekoek de conférer au parti ce pouvoir dans la révolution que lui assigne la conception bolchevique n'est rien d'autre qu'un résultat expérimental, au terme d'une période particulièrement édifiante à ce sujet. Cette ultime position de Pannekoek repose tout entière sur la recherche d'une garantie - d'ailleurs illusoire - contre l'intrusion (que l'I.C. ne cherche pas à nier) de forces contre-révolutionnaires dans l'essor du mouvement prolétarien chaque fois que la situation chaotique allemande ranime cet essor. C'est du moins dans ce seul sens-là que l'apport de Pannekoek peut être intégré utilement dans le bilan général de cette période historique. Il s'agit moins d'évaluer cet apport d'après la valeur révolutionnaire des formes que préconise Pannekoek qu'en raison de sa lucidité à identifier les forces contre-révolutionnaires qu'il veut combattre. Hors de cette voie d'investigation, il ne reste que la méthode scolastique du PCI et les distorsions qu'elle entraîne.

Contre l'affirmation du "Prolétaire" (numéro 136) selon qui "l'immédiatisme" du KAPD aggravait la fragmentation objective du mouvement en la théorisant, il est facile d'invoquer les positions de principe de Pannekoek en faveur de la discipline et de l'organisation de la classe ouvrière en tant que conditions de succès de la lutte révolutionnaire du prolétariat. Pannekoek énumère de la façon suivante les trois facteurs qui confèrent sa force sociale à la classe ouvrière : le nombre et l'importance économique, la conscience et le savoir, l'organisation et la discipline (Not Pan 12, 13, 14).

L'affirmation du "Prolétaire" n'est pas seulement un faux, c'est une absurdité : Pannekoek ne pouvait pas "théoriser" la fragmentation, pas plus qu'il ne pouvait combattre la nécessité du groupement, de la coordination et de l'unification du mouvement révolutionnaire. Les conceptions théoriques doivent être expliquées à partir de leur support historique et social. L'anti-centralisme des anarchistes était l'expression des catégories petites-bourgeoises de l'artisanat et des "petits métiers" en même temps que de l'absence expérimentale de luttes sociales de grande envergure. La défiance de Pannekoek à l'égard d'une perspective déterminée de centralisation dans des circonstances déterminées est d'une nature toute différente : contre les kapédistes, la "discipline" et la "centralisation" étaient invoquées, de Lénine à l'USPD, pour défendre la discipline et l'organisation du vieux mouvement ouvrier qui avait démontré sa nature contre-révolutionnaire. C'est ce que ne peut comprendre le PCI, tellement s'est incrusté chez ses membres l'habitude de faire de ces deux termes des valeurs en soi.


Conseils et Unions ; Etat et dictature du prolétariat


Sous cette rubrique, "Le Prolétaire" critique trois des positions des gauches allemands : 1°) leur refus des exigences draconiennes de la dictature du prolétariat ; 2°) leur liquidation de la conception du parti au profit d'une "vague démocratie ouvrière" ; 3°) leur théorisation des Unions comme "formes révolutionnaires en soi".

"Le Prolétaire" écrit que les tendances constituant le KAPD, bien qu'ayant lutté parallèlement à Lénine à Zimmerwald, "ne pouvaient pas", "devant les réalités de la dictature prolétarienne", "ne pas être rejetées de l'autre côté de la barricade."[15]

Renvoyant à un autre paragraphe la question de la "lutte parallèle" à celle de Lénine, nous ne pouvons laisser passer l'ignominie qui situe "de l'autre côté de la barricade" la seule tendance révolutionnaire du mouvement communiste allemand. L'usage d'une telle expression contre le KAPD démontre que le PCI actuel revendique le pire aspect du léninisme : celui que nous avons vu se déchaîner au 3e congrès de L'I.C. contre "gauchisme" et "anarchisme", considérés, non plus comme "maladie infantile" du communisme, mais comme son mal mortel.

Le "refus des exigences draconiennes" de la dictature prolétarienne, c'est visiblement, dans l'esprit des rédacteurs du "Prolétaire", l'attitude du KAPD au 3e congrès lorsqu'il se solidarisa avec l'Opposition ouvrière de Kollontaï - on a vu d'ailleurs en quels termes empreints de mesure et de correction. C'est donc un sujet à traiter dans son cadre historique précis et non sur le plan des accords ou désaccords formels avec des principes abstraits : de "bonnes intentions programmatiques", l'enfer manœuvrier de la IIIe Internationale fut continuellement pavé !

Avant d'aborder la "question de principe", c'est-à-dire la nature du pouvoir révolutionnaire prolétarien nous soulignerons à quel arsenal le PCI emprunte les armes pour critiquer le "kapédisme" : il juge ce parti en fonction de la position qu'il a prise à l'égard des "tâches sombres" de l'histoire du pouvoir bolchevique et en fondant son excommunication idéologique du KAPD sur le refus de ce dernier d'accepter une politique répressive que la gauche italienne, sans pouvoir la désavouer, a subi comme une nécessité jugée inéluctable, mais qu'elle n'a jamais eu l'impudence d'exalter sur le ton de pathologie mentale du PCI !

Patiemment on doit remettre les choses à leur place. Pannekoek n'a jamais biffé d'un trait de plume "de principe" les "exigences draconiennes" qui s'imposèrent effectivement dans la gestion d'un pays ruiné par deux guerres. Ce que les kapédistes et lui refusèrent - les débats du 3e congrès le démontrèrent clairement - c'est l'ensemble (politique interne russe et tactique internationale) de l'orientation de l'I.C. bolchevisée et jugée par eux à ce moment-là irréversible et sans "récupération révolutionnaire" possible. Par contre, avant cette date, Pannekoek fut dans la gauche kapédiste - et cela le "Prolétaire" le dissimule soigneusement à ses lecteurs - celui qui défendit le plus loin et dans les sens les plus divers, la politique intérieure des bolcheviks. Alors que Rosa Luxembourg critiquait Lénine pour avoir partagé la terre et dissout la Constituante[16], Pannekoek, dans "Bolchevisme et démocratie", défendit les positions bolcheviques sur ces deux points, tandis qu'à l'appui du système des Soviets, il développa - dans la même brochure - des arguments identiques à ceux que Lénine opposait à Kautsky (Not Pan 50).

En règle donc quant à la question de rendre au pouvoir soviétique ce qui lui était dû (la réalisation du maximum de transformation révolutionnaire, compatibles avec les limites de l'économie russe), Pannekoek, sur la question de principe, c’est-à-dire la dictature du prolétariat, développe la conception classique marxiste qui est un "modèle" exigeant des conditions historiques bien supérieures à celles de la Révolution d'octobre : un fort prolétariat victorieux dans un pays capitaliste développé. Cette conception est patrimoine commun à tous les révolutionnaires de cette génération, c'est-à-dire à tous ceux pour qui l'avènement du socialisme passe par la destruction de l'Etat existant et la dictature du prolétariat en tant que classe. Les divergences survenues ultérieurement entre ces révolutionnaires sont des développements d'école - sinon des superfétations - liés à des interprétations différentes de la praxis postérieure à 1917 ; nous y reviendrons en lieu opportun.

Il ne faut donc pas jouer sur les mots quand Lénine vulgarise sa conception de la "dictature prolétarienne" par l'image fameuse de "la cuisinière apte à gérer les affaires de l'Etat", il développe les conceptions mêmes que Pannekoek défend à propos des conseils ouvriers. Il illustre cette "transparence" des rapports sociaux qu'on impute à crime à Pannekoek !  Soit dit en passant, la critique, par la gauche italienne, du terme "démocratie" - y compris lorsqu'on y accole l'adjectif "d'ouvrière" - constitue l'un des principaux apports de ce courant à l'analyse théorique de la contre-révolution. Mais il conviendra de revenir sur l'usage trivial qu'en fait le PCI dans sa polémique contre le kapédisme et qui procède du même esprit scolastique qu'il démontre lorsqu'il s'agit des apports propres au léninisme.

Pannekoek justifiait d'ailleurs la nécessité en Russie de formes de transition, d'une "bureaucratie nouvelle", d'une spécialisation du travail que ne pourrait surmonter qu'un développement économique encore à venir (Not Pan 82). C'est à propos de cette dernière question que commencent à diverger les diverses appréciations de la politique bolchevique. Tous les révolutionnaires de l'époque étaient d'accord sur le caractère inévitablement non-socialiste, non-prolétarien des mesures que la Russie soviétique était obligée d'adopter. Entre l'acceptation impérieuse de cette donnée de fait et la justification de toutes ses conséquences politiques se situe une marge d’appréciations étroitement liées à la définition du rôle politique assumé par l'Etat et le parti russes face au capital comme entité générique et puissance universelle. A ce moment-là, toutes les divergences possibles dans l'aile révolutionnaire de la IIIe Internationale lorsque celle-ci commence à "dégénérer" s'orientent suivant deux axes : 1) la définition d'une période suffisamment précise au-delà de laquelle les concessions faites par le pouvoir bolchevique aux forces capitalistes internes et externes ont une portée générale inversée par rapport à leurs intentions originelles ; 2) le recensement, en conséquence, de ce qu'on peut "revendiquer" de la praxis bolchevique, particulièrement en ce qui concerne la répression exercée en raison directe de l'impossibilité, en Russie, d'atteindre un degré déterminé d'émancipation sociale en direction de la nouvelle société communiste.

La chronologie qui occupe le chapitre précédent· nous a montré que la thèse de l'unité théorique sans fissure de Marx à Lénine et à la gauche Italienne conduisait le PCI à théoriser tout le passif de la praxis bolchevique. En vertu de quoi le PCI est incapable d'aller au-delà de l'interprétation péjorative de Lénine concernant les gauches allemandes et il lui est impossible de comprendre le sens de leur adhésion au mouvement des conseils. Ce dogmatisme apparaît notamment quand le PCI, reprochant au KAPD "la liquidation du parti" ou l'appréciation des conseils comme "formes révolutionnaires en soi", fait totalement abstraction de la genèse même de ces conceptions. D'où un conflit de principe délié de tout rapport avec les événements historiques : il est visible que, dans ce combat fantomatique le PCI se plaise à affronter, non la praxis effective de ses adversaires, mais les termes généraux au travers desquels ils l'ont justifiée. En tant que partisan passionné des conseils, Pannekoek n'exalte pas tellement une forme d'organisation qu'un mouvement, c'est-à-dire une série d'actions collectives dirigées dans un même sens ; et c'est comme telles qu'il les oppose à un autre mouvement, ce qui, effectivement, réunit tous les partis se réclamant de la révolution lorsque l'unité KPD et USPD de gauche est réalisée.

Conceptions et théories ne naissent pas des seuls cerveaux. Il nous importe plus de les comprendre en tant qu'expressions déterminées de moments historiques - et c'est sous cet angle-là que nous tenons compte de l'apport de la gauche allemande - que comme principes formels. "Le Prolétaire", en exhibant quelques formules "infantiles" du KAPD, se croit autorisé à les tourner en dérision sans seulement s'interroger sur leur contenu réel. "Opposition masses-chefs", "partis de masse et partis de chefs", c'était pourtant, dans la plus froide réalité, sous ces aspects-là qu'apparaissaient, en 1920, les deux mouvements antagoniques dont nous parlons plus haut. D'une part, dès mars de cette même année, une fraction combattive d'ouvriers s'insurge littéralement contre tous les appareils constitués (partis et syndicats), et "Le prolétaire" est obligé d'en donner acte. D'autre part s'alignent, outre la social-démocratie, qui dispose du pouvoir et de l'armée, l'USPD (créé, dit Broué, "pour être un parti de parlementaires et de dirigeants") et qui, après le congrès de Halle, investit le fragile KPD(S), s'emparant de toute sa presse et de ses organismes permanents, et enfin l'Exécutif de l'I.C. et Lénine lui-même. (Ce dernier, au nom de la belle théorie selon laquelle "on ne peut se passer de chefs", impose les plus pourris au prolétariat allemand).

Il est bien vrai que, de ces deux mouvements, celui des Unions dans lequel le KAPD place ses espoirs est imprécis, discontinu, sporadique et, comme on l'a vu par ailleurs, il s'éteindra début 1921. Mais le mouvement adverse a lui, des contours précis, une orientation catégorique et des forces considérables à sa disposition. L'alternative n'est pas "principielle", flottant quelque part dans le nirvana "théorique", où s'affrontent, immanent le marxisme authentique et ses déviations. C'est un partage matériel des forces, un conflit physique entre deux groupes humains. Il était fatal que les gauches allemands, échaudés par vingt années de pratique social-démocrate crapuleuse, traduisent ce conflit sous des tournures formelles parce que ce partage des forces, en une répartition rigoureuse, opposait les formes nouvelles, effectivement vagues, mais subversives, aux formes anciennes dont la précision, l'organisation, la discipline se coagulaient en un cours contre-révolutionnaire.

Ce que nous avons rapporté du congrès d'Heidelberg permet de comprendre l'appel lancé par ceux qu'il avait exclus et qui répudie les ordres donnés "d'en haut" par une "ligue secrète de chefs". C'est à la réalité la plus prosaïque que cet appel fait allusion : aux méthodes de l'I.C., dont le représentant en Allemagne, Radek, est tout autant habilité à procéder aux négociations secrètes avec les représentants de l'Etat capitaliste qu'à l'établissement de rapports confidentiels sur les dirigeants communistes ; à la pratique de Lénine lui-même qui, comme on le verra après l'action de mars, approuvée par l'Exécutif, s'est hâté de circonscrire Kamenev et Trotsky pour disposer démocratiquement de la majorité du comité central du PC russe et, ainsi, renverser la vapeur par rapport à cette même action de mars. L'essentiel des rouages de l'I.C. concernait la diplomatie politique et l'espionnage organisationnel interne : n'étaient donc pas les plus "infantiles" ceux qui, dès 1920, osaient identifier la nature de cet appareil aux méthodes qu'il employait !

Un autre aspect de la situation de l'époque confirme que la position de Pannekoek en faveur des Unions ne saurait se ramener à un "choix" simpliste entre deux formes d'organisation. Pannekoek avait l'intuition de l'alternative que nous avons précédemment caractérisée comme l'ultime résistance du mouvement historique du prolétariat à la tendance qui voulait l'intégrer dans le mouvement du capital. Le principal grief de Lénine à l'égard des gauches allemands c'était qu'ils ne savaient pas attendre les conditions favorables à la révolution. Trotsky en d'autres circonstances (après 1905) consacra le terme "d'immédiatisme" pour désigner toute "impatience révolutionnaire" de ce type ; "Le Prolétaire" reprend cette appellation péjorative en titrant l'un des paragraphes de son texte : "L'immédiatisme du KAPD". Or le fait capital, dans ce que ce journal appelle "le drame du prolétariat allemand", c'est que, dans l'hypothèse où la révolution prolétarienne avait une chance de vaincre en raison de la crise sociale sévissant dans ce pays, "l'attente" n'a fait que compromettre cette chance. Les kapédistes et Pannekoek l'avaient compris dès 1920, lorsque ce dernier, prenant le strict contre-pied de la formule "conquête des « masses » chère à Zinoviev, écrivait que, dans les circonstances du moment, "le monde ne pouvait attendre" que cette conquête soit achevée et qu'il fallait au contraire que les masses "interviennent le plus vite possible" (Note Pan 61).

Il n'est pas discutable que cette intervention, que Pannekoek attendait des "forces déterminantes" constituées par "les facteurs psychologiques profondément enfouis dans le subconscient des masses", a avorté de manière tellement précoce que l'historiographie léniniste parvint même à dissimuler son existence. Mais avorta tout autant, avec les conséquences catastrophiques que nous avons vu, la tentative, encouragée par les bolcheviks, de "radicaliser" le mouvement majoritaire en le noyautant. La façon dont s'entremêlent, dans la chronologie que nous avons retracée, les calomnies de l'I.C. contre la gauche allemande et les impératifs de sa tactique d'alliance avec le centrisme, suffirait à montrer l'indécence d'une exécution du KAPD révolutionnaire, à l'aide même des principes que les recrues "communistes" dans l'USPD déployèrent pour masquer leur propre jeu.

En ce qui concerne les "formes révolutionnaires en soi", Pannekoek avait déjà dû affronter une objection identique lors d'une réunion du PC en Allemagne. Si la révolution c'est l'intervention révolutionnaire des masses, avait-il riposté en substance toute forme d'organisation qui ne permet pas cette intervention est contre-révolutionnaire (Not Pan 78). Les termes mêmes de la critique faite à Pannekoek - concevoir la révolution comme "une question de formes d'organisation" - constituent une dérobade devant cette réalité de fait que toutes les grandes organisations du mouvement allemand - les syndicats comme les partis - étaient à cette époque aux mains d'agents conscients ou de complices involontaires du capital. Leurs supériorité "organisationnelle" était donc annulée par leur fonction politique ; dans ces conditions prendre cette supériorité en considération sous un jour favorable, ce n'était pas seulement se mouvoir selon le critère reproché à Pannekoek, celui des formes d'organisation, c'était implicitement admettre qu'il valait mieux courtiser l'organisation centralisée et disciplinée, mais aux mains des ennemis ou de leurs auxiliaires, que d'appuyer la véritable action révolutionnaire... "désordonnée" !

Nous devons souligner à nouveau que Pannekoek à cette époque-là, considère avant tout la dynamique des "nouvelles formes" en tant que mouvements de lutte orientés et comme produits organiques de cette lutte) (Not Pan 78). Nous avons dit "à cette époque là", parce que Pannekoek, et plus encore ses adeptes ultérieurs, en théorisant les conseils et Unions, donnèrent par la suite la priorité à la forme sur le mouvement qui l'avait un moment englobée.

Il ne fait pas de doute cependant qu'en l920 Pannekoek est déjà nettement engagé sur la route qui le conduire à la condamnation définitive de la "forme-parti". L'offensive posthume du PCI s'en fait un tremplin dans le but de l'expulser, avec tous les gauches allemands, de la "famille marxiste". Mais "Le Prolétaire" ne se soucie nullement de prouver que Pannekoek, uniformément considéré comme "bon marxiste" avant 1920, peut, après cette date, être convaincu de ne jamais l'avoir été. Il n'y réussit surtout pas lorsqu'il veut appuyer son assertion sur des faits. Ce journal écrit (numéro 138) que "le poids écrasant des traditions démocratiques, les racines profondes de l'opportunisme (..), exigeait que l'expérience bolchevique de la liquidation de toute alliance politique du parti communiste avec d'autres partis et d'autres troupes, et de l'abandon de tactiques comme celle du parlementarisme, même dans une période non-révolutionnaire, soit poussée jusqu'à ses ultimes conséquences[17]. Gorter et Pannekoek AU CONTRAIRE en tiraient une conclusion OPPOSEE : la nécessité de liquider le parti au profit d’une vague démocratie ouvrière"[18]

Dans cette citation, les mots que nous avons reproduits en capitales constituent un chef d'œuvre de mauvaise foi. Ils insinuent que, dans cette "vague démocratie ouvrière" conçue par Gorter et Pannekoek, ces derniers auraient admis les centristes et les opportunistes ... dont ils combattaient l'intrusion dans le mouvement réel de lutte révolutionnaire ! On peut certes taxer d'utopisme tous les critères avancés par les kapédistes pour faire obstacle à cette intrusion ; mais on ne peut ignorer qu'ils furent les premiers, sinon les seuls, à mener une lutte impitoyable contre les "groupes et partis" à l'égard desquels le PCI affirme qu'il y avait nécessité absolue de rupture. S'il existait, dans l'Allemagne de 1920 quelque tendance résolue à conduire cette rupture jusqu'à "ses ultimes conséquences", c'est bien celle sur laquelle s'acharne le PCI!

De la présentation tendancieuse au faux pur et simple, il n'y a qu'un pas. "Le Prolétaire" le franchit allégrement en écrivant à propos des Unions : "Idéalisant la grève générale, elles la considéraient toutes comme l'arme décisive de la lutte de classe, indépendamment OU PLUTOT A L'EXCLUSION DE L'INSURRECTION ARMEE"[19]. Belle impudence ! Les Unions, particulièrement celles où le KAPD avait le plus d'influence furent le fer de lance des principales luttes armées déclenchées lors du refus de céder les armes et de se plier aux accords de Bielefeld ! Mais ceci illustre bien la méthode de brouillage et d'amalgame du PCI. Il y eut effectivement lors de l'action de mars 1921, attitude négative de la part des fractions unionistes influencées par le courant de Rühle qui, dans cette action, dénonçait - comme on l'a vu antérieurement - le caractère de diversion donnée par l'I.C. afin de faire contrepoids aux événements de Cronstadt. L'hypothèse n'est peut-être pas confirmée, mais elle fait ressortir le paradoxe des "thèses" du PCI : L'I.C., elle aussi, a finalement condamné I'initiative de mars 1921 en Allemagne. La pauvreté de l'argumentation du PCI apparaît lorsqu'on la compare avec l'appréciation bien claire que donne le KAPD de cette action, en situant les causes de son échec dans la politique de girouette du KPD, passant en quelques mois de la tactique de "I'opposition loyale" à celle de la lutte armée.


La position "parallèle" à celle de Lénine et l'analyse de la social-démocratie



L'objectif de la diatribe du PCI contre les kapédistes apparaît dès le début de leur texte : il s'agit de justifier l'attitude prise par l'I.C. à leur égard et de soutenir que, s'ils furent du "bon côté révolutionnaire" pendant la guerre et l'éclatement de la révolution d'Octobre, ce ne fut, en fin de compte, que par pur accident.

Les divergences de principes entre le KAPD et la Gauche italienne, dit en substance "Le Prolétaire" (numéro 137) n'avaient pas empêché les premiers nommés "de mener contre le kautskysme une lutte parallèle à celle de Lénine"[20].

La désinvolture devient ici stupéfiante. De la nature et de la fonction de la social-démocratie (allemande en particulier) Pannekoek eût une perception autrement vive et précoce que celle de Lénine. Pour être conforme à la vérité, la phrase du PCI devrait être écrite de la façon suivante : les illusions de Lénine sur la social-démocratie et sur Kautsky ne l'empêchèrent pas de s'engager à son tour sur la voie de la dure critique où Pannekoek mais aussi Rosa Luxembourg, l'avaient précédé.

Ces critiques successives de la social-démocratie ne sont pas seulement séparées dans le temps, elles le sont plus encore par leurs méthodes et objets respectifs. Leurs différences sur ces points ne pouvaient qu'agrandir le fossé séparant les gauches allemands des bolcheviks ; les premiers opposant au matérialisme vulgaire des seconds (thèse de "l'aristocratie ouvrière") une analyse s'efforçant de rendre compte de la force déterminante exercée par le facteur subjectif (idéologie) et percevant bien plus nettement qu'eux la fonction de sauvetage du capitalisme échue à la social-démocratie.

C'est par pure commodité que nous séparerons en deux tranches différentes la dénonciation d'un seul tenant de Pannekoek, des tares de la social-démocratie. Avant 1914 cette dénonciation culmine dans les polémiques répétées contre Kautsky, représentant incontesté de la Seconde Internationale et "maître à penser" des socialistes de tous les pays. Défenseur de l'action légale et parlementaire, imbu des vertus intrinsèques de "l'organisation", hostile à l'action directe et à la grève générale, Kautsky est durement attaqué par les gauches du parti au moment ou une reprise internationale des luttes violentes révèle ouvertement le rôle temporisateur, et en définitive de sabotage de ces luttes, assumé par la social-démocratie. Selon Bricianer, les attaques de Pannekoek contre Kautsky auraient été plus efficaces que celles de Rosa Luxembourg dans la dénonciation de ce rôle (Not Pan 34). Il est intéressant de constater, parce que cela explique l'évolution ultérieure de Pannekoek, que s'il n'est certainement pas le seul à souligner le caractère nouveau des luttes sociales, et à le lier à l'avènement de ce qu'on appelle alors l'impérialisme, il est peut-être celui qui perce le mieux le "secret" de la neutralisation du prolétariat en tant que facteur révolutionnaire : sa sujétion à l'idéologie du capital par les soins de la social-démocratie (Not Pan 35).

On doit également à Pannekoek d’apprendre que les arguments contre la "spontanéité ouvrière" n'ont guère varié depuis Kautsky : tout comme ce dernier - qui brandissait Engels contre "l'action des rues" et les "barricades" - les staliniens se servirent de l'argument, durant et après 1968, contre les gauchistes. De même le PCI, à 50 ans de distance, jette a Pannekoek le grief que formulait déjà contre lui Kautsky lorsqu'il lui reprochait de "spiritualiser l'organisation". Il n'est pas jusqu'au terme de "syndicaliste-révolutionnaire", dont Pannekoek dit que Kautsky use contre lui "parce qu'il est antipathique aux camarades", qui ne lui soit servi aujourd'hui par "Le Prolétaire" ; lequel l'emploie toujours dans le même but : attirer sur le kapédiste, dans le PCI, un discrédit identique à celui d'hier. A ce titre, la réaction de l'orthodoxie kautskienne contre Pannekoek apparaît avec le recul de 3/4 de siècle, avoir déjà eu - toute proportion gardée - le même caractère significatif que la micro réaction récente du PCI. Dans des conditions toutes différentes, "l’époussetage des cerveaux" dans un cas comme dans l'autre exprime un aspect du réveil de la révolte sociale qui aux yeux de "l'orthodoxie" est atypique et scandaleux.

Toutefois il est inutile de rappeler que le parallèle s’arrête là entre la reprise des luttes sociales au début du siècle et celle à laquelle on a assisté sur la fin des années 60. L'utilisation massive de la grève générale et l'apparition des conseils, pour la première fois en 1905, appartient encore à la sphère historique du mouvement prolétarien dans les termes décrits par Marx, en un mot appartenait encore au XIXe siècle. Aussi l'appui de Pannekoek aux luttes de cette époque, bien que sollicitant une optique tout à fait nouvelle par rapport à celle de la social-démocratie, s'intégrait-il parfaitement dans la démarche des gauches de cette même social-démocratie. Pannekoek n'a donc nullement besoin de modifier la critique qu'il a déjà faite ; bien au contraire, il est amené à la poursuivre jusqu'à ses conclusions les plus catégoriques. Ce sera pour lui la source d'une conviction croissante en faveur des possibilités de la nouvelle lutte d'arracher les masses à la résignation et au légalisme (Not Pan 43).

Dès cette époque, Pannekoek, dans sa définition du mouvement prolétarien, oppose ses aspects dynamiques à ses aspects statiques, y donne la priorité au contenu sur la forme, salue la révolte sociale qui doit transformer la psychologie passive des exploités et dénonce l'obstacle que cette transformation rencontre dans la routine des vieux regroupements. Pour qui prend la peine de lire Pannekoek, il ne peut être question de le reconnaître dans la caricature qu'en donne le PCI, sous les traits d'un spontanéiste forcené. Même dans ses écrits de 1937, à l'époque où sa pensée se fige sur le mérite absolu de la "forme-conseil", il conserve une vision générale qui tient le plus grand compte de l'incidence primordiale des conditions matérielles sur la conscience sociale : celle-ci, qui n'évolue guère durant les longues phases de stagnation historique, est littéralement "révolutionnée" avec la précipitation des luttes de classe (Not Pan 3).

Mais cette idée maîtresse que la lutte peut seule ébranler l’idéologie est déjà présente dans sa polémique contre Kautsky. C'est le porte-parole de l'idéologie que Pannekoek dénonce dans la personne du théoricien casuistique s'opposant à la lutte réelle en invoquant le salut de "l'organisation" et la sauvegarde des "conquêtes sociales" déjà acquises, c'est-à-dire des formes concrètes, politiques et économiques de la sujétion du mouvement ouvrier à la dictature du capital (Not Pan 42).

Les termes de la polémique Kautsky-Pannekoek dénudent les racines historiques d'une grande divergence dont le PCI s'obstine à nier qu'elle oppose deux courants de pensée tous deux également issus du marxisme. La filiation politique entre Kautsky et Lénine d'une part, entre Pannekoek et les gauches allemands de l'autre, est visible. Nous reviendrons plus loin sur l'assertion qui tire entre ces deux "lignes" la frontière infranchissable séparant le matérialisme et l'idéalisme. Non infirmons seulement d'ores et déjà les prémisses de cette assertion en nous référant à l'incidence de l'idéologie sur les luttes sociales et en montrant que, pour Pannekoek, cette incidence est le produit elle-même de conditions bien réelles et matérielles. Mais il faut souligner que - comme aime à le dire le PCI - "tout se tient" dans les questions abordées au long de ces pages ; l'idéologie, dans cette acception, ne peut être véritablement identifiée et dénoncée qu'au travers d'une vision totale du mode de domination du capital et auprès de laquelle les formules communément en usage dans le mouvement ouvrier sont de plus en plus insuffisantes.

Parmi ces formules, celle de "l'aristocratie ouvrière" en tant qu'explication du phénomène appelé "opportunisme", est la meilleure production théorique de cette politique de l'autruche pratiquée par la social-démocratie à l'égard du phénomène dit "réformiste". L'usage de cette notion bien au-delà du cadre historique plausible s'explique par le refus d'examiner la véritable direction du mouvement ouvrier, telle qu’elle se détermine dans la dynamique même du capital. Les termes "aristocratie ouvrière" impliquent de façon paradoxale une barrière à la fois rigide et imprécise entre la partie jugée "saine" du prolétariat et celle qui, ayant franchi un seuil d'ailleurs tout à fait indéterminé dans l'amélioration de ses conditions matérielles de vie, est pour cette raison, plus vulnérable à l'influence des classes ennemies. Cette conception, valable comme genèse du "réformisme" dans des conditions historiques précisées comme celle de l'Angleterre du XIXe siècle, ne rend pas compte de l'ampleur du phénomène sur lequel Pannekoek, parmi les tout premiers, se penchait[21].

A ce point apparaissent les démarches radicalement divergentes des révolutionnaires formés à "l'école" allemande et à celle du léninisme. Pannekoek en vint rapidement à bannir de son vocabulaire politique les termes "d'aristocratie ouvrière" parce qu'à propos de la corruption idéologique du prolétariat, ils contenaient l'idée d'un phénomène partiel, minoritaire ; tandis qu'implicitement pour cette même raison, Lénine continuait à l'utiliser.

Les deux "écoles" sont issues de la même base marxiste selon laquelle le moteur des luttes sociales se trouve dans les déterminations matérielles de l'action des masses exploitées. Mais alors que Pannekoek intègre dans ces déterminations les produits abstraits de la vie de la société capitaliste (spirituels dans sa terminologie ou celle de ses traducteurs), Lénine prend essentiellement en considération les conditions économiques, en limitant l’influence de l’idéologie dominante à l’action des partis ou fractions de partis déterminées. Pannekoek justifie en droit et en fait cette influence idéologique par son adéquation antérieure aux conditions matérielles du stade précédent (Not Pan 1). C'est pour cette raison qu'on ne peut honnêtement lui reprocher, à la façon du "Prolétaire", de les prendre comme agents purement subjectifs.

Pannekoek, en présence de la généralisation des rapports économiques et sociaux spécifiques de la société du capital, conclut donc à une généralisation parallèle de son idéologie : la corruption idéologique du prolétariat est donc pour lui la règle, la prise de conscience de sa mission révolutionnaire, l'exception. Pour Lénine, si les masses ne sont pas révolutionnaires c'est qu'elles sont "spontanément réformistes". Mais ce réformisme n'est pas obligatoirement la contre-révolution ; c'est un stade intermédiaire et la corruption idéologique réelle ne concerne véritablement que cette minorité "d'aristocratie ouvrière" qui a ses représentants dans la droite de la social-démocratie[22].

Cette différence de perception se traduit nécessairement par des nuances importantes dans l'attitude commune des deux hommes face à l'éclatement de la première guerre mondiale. Alors que la rage de Lénine à la nouvelle de la capitulation sans combat des socialistes allemands et autrichiens devant la politique du Kaiser traduit sa surprise devant l'événement, Pannekoek possède déjà, au même moment, tous les éléments d'explication de "l'Union sacrée". Non seulement il ne s'étonne pas de la faillite de la social-démocratie, mais il la déclare inscrite à l'avance dans les faits. Non seulement il explique la trahison des chefs, mais il comprend la passivité des masses (Not Pan 44). Sa dénonciation de la social-démocratie n'est donc pas "parallèle" à celle de Lénine ; elle la devance largement dans le temps, la déborde totalement en étendue. Son analyse antérieure de cet "Etat dans l'Etat" qu'était la social-démocratie allemande, de même que sa verte critique de l'attitude théorique et politique de Kautsky et consorts contenait en effet la prévision de leur rôle futur : assurer le sauvetage du capital lorsque les masses se dresseraient contre la guerre (Not Pan 46).

Nous devons naturellement ne pas ignorer une certaine propension de Pannekoek à surestimer le facteur "volonté et action de masse", sa principale faiblesse de théoricien. Mais cette faiblesse ne le déterminera à des erreurs que dans le futur et non pas en ces années 20. A cette date, il ne se trompe pas lorsqu'il fait du facteur ci-dessus la condition sine qua non de la rupture du prolétariat à l'égard de son propre passé - rupture à laquelle toute efficacité révolutionnaire est elle-même subordonnée. Il se trompe lorsque, avec un optimisme qu'il partage avec toute la gauche allemande, il considère le flux et l'impulsion profonde qui déterminent cette volonté et cette action comme des produits définitifs et constants de l'histoire moderne.

On ne doit pas perdre de vue cet optimisme de Pannekoek lorsqu'on étudie sa critique de la social-démocratie, à propos de laquelle un autre texte du PCI, déjà cité, accumule la mauvaise foi et l'incompréhension[23]. On aura pu constater, à la faveur de ce résumé et des notes auxquelles il renvoie que Pannekoek, lorsqu'il traite des organisations de la classe ouvrière, leur accorde toujours plus d'importance en tant que produits des conditions passées qu'en tant que facteur des conditions à venir. Conformément à la grande intuition historique de toute la gauche allemande, il cherche le moteur des grands événements historiques, davantage dans les mouvements sociaux que dans l'organisation qui les incarne. Celle-ci est le plus souvent "l'accident" dont l'impuissance ou les erreurs proviennent du rôle de médiateur que joue l'organisation entre la tendance profonde du mouvement historique et l'action des masses humaines, interprètes maladroites de cette tendance, forces timorées et vulnérables aux fléchissements et débandades que provoque l'échec. Magnifiant la "forme-conseil", Pannekoek pense que cette forme peut supprimer la médiation et donc fondre en un tout les masses et le mouvement qui les propulse. A cette ambition, on peut opposer la brutalité de son échec historique en Allemagne particulièrement, mais l'éliminer d'un point de vue de principe est une façon hypocrite et dissimulée de juger indécente la prétention d'une révolution de classe à être le fait de la classe elle-même.

"Programme communiste" prend pour cible l'idée suivante de Pannekoek : entre social-démocratie et communisme "la différence fondamentale tient dans l'idée qu'ils se forment des moyens et organes par lesquels le prolétariat prendra le pouvoir"[24]. La revue du PCI, dans cette phrase fait un sort au mot "idée" : "Les idées de la social-démocratie - écrit-elle - étaient bonnes sauf celle qui concernait le rôle de direction du parti. Il suffisait "donc" de faire de la propagande contre cette idée tout en gardant les autres"[25]

Il est une façon plus intelligente et surtout plus utile de lire Pannekoek. Son intérêt actuel n'a rien à voir avec un jugement qui lui décernerait ou lui refuserait un brevet de "bon marxiste" et si nous n'avons pas reculé devant la tâche fastidieuse de la "réhabilitation" de Pannekoek sur ce terrain-là, c'est uniquement pour faire ressortir les faux auxquels le PCI a recours. Mais l'aspect le plus important de l'œuvre du Hollandais consiste dans ce qu'il a perçu de particulièrement significatif dans la situation de son époque. C'est cela qui sollicite ici notre attention, et non les conclusions sur lesquelles le PCI se fait les griffes.

Dans la phrase incriminée plus haut, il suffit de remplacer le mot "idée" par celui de "conception" et tout devient clair : la "différence fondamentale" entre la social-démocratie et le communisme tient dans la façon dont ils conçoivent respectivement la prise prolétarienne du pouvoir. On s'épargnera la banalité bien connue : la Seconde Internationale entendait parvenir à la direction de l'Etat existant, la Troisième voulait détruire celui-ci.

Avant de critiquer Pannekoek sur ce point, il faut donc s'efforcer de comprendre pourquoi il fait si peu de cas des autres différences entre social-démocratie et communisme alors qu'il s'arrête sur ce qu'il trouve de commune à leurs organisations respectives : la conception du pouvoir révolutionnaire comme pouvoir de parti. Aux autres caractères distinctifs il accorde si peu d'importance qu'il va même jusqu’à affirmer qu'ils sont interchangeables : les communistes ne répugnent pas à l'utilisation du Parlement et à la revendication de réformes, les social-démocrates "prévoient eux aussi la possibilité d'une lutte puissance contre puissance, classe contre classe". Cette dernière affirmation mérite une attention particulière parce qu'elle illustre un des cas où l'intuition s'avère plus percutante que la docte analyse.

Pannekoek a la ferme conviction que le prestige de la social-démocratie repose sur la perspective qu'elle affiche de sa venue au pouvoir en Allemagne. Cette perspective n'est pas banale ambition de chefs ; elle découle d'une part de la dynamique sociale que la social-démocratie incarne et de la place qu'elle a prise dans la société capitaliste moderne (Not Pan 46), d'autre part de l'anachronisme des structures politiques et administratives de l'impérialisme allemand et qui se sont littéralement écroulées en 1918. Sur cette conviction, Pannekoek fonde l'éventualité d'une lutte social-démocrate pour le pouvoir (ce qui suppose évidemment son aptitude à la lutte tout court) et, en même temps, constate l'incapacité de la social-démocratie à mener cette lutte. Là où "Programme communiste" croit voir une contradiction dans les définitions politiques de Pannekoek, c'est le processus historique qui est lui-même contradictoire[26].

Le mouvement ouvrier allemand (au sens large du terme, c'est-à-dire englobant les Indépendants, complices et "Couverture de gauche" de la social-démocratie et le réseau des "hommes de confiance" et délégués d'usines, couverture de gauche des Indépendants) représente aux côtés de l'armée - instrument purement répressif - la seule force organisée capable de contrôler et policer les actes de la population travailleuse. Sa superstructure social-démocrate est donc appelée à colmater les brèches ouvertes dans le dispositif purement bourgeois par l'écroulement des organismes traditionnels (ce que Pannekoek appelle les "éléments de force" de la bourgeoisie). Et c'est sous ce jour de prétendant au pouvoir que la social-démocratie se campe devant les masses (et que l'I.C.prétend exploiter sous le mot d'ordre de "gouvernement ouvrier"). Mais par ailleurs, les structures, l'idéologie, l'attitude purement velléitaire des cadres de la social-démocratie interdisent à celle-ci de manifester l'autonomie d'une force sociale réelle. Elle ne peut que fournir des ministres et des hommes d'Etat s'appuyant sur l'armée ; son véritable rôle n'est positif pour le capital que parce qu'il est négatif pour la révolution et elle l'accomplit dans les syndicats et les conseils où elle combat toute velléité de subversivité. Mais cela, la superstructure social-démocrate ne le fait pas toute seule : elle dispose de toutes les ramifications, directes ou indirectes, qui soudent à elle la grande majorité des ouvriers.

En dépit de l'ironie c'est ce phénomène que Pannekoek a parfaitement senti : celui d'une classe ouvrière appuyant les directions politiques liées à l'œuvre de répression qu'elle subit. La définition de la social-démocratie selon Pannekoek délimite la fonction et les limites de celle-ci en tant qu'organisation hostile à l'insurrection prolétarienne, elle est cependant apte à coiffer le mouvement des masses et à l'orienter vers la défense de l'Etat démocratique bourgeois lorsque celui-ci représente la meilleure garantie du pouvoir du capital (Cf. putsch de Kapp). Elle manifestera même une velléité d'héroïsme, bien plus tard, lorsqu'en Autriche elle mènera une ultime et éphémère résistance armée aux commandos de Dolfüs. Pannekoek donne donc une image correcte et vigoureuse du mouvement ouvrier en Allemagne qui, par peur et haine de la révolution bolchevique œuvrera sans discontinuer à cette "reconstruction" idéologique et sociale qui permit ultérieurement au fascisme hitlérien de réaliser les conditions de la domination réelle du capital.

Le mérite de Pannekoek sur ce point est d'avoir tiré le maximum de ce qui se passait sous ses yeux. S'il a négligé, en ce qui concerne les différences entre le communisme et la social-démocratie, tout ce qui se rapportait au but final affirmé tant par l'un que par l'autre, c'est parce que ces différences, à l'époque où il écrit, ont déjà pris, chez les communistes "officiels" - c’est-à-dire agréés par Moscou - un tour purement verbal. Ces derniers ne se gênent aucunement pour couvrir d'insultes les sociaux démocrates majoritaires, mais ils courtisent les Indépendants - leurs cousins et complices - et les acceptent même dans leur propre parti, en attendant de s'aligner sur leurs mots d'ordre et leurs idéologies. Pour Pannekoek, il ne peut y avoir qu'une seule différence véritable entre les deux mouvements : celle du comportement, légaliste ou révolutionnaire, à l'égard de l'Etat Capitaliste ; question donc des moyens à utiliser pour abattre cet Etat et non du but affirmé, qui, de toute façon, est déterminé par ces moyens.

Les raisons qui détournent le PCI d'une telle lecture de Pannekoek sont faciles à deviner. Nous avons déjà indiqué où se situe pour lui la question épineuse : le moment historique où l'on doit situer le retour, non pas formel mais réel, de la IIIe Internationale au bercail de la Seconde. Sur ce point l’appréciation donnée en son temps par la Gauche italienne est pour le PCI un lien paralysant: quels que soient ses arguments et motifs de l'époque, elle a fixé à ce retour une date bien ultérieure à celle que la gauche allemande lui a assignée.

La période qui sépare des deux dates est précisément celle durant laquelle la IIIe Internationale affirme un but révolutionnaire tout en pratiquant une politique qui s'éloigne de plus en plus de la révolution. Cette période donne donc pleinement raison à l'opinion de Pannekoek selon qui l'affirmation, comme but, de la prise du pouvoir ne suffit plus à distinguer le communisme de la social-démocratie et qu'il y faut l'adhésion à des moyens spécifiques d'action, tels que ceux qu'il a lui-même définis.

Compte tenu des conceptions politiques dominant alors le mouvement international de cette époque, assimiler la IIIe Internationale à la Seconde, et précisément sur le point où celle-ci s'affirmait en opposition irréductible à sa rivale, était en 1920 une véritable audace théorique ; ce qui montre que l'intuition révolutionnaire peut toucher juste en dépit de l'étroitesse des bases de départ de sa critique : dans ce cas le bureaucratisme constaté dans la social-démocratie allemande. Mais la portée suggestive de cette intuition fut occultée durant tout l'entre-deux guerres par l'insertion, dans le jeu politique mondial du rôle équivoque de la Russie soviétique : officiellement favorable à des insurrections armées, en Occident d'abord, en Orient ensuite, et pourvu qu'elles soient conciliables avec la stratégie d'Etat de Moscou, elle rendait impossible toute rupture sociale révolutionnaire, pourtant condition préalable du succès de telles insurrections[27].

La critique de Pannekoek par le PCI est en un certain sens victime de ses propres procédés de facilité. Ces procédés consistent à dédaigner toute la trame du raisonnement de Pannekoek parce que ce dernier procède sur la base de la dénonciation de la forme-parti. Mais comme cette dénonciation, ainsi que nous l'avons vu, ne part pas d'une position a priori, mais d'une déduction historique expérimentale, le PCI, en opérant à ce propos dans le cercle fermé de ses principes, soustrait purement et simplement ces derniers à l'épreuve historique qui leur a été fatale. Pire encore, il lui faut appeler à la rescousse des arguments fondés sur une aberration bien antérieure à cette épreuve[28].
Le moindre coup d'œil donné au chapitre précédent permet de mesurer à quel point, dans l’Allemagne de 1920, toutes les forces politiques organisées sous la forme-parti - hormis la "secte" kapédiste - firent directement ou indirectement obstacle à l'usage des moyens qui, selon Pannekoek, caractérisent le mouvement communiste. Même les velléités "gauchistes" de l’I.C. - qui tentait d’attiser les révoltes successives et désespérées imposées au prolétariat allemand par la répression féroce de Noske et des corps francs – revenaient en force, après chaque échec de ces révoltes, à l'appui aux Indépendants et à leur politique, c’est-à-dire au sabotage préalable de la révolte suivante. Cette réalité historique suffit à montrer que ce que nous devons aujourd’hui prendre en considération des divergences entre le KAPD et l’I.C. réside dans leur opposition concernant la perspective du mouvement et non ce que les successeurs de Pannekoek en ont tiré pour leur "théorie des conseils". Mais c’est précisément parce que le PCI se garde comme de la peste d'un tel examen qu'il se déchaîne contre l’œuvre du Hollandais mort il y a dix ans.

On serait d'ailleurs curieux de savoir ce que le lecteur habituel du PCI, s'il est familiarisé avec les thèmes de "Programme communiste" peut bien y comprendre, notamment lorsqu’il parvient à cette question particulièrement épineuse des scissions dans la Seconde Internationale. La revue du PCI, à ce propos, reproche à la gauche allemande de "réclamer des scissions plus à gauche parce qu'elle veut des "partis"-sectes capables de remplir le rôle que l'idéalisme "révolutionnaire" leur attribut : élaborer la théorie, le programme et les mots d'ordre qui puissent "éclairer" les masses le moment venu ce qui serait impossible si des "impurs" entraient dans ce "parti", ("Programme communiste" ; p 39)

Ce reproche se fonde sur une douzaine de lignes de Pannekoek et dont nous ne citerons ici que la conclusion plus particulièrement mise en cause : "Edulcorer les Principes afin de pouvoir former au préalable un parti plus grand, a l'aide de coalitions et de concessions, c’est laisser à des éléments confus la possibilité d’acquérir, en temps de révolution, une méprise dont les masses n’arrivent pas à se débarrasser de leurs carences"[29]. Ce oui, pour nous, veut dire tout simplement qu’il ne faut pas, sous prétexte de créer de grands partis communistes, y accepter des non-communistes dont l’influence peut-être désastreuse au moment crucial de la lutte révolutionnaire. Mais "Programme communiste", qui ne l'entend pas ainsi, admoneste : "La véritable critique des scissions trop à droite ... fut faite par la gauche italienne sur d'autres bases et pour un tout autre but: ... le parti mondial ne peut pas se constituer et se développer organiquement sur des greffes de courants hétérogènes ayant des programmes, des traditions, des conceptions politiques différentes"[30]

Les "éléments confus" dont parle Pannekoek ont nécessairement "des programmes, traditions, conceptions ... hétérogènes" et nous serions disposé à parier gros que "Programme communiste » dit seulement d'une façon plus précise ce qu'énonce Pannekoek. Le seul reproche qu'on peut faire à Pannekoek à ce propos convient aussi bien à Bordiga : c'est la modération de leurs expressions respectives concernant l’intrusion d’éléments non-révolutionnaires dans l'Internationale. Modération qu'explicite cependant la nécessité pour la gauche italienne comme pour la gauche allemande, d’affronter cette Internationale du Second congrès où il aurait été de mauvais ton d'appeler un chat un chat et Marcel Cachin une fripouille) !

En tout cas, s'il existe une tradition non-hétérogène des pratiques léninistes, on la trouve dans le style du PCI qui traduit "confus" par "impurs": de la même façon Lénine, voulant ridiculiser les critiques des deux gauches, allemande et italienne, voulait voir un jugement moral là où il y avait un jugement politique et considérait comme répulsion éthique ce qui était intransigeance révolutionnaire!

Le ton docte qu’adopte "Programme communiste" cache mal les difficultés, déjà exposées, que rencontre le PCI lorsqu'il s’agit d'ériger en principe marxiste le pur manoeuvrisme du Second congrès. Si vouloir éliminer de l’organisation du prolétariat tous les non-révolutionnaires, comme le désirait Pannekoek, c'est "vouloir des partis-sectes", comment faut-il appeler le parti que la Gauche italienne entendait créer en fermant la porte à tous les opportunistes et à tous ses transfuges ?

On en arrive maintenant à l'argument massue du PCI qui, se moquant de "l’idéalisme" de la gauche allemande (laquelle " ... élève l'idéologie social-démocrate au rang de cause d’esclavage du prolétariat et de la puissance delà bourgeoisie") et constatant, qu'on pourrait en faire autant de l'idéologie stalinienne, s’exclame - "Voilà donc des idées ou des puissances spirituelles élevées au rang d’agents de l'histoire ou des causes de périodes de contre-révolution"[31]. A croire que la presse du PCI n’est lue que par des attardés. Ou pas lu du tout. En effet, immédiatement après avoir énoncé ce qui précède "Programme communiste" n'est nullement gêné pour citer une critique formulée par la gauche italienne au second congrès et qui donne à l’idéologie, dans le conditionnement des masses sociales, exactement la même importance que lui confère Pannekoek : " actuellement - dit cette critique - la tâche des communistes est avant tout de libérer le prolétariat de ces illusions et préjugés répandus dans ses rangs... profondément ancré(s) dans les habitudes des masses, dans leur mentalité ... tache (qui) revêt une importance particulière et vient au premier rang du problème de la préparation révolutionnaire"[32]

Dans le même style "Programme communiste" découvre cette belle différence entre la gauche allemande et la gauche italienne - "Bien que les courants culturalistes - sociaux-démocrates anarchistes, gauche allemande - (NDR,.-l’amalgame ne nous émeut plus !) se réclament de la vision catastrophique qui est celle de la révolution prolétarienne, résultait d'une part du système bourgeois et de l'autre de la maturité et de la force du prolétariat, pour ces courants, cette condition se mesure à l’extension de la "conscience socialiste" (NDR.- rectification : il s’agit de la conscience révolutionnaire prolétarienne ; le distinguo a une certaine importance) dans les masses, tandis que pour le matérialisme marxiste, elle se mesure au degré d'influence du parti communiste sur le mouvement social, c’est-à-dire au degré de constitution du prolétariat en classe''

Même pour des léninistes convaincus, ne s’agit-il pas en fait, dans les deux cas de la même chose ? A moins que le PCI imagine que l'influence du parti communiste puisse croître alors que la conscience révolutionnaire des masses décroît...


"Marxisme occidental" et bolchevisme


Nous voici maintenant en prise directe sur les questions historiques et théoriques capitales. Aux kapédistes le PCI a dû donner acte plus haut qu'ils reconnaissaient la nécessité de la forme-parti réalisée par les bolcheviks mais ne l’acceptaient valable que dans les "conditions russes". Pour eux, précise le PCI, cette nécessité de la forme-parti "correspond à la situation historique de la Russie, engagée dans une révolution double, mi-prolétarienne, mi-bourgeoise : soit que la masse inerte de la paysannerie ait besoin d’être dirigée (d’où la nécessité d’un nouveau "blanquisme") soit que l'existence conjointe de deux poussées révolutionnaires différentes rende nécessaire l’art de la manœuvre privilège des chefs. Cette idée du parti (selon les kapédistes, NDR) ne serait pas applicable en Occident où "Ie prolétariat est seul contre toutes les autres classes" et où "devant faire une révolution tout seul sans aucune aide, il doit s’élever spirituellement et intellectuellement à une grande hauteur, en se débarrassant des chefs, des partis politiques au sens courant du terme, des syndicats de métier et, pour la même raison, des institutions parlementaires".

La position de Pannekoek évoquée dans ce passage condense la grande thèse qui caractérise toute la gauche allemande : l’existence des partis, des chefs, des formes traditionnelles du mouvement ouvrier appartient aux phases historiques dans lesquelles la seule révolution possible est la révolution bourgeoise.

Nous avons précédemment suivi les grandes lignes de la genèse historique de cette position dont les conclusions furent en quelque sorte "précipitées" par l’évolution rapide de la situation réelle des années 20: à cette époque se dessinent les premières approches de la future coalition entre les forces politiques dirigeant la Russie soviétique et la toute-puissante social-démocratie allemande. Ce qui présente aujourd'hui un certain intérêt dans la position kapédiste ce n'est pas ce qu'au vu de la diplomatie politique des bolcheviks, elle en déduit en ce qui concerne la transformation sociale alors en Russie (c'est-à-dire son dosage de révolution prolétarienne et de révolution bourgeoise) (La gauche italienne fixa elle aussi un moment, quoique plus tardif, à partir duquel on ne pouvait plus parler de cette révolution que comme révolution capitaliste) Ce sont les prémices respectives de cette conclusion commune (bien que "décalée) qui sont désormais importantes. Aujourd'hui encore le PCI opère avec les catégories classiques du marxisme du début du siècle[33], alors que le KAPD, il y a cinquante ans, tout en partant des mêmes catégories, tendait déjà à les faire éclater. En dépit de sa faiblesse spécifique, l'hypothèse kapédiste de la "bureaucratie" comme substitut de la bourgeoisie dans son rôle historique de promotion du capital, a contribué à la compréhension ultérieure du contenu, par rapport à cette promotion, de la dernière "geste" du mouvement prolétarien : la lutte de classe marxistement définie comme moment de l'histoire du capital. Cette "voie",  on doit constater que le KAPD l'entrevit, même s'il le fit dans les termes, rapidement devenus insoutenables, d'une révolution du prolétariat "frustré" par son propre appareil.

Dans le cadre qui nous préoccupe pour l'immédiat, il faut souligner que les limites mêmes de la critique de Pannekoek interdisent qu’on impute cette critique à des concepts « anti-marxistes ». Ou encore qu’on décrète étrangère à la vision des marxistes révolutionnaires occidentaux de son époque son analyse des rôles différents que jouent à cette époque les médiations bureaucratiques qui dominent le mouvement social et sa tendance à l'Est et à l'Ouest de l'Europe. Pannekoek écrit qu'au regard du mouvement général de la société devant qui s'ouvre, depuis la révolution d’Octobre, la perspective d'un essor capitaliste de tout le continent asiatique (dont l’URSS n’est que la "péninsule"), "l’inévitable" bureaucratie soviétique, qui gère l ‘économie russe sur la voie de développement du capital, n’a pas la fonction réactionnaire de la "bureaucratie ouvrière" de l'Ouest qui n'est que "la ligne de repli ultime ... de la bourgeoisie cherchant à interrompre sa chute" (Not Pan 83). Il y a donc, selon Pannekoek, deux mondes que le mouvement prolétarien international, à travers l'IC, met en contact et qui, représentant deux stades historiques différents du parcours du capital, ouvrent deux voies différentes du point de vue des intérêts du prolétariat mondial et de la révolution. Si les forces capitalistes dominants à l'Ouest sont détruites, le mouvement social de l’Est, bien qu’il n'ait pas dépassé le stade de l'économie marchande, peut constituer un renforcement du prolétariat mondial dépassant et bousculant les limites de son "secteur arriéré". Dans le cas contraire, ce "secteur arriéré" sauvera le vieux capitalisme.

A qui connaît l'essentiel des Positions de la gauche italienne sur cette même question, il suffit d'un peu de bonne foi pour retrouver, sous une terminologie différente, une idée centrale identique à celle que Pannekoek exprime : si la révolution prolétarienne ne triomphe pas dans l’aire du capitalisme développé, en premier lieu en Allemagne, la révolution d'octobre n'échappera pas au sort que lui réservent l’arriération économique et l'isolement politique de la Russie. Tenant compte de cette convergence et au lieu de s’arrêter sur la terminologie de Pannekoek, et notamment de sa référence à la "bureaucratie ouvrière", il vaut donc mieux essayer de comprendre toute sa vision. Le reproche qu'on pourrait aujourd'hui lui faire, ce serait plutôt d’avoir été trop proche de la position italienne dans la mesure où, comme celle-ci, il laissait trop de place à la possibilité, pour la révolution contre le capital, de dominer la poursuite mondiale de l’extension du capital. L’attitude la plus critique, dans le camp de la pensée marxiste a cette époque, appartenait encore à une phase historique de développement de cette pensée à l’égard de laquelle l’hypothèse d’une rupture inévitable ne s’est posée que ces toutes dernières années. Dans le cadre de ce chapitre, nous devons nous en tenir à montrer l’importance de l'analyse de Pannekoek en tant que réponse directe à l'affirmation, implicite ou explicite, de Lénine qui, d’une relance de l’économie allemande, attendaient un regain de force et de dynamisme du prolétariat de ce pays. A cette illusion, Pannekoek s’oppose, non seulement sur le plan de la froide perspective historique, mais encore sur celui du contenu politique et idéologique qu'il pressent sous la perspective en fait condamnée. D'une part, il écrit : "Cependant que l’Europe occidentale se débat péniblement pour se dégager de son passé bourgeois, la stagnation stérilise ses forces matérielles, réduit les capacités productives de sa population".(Bricianer, p.192). D’autre part il remarque que le prolétariat "n’a pas pris immédiatement conscience de sa tâche avec une vision nette et une volonté unanime" (et que) "il faudra des dizaines d’années pour en finir avec l'influence sur le prolétariat de la culture bourgeoise, facteur d’infection et de paralysie".

Ainsi Pannekoek pensait que si la production capitaliste finissait par retrouver en Allemagne son rythme d’expansion (et il semble le pressentir lorsqu’il rejette la thèse d’autres gauches allemands sur la "crise finale" du capital, d’autre part lorsqu'il prévoit l’effet salutaire, pour l'économie ouest-européenne, des accords commerciaux avec l'URSS), ce ne serait pas au profit du mouvement prolétarien, mais au profit de la contre-révolution. Or, dès le second congrès - derrière le rideau de fumée des 21 conditions (jamais observées) – l’I.C. pactise avec les fractions centristes de la social-démocratie, c'est-à-dire amorce la manœuvre qui aboutira à la coalition des "deux bureaucraties ouvrières" : celle de l'Est dont la fonction géographiquement nécessaire, cohabite, contradictoirement, avec l'intention politique des bolcheviks d’en dépasser, internationalement, le stade de développement ; celle de l'Ouest dont le rôle est intégralement contre-révolutionnaire. Par sa tactique de rapprochement à l’égard des Indépendants (charnière entre la social-démocratie et les communistes), par sa tactique syndicale - qui rétrograde, idéologiquement encore plus que pratiquement, de la revendication révolutionnaire à la revendication immédiate - le KPD (S), fortement impulsé par l’exécutif au travers d'invraisemblables zigzags et tournants, agit de telle sorte qu’il fait crédit à la reprise du développement capitaliste occidental pour y retrouver les forces d’un assaut révolutionnaire renvoyé dans le futur[34].

"Le Prolétaire" répugne à discuter Pannekoek sur ce terrain-là, qui est celui des faits. Bien plus à l'aise lorsqu’il s'agit de jouter sur le terrain doctrinal, il conclut qu'il "n’existe pas de "marxisme occidental", opposé au marxisme léniniste ou  "central"  ... (mais) un marxisme qui rassemble sur la même ligne de la doctrine et des principes les bolcheviks et nous, et un para-marxisme ou extra marxisme, qui rassemblait le KAPD et, par exemple, l’Ordine Nuovo … "

Un tel raisonnement ne se renforce aucunement par la critique de Pannekoek par le PCI puisqu'il affirme comme prémisse ce qu’il s'agirait de démontrer : l'authenticité marxiste de la "ligne" bolchevique. Sur ce point, la manifestation triviale de la divergence entre la gauche allemande et la gauche italienne apparaît en toute lumière. Pannekoek remet en cause Lénine au travers de la totalité de sa pensée et de son action. Le PCI, lui, sépare le bon grain "théorique" de l'ivraie "tactique" et se sert de l'autorité du nom pour foudroyer toute critique. Ce type d'excommunication est en faveur, même dans la revue théorique du parti: "Programme communiste" (op. cité ; p. 56) se croit autorisé a assimiler Pannekoek à Bakounine parce qu'il a écrit que "l'échec des divers partis est dû ... à la contradiction fondamentale existant entre l'émancipation de la classe, dans son ensemble et par ses propres forces, et la réduction au néant de l'activité des masses par un nouveau pouvoir pro-ouvrier" (Not Pan 114).

Précisons au passage que cette phrase est tirée d’un texte écrit en 1936. Pannekoek critiquait à cette date les tendances qui prétendaient alors "reconstruire le parti révolutionnaire" après n’avoir tiré -souligne Pannekoek – "qu'à moitié les leçons du passe". Ceci marque déjà une certaine différence entre Pannekoek et les anarchistes pour qui le parti a toujours été une invention de Satan. D’ailleurs la suite du passage indique bien à quoi s’en prend l'auteur : à l’activisme qui imagine entraîner les masses alors "qu’elles n’arrivent pas encore à discerner la voie du combat, de l'unité de classe".

L’appréciation de la révolution russe et, au travers d’elle, le jugement sur le bolchevisme, sont bien évidemment au centre des divergences entre la gauche allemande et la gauche italienne. De cette divergence découle un faisceau tellement large de conceptions opposées que nous avons dû les égrener avant d’en venir au point central. Nous y voici enfin après avoir suffisamment rétabli les positions réelles de Pannekoek pour pouvoir rejeter la méthode qui lui impute l'a priori de positions antérieures non-marxistes. Toutefois la question ne saurait se résoudre à discerner un certificat de bon et vrai marxisme à telle ou telle fraction du mouvement communiste international[35]. Ces fractions sont toutes issues de la même souche doctrinale originelle au sein de laquelle la première guerre mondiale introduit chirurgicalement la grande division entre "réformistes" et révolutionnaires ; ces derniers se scindant ultérieurement et au gré d’événements politiques dramatiques en partisans plus ou moins inconditionnels de la politique bolchevique et en adversaires qui la critique sur sa gauche. En fait, au terme d'un examen de cette scission, se profile une conclusion qu’on ne peut éviter : le marxisme, dans l'acception du PCI, c’est-à-dire comme corps unitaire de doctrine et praxis révolutionnaire, extériorise par les misères de la IIIe Internationale l’existence d'une désagrégation théorique antérieure que la brièveté de la phase révolutionnaire d'après-guerre ne lui a pas permis de surmonter.

Avant d’en venir aux termes de cette désagrégation, il convient de préciser les "divergences d'école" qui ont laissé percevoir son existence.


Divergences quant au rôle de la théorie



C’est dans la position adoptée à l’égard de la théorie révolutionnaire que réside le principal trait distinctif de la gauche allemande et il n’est pas fortuit que le PCI, au lieu de l’affronter sur ce terrain-là, préfère l’attaquer en la bombardant d'arguments purement doctrinaux.

L’œuvre de Lukacs et de Korsch traite également les thèmes généraux du KAPD, mais davantage sous l'angle historique (dans leurs rapports avec les conflits internes de l’I.C.) et philosophique (en les confrontant au marxisme de la Seconde Internationale). Dans ce chapitre, nous nous en tiendrons cependant aux arguments de Pannekoek : d’une part, cela nous est imposé par la teneur des griefs du PCI à son égard ; d’autre part la position de Pannekoek est liée d’une façon plus directe à la substance du mouvement ouvrier des années 20.

Pour Pannekoek, la théorie marxiste, "guide et instrument parfait pour comprendre et interpréter les événements"  est "une théorie vivante dont la croissance est liée à celle du prolétariat et aux tâches comme aux fins de la lutte"[36] (Bricianer, p 240). Pannekoek expose comment la classe ouvrière durant la phase historique de l’essor de la bourgeoisie, a adhéré au matérialisme bourgeois parce qu'à cette époque-là "le mouvement ouvrier n’allait pas au-delà du cadre capitaliste" (idem, p 241)  et qu'il voyait "dans les mots d'ordre démocratiques du mouvement bourgeois du passé des mots d'ordre également valables pour la classe ouvrière" (id p 242, Not Pan 111) "La compréhension pleine et entière du marxisme - écrit Pannekoek - n'est possible cependant qu’en liaison avec une pratique révolutionnaire"[37] (p 246, not Pan 111).

En ces quelques mots tient la spécificité de la position de la gauche allemande en matière de rapport entre théorie et praxis et sur la base de l'expérience critique de la Seconde Internationale : la théorie de Marx est l’expression d’une praxis révolutionnaire ; en l'érigeant en dogme justificatif d’une praxis non-révolutionnaire, la social-démocratie l'a ravalée au rang d'idéologie. En tant qu’idéologie, le marxisme de la Seconde Internationale était utilisable par un autre mouvement que celui du prolétariat, pour une révolution autre que la sienne. C'est tout le drame de la révolution d’Octobre qui s’inscrit en filigrane derrière cette éventualité offerte par l’histoire. Pannekoek en expose longuement les prémisses dans son livre "Lénine philosophe" où il montre que, de Plekhanov à Lénine, le produit fini  de cette "fraude" historique apparaît comme "un mélange « qui puise ses principes philosophiques dans le matérialisme bourgeois et sa théorie de la lutte des classes dans l’évolutionnisme prolétarien"[38].

Sans pouvoir reproduire ici l’argumentation de Pannekoek, nous devons tenter de préciser sa méthode qui tranche avec celle de toutes les "écoles" du bolchevisme. Pannekoek observe à l'égard du marxisme les critères que ce dernier applique aux théories sociales qui l'ont précédé. Produit de la première affirmation révolutionnaire du prolétariat dans l'histoire, le marxisme devient - avec la stabilisation des structures et de la vie économique et sociale du capital - la doctrine d'une pratique politique et syndicale qui contribue de plus en plus à cette stabilisation. Ce sont les prémices d'une nouvelle crise du capital qui mettent ce fait en évidence en même temps qu'elles annoncent un nouveau mouvement révolutionnaire dont Pannekoek approuve sans restriction les intentions et les formes.

Ce qui mérite d’être retenu dans cette position de Pannekoek c’est sa perception aiguë du fait suivant : de même que la théorie du prolétariat séparée de la praxis révolutionnaire se mue en idéologie, de même les formes d'organisations déterminées par une praxis réformiste deviennent des obstacles à la praxis révolutionnaire. Briser l’organisation réformiste est donc pour les prolétaires, tout  à la fois le facteur et le produit de leur émancipation à l’égard de l’idéologie. En bref la théorie révolutionnaire surgie de l'histoire ne peut s’y maintenir intacte toute seule, il lui faut le secours du mouvement révolutionnaire.

Sur ce point, il n'y a pas, au fond, de véritable divergence entre Pannekoek et Bordiga, puisque ce dernier tient compte de la même nécessité dans le cadre du raisonnement qui lui est propre : il dit que sans situation révolutionnaire, il ne peut exister de parti révolutionnaire[39]. La différence apparaît dans la place du parti dans la théorie du prolétariat. Bordiga,  à la suite de Lénine et de la plupart des marxistes, affirme que la notion de parti est inséparable de la théorie de Marx. Pannekoek bien qu’il ait "admis" la nécessité de la forme-parti dans une période historique déterminée n’y voit qu’une forme d'organisation dont il définit la nature d'après sa fonction effective, fidèle en ceci à son grand principe : identifier toute expression sociale d’après le mouvement qu'elle représente.

Cette divergence sur la question du parti englobe toutes les autres qui culminent dans la question du rapport entre la théorie révolutionnaire et l'action de masse. Pour Pannekoek la célèbre formule de Marx sur "la théorie qui s'empare des masses" n’est pas une simple figure de style. L’intelligence du mécanisme de la lutte des classes fait tout un, chez lui, avec l'explication matérialiste du mouvement du prolétariat. Mais ce mouvement est réalisé par le prolétariat lui-même, par son intervention consciente en vue d’un but défini. Le savoir, la conscience, l’expérience - ces trois éléments que Pannekoek considère comme composant la force du prolétariat - sont bien entendues nécessaires à ce dernier, mais ils servent à lui révéler la nature et la signification historique dans laquelle ses impulsions immédiates l'engagent. Aider les masses à prendre conscience de ce fait, tel est, pour Pannekoek, le rôle du "parti" ou de « l’avant-garde », c’est-à-dire d’un groupe d’individus mieux instruits de la théorie révolutionnaire, plus sensibles à ce que cette théorie représente comme prolongement et possibilité des luttes et qui, dans les moments de repli de ces luttes, n’en oublient pas les enseignements. La grande différence entre cette conception et celle qui domine dans la Seconde Internationale d'abord, dans la Troisième ensuite – c’est qu’elle implique qu’il n’existe aucune action - à plus forte raison imprimée à la classe de l’extérieur - qui puisse conduire celle-ci à réaliser la théorie si sa situation propre et l’ensemble des circonstances en un moment donné ne l’y portent pas.

Bordiga, par contre, sans nier pour autant la nécessité de la condition ci-dessus, trace un schéma beaucoup plus rigoureux du processus de la "constitution du prolétariat en classe". Pour Pannekoek, si le parti ou "l'avant-garde", peut révéler la masse à elle-même, c'est parce que le mouvement de celle-ci en direction de cette constitution en classe vient de se produire sous l'effet de circonstances et conditions historiques déterminées (ceci avec "l'arrière-pensée" que ce mouvement est spontané parce qu'en rupture avec l’activité antérieure des organisations ouvrières). Pour Bordiga, le processus, le mouvement lui-même, sont conditionnés par une intervention du parti à un niveau beaucoup plus élémentaire, et cette intervention, seule, donne au mouvement son caractère prolétarien. En somme le parti seul incarne la classe en se battant pour défendre sa doctrine dans les moments de fléchissement de la lutte sociale, en prenant la tête des masses dans les moments de montée révolutionnaire.

Il semble, en rapportant ainsi cette divergence, qu'on joue seulement sur les mots. Dans les deux cas, l'insertion d’une « avant-garde » est nécessaire pour révéler le mouvement prolétarien à lui-même. Mais en réalité les développements respectifs des positions de Bordiga et de Pannekoek peuvent être expliqués par les expériences historiques différentes qui sont à leur origine : pour Pannekoek,  la praxis de la social-démocratie allemande ne laisse aucune place à une activité révolutionnaire sinon par une rupture décisive avec tout son corps d'organisation ; cette activité, impliquant donc le passage à la critique théorique de ce corps. Pour Bordiga, face à une social-démocratie moins compromise dans les taches de gestion du capital, une fraction de gauche a pu opérer dans le cadre organisatif social-démocrate sans avoir, ni à baisser son drapeau, ni à en passer au crible les structures.

Mais ces deux expériences divergentes relèvent cependant du même mouvement ouvrier occidental. Chez Lénine, l’expérience a des bases sensiblement différentes. Dans sa conception demeurée célèbre, la classe ouvrière, sous l'effet de ses motivations immédiates, ne peut parvenir qu'à une "conscience trade-unioniste" et non à la conscience de ses intérêts face à tout le processus historique du capital. Cette affirmation est liée à une façon bien précise de concevoir le rôle de la théorie révolutionnaire : le déterminisme rigoureux qui préside aux motivations "économiques" des travailleurs perd de sa rigidité au-delà de ce cadre immédiat. Les ouvriers sont poussés à revendiquer par le "besoin" qui résulte des exigences de leur survie, mais aucun autre besoin plus général et les "éclairant" sur la négation humaine qu'implique cette survie ne les pousse vers cette "conscience" si les militants du parti marxiste, disséminés dans leurs rangs, ne la leur suggère, ne la leur importe. Une telle représentation peut effectivement correspondre à un stade historique de développement du capital, et même receler un ferment révolutionnaire par le seul fait que le stade ultérieur de ce développement, dans son ordre juridico-social, doit être conquis sur des structures étatiques archaïques. Telle fut la situation n du prolétariat russe face aux taches de la révolution démocratique-bourgeoise dans ce pays.  Mais seul le stade ultérieur du capital crée ce besoin général latent qui implique la critique de tout le système et, dès lors, conditionne la normalisation du besoin immédiat.

Dans la théorisation du "stade russe", le déterminisme agit sur les masses au niveau « économique », mais non pas au niveau politique où il laisse la place à un déterminisme plus subtil, celui que reflète la lutte d'influence entre les partis. On verra au paragraphe suivant que, pour Pannekoek un tel schéma peut rendre compte d'un type déterminé de révolution. Retenons pour l'instant que, dans cette acception, le parti justifie son existence par l’affirmation d’un monopole théorique et conscienciel dont il a exclu par principe les masses.

L’aspect qui nous intéresse ici par priorité est celui qui concerne la théorie révolutionnaire. Autant on conteste à la masse son aptitude à réaliser concrètement la théorie, autant on doit affirmer comme indiscutable l’expression abstraite et anticipée que le parti conçoit pour cette réalisation. Plus l’enchaînement déterministe de la réalité est nié  en ce qui concerne la dynamique de comportement des masses, plus cet enchaînement doit être revendiqué et ce déterminisme affirmé dans l’expression doctrinaire qu'en donne le parti. La propagande du PCI l’exprime naïvement : les masses ne peuvent pas, livrées à elles-mêmes, découvrir les voies de la lutte révolutionnaire ; mais, lorsque les circonstances, deviendront favorables à cette lutte, ces mêmes masses devront "retrouver" les voies que le parti a déjà tracées pour elles.

Bien entendu, ceci est l'expression la plus triviale de la conception léniniste du parti. Mais à la base de cette version vulgaire, il y a le fondement doctrinal qui, chez Bordiga, suppose définitivement établi le trajet passé, présent et futur du mouvement prolétarien, "l'arc-en-ciel" qui doit relier la première manifestation historique du prolétariat à son triomphe définitif sur le capital.

Laissons pour l'instant de côté cet aspect-là et ne revenons pas sur les raisons politico-historiques de l'attachement de la Gauche italienne à cette conviction, maintenue littéralement à bout de bras tout au long des années les plus noires de la contre-révolution. Examinons par contre les incidences de cette rigidité doctrinale sur le plan théorique. Sous un déluge de dénonciations violentes et d'indignation sincère à l'égard de la "trahison social-démocrate d'août 14", elle a eu pour effet d'accréditer une version limitée des causes de la dégénérescence de la Seconde Internationale. La portée et l'origine véritables de cette version se vérifient en fin de compte sur le terrain historique où il s'agit de définir ce que représente cette dégénérescence non pas seulement à l'égard du mouvement ouvrier, mais plus encore à l'égard de la dynamique de développement du capital. Nous avons déjà situé le problème dans ses rapports avec la "crise" du PCI. La critique de Pannekoek - souvent intuitive, mais pour cette raison même plus profonde que la critique "officialisée" par l'I.C.- prend tout son relief à la lueur de la résurgence "stalinienne" du phénomène, laquelle, dans ses caractéristiques criantes d'après la Libération, avait déjà porté un rude coup à la "construction théorique" héritée par le PCI de la gauche italienne. On se bornera donc à montrer ici que, même dans la sobre conception de Bordiga, une concession énorme est faite à l'illusion du caractère "malgré tout prolétarien" de la Seconde Internationale.

La fonction contre-révolutionnaire de la social-démocratie - selon la remarquable formule même de Bordiga - a été historiquement révélée par sa politique d’union sacrée lors de l'éclatement de la première guerre mondiale. Pannekoek et Bordiga - avec tous les révolutionnaires de l'époque - se rencontrent sur cette constatation : la manifestation violente de la première crise de l'impérialisme rend caduques toutes les conceptions et tactiques de la Seconde Internationale. C'est l'enseignement qu’ils tirent respectivement de cette constatation qui s'oriente suivant deux directions nettement opposées.

Pannekoek "re-parcourt" en quelque sorte toute la tranche d'histoire couverte par l'activité de la Seconde Internationale et vérifiant ses critiques antérieures (Cf. sa polémique contre Kautsky) établit qu'elle a joué un rôle contre-révolutionnaire bien avant 1914 et ce, précisément, parce qu'elle affirmait et développait, socialement et structurellement, les catégories salariées dans un contexte historique où cette affirmation et ce développement, tout en présentant la réponse à une nécessité objective pour les travailleurs, ne pouvait constituer un facteur antagonique du capital.

D’où la conclusion de Pannekoek sur le terrain théorique : il ne peut y avoir, dans la phase impérialiste, d'actions et d'organisations du prolétariat qui ne soient révolutionnaires. Pannekoek récuse donc - au moins implicitement - ce qu’il a précédemment admis, sur le plan de la tactique comme sur celui de l'organisation, parce qu’il n’existait pas alors d’autre voie possible sur la ligne de développement historique de la classe ouvrière. C’est strictement en ce cas, selon lui, que la doctrine, la tactique et l'organisation de la social-démocratie étaient plausibles. On ne pouvait, ni deviner le moment historique où la tactique révolutionnaire s’imposerait à nouveau, ni concevoir sous quelles formes elle le ferait. On observait une ligne politique déterminée parce qu'en l’état du développement général économique et social, on n'en voyait pas s’en dessiner d’autre[40]. Mais la perception, relativement tardive de la caducité de cette ligne, non seulement n'enlève rien au fait qu'elle était, bien avant, déjà erronée - par rapport à la mission révolutionnaire du prolétariat -  mais encore elle impose de tirer de ce fait toutes ses conséquences.

Il semble bien que cette plausibilité de la ligne politique d'avant 14, toute relative chez Pannekoek, soit chez Bordiga absolue ; c'est -à dire qu'il n'y ait pas lieu de la condamner, rétroactivement, dans tout son contexte. Ce qui nous autorise du moins à le croire c’est tout un passage du "Tracciato d'impostazione"(1946) ; texte d’importance capitale puisque inséré dans le premier numéro d'après-guerre de la revue du PCI- "Prometeo", il traçait toute la perspective théorique pour le parti[41].

Dans ce passage, Bordiga écrit que les faits ont confirmé la position des gauches révolutionnaires de la Seconde Internationale sans toutefois qu'on puisse définir l'action de la droite comme mouvement conformiste (cf. note). Lorsque "l'histoire"- s'il est permis d'appeler ainsi le jugement de la critique révolutionnaire portant sur les espoirs d'un passé démenti - donne raison, dans cette acception à qui que ce soit, elle ne le fait jamais à moitié. Elle ne s'est donc pas bornée à confirmer la gauche révolutionnaire parce qu'elle combattait la droite ; elle a aussi, rétroactivement, "donné tort", dans cette gauche, à ceux qui ne voulaient considérer la droite que comme l'incarnation d'une divergence survenue au sein d'un mouvement ouvrier présumé représenter les intérêts du prolétariat. Ce dernier désaveu ne concerne les hommes que pour autant que leur nom est lié à un corps de positions bien définies ; il porte en réalité sur la validité de la notion suivant laquelle droite et gauche auraient "normalement" coexisté dans la même organisation. Ceci ne présente évidemment guère d'intérêt en tant que jugement a posteriori sur les militants politiques de l'époque ; mais c'est par contre d'une importance considérable dans la répudiation plus ou moins complète du social-démocratisme : la "normalité" de la coexistence de la gauche et de la droite dans la Seconde Internationale ménage, dans l'héritage idéologique de la social-démocratie, la partie théorico-doctrinaire du marxisme que la Troisième Internationale n'a pas su ou voulu répudier.

Bordiga dit que les Bebel, Jaurès et Turati ne voulaient pas faire tourner à l’envers la « roue de l’histoire » mais duquel trajet historique la formule est ambigu, puisqu'il ne saurait s’agir, dans un jugement porté par des révolutionnaires, d’admettre comme trajet historique possible, un processus d’amélioration continue de la démocratie bourgeoise s'épanouissant en "socialisme", voie empruntée par la droite mais en dissimulant sous un langage humanitaire l’évolution totalitaire indiscutable de la société capitaliste. Mais si l'on entend dénoncer cette fonction véritable de la social-démocratie, on ne peut dire qu’elle voulait faire tourner la roue de l’histoire à l'envers puisqu’elle l'impulsait au contraire vers l’avenir, mais celui-ci découvert après-coup comme forme totale de domination du capital. Sous quelque angle qu'on l’aborde, et abstraction faite de la bonne volonté subjective de ses chefs, le mouvement social-démocrate ne peut être défini ni "réformiste", ni "conformiste", mais comme il s'est révélé être dans la réalité -fut-elle tardivement perçue – c’est-à-dire comme instrument de la contre-révolution.

D'une façon lapidaire, les résultats respectifs de cette divergence entre Pannekoek et Bordiga, sur le plan des rapports avec la théorie, peuvent s’énoncer ainsi : la critique lucide de Pannekoek concernant le caractère étriqué du "marxisme" de Lénine et de la Seconde Internationale ne se conclut pas chez lui par un dépassement théorique du mouvement avorté du prolétariat allemand ; celles de Bordiga, qui prend pour cible les limites de ce mouvement, occulte par là la critique théorique, tout aussi bien à l’égard de la Seconde internationale qu’à l'égard de son "disciple" Lénine.


Une affirmation téméraire du PCI



Quand "Le Prolétaire" écrit que le seul marxisme digne de ce nom est celui qui va de Marx - Engels à Lénine et à la Gauche italienne c'est là une affirmation qui ne peut être soutenue qu’à l'appui d'une conception obscure et métaphysique dés rapports réels entre l’histoire et la théorie de Marx. Indépendamment des véritables mobiles actuels qui, dans le PCI, maintiennent "en vie" cette conception, elle ne résiste pas à la critique qu’autorisent et imposent tant le matériel peu connu - ou pas connu du tout - exhumé récemment des archives historiques, que la nette indication contenue dans les prémisses du "changement de cours" survenue au cours de la récent décennie.

Nous avons déjà fait état du caractère déflagrateur de ces "révélations", même incomplètes, touchant aux événements de l'Allemagne des années 20 ; nous délaisserons un instant les écrits de Pannekoek qui, pour des raisons de filiation politique, ont été les premiers exhumés de l'oubli dans lequel l’histoire, activement aidée par les "léninismes" de toutes sortes, les avait ensevelis. Comme nous l’avons déjà indiqué, son chaud témoignage, peut-être irremplaçable, de la teneur du conflit entre l'IC et le KAPD, s'efface derrière celui de Korsch lorsqu'il s'agit de réfuter l’affirmation ci-dessus du PCI,qui ne concerne pas seulement la qualité de "marxiste" reconnue ou contestée à la gauche allemande, mais l'existence même d'une acception de cette doctrine autre que celle transmise par Lénine et Kautsky.

Il est clair qu’aujourd'hui on ne peut pas ne pas s'interroger sur le contenu le plus profond d'une théorie qui, dans le prolétariat moderne, a identifié la possibilité historique de désaliéner ce que Marx appelle "être social", dont le développement historique antérieur a développé le concept en même temps qu’il lui niait de plus en plus l’existence, En ce qui concerne les rapports de cette théorie avec la praxis révolutionnaire, trois groupes de données se sont confirmées. Ce sont d’abord celles qui ont trait à l'ampleur de la vision de Marx qui est irréductible aux dimensions d'une seule catégorie sociale qu’on pourrait emprisonner dans la situation contingente de l'époque de sa plus brutale exploitation. Viennent ensuite tous les faits qui démontrent l’indiscutable défiguration de la théorie de Marx par la longue période historique qui, sous l’hypocrite référence formelle au marxisme, a vu l’adaptation du prolétariat industriel aux exigences de toutes sortes du capital. Enfin, en dernier lieu, percent diverses certitudes concernant le mode présent de domination du capital et qui exigent une autre approche du problème théorique.

Ici, c’est à l’altération historique de la théorie de Marx que nous devons encore nous en tenir. Avant d’aller outre, il s’agit de réfuter une unicité et une continuité "marxistes" qui, le plus clair de ce qu’en affirme le PCI est le fruit de ce qu’on a appelé "la passion du communisme" chez Bordiga, qu’à ce titre, non seulement nous respectons, mais considérons comme un moment de la lutte historique révolutionnaire, sans que cela autorise de respecter les limites dans lesquelles le même Bordiga enfermait cette lutte.

En ce qui concerne la critique de la Seconde Internationale aussi bien que celle de la troisième, le livre de Korsch, mieux que l’œuvre de Bordiga, rétablit la réalité historique. Sa thèse, écrite dans le feu d’une défense non moins dramatique et désespérée que celle de Bordiga contre l’offensive de la clique de bureaucrates moscovites, peut se résumer de cette façon : jamais la social-démocratie n’a réellement et intégralement adhéré à la théorie de Marx ; jamais la Troisième Internationale n’a condamné, dans son intégralité le faux marxisme de la Seconde ; pis encore, dès le reflux de la révolution internationale, elle a repris à son compte les éléments de doctrine qui, dans la social-démocratie allemande, consignaient le plus nettement sa séparation avec la théorie de Marx.
Quelques citations peuvent illustrer la portée de cette démonstration qui intéresse, non seulement l’histoire de la théorie, mais aussi la théorie de l’histoire.

"Le mouvement socialiste du dernier tiers du XIX siècle – écrit Korsch – n’a jamais adopté le marxisme dans son entier"[42]. L’auteur, embrassant tout à la fois les aspects « philosophiques », politiques et sociaux de cette non-adoption démontre que l’évolution de la social-démocratie en direction du positivisme bourgeois lui interdisait de comprendre l’évolution du mouvement ouvrier en rapport avec celle du capitalisme. De plus ses structures organisatives et sa doctrine s’étaient forgées "au point même où l’orientation pratique du mouvement était au plus haut point révolutionnaire"[43] mais alors que sa théorie "était surtout démocratique au sens du "parti populaire", lassalienne, dürhinguienne » (ouvrage cité, p 32).

Korsch souligne ensuite l’importance de la conjoncture politico-historique dans laquelle s’est effectuée, pour la social-démocratie, l’adhésion formelle au marxisme intégral : vers 1890 ; lorsque la bourgeoisie s’est orientée en direction d’un certain libéralisme politique (non-reconduction de la loi contre les socialistes en Allemagne). Dans ces conditions, "le "marxisme" de la Seconde Internationale, développement positif selon eux[44] de la théorie première de Marx et d’Engels, est en réalité une forme historique nouvelle de la théorie prolétarienne de classe".

Si quelque membre du PCI, fortuitement, tombe un jour sur de telles « révélations » qui moisissent depuis un demi-siècle dans les archives de l’histoire du mouvement ouvrier, il ne pourra honnêtement nous contredire lorsque nous affirmerons que, dans le PCI, on n’a jamais parlé de cet aspect-là de la dégénérescence de la Seconde Internationale, qu’on se bornait à stigmatiser dans sa "trahison d’août 1914".

Korsch, polémiquant avec les "orthodoxes" de service de l’I.C., se défend du reproche que ceux-ci lui font d’avoir une "prédilection" pour la "forme primitive" des écrits de Marx. Ce qu’il englobe dans la première période de la théorie marxiste, ce ne sont pas les écrits de jeunesse de Marx[45] mais l'œuvre qui débute avec la "Critique de la philosophie du droit de Hegel". La seconde période commence à ses yeux dans les années 1850, au moment de l'essor capitaliste et de l'écrasement des organisations et courants révolutionnaires (ouv. cité. p 25) et elle dure jusqu’à la fin du siècle. En ce qui concerne la troisième période, Korsch avertit le lecteur : cette délimitation a un caractère extrêmement global ; il faudrait l’analyser en détail, la scinder aux grands changements qui - notamment sous rapport de la théorie révolutionnaire avec la philosophie - ont affecté simultanément la pensée bourgeoise et la pensée socialiste. Mais le résultat final de cette troisième période n'est pas discutable, c’est le triomphe du « kautskysme » en tant qu’adaptation dogmatique d'une théorie révolutionnaire à une praxis non-révolutionnaire (ouv. cité. p. 25).

Il devient banal de produire "ces "banalités de base » qui depuis quelques années, sont tombées dans le domaine public. Mais on ne peut aborder les vicissitudes de la IIIe Internationale sans tenir compte du témoignage de la gauche allemande et vice-versa. La nature réelle de la social-démocratie telle qu'elle apparaît dans la genèse qu'en retrace Korsch fait jaillir avec autant de force la précarité de la direction russe du mouvement communiste international que l'incidence décisive, sur la praxis révolutionnaire de l'Allemagne des années 19-20, de ce tout historico-politico-social forgé par la social-démocratie comme force d’inertie et de conservatisme devant laquelle fut vaincue la velléité subversive prolétarienne en ce pays.

Il apparaît clairement, à l'examen du contexte politique dans le cadre duquel, à l’époque où Korsch écrit, les dirigeants les plus en vue de l’I.C. revendiquent "l'apport positif" du marxisme de la Seconde Internationale, que cet "apport" concerne en premier lieu ce qui peut justifier la tactique manœuvrière et frontiste dans laquelle la IIIe Internationale à cette date, est définitivement enlisée. Les détails et citations fournis par Korsch concernant la vive polémique engagée par Moscou contre Lukacs et lui prouvent bien "la totale solidarité théorique de la nouvelle orthodoxie communiste avec l'ancienne orthodoxie social-démocrate" (p. 30). Ce que défend l'I.C. contre Lukacs et Korsch, c'est ce "marxisme de la Seconde Internationale"... « dont Lénine et les siens n'ont jamais récusé l'héritage spirituel en dépit des paroles qu'ils ont pu prononcer dans l’ardeur du combat". Or la prétention de la Seconde Internationale à la "totalité marxiste" est doublement démentie : 1°) par le caractère prioritaire et absolu qu'elle a donné à "certaines théories économiques, politiques et sociales dont la signification générale est déjà altérée du fait qu'elles sont isolées de la perspective révolutionnaire de Marx, mais qui sont en outre mutilées et faussées dans leur contenu même" (p 32). 2°) parce que l'adhésion formelle de la Seconde Internationale au marxisme ne s’est pas affirmée au moment où le mouvement ouvrier, dans sa praxis, se rapprochait le plus des positions de Marx et d’Engels, mais dans la période postérieure où l’emportaient  déjà dans la praxis syndicale et politique, les tendances nouvelles qui trouvèrent par la suite leur expression idéologique dans ce qu'on appelle le "révisionnisme".

Un peu plus loin, Korsch donne une analyse qui explique en même temps le triomphe final des conditions défavorables à la révolution dans les années 19-21 et l'impossibilité de dégager du tronc social-démocrate une vision cohérente et lucide de toute la situation. Il relève à ce sujet une déclaration de Rosa Luxembourg, selon laquelle le marxisme « piétinerait », serait "au point mort" en raison du fait que la social-démocratie devancée par la pensée de Marx, serait devenue incapable de mettre cette pensée à profit.

"Il faut comprendre tout autrement - écrit Korsch - le décalage entre la théorie marxiste révolutionnaire, hautement développée, et une praxis qui reste loin derrière elle et, en partie, la contredit directement" (p. 34-35).

Ce décalage, dit Korsch, provient :

"... tout simplement de ce que, dès le début, dans cette phase historique, le "marxisme" n'a pas été pour le mouvement ouvrier qui l'avait adopté de façon toute formelle une véritable "théorie" , c'est-à-dire "expression générale, et rien d’autre, du mouvement historique réel" (Marx) mais n’a jamais été qu'une "idéologie" que l’on prend toute armée "à l'extérieur".

Vu sous cet angle la théorie de l’extériorité de la conscience, pierre angulaire de tous les léninismes. ne recèle plus aucun mystère. Mélange de "science économique", apanage des seuls intellectuels et des lieux communs démocratiques accessibles à tout un chacun, la doctrine social-démocrate doit effectivement être inculquée. Mais le produit de cette "importation de la conscience" ne réalise en aucune façon la théorie, c’est-à-dire le mouvement révolutionnaire :

"Ayant adopté de façon purement formelle le marxisme comme idéologie, le mouvement ouvrier d’alors (1890-1914, NDR) était resté dans sa praxis sur sa nouvelle base bien en dessous du développement général (et théorique en particulier) qu'avaient déjà atteint sur la base plus étroite d’autrefois, le mouvement révolutionnaire tout entier, et avec lui la lutte de classe du prolétariat, au milieu du XIXe siècle quand touchait à sa fin le premier cycle de développement capitaliste"[46]

Ce qui explique, poursuit Korsch :

"…que le mouvement ouvrier, qui s’est réveillé, depuis le dernier tiers du XIXème siècle, soit dans l'impossibilité totale d’adhérer de façon non plus seulement formelle mais effective, à cette théorie si hautement développée".
Dans l'histoire de la théorie marxiste, les praxis de la Seconde puis de la Troisième Internationale interviennent donc de façon déterminante ; outre le fait que Marx et Engels eux-mêmes en des périodes successives en développèrent par priorité, sinon de façon exclusive, tel ou tel aspect[47].

Face à cette réalité, au sujet de laquelle textes et faits concordent, la continuité marxiste dont parle "Le Prolétaire" n'est qu'une autre expression du mythe léniniste qu'il faut maintenant examiner.


Le bolchevisme "valable pour la seule Russie"



Nous pouvons maintenant revenir à Pannekoek (et à Gorter) à propos du grief que leur fait le PCI de "justifier le bolchevisme seulement par les conditions existant en Russie".

Ici la polémique du PCI n'a pas besoin d’aller jusqu'à l’interprétation péjorative, voire même la déformation des positions du KAPD : celles-ci s'avèrent à ses yeux suffisamment hérétiques pour qu'il soit superflu d’en rajouter. "Le Prolétaire" énumère donc consciencieusement les arguments de Pannekoek et Gorter : les conditions justifiant le bolchevisme en Russie s'effacent en Europe occidentale "où le prolétariat est seul et doit faire la révolution seul contre les autres classes" ; la spécificité de la révolution d'octobre vient de ce qu'elle est "double, mi-bourgeoise, mi-prolétarienne", que son principal facteur social, la classe paysanne, est dépourvue d'initiative politique et a "besoin d’être dirigé", ce qui explique, pour les bolcheviks, "la nécessité de la manœuvre entre deux poussées révolutionnaires différentes" et l'importance, dans la conception bolchevique de l’organisation prolétarienne et de ses tâches, du rôle des chefs, de leur "diplomatie", etc.

L'origine et la genèse des conceptions kapédistes a déjà été évoquée dans la partie consacrée à la chronologie ; il reste donc à exposer intérêt qu'elles peuvent présenter aujourd’hui et plus particulièrement, le fait que l'évolution socio-politique de la dernière décennie a actualisé toute la portée critique de l'apport de la Gauche allemande : cet apport représente, pour la révolution avortée d'hier, la révolte contre le subi à l'encoure des courants "traditionnels" qui, comme le PCI, défendent ce subi comme le nécessaire et l'inévitable dans la révolution de demain.

La position de Pannekoek, tout en résumant sa lutte politique d’avant et pendant la guerre, est directement déterminée par l’expérience des années 192l, sur le plan allemand et international[48]. Son jugement sur le bolchevisme découle en très grande partie des positions prises par l’I.C. dans la question allemande et de la conjonction politique (par ailleurs dénoncée par Korsch sur le plan idéo-théorique, cf. plus haut ) apparue entre la IIIe Internationale et les Indépendants[49]. Sans nous y étendre ici, il faut directement confronter ce jugement avec les événements ultérieurs et avec la présentation de ces événements selon l'optique de la Gauche italienne.

Car c'est évidemment là que le bât blesse pour "Le Prolétaire". Unique ou non, authentique ou pas, le marxisme, selon l’acception du PCI, passe intégralement par la praxis bolchevique, l’englobe et en sort renforcé.  Pannekoek au contraire, après avoir admis un moment la possibilité d’une issue communiste internationale de la révolution d'Octobre, considère, au terme de son expérience dans l’I.C., que la praxis bolchevique est celle d’une révolution bourgeoise et rien que cela. Par la bouche de Bordiga, la gauche italienne, tout à l’opposé, affirme que cette praxis était irréprochable dans le cadre d'un lent cheminement de la Russie vers le socialisme et si la révolution communiste avait vaincu à l'Ouest. Pannekoek et Bordiga ne sont donc d’accord que sur un seul point : l’impossibilité du socialisme en Russie sans la victoire internationale du prolétariat.  En l'absence de cette condition le premier conteste au bolchevisme sa prétention au marxisme, le second la lui reconnaît, et à titre exclusif.

Pour Bordiga la révolution d'octobre reste socialiste en dépit de son sort ultérieur. Son argument est le suivant : la Commune prolétarienne d'octobre fut l'appel au prolétariat mondial et l’exemple de la rébellion générale dont dépendait l'émancipation de la société[50]. Enfermé dans la perspective nourrie de 1917 à 1920 par tous les révolutionnaires du monde, cet argument tombe sous le sens et on a déjà vu qu’il n'était aucunement contesté par la gauche allemande et Pannekoek en particulier. Il convient de rappeler à ce sujet que d’une part l’écho international rencontré par l’appel du prolétariat russe se limita aux tendances et aux mouvements à l’égard desquels l’I.C. adopta bien vite une attitude critique, pour d’autres l’imitation de l’exemple russe fut en grande partie artificielle (mimétisme à l’égard de la forme soviet) avec cette particularité que les plus enthousiastes à en défendre l’esprit, ce furent les kapédistes, également bientôt considérés par la IIIe Internationale comme des ennemis (Lénine au IIIe congrès de l’I.C.). Ceci n’est évidemment pas étranger au fait que la remise en cause du qualificatif de socialiste pour la révolution russe fût pour la gauche allemande, la conséquence logique de l’évolution de l’I.C. A partir du moment où celle-ci (par USPD interposée) acceptait de composer avec la social-démocratie allemande – ce puissant rouleau compresseur au service de la contre-révolution – elle changeait totalement de rôle en tant que facteur politique international, d’exemple de la révolution devenant obstacle à son développement[51]. Il s’imposait donc aux Pannekoek, Bordiga, Gorter et autres, de tenter d’identifier la force historico-sociale qui, à l’intérieur de la dynamique même de la révolution russe, provoquait ce "tournant" de l’I.C.

Force est de constater que, sur ce point, « l’idéaliste » Pannekoek ("Le prolétaire dixit")est plus matérialiste que Bordiga qui, lui, centre l’explication du phénomène – en ce qui concerne les bolcheviks – sur le plan subjectif de leurs "erreurs d’appréciation"[52]. Nous disons plus matérialiste sans pour autant ignorer qu’aux yeux de Bordiga, il ne s’agit pas simplement de convaincre les Trosky, Lénine, Zinoviev, etc. ; c’est le comportement des sections communistes d’Occident qui aurait dû opérer cette "conviction"[53]. Il n’en demeure pas moins que Bordiga semble conférer aux forces politiques dominantes dans les PC de l’Ouest, une volonté subjective révolutionnaire, alors que cette volonté n’est que le masque de leur rôle objectif contre-révolutionnaire comme telles et, pour expliquer l’appui résolu que leur apporte le bolchevisme, tente d’identifier celui-ci comme totalité et expression globale du mouvement révolutionnaire en Russie en s’attachant particulièrement à la façon dont ce mouvement a adopté – et adapté – la théorie de Marx.

Bien entendu, Pannekoek y procède en s’appuyant sur sa propre démarche théorique et, notamment sur sa sévère critique antérieure de la social-démocratie « kautskienne ». Mais cette démarche et cette critique, si on les examine à leur tour dans leur genèse historique, apparaissent  - non pas comme cette « déviation anarchiste » ou « anarchiste », ou encore comme cet « extra-marxisme » que « Le prolétaire » traite par le mépris – mais comme le produit du travail d’une « école » critique qui s’est attachée, contre le révisionnisme  effectif de toute la Seconde Internationale, à retrouver le Marx de la "première période".

Ce n’est donc nullement par hasard ou aberration que l’âpre polémique menée par cette école contre le « marxisme de la Seconde Internationale » induit ses auteurs, après le reflux des années 20, à poursuivre leur analyse de la « sinistre parabole de la révolution tronquée » jusqu’à l’autopsie complète de son mouvement initial[54]. L’écho que le mouvement international donne de la révolution d’Octobre se manifeste moins en effet comme adoption de la rupture profonde que cette révolution incarne par rapport à l’ancien cours que comme illusion d’une conciliation possible entre cet ancien cours et les conditions nouvelles. Dans l’acceptation qui prévaut, tant comme psychologie sociale de la classe ouvrière que comme ligne stratégique de ses organisations, le communisme ne se distingue du réformisme social-démocrate que comme tactique politique : en Allemagne notamment, une combinaison de la socialisation des moyens de production incontestablement puisée dans l'héritage réformiste, et de l'art de l'insurrection, tout droit importé de Russie. Il est clair que, pour Pannekoek et toute la gauche allemande, l'incarnation sous forme doctrinale de cette combinaison, celle qui est soutenue par les meilleurs théoriciens et publicistes de l’I.C., et toute auréolée de la victoire d’octobre, c'est le bolchevisme. Avec cohérence, ils combattent donc cette conciliation contre-nature, entre deux mouvements historiques diamétralement opposés, et dirigent le plus fermement leur critique contre son expression la plus achevée et la plus éloquente.

 Il faut sans cesse rappeler sous quel angle précis cette critique est encore aujourd'hui importante. Suspendre la victoire mondiale du communisme à une victoire (qu'on espère limitée dans le temps et dans l'espace) du mode de production que le communisme doit éliminer est une gageure que la contre-révolution a définitivement balayée. Si nous faisons abstraction d'un autre effet de cette contre-révolution -le changement fondamental de nature de la domination du capital - nous prenons conscience du retard de la pensée critique révolutionnaire qui, il y a cinquante ans déjà, aurait dû percevoir la contradiction insoluble contenue dans la "gageure" ci-dessus : éliminée de l'histoire, celle-ci aurait dû l’être aussi de la théorie, sous peine d'une errance sans fin entre le déterminisme et la fatalité.(Nous avons déjà vu, à propos de la plausibilité d'un certain degré de développement du capitalisme comme condition du socialisme futur, combien les deux termes pouvaient se mêler de façon trouble). Pour en revenir au KAPD, la récupération des révolutions ouvrières par le capitalisme qu’il avait prévue est un fait historique confirmé trop après-coup par tout le développement afro-asiatique succédant à la seconde guerre mondiale. La pensée révolutionnaire commence à peine en effet à l'enregistrer dans son seul sens positif, c'est-à-dire comme répudiation de toutes les constructions a posteriori engendrées par "l'espoir" trompé des années à propos de l'avenir de la Russie, et qui ne sont plus aujourd'hui des "solutions" que pour le capital.  Le refus ou la répugnance à procéder à cette répudiation constitue l'ultime forme, d'autant plus puissante qu'abstraite dans le subconscient collectif, de la prétention contre-révolutionnaire à mieux gérer le capital qu'il ne se gère lui-même et dont les partisans, à l'image de leurs prédécesseurs d’il y a cinquante ans, ont été par là, selon la belle formule "d'Invariance" : les "géniteurs de la fatalité".

C’est parce que Pannekoek et les autres gauches allemands ont dégagé du concept de « double révolution » appliqué à la Russie d’Octobre les forces et les tendances objectives telles qu’elles ont finalement prévalu à l’échelle mondiale[55] qu’il est aujourd’hui possible de comprendre comment et pourquoi le terme de prolétarien et communiste dans ce double caractère d’Octobre était lui-même mal dégagé de la gangue idéologique du passé, non seulement sur le plan de la tactique internationale de cette "double révolution", mais en raison d'un héritage théorique commun à tout le mouvement ouvrier : le "marxisme" de la Seconde Internationale. Aussi importe-t-il peu - même si "Le Prolétaire" en fait ses gorgées chaudes - que le schéma sur lequel Pannekoek s’appuie pour soutenir le caractère exclusivement bourgeois de la révolution russe présente diverses faiblesses. Pas davantage ne doit arrêter le fait que les facteurs contre-révolutionnaires identifiés par lui et Gorter dans toute la praxis historique internationale, ne se soient pas rigoureusement démontrés sous le jour où on les décrivait (par exemple celui de la rechute de la société russe dans une sorte de capitalisme colonisé par l'Europe occidentale, ou encore du retour de formes traditionnelles "libérales" du capital avec la NEP). Ce qui chez Pannekoek est aujourd’hui encore utile, c'est sa façon, toute différente de celle de "l’école" léniniste, de définir les rapports entre la théorie révolutionnaire et le mouvement historique ; c’est l'importance de la brèche ouverte par cette méthode dans l'illusion idéologique, notamment celle perpétuée par le PCI et selon laquelle la théorie révolutionnaire serait parvenue à une telle maîtrise du mouvement historique qu’elle pourrait, sinon donner à celui-ci des ordres, du moins lui assigner une voie et une seule. Plus précisément, cette brèche dans le marxisme figé à l'état d’idéologie porte sur l’épreuve à laquelle l'expérience russe a soumis les limites théoriques du mouvement révolutionnaire correspondant à la seconde phase de l'histoire de la théorie de Marx. Au travers de la praxis bolchevique du pouvoir considérée, répétons-le, dans son contexte international - la base théorique commune à tout ce mouvement n'affronte plus seulement, comme sous la Seconde Internationale, la tentation de partager le pouvoir avec la bourgeoisie dans une tâche de gestion du capital, elle affronte les suggestions de la réalité même de cette gestion dans des conditions sociales exclusives de toute participation de la bourgeoisie.

En ce sens, l'analyse de Pannekoek participe d'une critique générale des moyens et médiations à l'aide desquels le mouvement prolétarien a tenté, et tente encore en 1917, de révolutionner la société. Il n’est pas discutable que ces moyens et médiations sont empruntés au passé historique ; y compris bien entendu, le passé bourgeois, celui des révolutions qui tendaient objectivement à réaliser toutes les conditions du triomphe du capital. Ici apparaît, par comparaison avec la méthode de Pannekoek, le caractère partiel de celle de Bordiga qui, dans les moyens et médiations empruntés par le prolétariat, critique impitoyablement ceux qui projettent dans le mouvement ouvrier des modes économiques d’association (proud'honnisme, syndicalisme, « socialisme d’entreprise ») mais non ceux qui y reflètent des modes politiques (Etat, dictature qui, chez Lénine, se revendiquent ouvertement du modèle jacobin).

Cette critique, Pannekoek ne se doute probablement pas qu'elle rejaillit sur Marx lui-même dans la mesure où ce dernier a reconduit, dans ses textes politiques ("Manifeste" de 1848) l'emprunt inévitable aux formes politiques des révolutions passées. Mais la délimitation de la "paternité" réelle de Marx en ce domaine relève d'une étude qui déborde du cadre du présent chapitre. Ce qui apparaît clairement dans le cadre qui nous concerne ici c’est le prestige de succès révolutionnaire que le léninisme a apporté au vieux kautskisme ; mais ce prestige est celui de l’également vieille révolution.

La révolution russe, hormis le stade bref de son appel au prolétariat international, passe donc à l'histoire comme révolution bourgeoise ; non seulement en raison des limites de la transformation sociale qu’elle ne pouvait matériellement dépasser, mais par la nature des conceptions politiques qu’elle a implantées dans le mouvement communiste international. Sans l’introduction de la catégorie totale de "révolution bourgeoise" pour caractériser tous les aspects de l'involution russe, on ne peut surmonter la contradiction qu'elle ne cesse de manifester dès le début entre la portée objective - subjective de son mouvement à l'échelle internationale et la ligne politique qu’elle poursuit avec opiniâtreté. On ne peut surtout pas opposer sa tactique et ses principes puisque sa caractéristique principale fut l'élasticité. Vue sous cet angle, le succès insurrectionnel du bolchevisme n’entraîne pas nécessairement l'infaillibilité de sa doctrine. En un certain sens, par le truchement de l'influence déterminante et incontestée de la section russe dans la IIIéme Internationale, ce succès a finalement servi de caution à l'idéologie dont le prolétariat européen, pour pouvoir imiter le prolétariat russe, aurait dû se libérer.


Révolution politique ou révolution sociale



Le critère de Pannekoek, dans son jugement sur la révolution russe est en accord avec les définitions de Marx, quoiqu'en pense le PCI ! La révolution bourgeoise est politique parce qu'elle réalise, par une transformation violente de l'Etat le triomphe d'un mode de production déjà existant et développé au sein de la vieille société. C'est une révolution parce que l'Etat précédent incarnait, pour toutes les classes autres que les classes défendues par cet Etat, une forme historique de contrainte dont elles ne pouvaient s’émanciper que par un acte de violence révolutionnaire. La révolution prolétarienne est au contraire sociale parce que, selon Marx, la "libération des forces productives" ne fait qu'un avec l'avènement d’un nouveau mode de production. Si cette définition de la révolution sociale diffère de la conception anarchiste en ce qu'elle affirme la nécessité transitoire d'un élément de contrainte - l'Etat prolétarien – ce n’est que pour autant que la résistance opposée par les anciennes classes survit à leur éviction du pouvoir[56]. C’est seulement par une extension abusive, et dont il faut rechercher l'origine dans l'histoire même du mouvement communiste, que cette justification du nouvel Etat de la période transitoire entre capitalisme et socialisme a été étendue d'une façon dogmatique, aux difficultés rencontrées par la révolution d’Octobre[57].



Il serait banal de dire que les limites de la politique intérieure des bolcheviks, enfermée dans une perspective de développement du capital, avec l'effet en retour des moyens les plus divers pour y plier toutes les couches de la population, se manifestèrent de façon également déterminantes en ce qui concerne leur politique extérieure, c’est-à-dire la stratégie d'Etat qui s’exprimait, dans la IIIe Internationale, par l'influence de la section russe. Nous ne pouvons ici trancher la difficile question du moment où, sans attendre la déclaration cynique de Staline, la priorité de l'Etat bolchevique devint irrésistible dans l’I.C. Il suffit de rappeler que le tournant stalinien n'en a été que l'officialisation sanglante mais tardive.

Ceci permet de donner tout leur poids aux arguments de Pannekoek à l’appui de sa thèse : la révolution russe, bourgeoise parce que politique et non sociale. On a déjà vu que ce que le PCI a conservé de la position de Bordiga résiste peu à l’analyse des faits. La thèse favorite du PCI explique "l'impatience manœuvrière" des bolcheviks sur le plan international par la situation intenable que créait pour eux la gestion d'une économie arriérée et menacée par l’intervention impérialiste. Cette thèse rend peut-être compte de façon globale du développement historique du  phénomène de la contre-révolution. Elle n'explique pas le fait qu'aucun des cerveaux les plus prestigieux de l'opposition trotskyste n’ait amorcé la moindre critique semblable à celle de la Gauche italienne, même après le triomphe définitif du stalinisme. Or il est impensable qu'un homme comme Trotsky n'ait pas suivi de près et vu les résultats désastreux de la tactique de l’I.C.: celle-ci, en renforçant objectivement le monopole social-démocrate sur la classe ouvrière d'Occident, non seulement rendait impossible la condition internationale du dépassement, par les bolcheviks, des conditions russes, mais créait, au sein de l'Internationale même la force intéressée à exalter comme "socialisme" la contingence des "réalisations russes" et par là même la voie du "socialisme en un seul pays".

Quand une telle contradiction devient le fait de dizaines de milliers de révolutionnaires, il s'agit bien d'un phénomène objectif historique, qu’on ne peut expliquer par des seules fautes de jugement. C’est donc à ce niveau-là que Pannekoek s’efforce de la déchiffrer, sans escapade subjective du type « erreur d'appréciation ». L’intérêt que présente aujourd'hui encore sa méthode c’est qu'elle s'attache à ne pas rompre, dans sa représentation du phénomène dénommé "bolchevisme", le caractère déterministe de sa genèse et de son action. Pannekoek a adopté un moment la thèse de « l’incompréhension » par les bolcheviks des "conditions occidentales" (Not Pan 89), mais il l'a bien vite abandonnée. Dès le 3e congrès était visible, à travers le différent entre Lénine et l’I.C. d'une part, la gauche allemande de l’autre qu'il s’agissait de deux conceptions opposées des rapports entre la théorie révolutionnaire et la réalité historique et sociale, et non pas de deux visions différentes de cette réalité. Imputer aux bolcheviks "l'incompréhension" de celle-ci tout en soutenant qu'ils ont "intégralement restauré le marxisme" c'est admettre que, dialecticiens rigoureux en deçà de leurs frontières, ils auraient brutalement cessé de l'être au-delà!

A ce point du débat c’est la méthode qui aboutit à de telles contradictions qui devient objet de critique. On peut affirmer l'unité doctrinale du bolchevisme mais à la condition de comprendre que cette unité repose sur une théorie de la séparation. Plekhanov et Lénine furent en effet les disciples les plus conséquents d’une expression historique du marxisme dont la caractéristique centrale était la propension à scinder la représentation du mouvement historique social réel, à séparer tactique et principes, économie et politique, parti et classe. On ne peut dresser la critique correcte d’une telle expression historique en consacrant ses propres faiblesses comme critères infaillibles. La règle vaut autant pour la IIIe Internationale que pour la Seconde. Aujourd'hui. alors que toute préoccupation apologétique à l'égard du bolchevisme est pour le moins dépourvue de sens, prétendre le "sauver" en dissociant ses "bons principes de leur "mauvaise" application, ce ne peut être que perpétuer l'erreur théorique fondamentale de la Seconde Internationale, qu'il était censé avoir redressé, mais qu'en réalité il a agrandie aux dimensions des problèmes posés par la première affirmation massive du prolétariat dans l'histoire.

La thèse de « l’incompréhension » bolchevique n’est que la projection mécanique de la chronologie de la contre-révolution : l’échec du prolétariat européen se conjuguant avec la situation désastreuse de l'économie russe au sortir de la guerre civile aurait bousculé la perspective trop optimiste du début, imposé diverses concessions internes rejetant encore davantage dans le futur les premières mesures socialistes en Russie ; ensuite, après la défaite définitive en Allemagne 1923, la IIIe Internationale investie par le centrisme auquel Moscou aurait imprudemment ouvert les portes, serait devenue l’instrument docile de la contre-révolution stalinienne. Ce schéma n'explique aucunement, répétons-le, pourquoi les bolcheviks ont théorisé comme ligne de principe et "acquis" devant être observé par toute l'Internationale, la riposte discutable aux conditions qu'ils ont dû subir[58].

La méthode de Pannekoek, qui s’attache à analyser le bolchevisme dans sa totalité   historique, est bien plus satisfaisante que cette vision simplifiée. Elle permet notamment de comprendre que les véritables causes des « erreurs » de l'I.C. résident, non pas dans l'échec du bolchevisme, en ce qu’il ne pouvait procéder à une transformation socialiste de l’économie russe, mais dans sa réussite : la conduite à terme de la révolution d'octobre. Ce ne furent pas, en fin de compte, les répercussions internationales des concessions économiques rendues inévitables en Russie par le piétinement de la révolution européenne, qui eurent raison des démarches critiques contre "l'opportunisme" de la IIIe Internationale ; ce fut l'énorme puissance morale que la section russe de l’I.C. tirait de son rôle directeur dans la victoire d’Octobre et dont Lénine et Trotsky assenaient inlassablement l'évocation à leurs adversaires en tant qu'argument irréfutable et devant clore toute discussion. De cette façon fut étouffé, submergé, calomnié pour plus d’un demi-siècle l’effort critique qui tentait, avec Pannekoek, Gorter, Korsch et Lukacs, de dresser le bilan de cette vaste sclérose historique de l’arme théorique laissée par Marx et qu'opéra tout le mouvement socialiste mondial. En tant que réaction spécifique contre le produit politique de cette sclérose, le bolchevisme fut en fin de compte le facteur qui lui insuffla l'oxygène d’une révolution victorieuse !

Sur les raisons du succès de cette révolution, il est inutile de revenir ; Lénine les a fort bien résumées : "ce n'était qu'un jeu d'enfants de prendre le pouvoir en Russie!". Mais il faut souligner que la thèse de "l’involution russe" par défaut du "relais" de la révolution européenne ne donne qu'une idée très incomplète du drame de la IIIe Internationale. Elle ignore totalement la confusion introduite dans le mouvement communiste mondial par le double caractère des conditions de la révolution russe ; conditions qui n'étaient favorables à l'irruption du prolétariat sur la scène historique dans ce pays que pour autant qu'elles étaient défavorables à sa constitution en classe dominante. En érigeant cette dernière impossibilité en principe d'organisation historiquement valable pour le prolétariat mondial, le bolchevisme a légué à celui-ci un "marxisme" où n'est retenu de la théorie de Marx que ce qui a trait au moyen politique de réussir les taches de là révolution bourgeoise là où la bourgeoisie comme classe en est incapable C’est en ce sens que Pannekoek définit la révolution russe comme une révolution bourgeoise et non prolétarienne, politique et non sociale. Le bolchevisme en est le facteur et le produit : il a minutieusement expérimenté et développé la contingence de certains aspects de la théorie de Marx mais au détriment de l’essentiel.



Pannekoek analyse cette "contingence" au travers de la critique du cerveau le plus prestigieux du bolchevisme : Lénine. Cette critique remonte jusqu’aux sources philosophiques du marxisme et ses rapports avec l'évolution de la science bourgeoise. C’est un sujet tellement vaste et compact que nous ne pouvons que renvoyer à l'ouvrage même[59]. Nous y reviendrons au paragraphe suivant, mais seulement en ce qui concerne le jugement définitif du PCI sur Pannekoek et qui permet de mesurer ce que ce jugement doit lui-même à la doctrine bolchevique dont Pannekoek disait sévèrement que, dans les conditions historiques où elle avait germé, elle ne pouvait que "puiser ses principes philosophiques dans le matérialisme bourgeois et sa théorie de la lutte de classe dans l’évolutionnisme prolétarien".

Il est normal que Pannekoek en soit venu à cette conclusion en conduisant son analyse à l’aide, d’une part de l’acquis marxiste dans l’acceptation de l’époque, d’autre part en fonction de l’expérience vécue dans le mouvement allemand ; deux éléments qui concourent à maintenir l'opposition entre révolution politique et révolution sociale dans les termes où nous l’avons énoncé plus haut. La critique de la pratique bolchevique respecte donc un certain domaine formel, celui de l'éviction des masses de la gestion de la société soviétique et du dépérissement rapide de l'organe-soviet. Nous reviendrons sur cette limitation dans laquelle le PCI ne veut reconnaître que le retour à un "vague" démocratisme. Nous voudrions auparavant  donner à l'idée de la révolution d'octobre comme révolution politique quelques illustrations découlant de la critique des explications traditionnelles concernant les « conditions défavorables » de cette révolution du point de vue communiste-prolétarien.

Lorsqu’on lit le Lénine de 1921-22 on est frappé par le retour constant, dans tous ses écrits, de ce leitmotiv: il faut apprendre, auprès des techniciens du capitalisme, le secret de leur efficacité productive afin de satisfaire les besoins des paysans au moins aussi bien que le faisait le système existant avant la révolution. Tout est axé, dans la propagande bolchevique de cette époque, sur cet objectif qui vise à permettre au système soviétique de concurrencer le moins désastreusement possible l'organisation capitaliste défunte. Dans ces conditions, il ne suffit pas de dire, selon la thèse classique des "conseillistes", que le prolétariat russe a été dépouillé du pouvoir par le bolchevisme. En réalité, ce prolétariat n'est devenu "classe dominante" que pour être l'agent direct du développement du capital, dont le parcours, en Russie, avait été presque totalement interrompu. Devant cette implacable réalité, dont personne dans le mouvement communiste mondial ne niait le caractère inéluctable, toute l'Internationale accrochait ses espoirs à la survivance, en Russie même, d'une volonté révolutionnaire indestructiblement attachée à la perspective de dépasser ce stade lorsque les circonstances internationales le permettraient.

Si cette thèse (permettant) la possibilité d'un certain développement capitaliste russe en attendant la révolution mondiale avait quelque plausibilité, il fallait bien que la "volonté révolutionnaire" y ait quelque point d’appui autre que l'énergie des chefs bolcheviks et les promesses de leur parti. Il fallait bien que le prolétariat russe -en tant que mouvement et non catégorie économique - pour continuer son œuvre de destruction de la vieille société dans d'autres secteurs de la vie sociale autres que celui de la production où non seulement il devait renoncer à abattre son terrible adversaire, le mécanisme mercantile, mais encore se plier à toutes ses exigences. Ou bien cette possibilité lui était refusée au sens total du terme, mais alors toute la thèse de la IIIe Internationale s'écroule et, avec elle, « l’acquis » de la gauche italienne qui maintient, en ligne de principe l’hypothèse d'un développement révolutionnaire possible quoique s’accompagnant d'une dichotomie entre la transformation économique de la société et sa transformation politique. Ou bien cette possibilité peut lui être rétrospectivement reconnue. Non pas en vue de réécrire une histoire d'Octobre avec des bolcheviks supposés « plus conscients », mais dans le sens d'expurger de la théorie révolutionnaire les considérations et arguments qui dans la représentation du processus, limitent a priori celui-ci à des transformations rigoureusement arrêtées à celles que rend possible un niveau de développement économique précis. Ces arguments et considérations, dans ce cas, étant faux hier dans le camp de la révolution, ne peuvent être vrais aujourd'hui que dans celui de la contre-révolution.



La définition de la révolution d'octobre comme révolution politique ou révolution sociale n'est évidemment pas une question académique d'exactitude historique. Dès qu'on a saisi la ligne directrice qui perce sous les travaux de la gauche allemande, on se rend compte qu’au travers de la remise en cause du bolchevisme, c’est tout un champ d'investigation - défriché en premier lieu par Marx mais oublié depuis - qui revient à la lumière : le concept « d’aliénation » dégagé de l'étroit cadre économique dans lequel il a été enfermé par une véritable scolastique « marxiste », englobe tous les aspects de la vie humaine. Jaugée de ce point de vue, la révolution russe est davantage politique au sens négatif du terme qu’au sens positif. Au niveau des lois et décrets, l’œuvre politique d’Octobre anticipe réellement sur des conditions sociales encore à venir[60]. Mais au niveau de l’idéologie et des incidences étroites de celle-ci sur les problèmes de la vie, cette œuvre revêt finalement un caractère rétrograde par rapport au mouvement déjà en cours des forces sociales.

Pour l'illustrer nous quitterons un moment Pannekoek pour utiliser Reich qui, dans son livre "La révolution sexuelle" évoque un des aspects longtemps dédaignés de la question. Un jugement d’ensemble sur cet ouvrage qui tombe d’ailleurs sous le coup des limitations qu'on peut critiquer dans toute "l'école allemande" déborderait de notre sujet. Nous ne voulons en retenir que ce que Reich dénonce à propos du principal obstacle rencontré par la législation soviétique lorsqu'elle autorisait l'avortement, favorisait le divorce, etc. Cet obstacle renversa le développement d'une situation rendue propice à l'émancipation sexuelle par l'ébranlement profond des structures et moralités patriarcales sous l'effet des années révolutionnaires. Outre l'hostilité témoignée à la nouvelle législation par les préjugés les plus divers et l'attitude populaire dans certaines régions particulièrement arriérées, ainsi que le faible développement économique qui rendait difficile l'autonomie des femmes, l'adversaire le plus inattendu de la libération sexuelle se manifesta parmi le corps des fonctionnaires et dirigeants politiques soviétiques.

Pour le lecteur d’aujourd’hui, ce témoignage de Reich est révélateur de tout un côté négligé par l’orthodoxie léniniste du profond contenu d'une révolution sociale. Dans l'acception que la société du capital donne au terme « social » elle entend toujours ce qui découle directement de « l’économique » : assistance matérielle aux malades et accidentés, allocations à la maternité, indemnisation des préjudices subis, achat des heures de liberté à un tarif majoré ; bref rachat mercantile par la société de ses propres tares.



Dans le rachat par la société de l'insatisfaction des besoins sexuels, c’est le sauvetage économique de la structure familiale qui sert de monnaie d’échange. Réciproquement, ce sauvetage de la famille permet le rachat mercantile de toutes les autres insatisfactions. Il est important, pour trancher la question débattue ici, de constater que le pouvoir bolchevique a été, dans le meilleur des cas, l'instrument passif de ce mécanisme: il ne s'est donc pas borné, dans les concessions inévitables qu'il devait faire au capital à satisfaire ses exigences économiques (c'est-à-dire sacrifier une partie du produit à l'accumulation), il a capitulé devant la manifestation de ses fondements idéologiques.

Sans reproduire ici l’argumentation serrée que Reich apporte à l’appui de cette constatation, il faut en souligner l'importance en ce qui concerne la délimitation de contenu entre révolution politique et révolution sociale au XXe siècle. Dans la gageure léniniste, le passage de l'une à l'autre en Russie est subordonné à un trajet plus ou moins long dans la voie de développement du capital. En tant que critique de cette hypothèse, l’apport de Reich est d'autant plus déterminant que celui-ci, dans un domaine déterminé de la désaliénation, esquisse une perspective qui, théoriquement, pouvait échapper à la limitation draconienne résultant des conditions économiques. Mieux, dans ce domaine, cette désaliénation était amorcée à la suite des convulsions mêmes de la révolution d’Octobre.

Le contraste entre la pensée de Reich et celle des bolcheviks apparaît dans le fait que ces derniers se désintéressent de ce domaine, ou restent sans réponse devant les problèmes qui s'y manifestent. Pour eux, tout est pensé et résolu en termes politiques, et lorsqu'une question se pose sur le plan social, c’est en termes économiques qu'ils la traduisent. Ils procèdent de même aussi bien en ce qui concerne les facteurs défavorables à la révolution qu'en ce qui concerne ceux qui lui sont favorables. Dans leur hypothèse d’un développement présent du capital compatible avec la perspective d'un socialisme futur, ce capital - "maîtrisé" parce que contrôlé par le pouvoir soviétique - se trouve par là même réduit au rôle d’une "catégorie" dont on ne prend en considération que l'efficacité productive. Même lorsqu'ils redoutent que, de processus "technique" il "redevienne" force sociale – ce qu’il ne peut cesser d’être en réalité - c’est encore au travers d'un élément politique qu'ils perçoivent ce danger : l’indiscipline de "l’élément petit-bourgeois" qui réclame "plus de démocratie" pour soustraire à l'accumulation étatique une part plus grande du produit social.

Cette polarisation des bolcheviks, dont l'existence est attestée par cent discours de Lénine, les amène à ignorer la condition fondamentale interne (la condition externe étant la victoire internationale de la révolution) qui, seule, pouvait rendre plausible leur perspective : pour que le capital, dans l'esprit même de leur hypothèse, puisse être confiné par la dictature du prolétariat en l’état de simple "catégorie" de la production, il ne suffit pas que soient chassés du pouvoir les partis et classes qui, traditionnellement, le représentent ou aspirent à le représenter : il faut que cette catégorie soit isolée à l'égard de tous les attributs et auxiliaires de sa puissance impersonnelle dans tous les aspects de la vie sociale ; que, tolérée dans les rapports de production au sens étroit du terme, elle soit férocement dénoncée et combattue dans tous les autres rapports.

Ici nous attendons de pied ferme la réaction dogmatique du philistin qui ne manquera pas de nous objecter que "le droit ne peut jamais aller au-delà de l’économie" et donc que la révolution ne peut dépasser dans le domaine des rapports sexuels le niveau auquel elle se limite sur le plan économique[61]. Cette docte remarque négligerait deux choses importantes du point de vue qui nous occupe ici. Premièrement que le "dépassement" des conditions économiques qu'elle reproche à Reich de supposer possible est en fait implicitement inclus dans la propre thèse des champions de l'orthodoxie léniniste et qu'en la niant par principe on élimine l'ultime justification de cette thèse. Secondement que ce qui importe aujourd'hui ce n’est pas tant de supputer le caractère fatal ou non de l'involution soviétique que d'examiner les fondements du caractère socialiste qu'on prête communément à la révolution d'Octobre.

Selon  "l’orthodoxie" fidèlement respectée par le PCI d’aujourd'hui, la victoire prolétarienne dans un seul pays n'est que la ''tête de pont" de la révolution mondiale ; mais une certaine contradiction dans des limites de temps déterminées, peut apparaître entre l’objectif international du pouvoir prolétarien et les tâches qu'il réalise pour l’immédiat dans les limites géographiques où s'exerce ce pouvoir. Comment une telle contradiction peut-elle être surmontée ? La réponse de l'orthodoxie est la suivante : le pouvoir prolétarien est capable de la surmonter parce qu'il est dictatorialement dirigé par le Parti, c'est-à-dire par une volonté révolutionnaire inébranlable déterminée par une conscience politique claire et unique.

Tout comme la critique du bolchevisme que Pannekoek développe sur le plan des formes du pouvoir prolétarien, celle de Reich concernant sa "politique sexuelle" est percutante essentiellement en ce qu'elle révèle la carence de cette conscience politique et partant, le sens erroné, du point de vue de ses propres affirmations, dans lequel agit la "volonté révolutionnaire". La thèse partagée en son temps par tous les communistes de l'I.C. affirme que le pouvoir prolétarien confiné dans les limites d'un seul pays peut procéder à des taches non socialistes sans perdre ses caractéristiques sociales spécifiques aussi longtemps que sa politique internationale est fondée sur la perspective de la révolution mondiale. Ce qui caractérise l'acception plus particulièrement bolchevique de cette thèse, c'est que les caractéristiques propres à l'Etat prolétarien sont garanties par le parti qui dirige cet Etat. Pour cette raison le pouvoir bolchevique est considéré offrir toujours cette garantie même après le reflux de la vague révolutionnaire européenne durant laquelle la Russie soviétique jouait le rôle d'une sorte de "commune insurrectionnelle dans le mouvement international ; avec la retombée de ce mouvement, le pouvoir bolchevique constitue comme un bastion de la révolution qui se structure dans le cadre national au niveau de la transformation économique réalisée.

Toujours dans le cadre de l'hypothèse admise par l'orthodoxie léniniste, il est bien visible que l'Etat soviétique ne peut prétendre à ce rôle de bastion révolutionnaire à l'égard de l'extérieur que pour autant qu'à l'intérieur il tire son énergie d'une volonté de résistance et de lutte - au moins au niveau du parti et de ses cadres - contre les conséquences sociales et politiques contre-révolutionnaires du développement capitaliste de l’économie russe. Que le champ d’action assigné par Reich à cette lutte - c'est-à-dire la poursuite de la destruction révolutionnaire de la famille patriarcale - offre ou non les possibilités matérielles escomptées,  il est certain que le pouvoir bolchevique, s'il récusait ce champ d’action rendait frauduleuse la revendication du caractère prolétarien d’une révolution dont il demeurait le seul garant après que la classe révolutionnaire lui eut délégué tout pouvoir sur le plan politique et sur le plan économique n’était sollicité qu’à créer du capital.

Quand Pannekoek déclare que la révolution d’octobre est bourgeoise parce que le prolétariat comme classe réelle n'y joue pas de rôle propre ; quand Reich, citant l'incapacité des bolcheviks à exploiter un bouleversement des structures plus considérable qu’une transformation économique strictement limitée révèle par là le caractère politique et non social de la révolution ils ne font que traduire en clair la réalité que dissimulent les bolcheviks d’hier et d'aujourd'hui. Ils dévoilent en effet le rôle déterminant qu’a joué le bolchevisme face à des obstacles qui ne sont pas seulement les servitudes inévitables du nouveau système économique mais aussi les servitudes qu’on n'a pas su ou voulu extirper, de l'ancien.

Les critiques de Pannekoek et de Reich, quoique portant sur des domaines différents, sont donc également importantes en ce qu’elles identifient toutes les deux l’origine de l'obstacle unique qui va à contre-courant de l'impulsion initiale d'Octobre aussi bien dans le domaine économique que dans le domaine social. Si la critique de Reich est finalement plus incisive, c’est parce qu’elle pénètre au plus profond dans le second domaine. En analysant le phénomène de dissolution de la famille, Reich met en évidence la bi-polarité, au moins potentielle que présente encore durant les années 20, le processus de bouleversement social, consécutif à la révolution d'octobre. Peu importe en fin de compte quelles étaient en définitive les chances réelles de cette sorte de "libération sexuelle" dont Reich décrit la genèse et les tâtonnements. Ce qui nous retient ici c'est la réaction caractéristique du bolchevisme dans ces circonstances et qui confirme sévèrement cette limitation théorique que Pannekoek, de son côté, a expliquée par la genèse historique de ce mouvement.

La question de la famille et ses rapports avec celle de la sexualité est en effet une pierre d'achoppement de la politique bolchevique. La révolution d'octobre et la guerre civile contre les blancs avaient d'autant plus profondément ébranlé la famille russe et sa conception des rapports entre les sexes que la "solidité" antérieure de la structure familiale reposait sur les formes quasi-patriarcales que la révolution avait précisément dispersées. Mais l'assise idéologique de ces formes - au moins dans la civilisation de type européen - est une des pierres angulaires de la formation et du développement de la domination du capital. Ce corps de préjugés et d’usage dont le rôle est de subordonner la satisfaction des besoins sexuels à la stricte reproduction de la force de travail constitue une des plus efficaces armes de répression idéologique léguée à la société capitaliste par celles qui l'ont précédée[62].

Il est donc clair qu'à ce niveau bien plus qu'à celui de la forme de pouvoir et de la structure organique de la dictature du prolétariat, se dessine un conflit profond qui oppose le caractère social de la révolution d'octobre à son caractère politique et dont on peut dire que très tôt il s'est tranché au profit du second. C’est par la lumière qu'il apporte sur ce conflit que Reich, en dépit de sa triste évolution ultérieure, reste profondément actuel. Son œuvre disloque en effet la trop facile résignation à l'involution malheureuse de la révolution d'octobre pour des raisons de force majeure. En dernière analyse l’impossibilité de cette révolution à dépasser, sous tous les aspects les conditions économiques russes, ne s’explique pas uniquement par les aspects les plus évidents de cette condition, mais également par son infatuation politique : les bolcheviks qui se berçaient d’illusions quant à la possibilité de se dégager -ultérieurement et la révolution internationale aidant - des servitudes du jeune capital alors qu'ils toléraient, sinon encourageaient, les vieilles servitudes qui venaient le renforcer. S'il nous faut, pour appuyer l’intuition qu’en avait Pannekoek, appeler Reich à la rescousse, c'est pour montrer que cette intuition était en fin de compte bien plus vaste que ne le laissaient soupçonner les termes dans lesquels Pannekoek l'avait traduite. Reich insiste en effet sur la direction initiale du mouvement contenu dans la révolution d'octobre et qui, dans une mesure notoire s'écarte de l’ornière des difficultés rencontrées sur le terrain des transformations purement économiques de la vieille société russe. "La tendance sans équivoque de la révolution sociale - écrit Reich - était de mettre à nouveau l’économie au service de la satisfaction des besoins de tous ceux qui font un travail productif. L'inversion de cette relation entre les besoins et l'économie est l'un des points essentiels de la révolution sociale"[63].

Cette inversion, au niveau le plus profond de la vie sociale, tend évidemment à réaliser l'émancipation des besoins sexuels à l'égard de tous les obstacles qui s'opposent à leur satisfaction : la famille et la morale. Dans la Russie des années 1919-20, où les bouleversements révolutionnaires ont considérablement entamé les fondements matériels de ces obstacles, existent donc les conditions objectives de ce que Reich appelle « la lutte pour la nouvelle forme de vie ». Mais alors que la structure familiale résiste de plus en plus difficilement à son propre processus de dissolution, l’idéologie qui la défend est encore extrêmement solide; deux tendances s’opposent donc entre lesquelles l'influence pratique et morale des bolcheviks doit jouer un rôle déterminant.

Là réside peut-être le démenti le plus sévère apporté par la réalité historique à la prétention bolchevique de développer le capital tout en gardant en réserve la force morale et physique nécessaire pour l’abattre plus tard. Il est clair, à la lueur des faits rapportés par Reich, que la réticence d’abord l’hostilité ensuite que démontrèrent les bolcheviks à l'égard de la "révolution sexuelle" furent animées par l'arrière-pensée que cette "révolution" pouvait porter atteinte à la discipline du travail. Dès lors, ou bien cette crainte n'était pas fondée, et il faut chercher au travers de la nature de la tradition des bolcheviks la raison de leur cécité en ce domaine. Ou bien la crainte était justifiée et c'est la condamnation formelle de l'hypothèse centrale du bolchevisme selon laquelle le développement du capital sous le contrôle de la dictature du prolétariat ne détruit pas l'énergie sociale du mouvement de la révolution.
Mais il importe moins aujourd’hui de supputer rétrospectivement la réalité ou l'inexistence à cette époque d’une possibilité de bifurcation du processus historique effectif en Russie, que d’en éliminer, dans le subconscient collectif, les résidus qui constituent le principal obstacle du processus révolutionnaire encore à venir. La racine de cet obstacle, nous la rencontrons tout au long du legs idéologique bolcheviks dont l'inventaire vient confirmer la sentence irréfutable de Pannekoek qui, en 1928, restituait à l'histoire la révolution russe comme révolution bourgeoise.

En tant que contribution à la critique amorcée par Pannekoek, l'œuvre de Reich, nous devons le rappeler, n'est pas pour nous prétexte à une spéculation a posteriori sur l’hypothèse implicitement contenue dans cette œuvre d’une autre évolution possible du système soviétique. Notre préoccupation vise la liquidation du mythe léniniste et non une nouvelle écriture de l'histoire.

Reich explore un domaine spécifique qui condamne explicitement toute théorisation du déplacement du centre de gravité de la révolution d’Octobre du social au politique et du politique à l’économique. La politique bolchevique qui, par la législation libérale de 1918, avait devancé le contenu social libérateur de cette libération, se replie bien vite devant l’irruption de ce contenu. Invoquant l'argument économique[64], elle règle de façon mercantile, c’est-à-dire par une réforme de la famille, la contradiction née du processus révolutionnaire, entre l'irruption des forces de vie et les tabous idéologiques qui réprimaient ces forces ; pis encore, elle reprend à son compte ces mêmes tabous[65].

On ne peut reproduire ici l’argumentation de Reich. Ce qui est certain c’est qu'elle suscite chez le lecteur d’aujourd'hui, une impression irrésistible quant au mobile profond de la réserve ou de l'hostilité du corps de fonctionnaires bolcheviks, dont les arguments hypocrites, dans la "question sexuelle", ont le plus souvent empruntés à la morale bourgeoise, laïque ou religieuse. Ce que ces représentants du pouvoir bolchevique, ces spécialistes de la médecine ou de la sociologie redoutent en fait dans la "libération sexuelle", c'est qu'elle compromette l'effort productif.
Reich explique ce phénomène d'abord par l’absence de conceptions théoriques des bolcheviks sur la question, ensuite par l'influence grandissante des tendances contre-révolutionnaires dans les sommets de l’administration soviétique. L’invocation de ces raisons, bien que celles-ci ne soient pas fausses, incite à penser que l'auteur de la "Révolution sexuelle" professe comme une sorte de réformisme à l'égard du système bolchevique, dont il partage d’ailleurs les prémices théoriques avec tous les opposants communistes de son époque. En effet Reich admet implicitement que ce qu'il appelle "l'économie sexuelle" peut s'accommoder de la tâche effective qui se pose alors à la Russie soviétique : l'accumulation du capital. C'est là le côté volontariste de sa critique qui, sous cet aspect, contredit ce qu’elle démontre irréfutablement par ailleurs : l’impossibilité, sous le signe de l'exaltation de la production, de satisfaire tout besoin profondément humain. Les arguments qu'il cite des adversaires de "l'économie sexuelle" ne laissent subsister aucun doute quant à la liaison indissoluble qui existait dans la "Russie révolutionnaire" entre l'oppression de la force de travail et la répression de la sexualité. Si la perspective de Pannekoek d'émancipation par eux—même des travailleurs en tant que tels était utopique, celle de Reich l’était aussi qui voulait les libérer dans le même cadre en tant qu’êtres humains. Mais c'en est également fini de toute prétention léniniste de concilier la perspective d'un socialisme futur avec le développement présent de son obstacle essentiel : l’aliénation sociale au profit de l'accumulation du capital.

La "révélation" contenue dans la critique de Reich ne doit d’ailleurs pas surprendre si l'on tient compte de ce qui était déjà connu de la sujétion du bolchevisme à l'égard de la société dont il prétendait poursuivre la destruction. Dans ses discours de 1921, Lénine traitant du rôle des syndicats dans la discipline de la production, évoque les deux moyens dont dispose le pouvoir bolchevique pour augmenter le rendement du travail : les tribunaux d’honneur qui, au nom de la réalisation des bases du socialisme, stigmatisent les mauvais travailleurs et les absentéistes ; les primes en argent ou produits qui récompensent l'augmentation des cadences productives. Il déclare tout net attendre plus de résultats du premier moyen que du second.
Cette priorité révèle le rôle d’apprenti sorcier joué à l'égard de la dynamique du capital par le bolchevisme qui, dans la perspective d'un communisme de plus en plus lointain et fumeux, en vint à ériger comme doctrine de l'Etat prolétarien une pure et simple idéologie du travail.

Pannekoek idéologue ou théoricien ?

La "réhabilitation" de Pannekoek contre la croisade antikapédiste du PCI, affolé par la résurgence de tant "d'ouvriérismes", ne dispense pas de la nécessité de déterminer et expliquer les limites du théoricien de la gauche allemande ; ce qui peut-être fait, à propos du dernier et global  grief que formule contre lui le PCI.
"Programme communiste", reprenant les critiques que nous avons déjà rencontrées dans "Le Prolétaire", écrit, en maniant le faux avec la même désinvolture :

"Toute la gauche allemande est tributaire de l'idéologie bourgeoise et en particulier de la doctrine social-démocrate".

Après ce jugement lapidaire, la revue du PCI - que les scrupules décidément n'étouffent pas - n'hésite pas à assimiler les positions de Pannekoek à celles de... Kautsky ! Ce dernier ayant écrit que, dans les époques "d'effervescence révolutionnaire"…"La grande masse s'instruit ... et ACQUIERT UNE CONCEPTION NETTE DE SES INTERETS DE CLASSE » (en capitales dans le texte, NDR). "Programme communiste" conclut triomphalement :
" …Pour tous ces idéologues idéalistes qu'ils soient des sociaux-démocrates ou des "gauches" allemands, la lutte politique, la révolution et la "révolte" s'identifient à la lutte pour l'IDEE qui doit vaincre, pour l'idée socialiste ; pour eux la révolution à lieu quand les masses luttent consciemment pour la réalisation de la société communiste, quand leur objectif immédiat est le socialisme" (en capitales dans l'original, NDR).

Après ce que nous avons vu des vraies positions de la gauche allemande, il n'est plus nécessaire de confondre le PCI dans ses amalgames et ses faux. La conviction des kapédistes ne portait aucunement sur les vertus miraculeuses de "l'idée" révolutionnaire, mais sur le caractère objectif des conditions matérielles et historiques de son surgissement. L'analyse du concept de « l’idéalisme", que le PCI jette à la face de Pannekoek, invite pourtant à élucider, en ce qu'ils ont de commun et de différent, les liens de toute cette génération révolutionnaire avec la social-démocratie et l'ancien mouvement ouvrier.

Nous nous sommes déjà penchés sur cette question en ce qui concerne la gauche italienne et plus particulièrement l'influence qu'exerça sur elle la pensée d’Engels. Pour ce qui est de son héritier le PCI, les mobiles étroites de son  "antikapédisme" sont déjà prouvés ; reste à montrer comment il sont le produit de la fidélité à la lettre et non à l'esprit.

Le grief "d'idéalisme" fait à Pannekoek se confond, on l’a vu au début, avec celui de « culturalisme ». ll tire ses lettres de noblesse de l’anticulturalisme de la gauche italienne, mobilisée en son temps contre les social-démocrates qui prétendaient enseigner le socialisme à la classe ouvrière et contre lesquels Pannekoek lutta d'une façon tout aussi implacable. Le PCI fait donc preuve d’absence de scrupule lorsqu'il détourne contre Pannekoek l’argument polémique forgé contre l'ennemi que ce dernier combattait aussi mais avec l'incision bien plus grande que nous avons déjà relevée. L’ironie du sort s’est déjà chargée de souligner la mesquinerie du procédé. Quand les rédacteurs de "Programme communiste" pourfendent si ardemment le "culturalisme" de Pannekoek, pensent-ils y échapper si aisément eux-mêmes, simplement parce qu'ils changent le contenu formel de ce culturalisme ? Imaginent-ils que l’essence du rapport pédagogique qui est à la base de ce dernier disparaît parce qu’au lieu de diffuser la "culture" ils diffusent « le programme ».  Ils administrent eux-mêmes la preuve du contraire puisque confrontés à une thèse qui, malgré toutes ses faiblesses, s’est efforcée de remplacer ce rapport pédagogique par la dure école de la lutte sociale, ils ne savent y lire que les seules positions qu'on leur a enseignées à combattre. Eux dont le rôle, disent-ils, est de "diffuser dans les masses la conscience révolutionnaire » n’ont même pas conscience qu'ils ne savent identifier l'adversaire social qu'au travers de la seule image de cet adversaire qu'on leur a appris !

La vérité c'est que le grand problème qui divisa le mouvement prolétarien au début du siècle quant au mode de diffusion de la conscience révolutionnaire est aujourd'hui dépourvu de sens. Ce débat n'est plus qu'une spéculation dérisoire dont l'évolution de la société du capital et la lamentable décomposition des "avant-gardes révolutionnaires" se renvoient, comme des miroirs déformants l’image devenue méconnaissable. Qu'il s’agisse de la conception "léniniste" ou de la conception "conseilliste", leur triste sort commun impose qu'on prenne un large recul à l’égard de leurs vieilles divergences et qu'on s'efforce de les dépasser dans une vision plus large du rapport théorie-praxis. C'est la lutte effective qui donne aux formules programmatiques leur contenu réel et non l’inverse, quoiqu'en prétende le PCI. Aux ultimes soubresauts de la vieille société du capital durant le premier quart du siècle a succédé une longue période interdisant toute praxis révolutionnaire ; dans ces conditions c’est la praxis contre-révolutionnaire qui s’assujettit la théorie et non le contraire. Et c'est de cette façon, que la théorie révolutionnaire (et donc ses déductions programmatiques) se réduit à n’être qu'un nouvel élément de l'idéologie. Cela Pannekoek l’a pressenti, et, pour cette raison, quelque chose est resté de son œuvre.

De l'idéologie en général, le PCI, par contre, ne connait qu’une seule expression historique : celle que lui a donné la social-démocratie. Avant d'apparaître comme idéologie, c’est-à-dire référence à des valeurs et concepts faux du point de vue révolutionnaire cette expression était une doctrine du mouvement ouvrier : la doctrine de la Seconde Internationale. Dans la mesure où l'œuvre de Pannekoek s’y rattache, celle de la gauche italienne s'y rattache également. Dans la mesure où la gauche italienne a rompu avec elle, Pannekoek a rompu également et même davantage. Le point de divergence entre la gauche italienne et la gauche allemande coïncide historiquement avec l’apparition d'un nouveau chaînon de l'idéologie tout court : celui que lui ajoute la IIIe Internationale dont on a vu qu’une fois éteinte sa pratique révolutionnaire, elle a avoué une théorie qui n’est qu'une rallonge honteuse de la doctrine social-démocrate. Le rejet de Pannekoek dans le camp de l'idéologie n’est donc qu'un stratagème peut-être inconscient, destiné à cacher que le PCI, sous la phrase vide empruntée à la praxis révolutionnaire de l'IC, en conserve intacte l'idéologie. D'où l'étroitesse et la mesquinerie du grief de "culturalisme" fait à la gauche allemande qui éclate de malhonnêteté lorsqu'il se réfère à l’anti-culturalisme de la gauche italienne (à laquelle, sous cet aspect-là, Pannekoek n’avait rien à envier), et qui, lorsqu'il tombe sur des faiblesses réelles des communistes de gauche allemands, témoigne d'une incompréhension totale de ce qu’ils devaient au plus authentique Marx.

En ce second sens, la critique du PCI a quelque fondement en effet, mais c'est parce qu'elle percute le marxisme en tant que doctrine révolutionnaire, et non le seul malheureux KAPD. On peut trouver des traces d'idéologie chez Pannekoek, mais c'est d'idéologie ouvrière et non bourgeoise. Comme tous les communistes révolutionnaires allemands, Pannekoek croit en la faculté révolutionnaire des travailleurs salariés comme une donnée historico-sociale infaillible dont la garantie réside dans la condamnation irrévocable du mode de production du capital. C'est précisément parce que cette conviction est chez eux tous, absolue, qu'ils avancent des formules révolutionnaires que le PCI stigmatise comme "idéalisme petit-bourgeois". Il faut donc pratiquer l'autopsie de ce grief pour dégager les limites réelles -et non pas celles que lui fit le PCI - de la théorie révolutionnaire de Pannekoek.

Tout tourne en définitive autour de la question de l'Etat prolétarien. Ce que le PCI reproche en effet par-dessus tout à Pannekoek, c'est de "nier la période transition de la dictature du prolétariat". Nous avons déjà vu à quelles extrémités on en vient quand on fétichise ce concept. Mais l'origine de ce fétichisme remonte à la IIIe Internationale et au bolchevisme, où il est masqué par l’aspect positif de leur lutte contre la falsification social-démocrate de la notion marxiste de l'Etat. Il est bien connu que la Seconde Internationale en était venue à faille sienne l’acception bourgeoise de l’Etat organisme au-dessus des classes qui, à ce titre, pouvait être pacifiquement conquis, socialement transformé. La IIIème Internationale insista au contraire sur le rôle de la coercition étatique en tant qu'instrument d’une classe et d'un mode de production déterminé. A cette violence répressive, déclarait l’I.C., la révolution ne peut répondre que par une violence également répressive à l’égard de son adversaire social ; d'où l'insistance des communistes sur le caractère ouvertement répressif du « nouvel Etat », de l'Etat prolétarien[66].

Chez Marx, la justification de la dictature du prolétariat part du même principe : d'une part l'expérience des révolutions antérieures apprend qu'une classe dominante même vaincue, ne renonce jamais à revenir au pouvoir ; d’autre part, après la révolution, un long délai est nécessaire pour transformer la société de telle sorte que l'Etat y devienne superflu. Lénine force considérablement ces données au contact des difficultés que rencontre le pouvoir bolchevique après la révolution d'Octobre. La "force énorme de l'habitude », personnalisée par les couches petites-bourgeoises et la paysannerie, devient à ses yeux l'arme contre-révolutionnaire par excellence sur laquelle spécule la bourgeoisie vaincue mais non résignée. Jusqu'à 1920-21, Lénine ne va pas toutefois jusqu'à concevoir que le prolétariat soit lui-même capable, par ses inconséquences ou en raison de son épuisement, de faire lui aussi le jeu de la contre-révolution ? Ceci, il ne le théorise qu'au moment de Cronstadt, dans les conditions que nous avons rapportées au chapitre précédent. Dès lors ne subsiste aucun doute sur l'incidence déterminante de la "situation russe" dans l’aggravation bolchevique en matière de définition de l’Etat prolétarien, du facteur répression aux dépens du facteur dépérissement.

Le crime impardonnable de Pannekoek, aux yeux du PCI c'est précisément de s’être accroché au second terme du concept de la dictature du prolétariat, et, sur le vu de l'expérience russe et de celle de la social-démocratie allemande, de l'avoir défendu comme principe, non seulement de l’après victoire prolétarienne, mais de l'organisation préalable de son mouvement. Face à cette attitude, l’I.C. à la suite des bolcheviks, était à ce point incapable de se dégager de l’influence empreinte de Kautsky, qu'elle ne pouvait considérer Pannekoek qu’avec le mépris dû aux anarchistes.

Le lamentable sort historique de ce préjugé se vérifie tardivement aujourd'hui dans l'argumentation "théorique" du PCI qui, pour ériger à l’état de principe les sanglants expédients bolcheviques, ne peut que promettre à la révolution future les culs-de-sac où s’est fourvoyée la révolution d’hier. Mais il serait de peu d intérêt de s’en tenir à le constater si cette échéance n'incitait à reconsidérer les postulats de la démarche historique qui, de la généreuse vision de Marx, a conduit à la sombre théorisation léniniste.

Sans prétendre retracer les multiples vicissitudes historiques au cours desquelles la "science" révolutionnaire prit régulièrement parti contre l'instinct de la révolte sociale, on peut trouver dans l’issue du mouvement ouvrier organisé le constat d’échec de sa prétention à dominer les "catégories" empruntées à l'histoire bourgeoise et jugées adéquates à la révolution prolétarienne. La terreur et l'Etat, le centralisme et la discipline n'ont nullement permis d’abattre le capital, mais, avec la victoire de ce dernier, ils ont constitué les tabous idéologiques qui sont venus à bout de la conscience-critique que ce même capital, dans sa toute jeunesse, avait lui-même suscitée.

La configuration des classes au XIXe siècle avait accrédité les emprunts que le mouvement ouvrier avait faits aux modes d’actions et d'organisation léguées par les classes révolutionnaires ayant précédées le prolétariat, et dont l'essentiel tenait dans la primauté du politique sur le social. Lors du surgissement du prolétariat, la jeune société capitaliste est en effet stratifiée en couches nettement distinctes dont tous les attributs sont clairement distinctifs. Sociologiquement, il existe une classe ouvrière bien définie, une classe paysanne, une bourgeoisie et des classes moyennes ... Marx en identifie rigoureusement les caractéristiques respectives et définit en conséquence la stratégie historique du prolétariat. Ce prolétariat ne connaît pas, à proprement parler, de problèmes internes. Non pas qu'il n’y ait pas des tendances idéologiques diverses, mais la théorie prolétarienne s’en distingue clairement. Les couches de travailleurs privilégiés qui flirtent avec la bourgeoisie progressive n'ont pas de fonction systématique au sein de la classe ouvrière : l’absence ou l'immaturité de structures adéquates (syndicats, parlementarisme) leur interdit d’être, au sein des ouvriers, des interlocuteurs et agents indispensables au capital. Si des divisions d'origine sociale se manifestent dans la classe ouvrière, si des scissions s’y produisent, elles reflètent le plus souvent un degré d’organisation et de conscience pré-capitalistes et l'on peut penser qu'elles seront balayées par le développement même du capital. L’intrusion dans le prolétariat de l'influence des autres classes est, soit un résidu de traditions dont le prolétariat se dépouille au fur et à mesure qu'il croît ; soit des tentatives éphémères de corruption sordide contre lesquelles il mène des escarmouches qui l’épurent sur le plan théorique et contribue à mieux définir ses contours sur le plan politique. L’idéologie du capital ne l'investit pas, comme aujourd’hui, sous la forme d’une sujétion subjective absolue et sous les traits d'une résignation unitaire des catégories sociales divisées ; cette influence idéologique n'intervenant que dans la mesure où survivent des bases objectives de fragmentation que le développement même du capital sape incessamment.

Bien que Marx ait rigoureusement défini la réification, c’est-à-dire la projection totalitaire des rapports du capital dans la psychologie des ouvriers, le mouvement organisé du prolétariat, du vivant de Marx déjà mais plus encore après lui, tend à sous-estimer cet aspect. Il considère - de plus en plus à tort - que la corruption idéologique ne le menace que de l’extérieur. Le lieu central de l'aliénation est ailleurs essentiellement le cadre de l’entreprise, et non la vie en général, misérable sans doute pour les salariés. Mais non encore totalement déterminée par le capital qui, n’ayant pas encore inventé "les loisirs" ne s’est donc pas également annexé le temps libre de l'ouvrier : il en est encore à sa phase de domination formelle et non réelle.

Enfin, dans le concept général des rapports entre la lutte de classe et la question de l'Etat intervient de façon tyrannique la considération du niveau de développement des forces productives. Dans l’acception classique du marxisme, l’intervention despotique du pouvoir révolutionnaire prolétarien dans l'économie est conçue comme une "démercantilisation" progressive des rapports sociaux. Il s’agit d’éliminer progressivement les rapports marchands en conservant leur catégories essentielles bien qu’en les dépouillant radicalement mais par étapes de leur contenu ; ce qui est possible, selon la "Critique du programme de Gotha" parce que, le prolétariat étant maître des moyens de production, ces "catégories" "ne se prennent plus à la gorge". Dans cette hypothèse, le "bon de travail" de la période de transition doit concilier cette tâche de dénaturation sociale du surtravail maintenu avec un caractère coercitif - bien que non répressif - propre à assurer la continuité du processus productif. Marx est clair à ce sujet : la nouvelle société ne surgit pas pure et virginale, elle germe sur les tares de l'ancienne société.

Dans ces considérations n'intervenait pas - et ne pouvait sans doute pas intervenir - la conscience de ce que peut devenir le travail après le triomphe universel et total du capital : une pratique d'aliénation de toutes les sphères sociales, une génération de produits et moyens de production nuisibles à l’espèce, une dépravation du cadre naturel de la vie humaine, une discipline qui n’a plus d’autre motivation que le maintien de l'ordre établi. A l'époque de Marx, l’obligation au travail collectif est une contrainte qui ne peut supporter de prime abord que des modifications quantitatives (réduction de la durée du travail, part plus grande du produit) parce que la technique de ce travail collectif apparaît irremplaçable avant de très longs délais sous peine de ruine de la société humaine. Aussi la perspective marxiste ne pouvait-elle se fonder sur la conception d'une transformation brutale et rapide de la psychologie sociale alors que les bases matérielles de cette transformation s’échelonnaient sur une longue période historique (plusieurs générations disait Engels) (La caricature de cette considération se retrouve dans la position du PCI qui pose que la destruction des anciens rapports de production devra être totale avant que soit possible une conscience socialiste de masse). L'ampleur du délai de la transition" infère nettement sur l'importance du facteur politique de la perspective. Implacable à l’égard des catégories économiques et sociales léguées par la société du capital (marché, salariat, classes moyennes) le marxisme est moins radical à l'égard des catégories politiques : pouvoir, Etat, dictature.

Il est devenu banal de souligner ce que ces catégories politiques doivent à la révolution bourgeoise ; mais il faut marquer combien l'emprunt le plus caractéristique porte sur la forme la plus contingente de cet héritage : le rôle révolutionnaire reconnu à l’Etat. Ce rôle ne peut être, dans cette acception, qu'une destruction des règles et rapports juridiques existant et qui, comme le dit Marx, ne saurait aller plus vite que la transformation des rapports de production posée par avance comme exigeant un long processus historique. Dans ces conditions la maîtrise théorique de ce processus ne peut être que la représentation d'une totalité abstraite et donc nécessairement déléguée à une fraction sociale érigeant son propre appareil. Si l'on fait abstraction de la polémique - brève et rapidement étouffée par le Seconde Internationale - en faveur de la Commune de 1871 en tant que semi Etat, cette délégation, quoique théoriquement investie d'une mission différente des "délégations" politiques qui l'ont précédée, ne dispose, pour faire accepter au reste de la société les délais nécessaires à la longue transformation sociale totale, que des moyens également hérités des phases historiques antérieures : l’explication, "l’éducation" auprès de ceux envers qui elles sont efficaces, la répression à l'égard des "enragés" qui veulent brûler les étapes de la transformation. Finalement, par une aberration surprenante, l’appréciation des conditions de "dépérissement de l’Etat" est laissée comme privilège exclusif de ceux-là même dont l'existence est liée à l’existence de ce même Etat. Ce qui se vérifie dans l’histoire des révolutions ouvrières contemporaines, par l'insistance du parti au pouvoir en faveur du cette "trique" et son oubli du côté "dépérissement" ; oubli qui prépare le stade ultérieur ou il se transformera en négation effrontée.

L'histoire de la IIIe Internationale est d’ailleurs celle d'une attitude d’abstraction grandissante du parti révolutionnaire à l'égard des prémisses historiques et sociales de la dictature du prolétariat. Le léninisme, sur ce point particulièrement, a donné des justifications qui se déduisent les unes des autres et s'écartent toujours davantage de la justification de départ. Dans l’acception qu'il en donne, l'Etat prolétarien en est venu à tirer ses caractéristiques sociales, non pas comme chez Pannekoek de sa nature sociale formelle (système des Soviets) mais du fait qu'il est dirigé par le parti qui en est la représentation. L’action répressive de l'Etat prolétarien ne découle pas d’une identification démontrée des classes ennemies ; au contraire elle définit comme facteurs sociaux hostiles ceux qu'elle est amenée à réprimer ; et à réprimer non en application d'un programme prolétarien, mais d'un programme économique pro-capital : deviennent ennemis du prolétariat non seulement la petite bourgeoisie rurale et le prolétariat agricole mais aussi les couches du prolétariat baptisées "arriérées" pour les besoins de la cause. La justesse de cette répression ne se vérifie pas à son tour par l'attitude de la classe révolutionnaire dont l'Etat exprimerait la volonté d'ensemble, mais sur le monopole par le parti bolchevique de la conscience critique. Ce monopole n'a lui-même qu'une base : la prétention de la connaissance acquise de toutes les voies du devenir.

En résumé le concept de la période de transition, lié à une appréciation déterminée d’un niveau également déterminé de développement des forces productives, a subi, lors de sa première grande confrontation avec l'épreuve historique, un choc fatal. En ce sens, la contre-révolution russe ne peut être assimilé à celles qui l'ont précédé : celle de 1848 ou celle de 1871 qui ont tronqué le mouvement révolutionnaire du prolétariat, mais n'en ont pas atteint la substance la plus intime, c’est-à-dire sa représentation.

L’argument classique selon lequel les conditions russes étaient "défavorables" n'a qu'une valeur contingente sous l'angle qui nous intéresse ici : il ne s'agit pas en effet d'expliquer pourquoi le bolchevisme n’a pas atteint le communisme, posé préalablement comme impossible dans les frontières de la seule Russie, mais pourquoi il a théorisé, sans s’en rendre compte, un atypique développement de capital. Le cycle du bolchevisme est l'exemple criant d'une autonomisation de concepts. Il a fait du centralisme, de la discipline, du monolithisme physique et moral des valeurs en soi, démontrant par là avec quelle toute puissance la praxis historique modèle impérieusement les conceptions politiques. Avec le bolchevisme et grâce à lui, le fait que le développement du capital apparaît comme une nécessité pour la Russie arriérée engendre le dogme selon lequel le développement du capital en général constitue la réserve inépuisable des chances révolutionnaires de l'humanité. Cette suggestion est à ce point puissante que même Pannekoek qui critique durement la ligne politique du bolchevisme n’en justifie pas moins sa ligne économique (Cf. "les deux bureaucraties ouvrières").

Cette autonomisation du concept produit des résultats irréversibles parce que, invoquant le socialisme dans le futur, elle confère, explicitement ou implicitement, un caractère socialiste à des mesures immédiates qui en contredisent tous les principes. Pis encore, elle le fait, en raison du contexte de guerre civile et de guerre internationale, sur un ton passionnel. Lénine, en effet, passionne, au nom du socialisme, une répression qui a pour objectif la garantie du développement du capital. Par surcroît la dialectique supposée de la perspective est inintelligible aux masses ; elle est réservée au parti bolchevique qui finit d’ailleurs par en perdre de vue les termes et s'en faire une représentation mystifiée[67].

Il y a donc mutation totale de l’argument théorique (développement du capital comme condition du socialisme) en idéologie. Outre le fait ci-dessus, qui restreint la conscience théorique de la situation au seul parti - où d'ailleurs elle s'éteint très tôt - on en a déjà vu, dans la partie chronologique, d'autres preuves par l'utilisation internationale qui est faite de la praxis économique des bolcheviks. Bordiga s'indignait des centristes qui considéraient les manœuvres et compromis de Lénine (notamment la participation au Parlement) comme un pur et simple retour au réformisme de la Seconde Internationale. Mais il y a par exemple, dans la référence de l’USPD à Lénine, quelque chose de bien plus grave et significatif que cette "utilisation opportuniste" de ses positions : c’est l’emprunt flagrant à l'idéologie - que la phraséologie révolutionnaire bolchevique dissimule pour opposer la "socialisation des moyens de production" aux mots d'ordre "offensifs" de la Gauche allemande et pour combattre celle-ci sur le plan politique, les Indépendants se réclament du précédent Russe du capitalisme d'Etat, en tant que « voie de passage » au socialisme. On peut tant que l'on voudra dire que ce n'était là qu'une supercherie elle devenait invisible en raison du facteur passionnel dont nous parlons plus haut, c'est-à-dire par le fait qu’Indépendants et bolcheviks se sont trouvé un ennemi commun : l’anarchisme petit-bourgeois.

Dans cette accusation jetée à la tête d'un Pannekoek ou d'un Gorter, il faut donc voir bien davantage que la banale calomnie d’un Lévi ou la réaction coléreuse d'un Lénine, en tant que chef d’Etat, contre une indiscipline sociale qui compromet la réorganisation de l'économie russe. C'est en réalité l'aveu involontaire de l'impasse dans lequel est enfermé le mouvement international de la révolution prolétarienne. Dès 1920 le partage des forces entre les deux Internationales ne reflète plus que deux voies différentes d'un même processus historique, deux acceptions aux modalités différentes du même crédit historique accordé au développement du capital sous couvert de préparation des conditions objectives du socialisme. En Russie, la subversion que Lénine stigmatise comme "anarchiste" et "petite-bourgeoise" n'est que l’aspiration des masses exsangues à un rythme d'accumulation plus modéré. Aussi le réformisme du bolchevisme que constitue l'opposition ouvrière y trouve-t-il aussi bien sa place que la fureur des partisans de Mahkno. La revendication de Cronstadt  - "les Soviets sans les bolcheviks » – n’est après tout que le cri d'une population qui demande grâce devant un processus inexorable qui réclame toujours plus de sueur et de sang. Sans doute ouvre-t-elle la voie d'un capitalisme colonisé par l'Occident, et qui s’accommoderait fort bien du retour au pouvoir des agents sociaux-démocrates de l’impérialisme mondial. Mais, la voie que lui oppose Lénine s'est révélée aussi décevante : c’est celle d'un capitalisme autonome qui ne pouvait s’ériger qu'au prix de misères et de souffrances incroyables. Plus la situation rend le choix entre ces deux voies inéluctable, plus le pouvoir bolchevique apparaît comme exclusivement répressif ; plus il s’affirme comme tel, mieux il approfondit la perspective grand’capitaliste de la Russie.

En regard de ce drame gigantesque, combien sont dérisoires, au travers des critiques du PCI contre Pannekoek, les "garanties programmatiques" que ce Parti fonde sur les "catégories" : centralisme, discipline, terreur rouge, qu'il brandit comme un exorcisme de la contre-révolution ! Leur revendication impavide, après leur "réalisation russe" qui les marque comme un stigmate indélébile,  implique - outre les falsifications de détail que nous avons relevées  - la chute dans l'ornière la plus profonde où s'est enlisée la Seconde Internationale : le critère de l'authenticité marxiste recherché dans la condamnation de l'anarchisme en tant qu’anti-étatisme.

Si Pannekoek, en dépit de tout, est passé à la postérité révolutionnaire, il le doit au fait qu'il n'est pas tombé dans cette ornière. Sans doute sa critique de la social-démocratie offre-t-elle des limites bien visibles. Son intuition l’a averti de l'importance des faits de superstructures dans le processus d'accumulation du capital et que rend particulièrement visible tout le développement devant rattraper un "retard historique, comme celui de l’économie russe et des pays colonisés.  Il a compris que le caractère historique d'un Etat révolutionnaire se vérifiait à sa fonction effective et non à une "garantie d'origine" d'ordre social. Il a eu l’audace inouïe à son époque, de concevoir qu'un tel Etat pouvait être conduit à tourner le dos aux intérêts sociaux dont il était initialement l'expression ; pouvait même, pour ce faire, s’appuyer sur sa propre théorie en négligeant délibérément tous les présupposés historiques et sociaux qui conditionnent sa viabilité.

Mais en s'en tenant à la critique des formes et superstructures, Pannekoek a sous-estimé la force que représente le fétichisme des rapports marchands. Il a bien senti que l'asservissement du prolétaire découlait en premier lieu de sa sujétion à l'idéologie capitaliste ; mais il n’a opposé qu'une défense formelle au fait que le prolétaire devait  être plus encore efficacement paralysé par l'idéologie de sa propre classe dès lors qu'elle était effectivement une idéologie, c'est-à-dire dès le moment où elle évoquerait des valeurs -y compris celle qui distingue le prolétariat révolutionnaire : le travail - et non plus le mouvement de révolte contre toutes les valeurs. Pannekoek a avancé à ce propos des expressions fort révélatrices comme celles du "cours naturel de la production", du travailleur comme "homme concret », etc. Pannekoek a ignoré le seuil que la société du capital était en train de franchir et au-delà duquel la révolution n'est plus concevable en accord avec la fonction des masses dans la production, mais exige d'elles le préalable de la volonté consciente de détruire cette fonction. En un mot Pannekoek, sous cet aspect, appartient aux générations de révolutionnaires qui ont élevé la mission historique de la "classe ouvrière" à la hauteur d’un mythe et qui toutes, à ce titre, peuvent être considérées comme œuvrant sur des conceptions entachées d'idéologie.

Anarchisme et "pouvoir sur la vie"



Par cette critique, le PCI illustre le discrédit global dont nous avons parlé au paragraphe précédent. Le sous-entendu à peine masqué qu'elle contient est le suivant : Pannekoek et Gorter, en voulant forcer les étapes de la lutte révolutionnaire introduisent dans le mouvement communiste les revendications impatientes des petits-bourgeois qui, ne sachant pas attendre l ‘ébranlement réel des masses prolétariennes, font par là preuve d'indiscipline à l'égard de la révolution.

On voit de quelle façon étroite ce grief se rattache au précédent puisque, en Russie, ce furent les anarchistes, adversaires par principe de la dictature du prolétariat, qui furent les premiers à se montrer ... impatients et indisciplinés. Ceci constituait déjà la substance de la lutte de Lénine contre la gauche allemande et, on ne peut pas reprocher au PCI de n’être pas fidèle à ses style et méthodes ! Mais cette belle "continuité" est fatale au raisonnement lorsqu'un de ses chaînons saute. La défense du principe de la dictature du prolétariat par le PCI se réduit à la défense de la praxis répressive du bolchevisme. Cette défense n'était soutenable qu'à une condition : que le bolchevisme s'avère capable face aux centres vitaux du vieux capitalisme de déchaîner - ou pour le moins de ne pas désavouer « l’impatience » et « l’indiscipline » qu'il combattait à l'intérieur de ses frontières en vertu de la promesse de socialisme contenue dans leur capitalisme nouveau. Seulement, dans ce cas l’hypothèse également admise par Pannekoek jusqu'à 1920, d'un développement communiste international surmontant les misères et infamies du "secteur russe" était plausible. Gageure impossible que les événements ont tôt jugé, mais en un verdict que ce siècle paresseux - en raison de circonstances que nous avons exposées au début - a longtemps tardé à exécuter.

Il serait vain de vouloir démontrer au PCI que les masses, dans toutes les révolutions, ont toujours caressé ce "pouvoir sur la vie » dont ce parti fait une exclusivité anarchiste et petite-bourgeoise. En fait, même si le vieux conflit entre Marx et Bakounine n'échappe pas à la remise en cause qui déferle aujourd'hui sur la pensée marxiste, la diatribe du PCI contre le KAPD a peu de choses à voir avec ce conflit. Le débat sur ces questions n’est qu'un rideau de fumée destiné, dans l’intention probablement inconsciente de ses auteurs, à masquer les deux voies d'orientation entre lesquelles hésite fatalement toute survivance actuelle d’anticonformisme.
La "fidélité" du PCI à l’égard de Lénine est précisément un conformisme ; le pire peut-être parce qu’il ravale la nouvelle et embryonnaire subversivité sociale à un niveau sous ou anti-prolétarien. Tel est le sens en effet, depuis Kautsky et Lénine, de l’étiquette « d’anarchistes » accolée à toute attitude critique. Comme c'est justement le cas de la « nouvelle subversion » qui ne se range pas docilement sur une voie "programmatique" tracée d'avance, on doit donc la condamner d'un point de vue de principe, c’est-à-dire la flétrir des tares antérieurement condamnées chez certaines catégories sociales, la déclarer "petite-bourgeoise" et étrangère au communisme.

C’est là que la tyrannie du concept atteint une altitude prodigieuse. En hiérarchisant rigoureusement l’aptitude à la subversion, en y plaçant au premier rang - sinon même à titre exclusif - les salariés de la grande industrie, on a fait de la place dans la production le critère despotique de toute maturation de la révolte sociale. La révolution n'est plus un éclatement historique, un fait ; c’est l’attribut exclusif d'une catégorie sociale déterminée. L’a priori mécaniste dont la classe ouvrière avait jusque-là le privilège, est étendue - mais à leur détriment - aux autres catégories sociales et avec la plus grande lourdeur lorsqu'il s’agit des catégories "contestataires", celles qui, précisément, incarnent la dissolution la plus avancée des frontières de l’ancienne classification sociale. Cet a priori était un moindre mal lorsqu'il étayait le mythe des aptitudes révolutionnaires inexistantes du prolétariat industriel ; il provoque la confusion la plus invraisemblable lorsqu'il veut conserver au prolétariat son rôle d’avant-garde révolutionnaire : il lui faut, dans ce but, dissimuler le comportement réactionnaire qui est aujourd'hui celui de ce prolétariat et donc jeter l’opprobre ou le mépris sur les seules catégories qui, présentement, contestent le capital. Comme cette contestation s’affirme en tant que volonté absolue et radicale de vivre réellement, le PCI doit renverser totalement le sens de cette aspiration humaine et lui prêter les mobiles mesquins et sordides empruntés au comportement traditionnel de la petite bourgeoisie.

C’est à ce tour de passe-passe que la critique de Pannekoek sert de caution théorique. Dogmatisme et mécanisme s’y conjuguent lorsqu'il est reproché à ce dernier ses « rêves informes" de "liberté" propres aux "idéologues petits-bourgeois". Si les « rêves » de Pannekoek pêchent par quelque côté, c’est bien au contraire parce qu'ils ont une base trop traditionnelle ; ils misent bien trop sur le crédit révolutionnaire consenti à la classe ouvrière en raison de son rôle dans la production ; ils déduisent bien trop imprudemment de ce rôle l’aptitude des catégories salariées à "se révolutionner" elles-mêmes. La "liberté" que Pannekoek réclame pour les organisations de combat que les ouvriers se sont donné n'a rien à voir avec celle du capital et du mercantilisme" que lui impute "Programme communiste". Elle constitue en réalité le champ d'action désigné, de façon trop optimiste, au potentiel d'énergie cachée et d'initiative reconnue à la classe ouvrière. Si Pannekoek, à ce propos, mérite un reproche, c’est bien celui de faire aux catégories qui produisent la richesse la même et trop grande concession que leur fait de son côté le bolchevisme lorsqu'il les suppose capables de devenir révolutionnaire, c'est-à-dire de mépriser cette richesse sur la base de la revendication de sa conquête totale. Pannekoek en un mot ne diffère pas de tous les autres révolutionnaires de sa génération en matière de confiance dans le prolétariat.
Mais cette conviction de Pannekoek n'était pas dogmatique et c’est en fin de compte ce que lui reproche le PCI. Ce parti, lui, s'est confiné en une sorte d’ascèse qui est au léninisme sur le plan idéologique ce que le militantisme trotskyste fut à son égard sur le plan organisationnel. Cette ascèse est d'autant plus tyrannique qu’essentiellement morale. Plusieurs années après la Seconde Guerre mondiale, les débris de la IVe Internationale théorisaient un parti pris d'illégalité et de travail conspirationnel qui tenait lieu de justification à leur existence tout en leur masquant l'évolution des conditions réelles. Le PCI s’est moqué de ce trait du trotskysme mais l'a reproduit sur un plan plus abstrait avec le même aveuglement à l'égard des transformations extérieures. Alors que le trotskysme cultivait dans sa propre image une sorte de "maintien en réserve" des capacités militaires, physiques du prolétariat, le PCI, dans la représentation qu'il se donnait de sa propre fonction, en sauvegardait les qualités morales : les vertus ouvrières supposées inhérentes à la place de cette classe dans la société. Par le biais d'une similitude abstraite et volontariste entre ses propres conditions de vie comme parti et les conditions présupposées être toujours celles des travailleurs salariés, le PCI a établi un code d’identification des couches sociales selon leurs vertus intrinsèques : sont prolétaires celles qui respectent l'abnégation et l'ascétisme prêtés à la classe ouvrière petite-bourgeoise, celles qui ont quelque prétention à la "liberté et autres « rêves » des classes moyennes. Dans cette conception, la condamnation du confort et améliorations matérielles, justifiées lorsqu'on les considère comme moyens du capital de corrompre et ruiner l'agressivité prolétarienne, n'a plus qu'un caractère moral qui masque le fait qu’un certain mouvement critique, au travers même de la généralisation et de la diffusion des "merveilles de la technique", a dépassé ce stade de l’efficacité corruptive de la productivité capitaliste, et s’est hissé, de la révolte contre la pénurie à la révolte contre l'abondance.

Tous les traits négatifs déjà relevés chez le PCI s'épaulent les uns les autres pour renforcer cette cécité. Le dogmatisme occulte le phénomène actuel de modification radicale de la corruption économique des catégories salariées qui n'entraîne plus uniformément la corruption idéologique mais peut au contraire engendrer le rejet de l’idéologie dont la corruption est le véhicule Le mécanisme fige des rapports sociaux en voie de profonde altération ainsi que leur rapport avec la psychologie sociale. Il est vrai que la revendication libertaire du petit artisan n'avait d'autre issue que son utopique défense sur le marché. De même le groupement coopératif des petits producteurs ne pouvait viser, dans le meilleur des cas que leur groupement en capitaliste collectif. Quant à la projection idéologique de ces aspirations dans le prolétariat industriel, elle ne pouvait y engendrer que l’arrivisme individuel ou la nostalgie impuissante du retour à l'état pré-capitaliste de la production ; l’individu prolétaire qui adoptait cette idéologie ne pouvait l’assimiler que comme revendication de la libre existence de producteur. Mais il en va tout autrement de l’aspiration d’aujourd'hui qui, des prolétaires aux étudiants, vise la libre disposition de leur temps, de leur vie et qui se manifeste dans un contexte historique tout différent : refus du partage inégal loisirs - temps de travail : rejet des obligations civiques ; dégoût à l’égard de tous les symboles de l'ordre et des valeurs de la société, etc. Une étape historique a été franchie qui impose à la jeune génération dire combien l’aliénation réside dans le produit même et non plus sur la façon parcimonieuse dont il est partagé. En un mot quand l'évolution même de la société généralise la revendication du "pouvoir sur la vie", cette revendication ne peut plus se satisfaire de ses illusions d’autrefois empruntées au souvenir enjolivé des modes antérieurs de production ;  elle ne peut plus avoir la même signification sociale qu'alors ; on n'a plus le droit de lui régler son compte en la discréditant comme "petite-bourgeoise".


Cette digression explique qu'entre le PCI et le fantôme kapédiste qu'il pourchasse s'interpose la divergence de deux passions opposées et qui s'affrontent sous la forme abstraite de cet impondérable combat de mânes politiques. Nous avons déjà dit que Pannekoek passionnait la réaction anti-syndicat, anti-parti, anti-organisation dans un sens que, selon la nomenclature traditionnelle, on pouvait qualifier de libertaire. Il n’est pas discutable que la perspective définie par le KAPD a laissé percer la précarité de sa base théorique dès lors que la chance révolutionnaire apparemment contenue dans les événements de la première moitié de 1920 en Allemagne a été délibérément perdue, non sans que l’Internationale ait contribué à cette perte. Il n'en demeure pas moins que cette perspective était tournée vers l'avenir et empruntait tout ce qu'il y avait de meilleur et d’anticipateur dans les rêves passés d'émancipation de la société. En ce sens c'est une réaction sans bavure au scientisme débilitant - et qui n'excluait pas l'odieux– de la Seconde Internationale et de ses héritiers de Moscou.

Mais ce que le PCI passionne aujourd'hui contre Pannekoek, c'est la "science" du mouvement en tant que frein à la révolte sociale dans la mesure où elle n’admet de cette révolte que des expressions précises sélectionnées à l’avance. Le PCI transpose sur le plan idéologique l’argument politique de l’I.C. à l'égard de la Gauche allemande. A celle-ci, il était reproché, on l'a vu, de ne pas savoir attendre les "conditions objectives" favorables, de désirer, par sa tactique de "l’offensive" la victoire politique trop vite. Aux nouvelles aspirations sociales d’aujourd'hui le PCI, implicitement, reproche de vouloir une victoire trop étendue. C'est cela que ce parti appelle des "rêves informes" parce qu’ils détruisent le mythe sur lequel il bâtit son projet de révolution. Hier l’I.C. déclarait prématurée toute subversion qui ne tenait pas compte de la sinuosité de sa propre stratégie, freinée ou accélérée dans le plus grand désordre suivant la conception du moment des intérêts russes. Aujourd'hui le PCI rejette tout ce qui n’entre pas dans son schéma. Aussi prend-il pour tendance réactionnaire ce qui est tourné vers l’avant : hier "l'anarchisme" de la gauche allemande était imputé à l’égoïsme des catégories incapable de "patience révolutionnaire" ; aujourd’hui la contestation des jeunes est ravalée à la "défense exaspérée des intérêts des classes moyennes".

Cette attitude se drape dans une pose théorique ; dans la prosaïque réalité - c'est un point sur lequel nous reviendrons en détail - elle est une psychologie politique.


La critique "idéaliste" de la IIIe Internationale



Notre long commentaire chronologique du chapitre précédent prouve surabondamment que l'essence des charges bolcheviques contre la gauche allemande repose sur une fable. Il est fastidieux, après cette démonstration, d'avoir à réfuter l'ultime édition de cette fable par le PCI : selon "Programme communiste" la critique kapédiste de la IIIe Internationale serait "idéaliste" parce qu'opposant aux manœuvres de l’I.C. des arguments moraux.
Bien que la méprise, explicable il y a 50 ans soit aujourd'hui difficilement tolérable, il faut cependant en préciser les termes parce que, si l'objet en est périmé, il n'en est pas de même du mode de raisonnement. Hier cette dépréciation d'un jugement politique en lui reprochant d'être moral tendait à couvrir d'un prestige "scientifique" la capitulation devant la force de la contre-révolution ; aujourd'hui le même procédé sert à justifier le refus de prendre à bras le corps une situation complexe où tout "bagage théorique" s'écroule.

Il est vrai que la position kapédiste comportait quelque chose de moral dans la mesure où l'élément passionnel l'emportait chez elle sur l'élucidation d’un problème historique auquel le déroulement des faits n'a pas apporté de solution révolutionnaire. On comprend que l’I.C. n’y ait vu que de ''l'anarchisme", ce dernier, non pas comme doctrine ou organisation mais comme impulsion, résurgence subversive, revit toujours comme anti-formalisme passionnel. Il n'y a pas lieu de s'étonner, encore moins de s’indigner si comme nous l'avons dit plus haut, Pannekoek partage quelque peu une telle passion. Cependant sa défiance instinctive à l'égard des catégories "Etat" et « parti », pour autant que le permettaient la connaissance théorique et l’expérience politique de son époque, est matérialiste et non idéaliste au sens donné à ces deux termes par le marxisme. Ce qui la motive, ce n'est pas la phobie des "risques corrupteurs" inhérents à l'exercice du pouvoir, mais la conscience vague, sur la fin de 1920 ; que ces risques se transforment irrésistiblement  en réalité en ce qui concerne le pouvoir bolchevique. S’il y a chez les kapédistes une tournure idéologique anarchiste, ce fut en tant que bouffée d'oxygène recherchée par les révolutionnaires appartenant à ce marxisme irrespirable qui était devenu celui de la Seconde Internationale. Ne peuvent en êtres choqués que ceux qui, à l'image de Lénine, définissant l'anarchisme comme "rançon que la classe ouvrière paie pour son opportunisme", ne savent penser les phénomènes de la psychologie collective dans les phases de contre-révolution qu'en termes de sanction de la masse "punie" de son réformisme, Pannekoek et Gorter maudits pour n’avoir pas maudit l’anarchisme, "ce vieil ennemi" (PCI dixit).

A l'aide d'une méthode intellectuellement honnête, il est difficile de soutenir que la critique de l’I.C. par la gauche allemande est "idéaliste". Son principal mérite fut précisément de tenter de ramener les phénomènes subjectifs de masse à leur base matérielle : historique et sociale. Même la "résurgence d'anarchisme" à laquelle le PCI veut réduire l'apparition de la gauche allemande, celle-ci l’avait pressentie au travers de son processus effectif : comme réaction brutale à l'investissement du mouvement ouvrier, de sa pratique comme de ses organisations, par l'idéologie du capital sous sa forme dominante du moment, c’est-à-dire social-démocrate. Le pseudo "idéaliste" Pannekoek qui explique de façon très matérialiste ce dernier processus dans la "politique allemande" de la IIIe Internationale ne contredit pas, mais renforce au contraire la manifestation. Lorsque Pannekoek met en cause la "fonction contre-révolutionnaire de la social-démocratie, c'est en soulignant l'importance d'un facteur objectif, au sens le plus strict du terme : la non-concordance dans le temps de la crise politique de la société allemande et de la "crise de conscience", trop tardive et trop partielle, qui affecte la partie la plus combattive de la classe ouvrière en lui révélant "son" parti comme un parti de massacreurs.


Inutile de réfuter une nouvelle fois l’acception puérile et bornée dans laquelle le PCI prend la formule de Pannekoek : la transformation de la mentalité du Prolétaire. Ceux qui sentent que quelque chose a changé dans la psychologie sociale durant ces dernières années se représentent fort bien le phénomène auquel Pannekoek subordonne le développement révolutionnaire en Allemagne : au moment où, dans ce pays la répression militaire accule des centaines de milliers d'ouvriers à la guerre civile, la condition indispensable de leur résistance victorieuse - indépendamment des autres conditions qui dépendent d’elle - c'est l'écroulement brutal et radical de la psychologie conformiste et fidéiste des travailleurs. S’il est un trait indiscutablement matérialiste - dans l’acception marxiste du terme – qu’on trouve chez la gauche allemande, c’est bien d’avoir mesuré la force objective de cette psychologie et d’avoir découvert que le premier en importance des obstacles à la prise de conscience révolutionnaire gît dans leur tête même : ils ne peuvent rien tenter contre le capital s'ils ne tentent rien simultanément contre cet obstacle.

On comprend mieux l'importance de cette "découverte" en comparant la critique kapédiste de l'I.C. à celle qui se borne à stigmatiser "l'opportunisme de sa tactique qui veut se consoler de sa propre impuissance à faire modifier cette tactique en rejetant la responsabilité de cette impuissance sur "l'anti-centralisme de principe" du mouvement allemand. La stérilité de cette diversion éclate dans les deux constatations suivantes : d'une part la fraction révolutionnaire du prolétariat allemand n'a pas trouvé, dans l'exigence même de la coordination de son mouvement, la force de libérer celui-ci de l'encadrement politique qui le neutralisait ; d'autre part elle devait se défendre par l'anti-centralisme en raison même du fait que cet encadrement monopolisait toute possibilité de centralisme.

Que, dans ces conditions, la lutte au sein de l'I.C. pour une tactique "juste" se soit avérée un vain combat, tout "l’opportunisme" d'un Zinoviev le démontre : il déduisait la force anticonformiste supposée de la base du centralisme existant et il croyait pouvoir s’en servir pour convaincre, en faveur de la révolution les chefs "hésitants" (Cent citations des bolcheviks, Lénine compris, montreraient combien ils étaient obnubilés par la centralisation, qu’assurait l’USPD d’un million d'individus).

Au contraire, Pannekoek et Gorter ont au moins compris une chose : que cette "base" de l'USPD encouragerait et confirmerait ses chefs dans leurs "hésitations". Seule une fraction du prolétariat, et seulement en quelques cas précis, avait entamé la série d'expériences susceptibles de l’arracher à sa propre idéologie ; rares tentatives que les pontifes de l'IC, par ailleurs, qualifiaient, ouvertement ou hypocritement selon le moment, de "putschisme".

C'est à partir de cette appréciation kapédiste du "drame allemand" qu'on peut juger leur critique de l’I.C. Il s’agit bien, vraiment, de leur décerner ou refuser un brevet de "matérialistes", alors qu'avec eux on est en présence de la seule perception de l'époque qui, bien ou mal, rende compte de la fin de toute une phase historique ! Cette perception ne pouvait naturellement pas se traduire en une critique définitive et achevée : il n'est que trop aisé de relever quelles séquelles du mouvement passé elle traînait encore, chez un Pannekoek par exemple. Par contre les kapédistes ont bien compris le sens du mouvement historique qui se parachevait alors : les puissantes organisations ouvrières qui, depuis 3/4 de siècle, avaient cimenté la discipline des masses au nom du socialisme, assuraient au système du capital la seule force sociale organisée capable de lui garantir continuité historique avec le recul aujourd'hui permis, on mesure la hauteur de vue historique d'où la perception kapédiste de ce phénomène surplombait la besogneuse vision bolchevique. Celle-ci continuait à interpréter la dynamique de la classe ouvrière organisée dans les termes mystifiés de la fin du siècle précédent : l'attente, aussi pédante que patiente, d'une sorte de mue historique mobilisant pour la révolution un mouvement engagé à fond dans la destruction de ses préalables objectifs et subjectifs. Il est clair que ce contraste explosait dans la véhémence avec laquelle la gauche allemande pressentait la dégringolade accélérée de l’I.C. Connaissant la suite, on comprend l'indignation d'un Gorter devant le comportement d’un appareil chez qui, plus la phrase devient grandiloquente plus le manœuvrisme s’enhardit et plus le révolutionnarisme se change en façade digne d'une capitulation honteuse devant  le vrai processus.

Le paradoxe du PCI c'est qu'il voit une preuve de débilité théorique des kapédistes là où ils apportent la perception la plus utile pour l’intelligence du long processus historique qui nous sépare de la révolution d'octobre. Mais à condition de savoir les lire... "Programme communiste" interprète de la façon suivante la conception de Pannekoek de la dictature du prolétariat :  « Si une minorité centralise et exerce le pouvoir, et que la révolution et que la grande masse ne serait pas préparée pour le faire elle-même, la révolution serait impossible". Le PCI manifeste une telle horreur à la seule idée d'une altération du principe du monopole du pouvoir révolutionnaire par le parti qu'a le lire aussi superficiellement qu'il lit lui-même Pannekoek,  on croirait qu'à ses yeux la révolution est possible même quand la grande masse est exclue de son mouvement !

"Programme communiste" néglige de considérer la date à laquelle a été écrite cette phrase et qui n’est pas indifférente si l'on veut distinguer dans tout le passage dont elle est tirée ce qu'il y a de prévision vérifiée et de perspective démentie. Le texte est de 1936 (Bricianer, p 264). A cette date le stalinisme n'a pas encore répudié ouvertement la pseudo "subversivité" de la IIIe Internationale ; ce qu'il ne fera qu'au cours de la guerre mondiale, alors proche, en s’alliant au bloc impérialiste le plus puissant. En prévision de cette perspective le courant qu'on appelle alors "l'ultra gauche"(Gauches allemandes, hollandaise, groupes qu’elles influencent) s’oriente suivant une hypothèse que certains théoriseront plus tard : la substitution de la bureaucratie ouvrière" à la bourgeoisie dans la gestion de l'Etat du capital.
Depuis les événements d'Espagne, les frontières traditionnelles entre "guerre civile" et "guerre impérialiste" sont devenues flous, et c’est sous l'effet de cette problématique que "l’ultra-gauche" voit Pannekoek confirmé : en ce qu'il érige en critère de l'alternative historique la venue au pouvoir, en conclusion de bouleversements sociaux violents, des partis de la révolution et non de ses organismes du type conseils.

Aucune prévision théorique ne se réalise à l’état pur. La "bureaucratie" – c’est-à-dire le stalinisme - n'est jamais venue au pouvoir, hors de Russie, de la façon envisagée par Pannekoek dans le passage incriminé : « soulèvement de masses, attaques en masse, luttes et grèves de masse ». Pour qu'une révolution provoque une contre-révolution - même "bureaucratique" - il faut d'abord qu’elle ait lieu. A partir de 1936, de façon irréversible, tout se dessine sous le signe de la guerre mondiale, donc de la contre-révolution. Le stalinisme ne s’est jamais étendu au-delà des frontières russes (en tant que pouvoir) qu'à la faveur de ces « révolutions de palais » synchronisées sur l'avance des armées soviétiques dans la partie de l’Europe abandonnée par les Américains au gendarme russe ; ou encore lors de la "grande marche" des paysans de Mao. Mais l'erreur de la théorie kapédiste même si le cul-de-sac de la théorie ''bureaucratie- classe dirigeante" est un de ses sous-produits, a tout de même dégagé la pensée critique d'un autre cul-de-sac : celui du léninisme doctrinal pour qui, finalement, toute libération des forces productives étant bénéfique en vue du communisme futur, il convient aux communistes de la favoriser en tentant de s’ériger en pouvoir d'Etat accélérant ce processus. L’antithèse kapédiste à la "centralisation du pouvoir par une minorité" n'apporte pas de réponse aux problèmes que soulèvent les révolutions surgissant là où la domination du capital n'est pas encore pleinement assurée ; mais elle pose clairement les termes de la question. Toute révolution contemporaine ne peut naître et se développer que si elle s'oriente en vue d'affronter le capital, quelque soit le stade de développement local atteint par celui-ci. Lorsqu'une telle révolution présente le phénomène que Pannekoek caractérise de façon lapidaire comme centralisation et exercice du pouvoir par une minorité, on doit la juger au type d’Etat qu'elle s’est ainsi donnée et qui ne diffère en rien d’un Etat bourgeois. Un tel phénomène n'est pas la cause mais l’effet de l’impossibilité d'une vraie révolution sociale.

Le PCI qui n'a que sarcasmes pour le simplisme de cette formule ne voit pas qu'elle exprime en son époque - et contre le poids écrasant du marxisme purement doctrinal de la Seconde et de la Troisième Internationale - l'une des premières tentatives en vue de renouer avec la généreuse vision initiale de Marx. Elle décape en quelque sorte la pensée révolutionnaire de toutes ses successives couches de rouille réformiste ; elle remet à nu le noyau du concept même de révolution. A ce titre, la "critique idéaliste" de l’I.C. nous lègue un effort qui vaut bien plus par la direction qu’il a ouverte que par la forme et les résultats qu'il a atteints.


Le sort d'une "minorité distincte"

Nous nous sommes attachés à montrer que le mépris avec lequel le PCI traite le kapédisme comme phénomène de secte n'est qu'une tentative inavouable pour justifier a posteriori le "volontarisme recruteur" que nous avons évoqué à propos de l'Internationale du Second congrès. Si en application de ce que nous avons dit au début concernant la nécessité de deux plans d’appréciations nous ne cessons pas pour autant de disjoindre notre jugement en l'appliquant soit à la gauche italienne, soit au PCI, il nous faut cependant, au travers du parallèle entre le kapédisme et le bolchevisme, déduire une signification historique unique de la manière divergente dont ils tentent tous deux de surmonter la situation d'extériorité de la conscience révolutionnaire.

Le même phénomène que Lénine admet comme compatible avec la transformation révolutionnaire de la classe ouvrière est ressenti par les kapédistes comme la preuve d'une distorsion profonde entre la conscience immédiate de cette classe et la conscience de sa mission historique. Pour la gauche allemande, cette distorsion peut disparaître grâce à l'existence, au sein des masses, d'un instinct social vivace mais inhibé par leur attitude passive à l'égard de leurs propres organisations ; de nouvelles formes d’action et de groupements doivent dégager leur énergie et les rendre capables de faire une réalité de ce qui, chez Gorter et Pannekoek, n'existe qu'à l’état de pure critique.

On aura trop bien vu, au travers, de la chronologie que nous avons donné des événements d'Allemagne, que les kapédistes - hormis en quelques circonstances privilégiées au cours desquelles les masses agirent énergiquement dans le sens qu'ils préconisaient - furent condamnés à rester extérieurs  à l'action et à la psychologie des gros bataillons des catégories salariées. Il n’aura pas davantage échappé au lecteur qu'en dehors de leur perspective d'une "rupture à la racine" entre les ouvriers et le front SPD/USPD, il n’existait qu’une seule autre voie possible pour le PC allemand: celle d'une négociation, encouragée par Moscou, avec les puissantes organisations ouvrières qui procédaient au même moment à la destruction du prolétariat allemand.

Aussi incomplète que soit l'image que nous avons donnée des bouleversements de l'Allemagne en 1919-20, elle suffit à flétrir la dérisoire polémique du PCI. Appeler "sectarisme" la seule lucidité révolutionnaire qui s’y fit jour et lui opposer comme "continuité marxiste" le discours théorique qui masquait une pure et simple capitulation, c’est passer à côté de la dimension essentielle de cette tragédie au cours de laquelle la contre-révolution trouva sa chance décisive dans l’attitude politique des catégories directement intégrées au processus de production. A la différence des chômeurs et des jeunes travailleurs déracinés - révolutionnaires parce que vivant dans leur chair la dissolution du prolétariat - classe - les couches et appareils qui incarnaient l'espoir semi-séculaire du marxisme lièrent leur sort à celui d'une reprise économique du capital que majoritaires et USPD travestissaient en "socialisation de la production". Tout mouvement, toute tendance, tout groupement militant qui reproduisait, dans ses structures et fonctions le rapport social antérieur du prolétariat à l'égard du capital, devait fatalement tomber dans ce traquenard historique. Ce fut le cas, particulièrement significatif, des "délégués révolutionnaires" qui non seulement furent incapables d'échapper aux suggestions de leurs éminences grises de l’USPD, mais encore prirent le plus souvent le contre-pied de toutes initiatives décisives dans les moments les plus cruciaux. Ces délégués offraient l’image fidèle d'une classe ouvrière capable de lutter contre la répression et la réaction mais uniquement au profit du statu quo politique et social existant. Le meilleur exemple, chez les « délégués révolutionnaires » en est leur horreur du "putschisme" qui les a rejetés dans les bras des Indépendants à tous les moments tragiques de la lutte. Mais il est visible que cet état de fait se perpétuait dans le mouvement allemand grâce à la nature de ses structures qui, fidèles à la tradition social-démocratique, confinait le rôle des délégués du rang dans les tâches d’agitation et d'organisation tandis qu'elle réservait aux chefs tout ce qui avait trait à l'orientation politique. De tels rapports désarmaient en réalité cette base dont l'IC espérait tant, et la désarmaient non seulement devant ses chefs mais devant la mystique qui les  consacrait comme tels. Exprimant la classe ouvrière dans sa fonction statique, et non dans le mouvement ou selon l'expression de Pannekoek, elle « se révolutionne », les délégués révolutionnaires en cristallisaient les tendances à l'inertie ou, encore, dilapidaient son potentiel subversif dans des replâtrages des structures sociales et politiques existantes.

L'espoir de la Gauche allemande peut être considéré comme l'ultime éventualité de toute une période historique, celle dans laquelle des fractions sociales expulsées du processus de production, ou dont le sort est considérablement dégradé à l'intérieur de ce processus, endossent pour la dernière fois l'image du prolétariat révolutionnaire selon Marx. Elles ont entraîné un moment, lors du ralliement massif aux "Unions", la classe ouvrière en tant que catégorie du capital. Ce fut le dernier cas, d'une durée éphémère, dans lequel les catégories sociales définies selon leur place dans la production, se comportaient encore comme le facteur antagonique du capital tel que Marx l'avait conçu trois quarts de siècle plus tôt. Tentative ultime de retourner contre le capital l'unification dont il avait eu besoin pour passer à un stade supérieur de son propre développement. Après la défaite de la révolution le processus d'unification devait se poursuivre. Mais cette fois sans aucune chance que cela ne fût pas au profit exclusif du capital. Comme toutefois les phases historiques ne sont jamais rigoureusement étanches les unes aux autres, mais s'interpénètrent, s’influencent respectivement, le parachèvement au niveau idéologique d'intégration du prolétariat était déjà préfiguré par un type donné d'organisation - compris non sous l’aspect formel de structures qui peuvent indéfiniment varier, mais comme projection dans la conscience - et l'inconscience - du rapport social dominant. C'est ce rapport que les kapédistes, peut-être sous une forme simpliste, voire naïve, visaient dans leur condamnation de la forme-parti.

Mais le kapédisme, comme nous l'avons souligné, apparaît sur la fin d'une phase historique durant laquelle la conscience révolutionnaire est restée extérieure à la classe ouvrière. Adversaire de la théorisation léniniste de cet état de fait, les kapédistes le subissent pourtant, plus encore comme détachement isolé de révolutionnaires : comme noyau incompris de tous les autres courants de l'internationale. Ce qui est caractéristique en effet de la position prise par ces autres courants à l’égard du phénomène historique des conseils, c’est le peu d'importance qu'ils accordent - qu'il s'agisse de critiquer le phénomène ou d’y applaudir - à son incidence possible sur la psychologie et le comportement des prolétaires eux-mêmes. Ici apparaît la grande divergence qui sépare, non pas simplement des courants politiques, ni même des "écoles" théoriques, mais deux façons tout opposées de concevoir le rapport entre la praxis et la conscience sociale.


Nous avons déjà vu comment la gauche italienne pour sa gouverne, imagine surmonter le dilemme de "l'extériorité" de la conscience révolutionnaire : le parti doit se trouver sur la voie dans laquelle la classe ouvrière est propulsée sous l'effet d'une rupture d'équilibre dans laquelle la crise économique joue un rôle essentiel. Une crise économique et une « rupture d’équilibre » de l’ampleur de celle qui se sont produites dans l'Allemagne vaincue du premier après-guerre, on n'en avait, à cette époque, jamais vues. Pourtant la force politique qui se réclamait de la manière la plus orthodoxe du déterminisme marxiste ne sut jamais se trouver sur la voie des diverses réactions ouvrières. Tant elle s'effarouchait de la direction que celles-ci avaient prises et pour laquelle elle ne concevait d'autre issue que le « putsch » et son écrasement sanglant ; tant elle voulait radicaliser des actions qui, dès le départ, s'orientaient dans le sens de la reconstruction de la cohésion et de la force du capital, et non en sens opposé. "Programme communiste » revenant sur la question dans son numéro 58, explique cette incapacité par la "jeunesse" et la composition hétérogène du KPD, par le vieux préjugé démocratique qui oblitérait ses cerveaux les plus brillants, par leur retard à identifier cette USPD … que l'I.C. leur a imposée par la suite comme alliée, puis finalement comme membre à part entière. Aucune de ces explications ne s'occupe de la classe ouvrière elle-même ; pas un instant le PCI ne se demande si celle-ci n’a pas manifesté, à un moment donné, des directions d’action que les révolutionnaires auraient dû savoir reconnaître et appuyer...
La gauche allemande, au contraire - et ceci, explique l’audience que rencontrent ses travaux après une longue éclipse - a tenté de retrouver, tant par son combat contre l’idéologie que par son exaltation des formes nouvelles de lutte, ce rapport direct qu'établissait Marx entre la détermination sociale du prolétariat et la théorie révolutionnaire qu'il devait s'approprier.

Cette appropriation est impossible par la voie d'une délégation que la classe révolutionnaire consentirait dans tous les domaines de l'initiative, de la réflexion et de l’exercice du pouvoir. Ce concept qui s'est imposé sous le nom de "marxisme" n'est que le produit historique non-critique de la seconde moitié du XIX siècle. La puissance de l’implantation de ce principe de la séparation  dans tout le mouvement ouvrier sur le plan de la doctrine comme sur celui de l'organisation, est démontrée dans la question déjà abordée plus haut, de la tactique syndicale de la IIIe Internationale.

La "conquête du syndicat" par les communistes n'est que la transposition, à l'intérieur d'une seule classe, du principe que l'électoralisme croit valable pour toute la société. Nous en avons déjà évoqué les principales présuppositions. L’homogénéité des conditions communes à tous les travailleurs doit être plus forte que les facteurs de concurrence, ou du moins cette homogénéité doit être recréée tendanciellement avec suffisamment de fréquence pour que l'intrusion d'idéologies venues d'autres classes puissent être traitées et combattues en tant qu'intrusion. A cet égard la corruption matérielle et morale des catégories privilégiées n’est admise que dans les limites d'un phénomène minoritaire et parasitaire. Elle ne saurait en tout être comprise comme conversion psycho-matérielle durable de catégories entières à l'idéologie du capital. La classe ouvrière, en somme, est conçue comme entité permanente, comme ensemble social dont la caractéristique essentielle est indestructible à l'égal de sa place dans la production. Ces présuppositions apparaissent d’ailleurs en filigrane derrière les deux "positions fondamentales" défendues contre-vent et marée par le PCI par-dessus toutes ses "crises" : 1°) La distinction catégorique entre Parlement et syndicat parce que ce dernier est composé exclusivement d'ouvriers ; 2°) Le "critère de classe" du syndicat découlant de l’acceptation de toutes les idéologies ouvrières.

La seconde de ces positions révèle la limite historique du postulat qui est à la base de toute "l’école marxiste", de Kautsky à Lénine. Même la gauche italienne, qui dénonce comme illusion le mécanisme démocratique au niveau du parti prolétarien au pouvoir, l’admet comme "cadre opératoire" dans les organisations ouvrières de défense immédiate.  Acception aucunement fétichiste, sans doute, puisqu'elle n'implique pas l'observation formelle des règles de la démocratie syndicale dans les organisations dirigées par les réformistes, mais dont le principe est cependant intact malgré cette réserve tactique : la conquête des syndicats par les communistes c’est le ralliement des ouvriers obtenus par la démonstration que les communistes sont seuls capables de bien conduire les luttes immédiates. Par définition, selon la thèse de « l’extériorité » de la conscience, ce domaine immédiat est en effet le seul terrain expérimental direct où les ouvriers peuvent vérifier le bien-fondé de la confiance qu'ils accordent au "parti de classe". La confiance qu’ils peuvent lui accorder pour une tache supérieure - la politique de gestion et de répression au niveau du pouvoir révolutionnaire - n'en découle que par voie de conséquence.

L'objectif de "conquête du syndicat" relève du même concept mais plus vaste, de "conquête des masses" qui fut effectivement le mot d'ordre central de l’I.C. Sa sévère critique par la gauche italienne sur le plan politique n'infirme en rien le fait que celle-ci par le biais des présuppositions indiquées plus haut, a fidèlement reconduit ce concept sur le plan syndical. De l’un à l'autre domaine, la démonstration change de cadre et d’objet, mais non pas de but : pour le parti, il s'agit, à partir de faits vérifiables, qu'on lui fasse confiance pour d'autres faits encore à venir et dont il est le seul à juger de l'opportunité et de l’ampleur possible. Sur le plan politique, c’est dans la lutte contre le gouvernement et son contre le patron qu’il « fait ses preuves » pour mériter la direction du mouvement. Qui contestera cette acception - qui implique par définition que le parti est seul juge de la direction à emprunter et des étapes à parcourir - devra se rapporter à la tactique du front unique qui avait précisément en vue cette démonstration comme moyen d'arracher les masses à l'influence social-démocrate.

A l’échelle internationale et historique les bolcheviks ont gagné la confiance du prolétariat international (du moins de sa fraction révolutionnaire) en "faisant leurs preuves" dans la victoire d’Octobre. A ce titre, ils décident de la tactique que la révolution doit suivre dans les autres pays. On pourra nous objecter que, conformément à la théorie marxiste, les bolcheviks ne sont pas libres de la tactique à adopter qu'ils ne peuvent déterminer que parmi celles qui ont été prévues au préalable, d’après l'expérience et en fonction des éventualités historiques possibles. Cela aggrave simplement leur cas puisqu’ils ne disposent pas dans leur "rose d’éventualités" (terminologie PCI) de schéma correspondant aux conditions de la révolution en Allemagne et, plus généralement, en Occident. Ils n’en ont pas pour autant renoncé à diriger la révolution internationale en vertu du droit acquis grâce à leur succès russe !

Les diverses implications de la théorie de "l’extériorité" sont d'ailleurs plus complexes encore : qu'il s'agisse du parti russe ou de l'Internationale l’arbitraire bolchevique s’enveloppe toujours de formalisme démocratique ; ses émissaires à l'extérieur affichent des mandats de parti pour assumer des fonctions de fonctionnaires de l'Etat (bolchevique) ; ses militants sont dans la classe en tant qu'ouvriers, au-dessus d’elle, en tant que membres du parti, etc. Mais il s'agit moins ici de décrire ces rapports que d’en souligner très tôt la mystification, très tôt perçue par les kapédistes : aujourd'hui encore le PCI couvre de sa revendication de l'unité "doctrine tactique organisation" les lamentables déchirements et les répugnantes manœuvres qui constituent la trame de la vie politique de l’I.C. Pour en rappeler un seul exemple : au 3e congrès, le KAPD est exclu en raison de son désaccord sur la tactique mais au nom de son hérésie anarchiste, tandis que les centristes réformistes sont admis sous la seule caution de leur orthodoxie doctrinale qu'ils affichent de façon formelle sans cesser d’en saboter les implications !

Cette ambiguïté et cette hypocrisie s'accommodent fort bien de ce que la "restauration" léniniste du marxisme est centrée sur la question de l’Etat et du pouvoir, de même que l'appréciation de la situation allemande qui s'exprime toujours en termes de discipline et de centralisation militaires ; le PCI continuant aujourd'hui à élaborer son analyse a posteriori sur les mêmes critères. L'empreinte laissée par la révolution russe sur cette période historique est telle que toutes les difficultés et particularités de la révolution d'alors se projettent au plan doctrinal et en fonction de l'importance accordée à la catégorie Etat. Nulle part, dans "l’artillerie lourde" de la production léniniste et post-léniniste, on ne trouve abordée de front la question primordiale de la révolution : la constitution du prolétariat en classe, c'est-à-dire le fait que les masses exploitées elles-mêmes doivent se comporter en facteur conscient de la transformation historique. Bien au contraire, les léninistes d'hier et d’aujourd'hui excusent, comme une "faiblesse" de Rosa Luxembourg, sa préoccupation constante bien que stérile, de prendre ce problème en considération. Ils renversent le rapport de détermination posé par Marx chez qui la constitution du prolétariat en parti est la conséquence du mouvement de sa constitution en classe ; eux en font le préalable.

Or ce renversement est le produit d’une adaptation de la doctrine révolutionnaire à une praxis historique déterminée. Marx n'a jamais théorisé de structure d'organisation pour le prolétariat ; à plus forte raison n'en a-t-il pas fétichisé une comme Kautsky et à sa suite, Lénine. Cette précision ne nous intéresse pas ici sous l'aspect d'une querelle de théologiens, mais comme donnée anti-mystique dans la question de la forme-parti. Au travers du "cas" du KAPD, la mystique de cette forme est néfaste sous un triple jour : 1°) elle escamote sous des arguments doctrinaux la véritable divergence entre la gauche allemande et l'IC ; 2°) cette supercherie aggrave les tares du principe de la "délégationnelle", rend celle-ci d’autant plus tyrannique que le prétexte doctrinal rend plus hermétique encore aux yeux des ouvriers le domaine des mobiles politiques puisqu'ils sont enrobés d'une présentation dogmatique ; 3°) elle accrédite la superstition banale selon laquelle le succès de la révolution est une question de rigueur doctrinale chez ceux qui la dirigent et non d'exactitude de leur appréciation des conditions.

A l'analyse kapédiste de la genèse historique de la forme-parti selon l'acception qui a prévalu au travers de Kautsky et de Lénine, il est difficile de contester son caractère d’application du matérialisme à un produit historique se réclamant lui-même du matérialisme. Le fétichisme de cette forme est le produit de deux processus distincts, mais qui ont continuellement réagi l’un sur l’autre. L’épluchage des griefs anti-kapédistes du PCI nous a montré à ce propos que ces griefs refusaient d’admettre l'existence de deux marxismes, l’un couvé en Occident, l’autre dans l'aire slave. Dans certaines limites étroites, ce refus est fondé : les fondements théoriques du kautskisme étant commun à ceux du léninisme. Mais l'un et l’autre n'ont rien à voir avec le marxisme révolutionnaire que la gauche allemande, après l'expérience de la social-démocratie, voulait retrouver chez Marx, notamment dans sa formule : le prolétariat est Révolutionnaire ou n’est rien du tout. Cependant les conditions de germination des deux acceptions du marxisme social-démocrate sont  telles qu'il peut sembler que son produit slave ait sauvé (restauré) les "bases saines" de son produit social-démocrate allemand. En réalité ils sont l'un et l’autre le produit de l’adaptation de la doctrine portant le nom de Marx à deux stades de développement social situés aux extrémités opposées de la courbe historique du capital.

Chez l'un comme chez l’autre l’intention révolutionnaire apparaît avec le caractère d'extériorité que nous avons déjà défini. Mais alors qu'en Allemagne cette extériorité - plus encore du point de vue doctrinal qu'organisationnel - se manifeste à l'égard d’un vieux mouvement ouvrier en voie d'intégration aux structures du capital, en Russie, elle est le fait de la fraction révolutionnaire dans un mouvement ouvrier encore jeune et irréductible aux structures du tsarisme. D’où, d'un cas à l'autre la signification tout opposée de la délégation au parti de la force et de l'initiative sociale des catégories exploitées ; en Allemagne cette délégation renforce l'intégration du vieux mouvement ouvrier aux structures du capital ; en Russie il ne saurait être question d'une telle intégration pour un mouvement ouvrier réduit aux dimensions d'une subversive armée secrète et qui peut rallier les autres classes révolutionnaires de la société en démontrant l'aptitude du prolétariat révolutionnaire à réaliser les revendications de ces classes.(Terre aux paysans, destruction de l'absolutisme).
La volonté de transplanter cette "tactique russe" en Allemagne sous la poigne bolchevique devenue chef de file du mouvement international, représente une inversion totale de priorité historique entre la révolution russe et la révolution allemande.  C’est cette inversion qui, en dernière analyse, est la vraie cause   non pas de l’échec, probablement inévitable, de la révolution allemande mais de sa nature de contre-révolution spécifique, c'est-à-dire perpétrée au nom d'une perspective de socialisme. Cette inversion n’a pas seulement désarmé la fraction minoritaire du prolétariat allemand face à l’ancien mouvement ouvrier dans ce pays, elle a perverti ce dernier en tant que mouvement ouvrier. En traitant le prolétariat réformiste allemand comme la paysannerie révolutionnaire russe, on le ravalait à un niveau inférieur de conscience sociale sans pour autant élever sa potentialité révolutionnaire. En invoquant sans cesse le fameux acquis d'organisation de ce prolétariat, on le violentait par des procédés bureaucratiques, n'en laissant que des débris propres à permettre la restructuration fasciste de la société.

Il n'est que trop visible que toute la pensée socialiste allemande était irréductible a ce monstre de "kautskysme révolutionnaire" que constituait en fait le léninisme transplanté et que, contre l’intention de l'importer de vive force en Allemagne, toute la différence de développement historico-social existant entre les deux pays prit en quelque sorte sa revanche. Par-dessus les divergences et les erreurs, les identifications anachroniques et les pures trahisons politiques, tous les théoriciens et cadres du prolétariat allemand avaient en commun cette conviction que l'action de la classe ouvrière ne peut être que le fait de la classe elle-même. Mais alors que la délégation d'initiative au parti convient fort bien à une classe qui n'aspire qu'à réformer le capital, c'est-à-dire servir de contre type indispensable à son développement, elle est absolument incompatible avec l’action d'une classe qui veut le détruire. Pour cette raison même, tous les partisans révolutionnaires de la délégation ne cessèrent d’être déchirés comme le fut Rosa Luxemburg.

La conception que "Programme communiste" met en cause lorsqu'il dénonce le "démocratisme" de la social-démocratie allemande est intimement liée à la vie et à l'histoire de la classe ouvrière d'outre-Rhin. Cette classe est réformiste, ce qui, dans la phase moderne du capitalisme peut signifier que son adhésion à une idéologie d'intégration aux structures les plus élaborées du système du capital. La conception léniniste est elle révolutionnaire mais dans des conditions qui n'ont rien à voir avec celles de la classe ouvrière allemande.

Cela peut paraître paradoxal, mais la gauche allemande, par sa version de "démocratie ouvrière", rompt délibérément, sur le plan pratique comme sur le plan doctrinal, avec le démocratisme du mouvement ouvrier allemand. Elle tend, en effet, à détruire la délégation qui constitue le principal levier de l'intégration de la classe ouvrière au système du capital et dans ce but, elle s'efforce de théoriser le nouveau mouvement qu'elle a vu poindre en opposition à la pratique de cette délégation. Bien que ses "théoriciens" entrevoient le contenu de ce nouveau mouvement, ils luttent principalement pour en imposer les formes. Ils sentent bien que la classe révolutionnaire n’est telle que pour autant qu’elle s'approprie toute sa théorie ; mais ils enferment cette appropriation dans le cadre légué par les conditions antérieures, c'est-à-dire les aspirations du prolétariat comme classe dans la production et non comme vision d'une société de laquelle il aurait lui-même disparu. Ils combattent donc la réification à laquelle procède le système du capital mais uniquement dans son cadre immédiat : la production. Ils veulent "révolutionner" le travailleur, mais en tant que travailleur et non préfiguration de l'homme d’un monde nouveau.

Sans doute est-ce la projection de ce rapport entre le travailleur tout court et le prolétaire proprement dit que les kapédistes traduisent dans leur concept de l'organisation, où celle-ci est supposée permettre au premier de s’élever au niveau de la conscience du second. Cette conception relève indiscutablement de la situation d’extériorité de la conscience de classe ; extériorité dont les kapédistes savent bien qu'elle leur est imposée par l'état réel de la classe ouvrière "intoxiquée par le nationalisme et abrutie par la répression". Mais à la différence de Lénine, ils n'érigent pas cette extériorité en norme du processus révolutionnaire ; ils y voient au contraire une séquelle de la situation historique précédente du prolétariat et dont celui-ci, avec des difficultés peut-être insurmontables, tente de s'affranchir.

Cette tentative d'aider les masses à sortir de leur sujétion pratique et idéologique anticipe historiquement sur ce qui aurait pu devenir un mouvement réel. Mais elle se sépare finalement de ce mouvement : celui-ci, en effet, avorte au cours de ses premières expressions effectives et la théorie de ce mouvement se limite aux formules répétées par un groupe constitué en tendance et répétant, à l'égard des masses, une séparation identique à celle que ce groupe combat et qui s'est historiquement cristallisée en certaines formes d’organisation tel le parti et le syndicat. Cette démarche théorique des kapédistes laisse pourtant un acquis, mieux : une ouverture critique, dans la mesure où ce qu'elle dénonçait dans la forme-parti n'était pas seulement un produit historique de la séparation mais aussi un facteur qui se perpétue comme inhibition idéologique des forces subversives comprimées par la société du capital.


Conclusion : l'antikapédisme comme symptôme groupusculaire


On aurait tort de croire que "l’antikapédisme" du PCI n'est qu'une bouffonnerie léniniste du type de celles que nous offre journellement le gauchisme. Ce défoulement hostile à l'égard de Pannekoek, Gorter etc... est une preuve indirecte de la progression de ce que, faute de meilleur terme, nous appellerons la conscience de la réalité historique.

Le comportement du PCI en cette affaire procède du faux absolu pour sauver une vérité relative, en une procédure qui, à son tour, démystifie celle-ci. Affronter honnêtement la réalité, dans la "question allemande", c'était entamer un processus voué à saper l'existence du PCI en tant que parti. Il est certain que le micro appareil qui dirige cette organisation a fort bien perçu ce danger durant l’année 1971, lors de notre incartade contre la "tactique syndicale" du PCI ; il a cru licite, face à ce danger, de démontrer que notre réaction aux erreurs du parti était plus lourde de périls que les erreurs elles-mêmes. Et c'était vrai, bien que nous n'en fussions qu'à demi conscient. Mais ce que le PCI ne peut et ne veut voir, c’est que les défenseurs d'un "corps de thèses" qui, pour rendre celui-ci crédible, sont contraints de violenter des réalités de fait perdent par là tout droit à se réclamer de que ce corps de thèse a un moment représenté.

Le lien était déjà tenu, qui rattachait le PCI à une lutte d'autrefois, réelle en son temps mais morte et depuis longtemps vécue à l'état de pure représentation. La rupture de ce lien devient évidente lorsque cette représentation ne supporte pas l'évocation d'un passé jusque-là ignoré sous son jour réel et qui revient en force à la surface. La continuité du PCI, après cette épreuve, se révèle reposer dès lors sur autre chose que sur l'énergie et la foi qui se dégageait de l'ancienne représentation : c'est ce dont nous parlerons dans notre troisième partie.

La facilité relative avec laquelle le PCI a liquidé "notre" crise comme il l’avait fait pour les précédentes ne doit pas abuser. Faire de nous des adeptes inconscients de Pannekoek et de Gorter, classer ces derniers dans les rangs des « syndicalistes », "anarchistes" et autres " idéalistes révolutionnaires", était dans l’immédiat un moyen efficace pour rassurer dans le parti les esprits troublés. Il fallait d'une part leur faire digérer le fait que l'ancienne tactique syndicale, désormais énergiquement exorcisée (cf. "L'autocritique syndicale" du PCI), avait été fermement soutenu en son temps, par tout l'encadrement du parti ; d’autre part, il convenait de sécuriser tout un chacun : seuls des éléments inconsciemment anarchistes pouvaient avoir pris au tragique une regrettable mais simple "erreur d’appréciation". Il n'en demeure pas moins que le succès même de cette manœuvre présente un large revers. D'abord elle a révélé le bas niveau de conscience politique - et même de conscience tout court - de la plupart des militants du parti, capables de subir sans problèmes les lamentables contorsions des uns et des autres durant la "crise". Ensuite il a bien fallu que le PCI se résigne à affronter la défense jusque-là impensable, de la position prise autrefois par la gauche italienne dans la "question allemande".

C’est le glissement sur une pente fatale. Apporter la moindre précision sur la réticence vague et prudente de Bordiga de 1920, à l’égard des gauches allemands, c'est d'abord exposer à une lueur plus crue le fait que la gauche italienne a accepté sans réserve l'appréciation tendancieuse de Lénine à l’égard du mouvement allemand. Mais c'est plus encore être contraint, en raison de la pauvreté des arguments moscovites, d'en aggraver encore l'esprit. Le PCI déplace ainsi le centre du problème, devant défendre la position de la gauche italienne, non plus seulement par rapport aux kapédistes, mais dans sa situation ambiguë face à Moscou. Point de rencontre avec le phénomène de rejet qui, ouvertement ou de façon dissimulée, taraude aujourd'hui la "pensée révolutionnaire" dans ses antécédents léninistes. En défendant inconsidérément l’aveuglement bolchevique à propos du "communisme infantile", en s'inspirant comme d'un oracle infaillible de la position prise il y a 50 ans par Bordiga, en revendiquant la confusion du Second congrès comme la naissance lumineuse du communisme mondial, le PCI se cache à lui-même ce fait capital -devenu patent mais hors de ses rangs - : l’écroulement historique de l’idéologie léniniste. Celle-ci n'est plus qu’un bâillon, cause d'un aveuglement dont "l’antikapédisme" est une illustration éloquente : l’esprit polémique ne laisse place à aucune objectivité, la passion dogmatique y tient lieu d’argument, la vertu de l'incantation est le seul lien posé entre le passé et l’avenir.

La revendication d'un marxisme sans discontinuité de Marx à Lénine est une affirmation lourde de conséquence. Le PCI a raison, avons-nous dit, d'en exclure les Pannekoek et Gorter qui, effectivement, n'ont pas leur place dans ce marxisme-là. Mais ce qu’on peut reprocher à Lénine éclabousse dès lors Marx. Nous en reparlerons quand nous en aurons fini avec cette mise au point qui peut ressembler à une dispute incongrue autour d'un mince rayon historique dont la source, à des années-lumière de là, est depuis bien longtemps morte. Mais ce n’est là qu'une apparence. Il reste de Pannekoek et Gorter qu'ils ont ouvert la première brèche dans l'édifice idéologique du léninisme. Et ce n’est pas, en fait, pour cette seule raison là que le PCI s’en prend à eux. C’est à cause d'un phénomène strictement contemporain : le stalinisme, prolongement atroce du léninisme, a déblayé, en s'écroulant dans le sang et la honte, le terrain d'une subversivité où le PCI ne se retrouve pas. Le KAPD, dans sa lutte même contre l’IC, manifestait l'ultime sursaut d’un mouvement aujourd’hui totalement défunt. Il est donc paradoxal que le PCI procède à son exécution capitale à titre posthume. C’est qu'en réalité, le PCI en un certain sens a besoin de l’actualité du KAPD pour sauver la sienne propre. Aussi ne peut-il comprendre le véritable adversaire qu'il poursuit lorsqu’il s’acharne sur le cadavre de la Gauche allemande. Cet adversaire est autant insaisissable qu'indéfinissable parce qu'il ne se réfère à la Gauche allemande qu'en tant que symbole et caution du doute grandissant que manifeste la nouvelle subversion à l'égard des doctrines du passé. Il annonce une nouvelle période, peut-être encore éloignée, mais dont les prémisses se manifestent déjà sur le plan théorique par un implacable déblaiement de toute idéologie.

En présence de ce phénomène, le PCI se range irrévocablement dans le camp de ceux qui veulent prolonger le règne de l’idéologie : c’est là sa seule riposte.




[1] Provisoirement puisque, deux ans plus tard - comme on l'a vu - la tendance de Florence sur cette question, devait entrer en conflit avec l'organisation et quitter celle-ci.
2 En 1952, presque à la veille de sa mort, Staline (XIXe congrès du PCUS) dut faire état des conceptions trotskystes jusque-là soigneusement étouffées par les historiens staliniens ; cette référence fut considérablement agrandie par le XXe congrès que Bordiga commenta par les termes du "Dialogues avec les morts" : c'est au tour des morts du KAPD d'être aujourd'hui rappelés à l'expression !
[3] Le journal en langue italienne du PCI croit se tirer de l'affaire en tournant en dérision ceux qui pensent que l'unique moyen garanti pour éviter la contre-révolution c'est de ne pas faire la révolution ! (numéro 12, 14/6/73).
[4] CITMAT 31. Cette expression signifie "citation matériaux numéro 31", il s'agit d'un recueil de citations collectées par Lucien Laugier. C'est la seule fois que Lucien à recours à ce document pour l'ensemble des textes en notre possession. Ce document existe, mais n'est pas en notre possession, nous ne pouvons donc donner le contenu de la citation.
[5]  C'est le cas notamment des luttes armées menées par les ouvriers pour conserver leurs armes, acte de rébellion en puissance dont les conséquences subjectives sont plus considérables encore que la portée pratique.
[6] "Programme communiste", n° 56, p 23.
[7] En capitales dans le texte.
[8] Souligné par nous.
[9] Souligné par nous.
[10] Souligné par nous.
[11] Souligné par nous.
[12] Il s'agit, bien entendu, de l'idée du PCI.
[13] Souligné par nous.
[14] Ces lignes ont été écrites en 1927, donc bien après que Pannekoek ait condamné la forme-parti. Il est permis de supposer qu'il admet  rétroactivement  la nécessité de cette médiation considérant que 1918 était son dernier cas historique plausible.
[15] Souligné par nous.
[16] Dans "La révolution Russe", édition de Paris, 1946.
· Ce chapitre est manquant ; il est intitulé dans le sommaire "L'incidence de la question allemande" et devait comprendre les sous-chapitres suivants ; Cadre et signification de la réunion générale de septembre ; La discussion Copenhague - Milan (les "malentendus" ; délimitation et nature du mouvement révolutionnaire en Allemagne ; rôle et nature du mouvement révolutionnaire ; vision historique et méthodes d'appréciation) ; La mystification post-léniniste sur la révolution allemande ; Esquisse d'un aperçu critique. Nous ignorons si cette partie fut effectivement rédigée, nous n'avons pas pu la retrouver dans les archives de Lucien mises à notre disposition, NDE.
[17] Souligné dans l'original.
[18] Mis en capital par nous.
[19] Mis en capital par nous.
[20] Souligné dans l'original.
[21] Bricianer, en note de son livre, cite un passage d'un texte de Pannekoek, consacré aux I.W.W., et dans lequel celui-ci analyse un cadre historico-social classique de genèse du phénomène "aristocratie ouvrière".
[22] L'enracinement de cette conviction théorique peut seul expliquer les aberrations de l'I.C. -  que la Gauche italienne n'a voulu considérer que comme des erreurs tactiques - et notamment l'effort international pour absorber dans tous les PC les éléments du centre de la social-démocratie.
[23] "Anton Pannekoek : marxisme contre idéalisme ou le parti contre les sectes". Programme Communiste n° 56, 1972.
[24] Ouvrage cité p 36.
[25] Ouvrage cité p 36.
[26] On a vu dans les chapitres précédents quel fut, en cette phase historique cruciale, le rôle objectivement imposé par le cours historique à tout le prolétariat organisé : sous une vision utopico-réformiste de son érection en classe dominante, réaliser une forme mystifiée par rapport au concept de Marx ; cette "promotion" n'étant rien d'autre que l'accession du capital à sa domination réelle par l'intégration, dans ses mécanismes et idéologies, du facteur posé comme son antagonisme irréductible. La nécessité, dans ce processus de l'intermède fasciste (de même que celle de son homologue stalinien) exprime sans doute l'impossibilité de la social-démocratie à remplir jusqu'au bout, et en les lieux nécessaires, son rôle de médiateur au sein de cette perspective, mais n'infirme nullement sa prédestination à ce rôle.
[27] Peut-être la formule de Bordiga : "L'URSS opportuniste du point de vue national après l'avoir été du point de vue international" a-t-elle contribué à atténuer, dans les sphères étroites de l'influence "ultra-gauche", l'importance de toute dénonciation du type de celle de Pannekoek. Du moins Damen (ouv. cité) semble-t-il en imputer la responsabilité à Bordiga lorsqu'il soupçonne ce dernier de considérer le rôle de la Russie dans la contre-révolution moins déterminant que celui des Etats-Unis.
[28] "Programme communiste" écrit - "La critique marxiste (souligné dans le texte, NDR) de la social-démocratie n’est pas celle de la forme-parti, mais du parti qui ne revendique plus que des « réformes »(pp 37-38). La lutte pour les réformes "reconnues et acceptée pour l'Europe jusqu'à 1914" était pour les marxistes "un moyen qui devait permettre l'épanouissement de la lutte des classes, la constitution du prolétariat en classe et donc en parti " (souligné par nous, NDR). Toujours selon « Programme communiste », la divergence opportuniste est survenue "quand les partis socialistes ont commencé à présenter la société socialiste comme le prolongement (souligné dans le texte, NDR) de la lutte pour les réformes et pour la démocratie et non plus sa négation dialectique". (il s'agit du numéro 56 de juillet - septembre 1972, NDE).
On voit par là comment le PCI esquive la discussion d’une donnée historique indiscutable : le fait que la "négation dialectique" des réformes" a accouché, non pas d'une force révolutionnaire, mais d'une force contre-révolutionnaire. Plus exactement le PCI escamote de la discussion l’explication que Pannekoek donne de ce phénomène : explication bien plus importante et utile que ses conclusions. "Programme communiste" se borne à invoquer la thèse de Lénine dont on a déjà vu l'étroitesse, le "matérialisme vulgaire" et selon laquelle "les racines profondes (…) économiques et sociales...de cette maladie du mouvement ouvrier ("l'opportunisme", NDR) sont l'impérialisme et l’aristocratie ouvrière". Cet opportunisme - ajoute "Programme communiste" - "réussit à s’imposer au sein de l'organisation de classe parce que la lutte pour les réformes avait perdu son caractère subversif (souligné par nous, NDR). Or ce que montre toute l'histoire de la social-démocratie, au travers de la démonstration brutale et cynique de "sa fonction" en 1914, c’est que la "lutte pour les réformes n’a jamais eu de caractère subversif et qu'au contraire, elle a transformé la classe ouvrière dans un sens conservateur, la menant même, lors de l'écroulement de l'Allemagne impériale en 1918, à tirer de son sein ses propres gendarmes contre-révolutionnaires. C'est ce point que Pannekoek met en évidence et qui compte bien plus aujourd'hui, comme illumination du cours ouvert devant la société du capital, que sa fumeuse "théorie des conseils".

[29] Souligné par nous.
[30] Souligné par nous.
[31] Ouv. Cité, pp 40-41, souligné par nous.
[32] Ouv. Cité, pp 43-44, souligné par nous.
[33] Voir notamment la position sur les pays sous-développés.
[34] A noter la puissance de cette suggestion, même chez les éléments radicaux comme Korsch, qui, dans son livre "Karl Marx", en dépit d'un jugement général sévère sur Lénine, donne raison à ce dernier dans sa tactique de repli de 1920, qu'il met en parallèle avec celle de Marx en 1851.
[35] La mésaventure polémique du PCI montre l'inanité de cette tentative qui, à la suite de Lénine, ne peut exclure du marxisme la Gauche allemande révolutionnaire qu'en incluant dans celui-ci les Lévi, Zetkin, Brandler, etc. contre-révolutionnaires
[36] Korsch développe une idée identique à propos des trois périodes qu'il distingue dans l'histoire de la théorie marxiste. ("Marxisme et philosophie")
[37]  Korsch s'en prend à Kautsky qui eut la prétention de faire du marxisme une "théorie valable non seulement pour le stade de la révolution, mais aussi pour les périodes non révolutionnaires" (Ouv. Cité. p 29).
[38] Korsch, avec référence à l'appui, expose également comment Lénine a toujours adhéré aux positions de Kautsky (qu'il reprend notamment dans le fameux "Que faire ?") (Ouv. Cité. p 36).
[39] Il s'agit, bien  entendu du parti  formel. Rappelons que dans la terminologie du PCI, on appelle ainsi l'organisation politique de masse intervenant effectivement dans les luttes sociales ; le parti historique étant la continuité théorique et doctrinale qui ne peut être défendu que par un tout petit groupe d'individus, voire un seul homme.
[40] Chronologiquement, comme on l'a vu, la perception de cette "nouvelle voie", pour les Gauches de tous les pays, date des grandes grèves générales du début du siècle.
[41] Texte publié en français dans "Programme communiste "sous le titre : "Critères généraux d’orientation" (Il s'agit en fait des "Eléments d'orientation marxiste publié dans Programme Communiste numéro 27 de avril - juin 1964, NDE). Nous traduisons directement de l'italien le passage auquel nous nous référons. Après avoir indiqué que, dans la première des trois phases historiques de la tactique du prolétariat, ce dernier devait apporter son appui à la bourgeoisie révolutionnaire contre toute réaction féodaliste le texte écrit, à propos de la phase suivante :

"Dans la seconde phase, il était légitime de poser la question d’une action concomitante entre la démocratie réformiste et les partis ouvriers socialistes. Mais si l'histoire a donné raison à la position négative à cet égard de la gauche marxiste révolutionnaire contre la droite révisionniste et réformiste, celle-ci, avant la fatale dégénérescence de 1914-18, ne pouvait être définie comme un mouvement conformiste (*). En fait cette droite croyait possible une rotation lente de la roue de l'histoire, mais elle ne tentait pas de la faire tourner à l’envers. Que ceci soit reconnu aux Bebel, Jaurès et Turati"
("I testi del partito communista internazional", p19 ; souligné par nous)

(*)Le texte distingue au début : les mouvements conformistes de défense des formes et institutions existantes ; les mouvements réformistes (qui, sans revendiquer la violence révolutionnaire, veulent réformer ces institutions) ; le mouvement révolutionnaire ou antiformiste (qui appelle à l’assaut contre ces formes et institutions).

[42] Ouv. Cité. p 31. Cf. également "Perspective du communisme" (Copenhague). (Texte republié dans la revue (Dis)continuité numéro 7,1999 (NDE).
[43]  Korsch évoque par là la crise et la dépression des années 1930.
[44] L'expression vise Zinoviev et ses suiveurs qui reprochaient à Korsch de négliger les "apports" au marxisme de la Seconde Internationale
[45] Ceci mérite d'ailleurs une considération que nous pourrons faire à propos du "bilan" de la Gauche allemande.
[46] Souligné dans le texte.
[47] Korsch aborde cette question plus en détail dans son livre "Karl Marx" (1938), avec plus de nuance, semble-t-il, que dans "Marxisme et philosophie".
[48] Ces arguments sont développés par Pannekoek dans les points correspondant aux not Pan 60, 61, 82, 87, 111 & 115 ; par Gorter dans sa "Réponse à Lénine".
[49] On aura remarqué, dans la partie chronologique, combien l'appréciation kapédiste de la politique intérieure bolchevique (lors de la NEP notamment) fut influencée par le fait que la gauche de l'USPD et la direction du KPD invoquaient cette politique à l'appui de leur adhésion, en Allemagne, à un programme de "socialisation" qu'ils assimilaient au capitalisme d'Etat recherché par les bolcheviks.
[50]   "Pour nous la révolution d'Octobre fut socialiste" 1°) contre les collaborateurs social-réformistes qui "cherchaient à liquider la révolution d'Octobre" ; (ce fut) "contre eux, contre l'impérialisme mondial qu'octobre vainquit : ce fut une victoire PUREMENT prolétarienne et communiste" ;  2°) (contre les mêmes) Octobre  revendiqua "les principes oubliés de la révolution et il restaura les principes marxistes dont ils avaient comploté la ruine.". (Cette doctrine) "emploie de la violence et de la terreur révolutionnaire -  rejet  des "garanties   démocratiques" " application illimitée de la dictature ouvrière exercée par le parti communiste, concept  essentiel   du marxisme".(Souligné dans l'original : "Le marxisme et la Russie" (1957) publié en annexe à la brochure "L'économie russe d'Octobre à nos jours (1960). Cette brochure parut en fait en 1963 et non en 1960 comme indiqué précedemment et regroupe une série d'articles publiés dans la revue Programme Communiste du numéro x au numéro y. Sous ce titre, "Le marxisme et la Russie" se trouve un texte de Bordiga : "7 novembre 1917 - 1957 : Quarante ans d'une estimation organique des évènements en Russie dans le dramatique développement social et historique international", première publication dans "il  Programma Comunista" numéro 21, 1957. Traduction française dans Invariance série I, numéro 6, pages 38 à 48 et plus particulièrement les pages 43 et 44, la traduction en est différente, NDE). Le texte "le marxisme et la Russie" fut republié dans le numéro 68 de la revue du Parti Communiste International.
[51] Chronologiquement, ce moment se situe pour le KAPD, lors du 3e congrès de l'I.C.
[52] (Après "la victoire retentissante du marxisme sur le révisionnisme") "des interprétations fausses eurent pour résultat la volonté de transporter la stratégie et la tactique russe dans d'autres pays, où on voulut attendre l'avènement d'un régime de type Kérensky, réalisable grâce à une tactique de coalition, afin de lui porter, à la faveur d'un tournant audacieux, un coup mortel"(Tracciato … ouv.cité. p.20) (Ceci) "fut l'erreur d'évaluation la plus grosse et la plus ruineuse qui sanctionna l'abandon total de la méthode révolutionnaire".
[53] La faille dans la thèse de Bordiga, réside dans le fait qu'il n'a pas vu où mesurer exactement l'impossibilité, sur la base même des structures et principes imposés par Moscou, de ces sections occidentales à "convaincre", pratiquement et théoriquement les bolcheviks
[54] Les termes "sinistre parabole de la révolution tronquée" sont empruntés au texte "Le marxisme et la Russie". (Voir Invariance série I, numéro 6, page 45, NDE).
[55] Nous soulignons "à l'échelle mondiale" parce que la "bolchevisation" de l'I.C.prouve que les difficultés dues à l'arriération de la Russie, se sont manifestées aussi sur le plan idéologique dans la conception du communisme imposée par les Russes à toute l'Internationale.
[56] C’est précisément sous cet angle que Lénine traite le problème dans "L'Etat et la révolution".

[57] Nous avons déjà vu que diverses données reflétant les difficultés de la lutte de la Gauche des démentis historiques que de leur intention originelle. Rappelons cet "enchaînement" dans la Gauche italienne dans l’IIC sont de la même façon passées à l’état de dogmes dans le PCI au défi, tant des démentis historiques que de leur intention originelle. Au début cette conception est soutenue en raison de la force qu’oppose la bourgeoisie vaincue (celle-ci, quoi qu’évincée du pouvoir dispose encore (Lénine) "d'une grande influence, de la richesse, d'une connaissance supérieure", etc.). Ensuite cette dictature est considérée comme nécessaire, non seulement à l'égard des classes non-prolétariennes -paysannerie - mais pour soutenir les éléments moyens de cette paysannerie dont l'alliance est jugée indispensable par le pouvoir prolétarien. Il ne s’agit plus de l'hostilité à l'égard du communisme du petit détenteur de moyens de production, mais de son aspiration au capitalisme par la voie la plus longue contre la voie plus directe du capitalisme d'Etat, décrétée plus favorable au socialisme futur. Ces considérations ont encore une base réelle dans la perspective révolutionnaire ; Pannekoek y adhère lui-même. Ensuite l'obstacle ne concerne plus seulement les classes non-prolétariennes, mais le prolétariat lui-même. Durant la période trouble qui vit la répression de Cronstadt (1921) les bolcheviks invoquent la destruction du prolétariat révolutionnaire par la guerre civile et la dispersion dans les campagnes du nouveau prolétariat. Lénine procède alors à une généralisation principielle qui n'est que le pur reflet des conditions russes : le socialisme doit vaincre la force de l'habitude mille fois plus puissante, etc... Le raisonnement a encore une réalité, bien que la tâche de discipline sociale nécessaire au développement du capital entraîne une confusion fâcheuse quant à sa nature réelle du fait qu'elle est justifiée par la voie du socialisme. Mais le PCI, 50 ans plus tard, élève ces "conditions défavorables" de la Russie d'Octobre au rang de données permanentes de l'histoire et évoque, dans la perspective de la révolution future, "l’embourgeoisement moral des ouvriers ", leur "inertie", etc. A ce stade la conception léniniste a achevé son cycle ; elle en vient à nier le postulat historique sur lequel elle était fondée : l’aptitude du prolétariat à être une classe révolutionnaire puisant dans son acte même de libération les conditions nécessaires et suffisantes au rejet des tares léguées par l’ancienne société.

[58] On ne peut s'étendre ici sur cette théorisation du « subi ». Il suffit pour en trouver des exemples suggestifs, de parcourir les œuvres de Lénine.(Cf. notamment l’amalgame auquel il procède lorsqu’il assimile les "braillards" et anarchistes russes - selon lui produits par les difficultés économiques en Russie et la prédominance dans ce pays de l'élément petit-bourgeois - aux "semi-anarchistes" de la gauche allemande, qui mobilisent pourtant la fraction la plus combattive du prolétariat industriel dans le pays du capitalisme le plus avancé). On se souviendra aussi de ce que nous avons reporté du 3e congrès concernant sa défiance à l'égard de Bordiga, bien que, selon lui, celui-ci ait "renoncé à l’anarchisme" en "renonçant à l’antiparlementarisme" (Œuvres choisies ; t 2, période 1921)


[59] Pannekoek : "Lénine philosophe" ; édit Spartacus.

[60] Bordiga : "...une thèse d’économie théorique... peut être moins radicale qu'un décret qui doit non seulement assurer certaines réalisations pratiques, mais aussi parler aux masses, les éveiller et les préparer aux tâches plus hautes des phases ultérieures » (L’économie d’Octobre à nos jours, p 5)

[61] Selon Reich, les limites de la transformation économique accomplie en Russie par la révolution ne sont nullement un obstacle à ce qu'il appelle "l’économie sexuelle". Citant divers témoignages - dont celui de Trotsky - il écrit que dans la Russie des années 1919-20, "la vie quotidienne était beaucoup plus conservatrice que l'économie, notamment parce qu'elle était beaucoup moins consciente que celle-ci" (W. Reich : "La révolution sexuelle"; édit.10/18, 1970, p.239,  souligné par nous)

[62] Reich cite à ce propos Gruber, "spécialiste allemand de l'hygiène sexuelle" qui expose de façon lumineusement cynique le lien indissoluble entre la structure familiale et l'idéologie du travail salarié : "Nous devons considérer la chasteté de la femme comme le bien le plus précieux, car c'est la seule assurance que nous ayons d’être réellement les pères de nos enfants, et de travailler et de peiner pour notre chair et notre sang" (Reich, ouv. Cité., souligné par nous).  (Cette citation se trouve page 84 de l'ouvrage citée mais la citation exacte est la suivante : "Nous devons cultiver la chasteté de la femme comme le bien national le plus précieux, car c'est la seule assurance que nous ayons d'être vraiment les pères de nos enfants et de travailler et de peiner  pour notre chair et notre sang", NDE)

[63] Reich, ouv. cité. P. 236
[64] Reich, ouv. cité., P. 278 : discours de Semachko, commissaire de la santé publique aux étudiants.(Il ne s'agit pas en fait d'un discours mais d'une lettre adressée à la jeunesse étudiante, nous la citons dans son intégralité : "Camarades, vous êtes venus dans les universités et les instituts techniques pour vos études. C'est là le but principal de votre vie. Et comme toutes vos impulsions et vos actes sont subordonnés à ce but principal, vous devez vous refuser de nombreux plaisirs parce qu'ils pourraient interférer avec votre objectif principal qui est d'étudier et de collaborer à la reconstruction de l'Etat, et vous devez donc subordonner ce but à tous les autres aspects de votre existence. L'Etat est encore trop pauvre pour prendre en charge votre entretien et l'éducation des enfants. Notre conseil est donc : Abstinence!"
[65] Reich dénonce l'utilisation abusive - pour prêcher aux jeunes la continence - d'une phrase de Lénine qui, selon lui, ne serait jamais allé aussi loin. Mais l’entretien de ce dernier avec Clara Zetkin dont est tiré cette phrase, n'en est pas moins édifiant quant à l'étroitesse de vue sur ce terrain du bolchevik le plus éclairé : "Cette prétendue (incomplet) (ouv. Cité p. 273). (en fait la citation en question se trouve page 276 et est la suivante : "Cette prétendue "nouvelle vie sexuelle" de la jeunesse, n'est souvent rien de plus que le bon vieux lupanar bourgeois. Tout cela n'a rien de commun avec la liberté de l'amour  telle que nous, communistes, l'entendons", NDE).

[66] Dans les notes tirées d'un manuscrit de Lénine, et publiées en 1945 en même temps que "L'Etat et la révolution" (Editions sociales) ce dernier écrit la formule lapidaire à propos de l'Etat : "une trique, rien de plus". Ces quelques mots escamotent l'esprit de la brochure en question dans laquelle, pour montrer le caractère éminemment transitoire de l'Etat prolétarien, Lénine souligne "l'autorité morale" sans coercitions des formes communautaires primitives. Bordiga, de son côté, critique la formule du semi Etat.
[67] Non par hasard, Trotsky et ses partisans (Préobrajensky à la Xe conférence du PCR par ex.) perdent de vue les critères fondamentaux des modes de production opposés et défendent la position aberrante, justement critiquée par la Gauche italienne, selon laquelle en URSS des rapports de productions socialistes font l'objet d'une comptabilité capitaliste.

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