(et de la mystification du
temps libre)
LA RETRAITE UNE MORT SOCIALE
De Anne-Marie Guillemard (ed
du CNRS 1972)
Tout en se basant sur de
multiples travaux antérieurs d’autres sociologues, l’auteur décrit la réalité
moderne de la « mise à la retraite » comme autre chose que le
« repos mérité » vanté par tout le mouvement ouvrier, vieille auto-mystification
commune à tous les lutteurs du prolétariat et aux saltimbanques politiciens
bourgeois. La retraite envisagée à la fin du XIXe siècle pouvait se justifier
comme repos mérité pour une classe ouvrière tôt exténuée et brisée
biologiquement à la tâche pénible et aux longues heures de travail
quotidiennes ; en outre le retraité pouvait rester dans son milieu
d’origine, garder ses relations de travail à proximité. Les manifestations
et les débats politiques restaient
ouverts aux vieux dont l’expérience était respectée… La retraite était pourtant
déjà aussi un enterrement social « réformiste », plus préparation du
corbillard qu’ouverture vers un avenir de liberté, de santé et de liberté. La
retraite était déjà contre-révolutionnaire en ce qu’elle coupait le prolétaire
de la vie de la cité. L’analyse scientifique, pourvue de nombreux tableaux et
statistiques, de Anne-Marie Guillemard, est brillante et iconoclaste, elle eût
pu tout à fait être rédigée par Marx (qui n’a pas eu le temps d’aborder le
problème), lequel s’est éteint jeune le pauvre, à la petite cinquantaine.
La question des retraites
inflationnistes est devenue comme le fameux trou récurrent de la Sécurité
sociale, un sujet d’inquiétude feinte (pour votre bien) de la part des
gouvernants et de leurs journalistes. Il faudrait « sauver les
retraites », celle « par répartition » en premier lieu,
c'est-à-dire la plus pourrie celle qui autorise les pires inégalités entre
(avantagés) du public et laissés pour compte du privé, celle qui permet qui
permet que certains et certaines n’ayant pratiquement jamais travaillé en
France touchent la même petite pension que ceux et celles qui ont donné au
moins trois décennies de leur vie à l’exploitation salariée, celle qui permet
des pensions exagérées à l’encadrement industriel, commercial et syndical. Bref
un foutoir. L’intérêt du livre de AM Guillemard
ne porte pas sur ces inégalités, ni sur la mystification qui prétend que
les femmes sont toujours les plus défavorisées, mais explique sur le fond
l’aliénation doublée de solitude extrême que représente la retraite pour le
prolétaire, femme comme homme. Rédigée en 1972 cette enquête reste complètement
actuelle et peut encore moucher le nez aux militants de tous poils, qui tentent
de survivre en prolongeant leur militantisme comme une activité de retraité,
c'est-à-dire de figurants dans la hiérarchie des appareils naturellement
rajeunis, où sauf rares exceptions seuls un ou deux caciques peuvent encore
prétendre mener le bateau. A la veille de nouvelles promenades syndicrates,
avec gros du troupeau composé des retraités avantagés du public, une véritable
réflexion sur la mort sociale que constitue la retraite, ce faux acquis du
capital ascendant, s’imposait, rétroactivement[1]. Si
toutefois ces monotones et pittoresques comédies syndicales ne sont pas
balayées par l’indifférence du peuple prolétaire et les conséquences de
l’intervention impérialiste dans la Syrie dégoulinante de sang… Les annonces du
gouvernement « socialiste » fin août concernant les aménagements
prévus pour 2025 ou 2030 nous ont fait crouler de rire, ledit gouvernement aura
alors disparu depuis grosse lurette et certains ministres seront décédés :
la gauche au pouvoir c’est la continuité de la droite elle-même continuité de
la gauche ; les dirigeants bourgeoises s’empêtrent et s’entêtent à se
refiler sans cesse la patate chaude qui va finir par refroidir ou en brûler
quelques uns !
Adresse aux jeunes donc qui
se croient immortels : l’espèce humaine est mortelle, avec ou sans
capitalisme, un jour on ne voudra plus de vous au travail ; un jour vous
apprendrez que vers la cinquantaine le cancer du sein et celui de la prostate
vont toucher la plupart d’entre vous, bien avant que les pourris qui gèrent
l’Etat bourgeois aient complètement siphonnés les « caisses » de…
retraite. C’est programmé.
« … dans les
civilisations traditionnelles règne une périodisation qui identifie le dernier
âge au temps du plus grand épanouissement de l’homme et du plus grand pouvoir
(…) dans nos sociétés s’est opéré un renversement de l’échelle d’âge : aujourd’hui
vieillir, c’es déchoir.
Le fait d’avancer en âge ne
correspond plus aujourd’hui, à l’image de l’homme qui s’accomplit : d’une
part, parce que l’augmentation de l’espérance moyenne de vie (grâce aux progrès
de l’hygiène et de la médecine) ne fait plus de la longévité une
caractéristique digne d’égards, d’autre part, parce que le renouvellement
rapide des connaissances ne permet plus aux personnes âgées de tenir un rôle de
conseiller (dans la société traditionnelle, la vie était l’école permanente
dans la mesure où la presque totalité des savoirs et des savoir-faire était de
nature empirique : le vieillard était alors source de connaissances, car
il accumulait constamment des capacités nouvelles). Puisque dans notre société
industrielle vieillir n’est plus s’améliorer constamment, il n’y a plus
d’échelle d’âge, elle perd toute signification. Il n’y a plus que des étapes
très distinctes et totalement discontinues.
Notre société se caractérise
par une ségrégation des groupes d’âge plus
poussée que jamais. Cependant une mise à part est toujours ambiguë, elle peut
signifier distinction ou discrimination. Dans notre contexte culturel, alors
que la jeunesse est improductive mais porte en germe les promesses d’une future
productivité en acquérant une formation théorique préalable dans les
institutions d’éducation, alors que les adultes participent au travail
collectif, aucune fonction positive n’est attribuée à la vieillesse. La mise à
l’écart correspond à un rejet. La dernière étape de la vie est définie par
l’oisiveté. La mise à la retraite marque le début de la discrimination. L’institution
de la retraite obligatoire à âge chronologique fixe est donc un élément de la
politique ségrégative de notre société. (…)
La retraite est repos mérité. Face aux impératifs du système de production, les
travailleurs organisés ont réclamé la couverture de leurs besoins, à partir
d’un certain âge, par la collectivité sociale, sans contrepartie de nouvelles
prestations, mais en échange des efforts de toute une vie. La fraction active
s’est engagée à prendre à sa charge l’entretien des inactifs. Le droit au repos
est donc un acquis de la revendication ouvrière. Mais dans le moment même où la
retraite assurait certaine garantie contre la misère, elle institutionnalisait
la perte de capacité des vieux travailleurs et leur dévalorisation. Les
travailleurs, à l’instant de leur cessation d’activité, vont découvrir la
contradiction entre une civilisation qui valorise essentiellement le travail,
la productivité, et ce temps libre qu’on leur accorde qui risque de n’être plus
qu’un temps vide à leurs yeux. (…)
La retraite est aussi la vieillesse. En effet, définir la retraite par le
non-travail ne nous donne pas les moyens de la distinguer des loisirs. La
dimension vieillesse doit être prise en compte dans la définition de la
retraite d’autant plus que l’éloignement
du milieu de travail constitue un palier décisif dans le processus de
vieillissement. (…)
Dans une logique capitaliste
stricte, un acteur social est un agent producteur disposant de sa force de
travail. Lorsqu’il n’est plus reconnu comme agent producteur, il n’existe donc
plus en tant qu’acteur social. Le seul sens social qui lui reste est
l’allocation qui lui est versée par la fraction active de la société au nom du
droit au repos acquis par la revendication ouvrière, et les ressources
matérielles et intellectuelles qu’il a pu épargner. En conséquence, si, pour le
travailleur actif, nous appelons capacité de travail présente ce qui correspond
à la réappropriation par le travailleur d’une partie du produit de son travail
en vue de la reproduction élargie de cette capacité, nous dirons que l’acteur
social retraité se définit par sa capacité de travail réalisée, et que celle-ci
correspond à la partie épargnée des ressources consacrées à l’entretien de la
capacité de travail passée.(…)
CYCLE DE VIE ET EVOLUTION DU
SYSTEME DE RELATIONS SOCIALES
… la vie tourne autour de
deux mondes, le monde du travail et le monde familial. Une fois quitté le
premier, seul le second peut assurer l’équilibre social et personnel. Les
issues sont alors : accentuation des relations familiales ou isolement. Il
faut remarquer que ce raisonnement repose sur une hypothèse qu’il reste à
démontrer : il faut une certaine densité de communication, une certaine
intégration communicative, pour qu’il y ait équilibre personnel et adaptation
harmonieuse. Cette densité indispensable est obtenue dans la première phase de
la vie par l’action des institutions qui ont une fonction de
socialisation : école et famille. Dans la vie adulte, c’est le travail qui
confère pour l’essentiel son statut à l’individu, celui-ci étant inséré dans un
réseau dense de communication. Lorsque l’individu cesse son activité rémunérée,
non seulement son réseau de communication s’appauvrit, mais également sa
position dans la société n’est plus nettement définie.(…) En effet,
l’industrialisation a désintégré la famille patriarcale fondée sur un système
vertical, et dont les anciens étaient le point d’appui. Aujourd’hui la famille
a été réduite à sa dimension biologique : il s’agit d’unité conjugale, et
par conséquent au moment où les enfants quittent le foyer, le couple perd
l’attache familiale. Si le monde professionnel s’évanouit également, on voit
facilement s’engager un processus de
rétrécissement pouvant aller jusqu’à la rupture entre l’individu et le
système social. Ainsi, une des issues, et non la moindre, de la transformation
du système de relations sociales peut être l’isolement. (…)
Dans des conditions normales
(bonne santé et indépendance financière relative) le vieillissement
s’accompagne d’un éloignement ou désengagement réciproque de la personne qui
vieillit et des autres membres du système social dont elle fait partie.
L’éloignement peut être provoqué soit par l’intéressé lui-même, soit par
d’autres membres de ce système. Une fois le désengagement achevé, l’équilibre
qui existait pendant l’âge mûr entre l’individu et la société a fait place à un
nouvel équilibre caractérisé par un éloignement plus grand et par une
solidarité fondée sur une base différente. Ainsi, au fur et à mesure que le
champ social se rétrécit (les pertes que subit l’individu, aussi bien sur le
plan personnel que sur le plan social, commencent à dépasser son aptitude à les
réparer et l’inévitabilité de la mort prend un caractère de plus en plus
contraignant), l’individu intègre sa nouvelle situation en se détachant du
monde, construisant une « intimité à distance » vis-à-vis des êtres
chers, vivant dans l’introversion et remplaçant l’action présente par les
résidus symboliques des actions passées (les souvenirs). Le processus de
désengagement est occasionné par une modification fondamentale du système de
valeurs privilégié par l’individu.
Ce dernier se détourne de la réussite comme valeur
centrale et lui substitue l’affectivité. Si cette phase délicate est
dépassée, si la crise de la personnalité est résolue, l’homme désengagé
« devient libre ». Car si l’homme prend ses distances à l’égard de la
société, réciproquement la société s’éloigne de lui. Elle le libère des contraintes
et des pressions normatives. On retrouve ici une théorie du cycle de vie, mais
axée cette fois sur la personnalité sociale et non plus sur le système de
relations sociales. La socialisation
conduirait l’enfant à renoncer à son individualisme et à se conformer aux
exigences normatives de la société, tandis que par le processus réciproque les
individus âgés se verraient autorisés à retourner à l’individualisme,
refusant les tâches sociales pesantes et trouvant leur satisfaction dans les
autres possibilités offertes principalement dans le domaine affectif. Cette théorie a le mérite d’évoquer la
relation entre système social, personnalité et processus biologique en tant que
réalité vécue (conscience de la mort). Il faudrait élargir et systématiser cette
analyse. Elle ouvre le champ à une interprétation des conduites des retraités
en termes de résolution, avec ou sans crise, du processus de désengagement.
Mais la fermeture progressive du sujet au monde extérieur (désengagement), son
attitude à l’égard du changement, son sentiment d’anomie, son niveau de
satisfaction, son angoisse de la mort, sont l’expression, en termes de
conduites et de représentations de l’évolution biologique, du vieillissement.
(…)
PRATIQUES DE RETRAITE ET
EVOLUTION DES STRUCTURES SOCIALES
On a vu que le procès de
croissance et de vieillissement, comme le rapport entre travail et non-travail,
sont définis par le système de valeurs de la société considérée, et prennent un
sens différent en fonction de l’évolution socio-culturelle. Alors que dans une
phase précapitaliste la vieillesse est source de pouvoir[2] et
accumulation de connaissances, dans une société productiviste axée sur le
travail, la retraite signifie à la fois mise hors circuit d’un élément peu
rentable et non-activité reconnue par la société. On peut imaginer un autre
modèle sociétal qui ne serait plus axé sur le travail mais sur le non-travail,
c'est-à-dire sur la consommation. Le sens de la retraite serait alors modifié
fondamentalement. La retraite deviendrait « vraie vie de loisirs »,
avec pour seule limite les ressources physiologiques et économiques du sujet.
Nous passerions donc, avec l’évolution de nos sociétés sur le plan social et
économique, d’une retraite mise à l’écart à une retraite de loisirs[3].
Enfin, dans une société qui ne serait pas ségrégative et n’attribuerait pas à
chaque étape de la vie une fonction improductive ou productive, il n’y aurait pas de retraite, mais une
nouvelle forme d’activité[4]. Dans cette
société, accumulation de savoirs, travail et non-travail ne seraient pas
séparés mais constitueraient les éléments d’un processus d’ensemble
indissoluble. Chaque forme d’activité serait adaptée aux caractéristiques
propres du stade biologique atteint, et la dernière phase de la vie
correspondrait à ce qu’on appelle (souvent d’une manière ambiguë), le troisième
âge. (…)
CONTENU DE CHACUN DES TYPES
DE PRATIQUES THEORIQUES
Type I : la retraite-retrait
Contrairement aux autres
types de pratique le seul niveau d’orientation sociale en rend compte
entièrement. (…) Dans le cas de la retraite-retrait, tout se passe comme si
l’acteur ne se définissait plus qu’en termes de nature humaine, comme s’il
n’était plus que le support d’un processus biologique. Il est alors totalement
coupé de sa situation sociale. Le non-travail
se traduit pour lui par une expulsion de la société. Il n’est plus question
pour lui de participation à une production collective ou d’appropriation
collective. Son comportement n’est plus social, il est naturel ; et ce
comportement univoque le définit totalement. Sa consommation est pure
consommation de survivance, elle n’est plus liée qu’à des besoins naturels,
excluant toute satisfaction de besoins sociaux ou la reproduction élargie de la
force de travail. Les comportements quotidiens liés à cette pratique seront
presque exclusivement constitués d’actes réflexes destinés à l’entretien de la
vie (se nourrir, dormir, faire sa toilette…). Nous n’observerons aucune
conduite exprimant une quelconque insertion sociale (participation à une
association, contacts sociaux, activités paraproductrices…). Le champ social
est réduit à l’extrême et le biologique domine l’ensemble des conduites.(…) La
vie quotidienne du retraité-retrait est rythmée par l’alternance des activités
nécessaires à l’entretien du biologique et de larges temps morts où l’on attend
que vienne l’heure de l’activité fonctionnelle suivante. (…)[5]
Type II : la retraite-troisième âge
Dans ce cas, le passage du
travail au non-travail correspond au passage d’une activité productrice,
institutionnellement définie, à une nouvelle forme d’activité créatrice
socialement reconnue. Le retraité-troisième âge s’adapte à sa nouvelle
situation en s’insérant dans l’organisation sociale telle qu’elle lui est
donnée. C’est en cela que nous pouvons interpréter son comportement en termes
de rapport à l’organisation sociale. Cependant cette pratique ne vise pas à
l’appropriation de produits réalisés mais introduit des effets nouveaux dans le
champ social. Elle est créatrice. Ces comportements paraproductifs sont
généralement issus de centres d’intérêts anciens qui, tout naturellement,
prennent la place de l’activité principale au moment de la mise à la retraite.
Ils peuvent être très divers d’un individu à un autre (activité de création
artistique ou littéraire, interprétation musicale, recherches techniques
personnelles, collection de timbres, jardinage…). Mais ils ont pour
caractéristique commune de structurer la totalité de l’activité du sujet,
exactement au même titre que l’activité professionnelle passée. C’est en
fonction de cette nouvelle occupation, également régie par des systèmes de
normes sociales (qui accordent une certaine position dans la structure sociale
et précisent le contenu des attentes du groupe), que le retraité se définit
entièrement.(…)
Type III : la retraite-famille et la retraite-loisirs
(…) La pratique famille
correspond à un ensemble de conduites traditionnelles. Le retraité, ne contribuant
plus à la production collective, retrouve son rôle de point d’appui du système
des relations parentales et continue à s’approprier, par la médiation du milieu
familial fermé, des valeurs sociales et culturelles et des biens matériels.
Cette pratique prend donc son sens en fonction de l’organisation sociale,
puisqu’elle privilégie l’insertion dans les structures familiales
institutionnalisées. Elle se définit d’autre part en termes de consommation
dans le cadre de la communauté familiale. (…)
La pratique loisirs est
centrée sur la consommation de masse. Dans une société industrielle développée,
se caractérisant par une relative abondance, la situation des individus n’est
plus seulement définie en termes de participation à un travail collectif, mais aussi par leur
intégration à la société en tant que consommateur. Dans ce cadre, le passage du
travail au non-travail va donc consister à abandonner le rôle de producteur, au
profit d’un renforcement du rôle de consommateur (…) un marché du troisième âge.
Type IV : la retraite-revendication
Cette pratique[6]
est centre sur le rapport établi entre être biologique et être social et
cherche à le transformer[7].
Ceci se traduit notamment par le refus de la place qui est faite aux vieillards
dans notre société. Le fait d’être mis au rebut, d’être considéré comme
indésirable alors qu’on a rempli son devoir envers le corps social et gagné el
droit au repos est contesté. Toutes ces revendications s’appuient sur la prise
de conscience du fait que les retraités représentent un groupe d’âge solidaire,
ayant des intérêts propres, et manifestent la volonté de se définir en tant que
communauté pour défendre ses droits vis-à-vis du reste de la société[8].
DE LA NON-REPRODUCTION DE LA
FORCE DE TRAVAIL A LA PRODUCTION D’UNE MORT SOCIALE
(…) D’ores et déjà, les
résultats obtenus ont un certain nombre d’implications, d’une part dans le
cadre d’une réflexion théorique sur la dernière étape de la vie, d’autre part
au niveau de l’élaboration d’une politique sociale du troisième âge. En ce qui
concerne la réflexion théorique, nous pouvons, à travers les résultats de cette
étude, formuler certaines lois du comportement en situation de retraite. Au
niveau de l’explication des pratiques sociales des retraités, nous avons pu
dégager deux régularités fondamentales.
D’une part, lorsqu’un acquis
a pu être constitué au cours de la vie active, lorsque certaines ressources ont
pu être épargnées, on observe le maintien d’un certain niveau d’activité
sociale, le type d’activité maintenu étant marqué par la situation matérielle,
sociale et intellectuelle qui a été constituée au cours de la vie de
travail : lorsque des potentialités ont surtout été accumulées, on
observera l’actualisation d’une retraite troisième-âge ; lorsque des biens
ont été accumulés, on observera l’actualisation d’une retraite-loisirs ;
lorsque seuls des niveaux conflictuels de ressources subsistent, on observera
des conduites dont le sens est la participation ou la revendication.
D’autre part, si un acquis
suffisant n’a pu être constitué pendant la période active de l’existence, on
assiste, au moment de la retraite, à une paralysie
progressive de toute l’activité sociale du sujet, à son repli sur l’être
biologique. Nous avons nommé cette pratique la retraite-retrait, mais il serait plus conforme à la réalité
observée de la nommer mort sociale. Une existence qui se réduit à des actes
réflexes destinés à l’entretien du corps, à l’immobilisme, à l’isolement, à une
absence de projection vers le passé ou l’avenir, équivaut à l’envers de toute
existence sociale, à la présence de la mort.
Le plus préoccupant est que
cette conduite typique est apparue avec la plus haute fréquence dans notre
population. (…) Pourtant une analyse en profondeur des mécanismes de
détermination de la retraite-mort sociale permet de mieux comprendre les
raisons pour lesquelles cette pratique est la plus attestée dans la réalité.
Si, pour actualiser une pratique loisirs, famille ou troisième âge l’on doit
cumuler des ressources sur plusieurs dimensions, dans le cas de la
retraite-retrait la simple présence de certains éléments négatifs parmi les
ressources conduit irrémédiablement à son actualisation. Ainsi, le fait d’avoir effectué des tâches de pure
exécution dans le procès de production fait tendre la pratique de retraite vers
une mort sociale, même si l’état biologique et le niveau des allocations
touchées sont satisfaisants. En revanche, un haut niveau de revenu ne suffit
pas pour se réinsérer dans la société dite de consommation. Pour pratique une
retraite-loisirs, il faut non seulement disposer d’un bon niveau de revenu,
mais aussi être en bonne santé. Il faut
de surcroît s’être constitué un large réseau de relations sociales au cours de
sa vie active, et que celui-ci n’ait pas été trop amputé par l’avance en âge. Si
certaines de ces dimensions ne sont pas présentes, il est peu probable que le
retraité actualisera un retraite de ce type. On pourrait faire les mêmes
remarques pour les retraites-famille ou troisième âge[9].
Elles impliquent toutes deux que l’on cumule des ressources sur plusieurs
dimensions pour être actualisées. (…)
Au fur et à mesure de
l’avance en âge, le jeu des déterminismes sociaux se fait plus étroit et les
chances de mobilité sociale et de conduites en rupture deviennent plus
restreintes, sinon inexistantes. La vieillesse est alors la phase de la vie
consacrée à la pure reproduction des comportements déjà appris. Le moment où la
possibilité d’émergence de nouveaux rapports sociaux, où l’introduction de
nouveaux modèles de conduites productrices ou consommatoires est compromise.
La vieillesse est le moment
de rigidification des conduites. Il ne s’agit pas de la rigidité, souvent
évoquée, qui trouve sa source dans un phénomène naturel : l’involution
biologique, phénomène général dont les seules variations, enregistrées d’un
individu à l’autre, seraient sa précocité ou son aspect tardif. Il s’agit d’une
rigidité dans les conduites introduites par le jeu cumulatif des déterminismes
sociaux, qui ne permet plus que la reproduction détériorée des comportements
déjà appris. Les effets de la formation acquise dans l’enfance au sein de la
famille ont été redoublés par l’Ecole, qui supposait cette formation préalable,
pour conduire à un certain niveau d’appropriation du capital culturel
(symbolisé par le niveau d’instruction). L’action de la situation de travail a
consacré, par ses sanctions, ces déterminations initiales en transcrivant le
capital culturel en capital économique, et en ses corrélatifs : pouvoir et
relations sociales, ainsi qu’en un certain système de dispositions à l’égard du
temps libre.
Au niveau terminal de
l’évolution, la retraite ne peut plus être que reproduction des comportements
déjà appris et des inégalités initiales. Il est de plus en plus difficile,
étant donné que les retraductions sont soumises aux mêmes lois que celles qui
présidaient à la répartition initiale du capital économique et culturel entre
les classes, de briser le cercle qui fait que les biens et les aptitudes vont à
ceux qui possédaient déjà des ressources.
C’est cette longue chaîne de
déterminismes sociaux qui fait qu’à chaque étape de la retraduction de la
hiérarchie culturelle, sociale et économique, celle-ci se voit renforcée et les
écarts creusés. Le moment de la retraite
est alors le moment de la consécration des inégalités sociales. Les
contrastes sont rendus encore plus apparents, dans cette dernière phase de la
vie, entre les plus démunis et les autres. Ainsi telle existence qui nse
définissait en termes de simple reproduction de la force de travail , au
niveau de la vie active, apparaît comme une non-existence, une mort sociale, au
niveau de la situation de retraite, alors que le cadre salarié, plus favorisé,
verra généralement un certain niveau de son activité sociale préservé.
Remarquons que les retraductions successives, avec l’avance en âge, des
processus sociaux de différenciation qui conduisent à leur redoublement en
situation de retraite, constituent cette dernière en une zone privilégiée
d’observation de la société pour le sociologue. Il se trouve dans une situation
quasi expérimentale pour démonter les mécanismes sociaux de marginalisation en
même temps que ceux de reproduction du système.
Nous avons vu que, dans cet
enchaînement de déterminations sociales, qui constitue l’histoire individuelle
d’un sujet et par laquelle une société reproduit son ordre social, il est une
étape particulièrement importante en regard des pratiques de retraite : la
place occupée dans le processus de production, retraduction plus ou moins
fidèle ou déformée de la place occupée dans le système culturel. Elle
conditionne aussi bien le rapport que l’on entretient avec son travail que
celui que l’on entretient avec son temps libre, en même temps qu’elle commande en
partie la vitesse d’évolution du processus de vieillissement. En effet, si le
vieillissement, en tant que variable explicative, est souvent arrivé aux
premiers rangs des facteurs déterminants dans les modèles explicatifs proposés,
ce n’est pas en tant que phénomène naturel mais en tant que facteur social. En
expliquant une partie des conduites des retraités par le degré de leur
vieillissement biologique, nous n’avons pas recouru à une analyse naturaliste
du type de celle que nous avions récusée en élaborant notre problématique
(analyse des conduites des personnes âgées par une nature : la
vieillesse). Nous avons seulement pris en compte une des multiples
retraductions du facteur social explicatif fondamental des conduites de
retraite : la situation de travail.
En effet, nous avons pu
montrer que la situation de travail exerce un effet direct important sur les
pratiques de retraite, mais qu’elle agit également très largement, d’une façon
souterraine, par la médiation de certaines de ses retraductions (revenu,
environnement social, vieillissement), celles-ci venant multiplier et
transformer son effet initial.
En mettant à jour
l’hétérogénéité des pratiques de retraite, en montrant que la pratique de
retraite la plus attestée dans la réalité est la mort sociale, en faisant
apparaître que l’actualisation de ces pratiques est liée à des mécanismes
sociaux fondamentaux, nous avons du même coup mis en évidence certains
mécanismes généraux de production de la mort, qui, s’ils opèrent d’une façon
régulière pour la catégorie sociale des retraités, peuvent certainement être
attestés aussi pour d’autres catégories. Ainsi,
dans certaines conditions, le processus de cessation d’activité, qui interrompt
la nécessité sociale de reproduction de la force de travail, est en fait un
processus de production de la mort.
Or, ce qui est frappant, c’est que les conditions
dans lesquelles, en situation de retraite, la vie sociale n’est pas reproduite,
ne sont pas des situations marginales. Il ne s’agit pas de « ratés »
du système mais d’un processus général d’une grande régularité. Ce n’est pas la
marginalité, l’absence de coopération au sein de la production collective qui
mènent à la négation de toute existence sociale. Ce sont, au contraire, une
place définie dans le processus de production, une certaine position dans le
système culturel, qui conduisent inéluctablement à la mort sociale.
Pour les classes sociales
défavorisées, la retraite équivaut à la mort sociale selon un processus général
dont nous avons essayé de définir les principales articulations. On pourrait
cependant nous objecter que le vide sociale que nous avons nommé mort, puisque
le sociologue ne peut saisir la mort qu’en creux, par « l’absence »
(absence d’activités sociales, etc.), n’est en fait que le revers de la
sagesse, d’une vie intérieure intense que les outils du sociologue ne
permettent pas de saisir. Il nous a semblé pourtant, à travers cette étude que
la retraite-retrait n’était pas une pratique empreinte de sérénité, qu’elle
était plutôt vécue par les intéressés d’une façon conflictuelle, d’une façon
dramatique même, parfois. Pour ceux qui la vivent, la retraite-retrait est une
période de crise marquée par la vie de travail et fixée sur l’horizon de la
mort. Le rappel des résultats de cette étude – l’importance au sein de la
population des retraités-retrait, le fait que cette retraite-mort sociale est
produite par un long enchaînement de déterminisme sociaux – devrait tendre à
renverser l’ensemble des principes d’action généralement adoptés à l’égard des
problèmes des personnes âgées.
Elaborer, comme on le fait
aujourd’hui, une politique sociale pour personnes âgées en se limitant à des
actions sur les conditions de vie de la population retraitée ne peut conduire
quà un aménagement extrêmement partiel de la situation. Ce n’est qu’an agissant
sur le montant et la nature des ressources accumulées au cours de la période
productive de l’existence qu’il sera possible d’apporter des solutions aux
problèmes des personnes âgées.
C’est en modifiant les
données de la vie de loisirs et de travail des actifs, en intervenant en amont,
que l’on pourra exercer la seule action de redressement profonde et efficace.
Et c’est d’une façon plus globale, dans la mesure où nous avons pu voir que les
types de pratique de retraites n’étaient que l’expression des tendances
sociales générales, en gérant d’une façon plus adéquate les rapports entre
travail et non-travail, entre nature et culture, que l’on pourra donner un
contenu, un sens autonome, à cette étape de la vie.
[1]
Dans le même sens que ce que je décrivais dans mon livre sur l’aristocratie
syndicale et leur ridicule comédie sur la lutte en carton pâte pour « les
retraites » et jamais la retraite.
[2]
C’est encore le cas dans les régimes staliniens et musulmaniaques.
[3]
Hypothèse vraiment farfelue et anticommuniste de cette auteure car depuis les
Dumazedier et Crozier des sixties jusqu’à Michel Rocard, la théorie de la
« retraite loisirs » n’est que supercherie sauf pour les cadres
retraités et les adhérents à la CCAS d’EDF et Cie.
[4]
Là oui bravo, idée d’inspiration communiste, mais pas goulaguienne !
[5]
Internet n’existait pas encore, il est devenu une échappatoire relative pour de
plus en plus de retraités, sans vraiment empêcher la solitude, et participe d’un rite informatif
guère plus évolué que la fidélité horlogère au « vingt heures » de la
téloche antique.
[6]
Typique des militants syndicaux et gauchistes à la retraite…
[7]
Mon œil ! Défiler et boire le pastis après-coup tel est l’ultime but de
ces suivistes.
[8]
Ce que je nomme le ghetto gériatrique, corpo et syndicrate.
[9]
On peut faire les mêmes remarques (en pire) pour le chômeur !
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