KARL KORSCH : Notes sur l’histoire (1942)
Suivi de Karl Korsch, un cheminement politique par Serge Bricianer
(ed Smolny, ouvrage publié avec le concours de la région Midi-Pyrénées)
120 pages, 10 euros.
Les éditions Smolny ont un vieux projet, et au long terme, de publier ou republier les « introuvables » du mouvement ouvrier révolutionnaire. Projet honorable et passionnant auquel j’ai souscrit totalement au début, enthousiasmé que ces camarades s’attachent à commencer d’abord par la republication d’un ouvrage fondamental de la grande Rosa Luxemburg. Je devais être passablement déçu pour des deux éditions suivantes, une étude de thésard universitaire croyant pouvoir réviser le génial Engels et ce dernier ouvrage concernant un de nos derniers grands marxistes ennemi du stalinisme et non sclérosé Karl Korsch, qui fût plus l’objet de notre attention à la fin des sixties que Marcuse, pour nous les dinosaures soixante-huitards allemands et français.
En règle générale il faut saluer l’intense travail soigné et rigoureux d’édition de ces camarades amateurs au seuil de l’édition bourgeoise trafiquée, creuse et hâbleuse. Les ouvrages sont de bonne facture, fruit d’un travail ardu, perfectionniste d’amateurs non rétribués, qui aboutit à un « sans faute » et « sans coquille » pour le dernier ouvrage. Même les gros trusts bourgeois, négligents et jem’enfoutistes pour leurs merdes à supermarché n’accomplissent plus ce type d’œuvre. On a plaisir à tenir en main de tels ouvrages soignés qui respectent enfin le lecteur et lui laissent le plaisir de feuilleter de la bonne ouvrage avec notes intelligentes et complémentaires.
Le problème n’est pas tant dans la publication (toujours intéressante) de « l’introuvable » du marxisme que dans les introductions. Smolny se démène pour dénicher les pires présentateurs de la planète anarcho-conseilliste, le nombriliste Janover et l’anar cultivé Valadas/Reeve. J’ai déjà eu l’occasion de déplorer le narcissisme complaisant de Janover qui au lieu de parler de Rosa, se met en scène avec ses amis éditeurs. Avec l’avant-propos à plusieurs du « Korsch », la patte anar complaisante et moderniste de Reeve prédomine et flingue d’emblée toute espérance pratique et militante pour un introuvable, pas bien intéressant par après. La biographie jointe de Korsch par Bricianer relève heureusement le niveau mais dans un tout autre esprit prolétarien et militant que cet avant-propos, qui eût mérité de se nommer plutôt arrière-propos.
Franchement, le rappel de l’itinéraire de Korsch eût mérité de débuter par la mise en situation de sa place éminente dans le mouvement révolutionnaire des années 1920 plus que dans la dernière partie de sa vie, entouré d’amis tels que la référence élitaire et intellectuelle pour trotskiens Walter Benjamin et le théâtreux stalinien Bertolt Brecht (une faute à Bertolt, il n’y a pas de d), prix Staline 1955. Soucieux de vedettariat, Reeve démarre en invoquant un désir de placer au pinacle des « savants universellement connus », un intellectuel méprisé par les staliniens comme Korsch. Reeve aime le cliquant. Les anarchistes ont toujours rêvés d’être généraux ! Ainsi le must de la carrière de Korsch serait donc sa place d’éphémère ministre de la justice du gouvernement ouvrier de Thuringe. Brillante carrière du « troisième homme », assurent Reeve et ses adjoints. Il est « rédacteur en chef de Die Internationale », « intellectuel de renom », « reconnu des cercles du Komintern », « député communiste très écouté au Reichstag ». Plus merveilleux, Korsch est « critique de la politique jacobine de Marx au nom de Bakounine et du syndicalisme révolutionnaire » ; voilà qui est de nature à mettre en bouche les nombreux lecteurs potentiels de l’anarchisme ringard ! Reeve prend des airs graves mais ne jette que de la poudre savante. Il confirme sa propension à raconter des contes pour intellectuels marginaux. Puis il se plaît à fermer les yeux sur l’importance de la révolution bolchevique pour débiter des choses extrêmement instructives, incroyablement importantes…
Pourtant Korsch n’aurait pas dû être, au bout du compte, digne d’éloges d’une si « brillante carrière » annoncée, lorsque le trio reevesque pointe son glissement vers l’anarchisme bcbg propre à ravir tous les indignés bobos : « Korsch se trouve isolé des cercles de l’élite bureaucratique et commence son cheminement d’intellectuel dissident et marginal ». Le must pour Reeve qui se mire dans ce miroir osé : intellectuel dissident marginal. Puis on nous apprend que Korsch fût un simple pigiste des sociologues néo-staliniens de la fameuse « école de Francfort » qui « sous-traite » ses rapports ! Plus confondant, ce pauvre Korsch obtient une mention centrale, celle, honorifique et horrifique de « changement de fonction du marxisme » ! Plus formidable, « insiste Korsch » : « Bakounine a prévu plus clairement que Marx les principaux développements survenus dans les révolutions contemporaines ». Korsch devient le centre du monde libertaire dans l’immédiat avant-guerre, il est même délégué par les anars syndicaux allemands au congrès de l’AIT à Madrid en 1931. Brillante carrière qui se poursuit par la queue de l’autogestion villageoise… Et n’a-t-il pas inspiré le leader estudiantin Dutschke dans son combat anti-impérialiste contre « l’autoritarisme léniniste » ?
Walter Benjamin est immédiatement associé avec la bourgeoise Hannah Arendt au combat libéral contre l’horrible conception « positiviste, historiciste du « progrès » et de l’histoire », et pourquoi le néantissime Camus et la girouette Sartre ?
Enfin pour conclure est cité une phrase obscurément confuse du grand homme qui de ministre a fini anarchiste de comptoir : « ce sont les faits historiques d’une époque donnée qui déterminent si l’histoire est traitée dans une vue optimiste (…) ou bien sous un angle pessimiste comme le déclin de la culture ». Aussi sibyllin que le quatrième de couverture… Et, planqué derrière les Bachmann et Orsoni, Reeve en rajoute une couche pour faire radical indigné à la Castoriadis : « Seule l’affirmation de pratiques nouvelles d’auto-émancipation sera en mesure de renverser la rationalité déterministe et l’angle pessimiste de la pensée historique dominante ».
Le texte exhumé de Kosrch est probablement un de ses plus mauvais, et sa biographie de Marx n’arrive pas à la cheville de celle d’Otto Rühle. Le texte est faible et empli d’âneries politiques du fait qu’il est rédigé en pleine guerre mondiale, donc bien conforme à sa méthode limitative de « l’époque donnée » où l’histoire est écrite sous un « rempart demensonges » (Churchill) ! Les historiens nous sont nécessaires, avec leurs carences certes, à nous les maximalistes, mais Korsch n’est resté qu’un essayiste qui ne peut être comparé à un Marc Bloch.
Le verbiage de Korsch sur l’histoire universelle bourgeoise « momentanée » réussit le tour de force à ignorer le principal en histoire moderne : sa fabrication dans les arrières cuisines bourgeoises et le fait qu’elle est toujours « l’histoire des vainqueurs » ; il est vrai qu’en 1941, il n’y a point encore de vainqueurs. Le savant Korsch possède bien peu la méthode marxiste dont il se réclame en parlant de « contre-révolution quasi fasciste en France », en… 1848 !
Le drame proviendrait désormais de « la recherche spécialisée à l’extrême » comme « véritable science historique ». Nulle part il n’est question de point de vue de classe ni de stigmatiser des historiens professionnels forcément bourgeois. La thèse de Marx selon laquelle « toute l’histoire (écrite) est l’histoire des luttes de classe », est implicitement désignée comme une rigolade, et sans faire l’effort de la moindre démonstration. De même l’analyse de la prédominance du « capital financier » par les Hilferding et Lénine n’est qualifiée que de douce plaisanterie. Qu’en pensent les « masses » à l’heure de la dette grecque et japonaise ?
Le marxiste « occidentalisé » Korsch ne semble vouer son admiration qu’à deux historiens bourgeois : le raciste eugéniste déterministe Spengler et Toynbee l’éclectique, ils ont « plus que personne contribué à jeter les bases théoriques de cette « histoire nouvelle ». L’analyse du nazisme est d’une nullité affligeante, « les nazis se cramponnent à la théorie pessimiste de Spengler, celle d’un déclin inéluctable » ; lequel nazisme est contrarié dans « ses efforts subversifs » ! Le nazisme est simplement le capital allemand en guerre, et la quincaillerie sur le Wahllala et ses valkyries n’allait-elle pas de pair avec « la force par la joie » dans l’exaltation de la race impérialiste allemande vers mille ans de bonheur ? La guerre impérialiste à laquelle Korsch ne pige plus rien aurait été « une crise de l’ordre social existant » quand « le nazisme paraît reculer devant les risques et les conséquences de sa stratégie révolutionnaire première » !!!
Le deuxième texte - « Les ambiguïtés des idéologies totalitaires » - est encore plus lamentable avec « les aspects révolutionnaires et contre révolutionnaires du totalitarisme » !? Conclusion pré-moderniste communisatrice « il n’existe plus d’histoire en général ». Fortiche le professeur Korsch !
Au lieu d’une réflexion sur les apports quand même valables, bien que sujets à caution, comme toute œuvre humaine, de quantités d’historiens, le verbiage creux de Korsch n’a fait que délayer une banalité, l’histoire des hommes est faite à partir de leur temps. Nos savants introducteurs de l’imbitable Korsch n’ont même pas un mot pour des tentatives louables de renouveler l’histoire, celle par exemple de l’école de Annales des Febvre et Bloch qui ont impulsé une histoire globalisante, interdisciplinaire, reposant sur l’analyse des mentalités, de la démographie, de la méthode comparative. Il est vrai que les historiens contemporains sont étrangement cloisonnés. Les meilleurs historiens français n’ont pas trouvé mieux que de se spécialiser sur le moyen âge, et les historiens américains sur l’antisémitisme français. Il n’est pas venu à l’idée de nos plumitifs bakouninistes que l’histoire globale, moderne et vivante, ce sont les peuples et le prolétariat qui la font. Dans certains cas, comme l’a si bien dit Michelet, des historiens peuvent se hausser à être « les vengeurs des peuples ».
On peut s’interroger par conséquent sur la politique éditoriale du groupe Smolny. Publier des introuvables conchiés par l’édition bourgeoise est du plus haut intérêt. Smolny a d’ailleurs la prétention de republier la revue Bilan qui est d’un autre niveau que S ou B. Smolny devait en premier lieu publier des textes de la « Gauche communiste » des années 1930, et qui sont, apparemment à chaque fois repoussés au profit de petits introducteurs étrangers au combat de classe et avides de reconnaissance de l’intelligentsia. Pour rendre hommage à la première partie de la carrière de Korsch il eût été plus honorable de commencer, par eux-mêmes (les petits gars de Smolny) par tracer l’implication de K.K. dans la lutte des classes sous Weimar, avec ce qui est contenu dans leur note page 84 sur le rôle central des minorités maximalistes en Allemagne avec Korsch, sa correspondance avec les « communiste de gauche » russes laminés par le stalinisme, puis avec Bordiga, dans un effort désespéré mais louable d’union des minorités dispersées et pourchassées. La postface de Bricianer y contribue heureusement en partie.
Korsch a certes été un « marxiste négligé », mais limité dans sa recherche parce que cet universitaire fût plus témoin que véritable acteur du mouvement révolutionnaire. Son désenchantement face à la stalinisation des organisations le conduisit à la glissade vers l’anarcho-libéralisme pessimiste et ergoteur ; en 1947 il déclare à son ami et vedette Brecht que « l’impérialisme russe est meilleur pour le monde que l’impérialisme yankee et qu’il y a vraiment une troisième chance »… Il n’a jamais été capable de conclure si le marxisme était une science ou une théorie de défense du prolétariat. C’est son ami stalinien Brecht qui lui a donné le coup de grâce : « Korsch n’est qu’un invité dans la maison du prolétariat. Ses bagages sont prêts pour en sortir ». Dans l’article qu’il lui a consacré, Robert Paris souligne la faiblesse théorique dans laquelle Korsch est tombé, au milieu de son pessimisme, l’exaltation du pouvoir des « conseils ouvriers ». ce vieux fétiche qui laissait croire que la société à venir, succédant au capitalisme, pourrait être gérée à partir de usines, n’est plus qu’une fable à l’époque de la désindustrialisation et de la mondialisation, et confirme l’inanité d’une apologie du « conseillisme » désuet qui évita la question épineuse de la centralisation étatique et de la mise en commun de toutes les richesses, qui n’est pas du ressort en soi des « travailleurs » syndiqués ou organisés en conseils. Korsch ne nous fournit pas le nouveau mot d’ordre pour faire face à l’Etat bourgeois ni le programme qui justifie qu’on le renverse.
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