AELITA de Jakov Protazanov
Comment le cinéma soviétique
enfanta un blockbuster
Aelita de Jakov Protazanov, 1924
enfanta un blockbuster
Aelita de Jakov Protazanov, 1924
Par Franck Lubet (revue Cadrage, 2004)
Blockbuster, film à gros budget, produit et réalisé à l'époque de l'Etat "prolétarien", en concurrence sans fard (mais avec déguisements martiens) face à l'Hollywood capitaliste n'est pas un film de propagande comme en produira la période stalinenne. Film à tiroirs qui exhibe un monde rêvé qui ressemble étrangement au monde capitaliste, étonnant de la part d'un réalisateur de l'époque tsariste qui, finalement signifie que c'est encore mieux sur terre, maintenant et avec "l'Etat prolétarien". En réalité, malgré sa critique pertinente, le critique de cinéma ci-dessous ne voit pas que le film se place du point de vue de la critique marxiste des utopistes: celui qui bâtit des projets d'avenir à partir du vécu du monde actuel ne peut que produire des chimères réactionnaires. "Aelita" a directement inspiré Fritz Lang au début de la réalisation de "Metropolis" (mon film culte) en 1926, sauf que "Metropolis", qui met en opposition génialement les deux classes essentielles de la société, à cause de la co-scénariste, la femme de Lang Théa Von Harbou, déjà proche des nazis, impose une fin de "collaboration de classes" où le syndicaliste barbu (acteur futur nazi dans la réalité) serre la paluche au big patron Federsen. En tout cas, preuve de plus que la production artistique en temps de révolution apporte des chefs d'oeuvres et qu'il ne faut pas négliger la capacité de critique des artistes eux-mêmes face au régime, tant que n'ont pas été inventés les goulags. JLR
Le scénario
Trois mots étranges et inconnus tombent
sur les postes de transmission du monde entier. «…Anta…Odeli…Uta…
». Balbutiement historique. Première allocution martienne
au cinéma. Le message parvient jusqu’à Los,
ingénieur soviétique qui ne doute pas un instant de
son origine ; cela fait des mois qu’il travaille sur les plans
d’un engin spatial capable de l’emmener jusque sur Mars.
Mais pour l’heure il est pressé de rejoindre sa femme
qui travaille au comité de distribution des produits de première
nécessité. Le couple coule des jours heureux ; et
Los oublie quelque peu Mars. Jusqu’à ce qu’un
individu douteux vienne s’installer chez eux – le pays
connaît une crise du logement. A peine arrivé, l’homme,
certainement un nanti de l’ancien régime, fait la cour
à la femme de Los. Les rapports du couple se dégradent
rapidement et dans un accès de jalousie, l’ingénieur
tue sa femme. Il n’a plus le choix. Il doit quitter le pays.
Ce sera Mars.
En toute hâte, Los termine son aéronef
et s’envole sans regret, accompagné d’un combattant
de l’armée rouge en mal d’aventures et d’un
policier, sur ses talons depuis le meurtre. Sur Mars, dans un décor
et des costumes dignes d’un Monsieur Spock décadent
revu et corrigé par Rodchenko et Miro, les événements
s’enchaînent rapidement. Nullement étonnés
de rencontrer une forme humaine de vie extra-terrestre, l’agent
de police consciencieux espère une collaboration interplanétaire
pour mettre Los sous les verrous ; Los tombe sous le charme de l’érotique
Aélita, souveraine sans pouvoir, qui, elle-même souhaite
s’essayer au baiser terrien ; et le soldat fait connaissance
avec les prolétariennes martiennes. Et tous trois finissent
dans une geôle avec les esclaves.
Aguerris par le communisme de guerre, les trois
soviétiques fomentent une révolte sur le point de
réussir, si Aélita, décidément trop
corrompue, n’avait pas trahi. Mars ne sera pas bolchevique.
Furieux, Los tue Aelita et se réveille. Il est dans la gare
de Moscou. Un colleur d’affiches finit de dévoiler
une campagne de publicité pour une marque de pneus du nom
d’Anta Odeli Uta. Tout cela n’était qu’un
rêve. Et Los retrouve sa femme tandis que leur colocataire
de fortune est arrêté par la police pour corruption.
Tout est bien qui finit bien. Los détruit les plans de ce
qui aurait pu être le premier spoutnik. Pas besoin d’aller
chercher sur la planète rouge ce que le communisme offre
sur la planète bleue.
Un ovni au pays des soviets
1924. La NEP (Nouvelle Politique Economique) a
déjà remplacé depuis trois ans le communisme
de guerre. Période de contrastes et de souci d’apaisement
social après une guerre civile dévastatrice, la NEP
est une sorte de retour au libéralisme, une pause dans la
marche au socialisme - une détente économique mais
pas idéologique - dans le but de préparer ultérieurement
le passage à un communisme plus radical. Période bâtarde,
donc, dont les contradictions se répercutent sur le cinéma.
Car si aujourd’hui le cinéma soviétique muet
est pour beaucoup réduit à son avant-garde, il faut
savoir qu’à l’époque il embrassait autant
une cinématographie révolutionnaire (formelle et idéologique)
qu’une cinématographie traditionnelle du type pré-révolutionnaire.
Ainsi cohabitaient une industrie du cinéma d’Etat et
privée. Concession qui n’empêchait pas pour autant
un flux toujours croissant de films étrangers dans les salles.
C’est dans ces conditions qu’a été décidé
de réaliser Aélita ; dans le but premier de concurrencer
les productions étrangères. Et pour ce faire, il fallait
donner le jour à un véritable blockbuster.
À la production on retrouve la Mezrabpom-Rus
(section cinématographique du secours ouvrier international)
qui n’est autre que la Rus’, vieille firme déjà
en activité sous Nicolas II. Malgré un nom plus bolchevique,
sa production plutôt traditionnelle, reste très éloignée
des excentricités de la FEKS ou des exigences du Proletkult,
mais son expérience et ses techniciens sont inestimables.
La Mezrabpom-Rus se met en branle et, pour réaliser sa super
production, commence par faire appel à Jakov Protazanov,
cinéaste dont le nom à l’époque évoquait
davantage le cinéma que celui de l’auteur de La grève,
tourné la même année qu’Aelita. En 1924,
Jakov Protazanov est le cinéaste russe le plus illustre avec
prés d’une quarantaine de films à son actif.
Mais cette reconnaissance est aussi son handicap puisqu’il
s’est illustré dans le cinéma pré-révolutionnaire
; cinéma honni par les bolcheviks. D’ailleurs après
avoir tourné Le Père Serge en 1917, qui manifestait
pourtant une certaine satire de la Russie tsariste, Protazanov s’était
exilé, d’abord à Odessa, puis à Paris
d’où il ne revint qu’à la faveur de la
NEP. Quoi qu’il en soit, pour Aélita on ne lui demandait
pas de montrer patte rouge ; on attendait de lui son savoir faire.
Nous voici donc face à un objet curieux.
Une super production, qui plus est un film de science-fiction, dirigé
par le maestro du cinéma tsariste, au cœur du communisme
dont la révolution s’étend jusqu’à
la culture et surtout au cinéma. La sortie du film fut précédée
par une publicité tapageuse digne des campagnes de promotion
des blockbusters actuels. On pouvait trouver dans les pages de la
Kinogazeta, sans aucune explication, les mots «…Anta…Odeli…Uta…
», comme on a pu suivre sur Internet de curieuses pistes à
propos de A.I. de Spielberg. Procédé que l’on
retrouve avec une exacte similitude dans le film ; puisque Aelita
débute avec ces trois mots « ...Anta...Odeli...Uta...
» d’origine inconnue – que ces mots amènent
l’épisode martien, provoquent le rêve, et ne
sont en réalité que le slogan d’une publicité
pour une marque de pneus. Mise en abîme troublante qui ne
cesse de soulever des interrogations. Tout un film soviétique
reposant sur un slogan publicitaire : Assimilation d’un procédé
capitaliste ? Ironie de l’auteur par rapport à la NEP
? Dénonciation du capitalisme ?
Quoiqu’il en soit la promotion du film eut
l’effet escompté et tout le monde en attendait la sortie.
Cependant les avis furent partagés. Le public réserva
un accueil chaleureux à Aelita, qui, de fait, réalisa
une audience plus importante que les films à grand spectacle
étrangers. L’enjeu commercial était gagné,
voire, même, dépassé : nombreuses filles nées
en cette année 1924 furent baptisées du nom de la
reine de Mars. D’un point de vue critique, en revanche, la
presse fut beaucoup plus réticente. On pouvait lire dans
les Izvestia : « la montagne a accouché d’une
souris ». On reprochait au cinéaste d’avoir trop
misé sur l’exotisme martien (décors, costumes,
maquillages,...), mais c’est essentiellement la pluralité
des genres abordés par Protazanov qui devait dérouter.
La critique y vit un manque de précision, un éclectisme
qui laissait transparaître la versatilité ou l’inconsistance
politique de l’auteur. C’est pourtant cette diversité
perçue à l’époque comme trop éclectique,
qui fait aujourd’hui tout l’intérêt de
ce film.
Pas un OVNI. Un OFNI.
Comprenez par OFNI : objet filmique non identifiable.
C’est qu’Aelita est un film protéiforme qui ne
supporte pas une catégorisation exclusive. C’est une
sorte de creuset dans lequel Protazanov mélange divers genres
sans jamais en laisser prédominer un seul. Ainsi, Aelita
est toujours considéré comme un film de science-fiction,
le premier film de science-fiction soviétique. Ce qu’il
est, de par son épisode martien dont les décors et
les costumes constructivistes ont fait la renommée. Mais
toute cette partie ne concerne qu’un tiers du film, le reste
se passe sur Terre dans un style plutôt réaliste qui
en fait une sorte de chronique de la NEP. Avant d’être
cinéporté sur Mars, on sera passé par le mélodrame
avec l’histoire d’amour entre Los et sa femme. On aura
fait un détour par la satire (des nepmen) avec la venue du
colocataire de fortune qui regrette l’ancien temps tout en
profitant du système jusqu’à tenter de corrompre
la femme de Los. Pour continuer dans le registre du film policier,
plus burlesque que noir, avec la fuite de Los après le meurtre
de sa femme.
Une hétérogénéité
qui n’en fait pas pour autant un film puzzle ou fourre-tout
; car Protazanov prend soin de lier ces éléments,
aussi disparates soient-ils, par une ligne comique, virulente et
potache, qu’il développera dans ses films ultérieurs
(Le tailleur de Torjok, 1925, Le procès des trois millions,
1926, ou encore La fête de Saint Iorguen, 1930). L’aspect
politique non plus n’est pas absent de ce film. Certes moins
prononcé que dans La grève qui sort sur les écrans
au même moment mais certainement plus fin que dans les films
staliniens à venir. En effet, si la presse reprochait au
réalisateur de fuir la réalité en idéalisant
des contrées fantastiques, on est en droit de se demander
au regard du film, si cet ailleurs décadent et non réceptif
aux enjeux d’une révolution, cet ailleurs qui plus
est, rêvé, fantasmé, provoqué par une
publicité, n’est pas une allégorie du monde
capitaliste.
Auquel cas, oui, l’étranger est idéalisé,
dans un premier temps, mais aussitôt désacralisé
avec la trahison d’Aelita et le réveil de Los, qui
finalement se rend compte que l’Union Soviétique est
bien le meilleur des mondes. Pas besoin d’aller voir ailleurs,
chez nous ce n’est pas terrible, mais c’est quand même
mieux. Aspect qui en ferait un film de propagande de tout premier
ordre, si l’on considère le succès commercial
qu’il a connu. Un film en prise direct avec la réalité
soviétique qui met en scène les ambiguïtés
de la NEP tout en les dénonçant.
Alors : Aelita ou Protée ? On l’aura
compris, comme ses personnages se travestissent (Los prend l’apparence
de son collaborateur pour échapper à la police ; le
soldat ayant perdu son uniforme, s’envole pour Mars habillé
en femme ; les nantis de l’ancien régime cachent leur
smoking sous des guenilles), Aelita se joue sur plusieurs niveaux
et son réalisateur, de cinéaste prérévolutionnaire
devient cinéaste pro-révolutionnaire. Un film qui
peut se voir comme un divertissement mais dont le récit à
tiroirs et la question de la publicité (en filigrane et pourtant
omniprésente) éveillent la curiosité historique
et politique tout en jetant les bases d’une cinématographie
somme toute moderne.
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