Avec de larges
extraits du livre de Miklos Molnar : « Marx, Engels et la politique
internationale » (ed Gallimard poche, 1972). Je dois avouer que, même
pendant les vingt ans où j’ai été militant du CCI, ce livre est resté un de mes
meilleurs bréviaires ou livre de chevet. Je ne suis pas toujours d’accord avec
tout ce que dit Molnar, plus souvent avec les citations qu’il fournit de Marx
et Engels, et sa conclusion fiche tout par terre. Les intertitres des extraits
choisis du texte de Miklos Molnar sont de moi.
LA QUESTION
DE L’UNITE NATIONALE DANS LA CONSTRUCTION DE L’ETAT MODERNE
« Les
Etats-Unis d’Amérique du Nord, sans
compter qu’ils sont tous constitués de la même façon, s’étendent sur un
territoire aussi grand que l’Europe civilisée. Ce n’est que dans une fédération
européenne que l’on pourrait trouver une analogie. Et pour que l’Allemagne se
fédère avec d’autres pays, il faut avant tout qu’elle devienne un pays. En
Allemagne, la lutte pour la centralisation contre un système fédératif, c’est
la lutte entre la civilisation moderne et la féodalité » (cf ; Marx,
Nouvelle Gazette Rhénane, 7 juin 1848).
« Unité
nationale va de pair ici, nous le voyons, avec Etat unitaire et centralisation.
L’opinion de Marx et Engels a beaucoup fluctué à ce sujet sans jamais se
démentir entièrement. Après la Commune, on le sait, ils ont momentanément
penché vers une solution fédéraliste. (…) Par le biais de l’unité allemande, un
aspect familier de la pensée de Marx apparait ainsi : con côté jacobin,
étatiste et centraliste qui lui-même réaffirme fréquemment avec fierté et
vigueur. L’homme qui combat le fédéralisme de Bakounine et la Confédération
helvétique – le tout pêle-mêle -, celui qui veut transformer la Première
Internationale en parti uni en même temps que l’Allemagne en un Etat unitaire
est bien une seule et même personne : Marx, « le jacobin ». Et
ce n’était pas seulement la « hantise » de la révolution française
qui l’amenait à juger la situation sous l’éclairage des « modèles de 1789
et de 1830 » mais un jacobinisme profondément enraciné. Outre les
réminiscences de la Révolution, sa personnalité, son caractère et sa
psychologie y avaient leur part. Fait tout aussi important : depuis
toujours Marx et Engels voyaient dans les « grands ensembles »
étatiques le gage du progrès contre la tendance au maintien des
particularismes, rétrogrades par définition. Cela faisait partie d’une
conception plus vaste. La « marche de l’histoire », dans leur esprit,
est une progression constante vers l’unification du globe, vers une existence
planétaire de l’homme, vers une histoire universelle qui prend le pas sur
l’existence et l’histoire locales ». (…)
LA QUESTION
DES INDEPENDANCES NATIONALES
« … il ne
s’agit pas d’une simple adhésion de leur part au principe du droit des peuples
à disposer d’eux-mêmes. Certes ils se gardent de prendre une position
absolument nette à ce sujet. A l’occasion d’un débat parlementaire, Engels cite
par exemple, pratiquement sans commentaire, le discours d’un député allemand de
Posnanie affirmant que le « droit des peuples à se distinguer par
nationalités est un droit flambant neuf et qui n’est reconnu nulle part. (…)
« Dans toute l’Europe, écrit Engels dans un autre article, il n’est pas
une seule grande puissance qui n’ait incorporé à son territoire des parties
d’autres nations… Personne ne soutiendra que la carte de l’Europe soit
définitivement tracée. Mais, tous les changements pour être durables, doivent
tendre dans l’ensemble à rendre de plus en plus aux grandes nations
européennes, douées de vitalités, leurs frontières naturelles, fixées d’après
la langue et les sympathies. En même temps, les fragments de peuples, que l’on
trouve encore çà et là, et qui ne sont plus capables de mener une existence
nationale, restent incorporés aux grandes nations, soit en s’y dissolvant, soit
en se conservant comme de simples monuments ethnographiques sans importance
politique ». (…) « Ce qui n’est pas explicité en principe dans les
écrits de Marx et d’Engels se trouve suffisamment éclairci par la façon dont
nos auteurs accordent le droit à l’autodétermination aux uns tout en le
refusant aux autres. Les Irlandais, les Hongrois et, avant tout, les Polonais,
font partie de la première catégorie. Les Italiens aussi bien sûr, sans parler
des Allemands à propos desquels le problème de l’indépendance nationale ne se
posait pas. Parmi les peuples balkaniques, les Serbes figurent en assez bonne
place tandis que les autres slaves, Tchèques inclus, se voient jetés à la
poubelle de l’Histoire. Ce traitement discriminatoire repose sur toute une
série d’arguments historiques, politiques, culturels, plus rarement
économiques. (…) Engels va jusqu’à présenter mille d’histoire en Europe
centrale comme une lutte perpétuelle, et historiquement juste, des Allemands et
des Hongrois contre les Slaves (…) C’est grâce à eux, à la germanisation
surtout, que les Slaves furent entrainés « dans le mouvement
européen ». C’est grâce à eux également que les Slaves du Sud ne sont pas
devenus Turcs et même mahométans ». (…) « les juifs, tout comme les
Slaves du Sud ou les Bretons, n’ont pas, historiquement parlant, le droit de
persévérer en une nationalité dépassée
par l’histoire et sans lendemain » (…) Dans les années 1860, Marx et Engels
parlent toujours de « bandes de brigands », de « nations de
bandits » pour apostropher les Slaves, à l’exception des Russes et des
Polonais ». (…) « A la lumière des textes originels de Marx et
Engels, il est douteux qu’ils considéraient la formation des nations comme un
phénomène universel découlant de la nécessité historique. Certes, nous avons
vu, le « règne de la bourgeoisie » est indissolublement lié à la
nation. Mais il s’agit chez nos auteurs du règne de la bourgeoisie des grandes
nations exclusivement, tandis que les petites – ces nationalités ou reliques de
peuples – n’ont pas le même statut historique. Marx et Engels ne voyaient aucun
inconvénient à ce que ces petits peuples soient intégrés « dans l’une ou
l’autre des nations plus puissantes que leur vitalité supérieure rendait
capables de surmonter » les obstacles de leur histoire » (cf.
article : « Qu’est-ce que les classes laborieuses ont à voir avec
l’histoire de la Pologne ? »)[1].
L’analyse de Marx et Engels n’est cependant contradictoire que pour les esprits
superficiels, car, même s’il n’y a pas eu indépendance nationale, de vastes
aires géographiques vont voir éclater les vieux modes de production, et
évoluer :la navigation à la vapeur et les chemins de fer ont pu créer les
conditions de l’industrialisation dans les sociétés orientales (cf. Magyar p.
215).
L’AMBIGUITE
DE MARX AU MOMENT DE LA GUERRE FRANCO-ALLEMANDE
« Marx
présenta aux lecteurs américains « Un point de vue prussien sur la
guerre » (« A Prussian view of the war, New York Daily Tribune, 10
juin 1859) (…) « …du point de vue politique, des personnages du parti
socialiste allemand, non moins importantes que Bebel et Liebknecht, étaient et
restaient en 1870 encore opposés à l’unification de l’Allemagne par Bismarck et
s’opposèrent pour cette même raison à la guerre de la Prusse contre la France
(…) dans les deux Adresses du Conseil Général de la Première Internationale…
Marx formule sa position de manière pondérée… Si l’Allemagne succombait, écrit
Marx à Engels le 15 août 1870, « le bonapartisme serait consolidé pour
longtemps, et l’Allemagne (unifiée) serait fichue pour des années, voire des
générations. Il ne pourrait plus être question d’un mouvement ouvrier
indépendant en Allemagne, la revendication nationale absorbant alors toutes les
énergies. Les ouvriers allemands seraient pris en remorque, dans le meilleur
des cas, par les ouvriers français »[2].
En plus de
leurs erreurs politiques, Marx et Engels n’étaient pas de grands savants et
limités par les connaissances de leur époque : « … chercher à partir
de Marx la clé des sociétés primitives, asiatiques et médiévales ne nous paraît
pas promettre des résultats tangibles…à propos des sources de Marx, rien n’est
vraiment original dans ses concepts, quoiqu’en disent ses disciples. Marx et
Engels n’étaient ni ethnologues ni historiens des civilisations précapitalistes.
Ils n’ont jamais fait ni prétendu faire des recherches. Leur savoir reposait
sur les ouvrages des spécialistes lus un peu au hasard. Les historiens marxistes qui se respectent le
reconnaissent eux aussi. Les connaissances de Max, écrit Hobsbawn,
« étaient minces sur la préhistoire, les sociétés communautaires
primitives et l’Amérique précolombienne. Elles étaient pratiquement
inexistantes en ce qui concerne l’Afrique. Elles n’étaient pas impressionnantes
en ce qui concerne le Moyen âge, mais notablement meilleures pour ce qui
concerne l’Asie, l’Inde en particulier (mais non le Japon). »
« En un
mot, Marx se trouve du côté des libéraux en ce qui concerne le libre échange
sans partager pour autant les opinions anticolonialistes… Son discours est
délibérément antinomique pour bien marquer la dichotomie du phénomène du
colonialisme comme œuvre destructrice en même temps que constructive, comme
procédé abominable en même temps que progressif et nécessaire ».
UNE
OCCIDENTALISATION DU CAPITALISME ?
La propriété
commune étant en train de disparaître dans la Russie de la fin du XIXème, sous
les coups de la colonisation : « Cela implique que, à quelques
exceptions près, le capitalisme occidental devait, selon Marx et Engels,
s’emparer du reste du monde, pour lui imposer ce que l’on appellerait
aujourd’hui le « modèle » occidental du développement (…) Le monde de
Marx est un et indivisible. Même s’il est vrai que l’auteur du Capital reconnaît
le caractère accidentel de la voie empruntée par la société européenne, du
moment que cet « accident » s’est produit et a amené l’histoire au
seuil du socialisme, l’Orient doit suivre. Marx ne voit pas – et n’a certes
jamais envisagé – qu’il puisse y avoir deux ou plusieurs chemins isolés
conduisant chacun au socialisme »[3]
Comme beaucoup
d’intellectuels savants, Molnar perçoit comme dichotomie chez Marx, sur tous
les sujets, ce qui est au vrai dialectique. Il cite, sans en comprendre le sens
le recadrage d’Engels contre Bernstein en 1882 : « … Et nous autres
socialistes de l’Europe occidentale, nous ne devions pas tomber si facilement
dans le piège comme les fellahs égyptiens et comme tous les Latins. C’est
étrange. Tous les révolutionnaires latins se plaignent d’avoir toujours fait
les révolutions pour le bien des autres – c’est très simple : ils se sont
toujours laissé prendre par le slogan « révolution ». Et pourtant, à
la moindre bagarre qui éclate n’importe où, les Latins révolutionnaires dans
leur ensemble lui apportent leur enthousiasme sans aucune réserve. A mon avis
nous pouvons fort bien manifester notre sympathie pour les fellahs opprimés
sans pour autant partager leurs illusions momentanées (un peuple paysan doit
être trompé pendant des siècles avant de tirer les leçons de l’expérience), et
notre opposition aux brutalités des Anglais, sans avoir pour cela à prendre
parti pour leurs adversaires militaires du moment ».
UNE
REVOLUTION SIMULTANEE DANS TOUS LES PAYS INDUSTRIELS
« On a
souvent cité, surtout pour les opposer aux thèses de Lénine, les divers textes
de Marx et Engels selon lesquels seule une révolution prolétarienne à peu près
simultanée dans les pays industriels les plus développés pourrait mettre fin à
la domination mondiale de la bourgeoisie et ouvrir par cela l’ère du
socialisme. Par ailleurs, contrairement à ce qu’on pense en général, Lénine n’a
jamais démenti ce principe marxiste fondamental. La révolution russe ne devait
être dans son esprit que le point de départ – quelque peu éloigné du centre, il
est vrai – de la « révolution
mondiale » dans les pays européens industrialisés. Quant aux pays
dépendants des puissances impérialistes, leur combat, organisé par des soviets
paysans, n’avait à remplir, aux yeux de Lénine, qu’un rôle complémentaire aux
côtés du prolétariat occidental. Toutefois, on le verra plus loin, ce léger
« déplacement » du combat de l’Occident vers l’Orient ne manque pas
de créer une ambiguïté théorique. Car chez Marx et Engels il n’y a, sur ce
plan-là, aucune ambiguïté. C’est la civilisation européenne et bourgeoise –
avec, bien sûr, son prolongement nord-américain – qui amènera le monde au seuil
de la grande mutation socialiste qui s’accomplira à travers l’œuvre historique
du prolétariat révolutionnaire. Cette thèse fondamentale, loin d’être une
simple vue de l’esprit, repose sur un certain nombre d’arguments historiques et
scientifiques généralement connus. L’on sait notamment comment, d’après Marx,
les « forces productives » modifient, à un certain niveau de leur développement,
les rapports de production et font exploser par le truchement de la lutte des
classes la superstructure de toute « formation » économico-sociale
désuète. Une fois ce niveau atteint dans la société bourgeoise, il n’existe
qu’une alternative : la transformation socialiste… ou la rechute dans la
« barbarie » si jamais la réaction triomphait. (…) En un mot, c’est
la production capitaliste qui crée, grâce à son niveau élevé, les fondements du
socialisme futur. En raison de l’inégalité du développement, Marx et Engels
prévoyaient sans doute quelques exceptions à cette règle, notamment en ce qui
concerne la Russie. Cependant la « voie royale » conduisant au
socialisme reste, selon leur doctrine, celle du capitalisme occidental. En
clair, pour éviter de tomber dans un communisme « monacal » où la
nécessité fera à nouveau la loi, il faut fonder le socialisme su un niveau de
production très élevé au préalable, c'est-à-dire dans le capitalisme déjà. Tous
ces arguments militent en faveur du progrès ininterrompu jusqu’au jour où le
développement du capitalisme cessera d’être ascendant et où la bourgeoisie aura
épuisé toutes ses ressources. Cependant, cet aspect bien connu de la question
de la transition n’en est qu’un à côté d’un autre non moins fondamental, à
savoir que cette transformation doit se faire à l’échelle effectivement
planétaire. (…) Dans les grandes étapes précédentes de l’évolution de
l’humanité, une telle unicité du « mouvement » de l’Histoire n’était
ni nécessaire ni possible. Il était dans la nature même des diverses sociétés
féodales , esclavagistes ou « asiatiques » de s’installer et de
vivre simultanément, isolées les unes des autres. L’exemple le plus éclatant en
était pou Marx l’existence de sociétés « asiatiques » immuables à
l’époque des trains et des vapeurs dans le monde occidental (…). (Depuis leur
rédaction du Manifeste communiste en 1847…) « l’existence empirique… des
hommes se déroule sur le plan de l’histoire mondiale au lieu de se dérouler sur
celui de la vie locale » (…) « Il est donc déjà évident que cette
société bourgeoise est le véritable foyer, la véritable scène de toute histoire
et l’on voit à quel point la conception passée de l’histoire était un non sens
en négligeant les rapports réels et en se limitant aux grands événements
historiques et politiques retentissants » (cf. L’idéologie allemande).
MARX ET
ENGELS DES « OCCIDENTALISTES » ?
« Mais
finalement, Marx et Engels réfléchissaient, tout comme les autres historiens de
la diplomatie du XIXe siècle, dans l’optique de la politique des grandes
puissances et non pas dans la perspective d’une Europe des nations ».
(leur vision est « plus étroite qu’européocentriste »)
Molnar doute
finalement de l’analyse marxiste à laquelle il montre souvent par contre qu’il
succombe au long de son livre : « Le scandale de la barbarie et du
sous-développement plusieurs fois millénaires de ces contrées (cf . le
Sud) n’en est qu’un dans la mesure où il se perpétuerait. Du moment que
l’expansion planétaire de la bourgeoisie occidentale, celles des Etats-Unis y
comprise, bien sûr, promet d’y mettre fin, le concept global tient : les
grandes entités civilisées vont dominer le monde et l’unifier progressivement
grâce au commerce, grâce à l’exploitation de toutes ses richesses, grâce à
l’implantation de la civilisation la plus glorieuse de l’histoire, la leur.
Marx et Engels n’auraient sans doute jamais cru qu’un jour on emploierait
d’autres mots pour qualifier cette mission unificatrice et civilisatrice de
l’Occident. Au contraire, tous leurs concepts et prévisions sur l’évolution de
la politique internationale étaient fondés sur une certaine idée prométhéenne
de l’Europe ».
POURQUOI
L’ANALYSE DE BASE ET LES PREVISIONS DE MARX ET ENGELS RESTENT-ILS VALABLES A
NOTRE EPOQUE ?
Un chercheur,
un historien, un auteur comme Molnar peuvent très bien nous fournir un
intéressant florilège de leurs connaissances, noua apporter même des
révélations, éclaircir tel épisode historique, mais rester totalement ignorants
de la méthode mise au point par cet impérissable couple d’amis. Miclos Molnar,
après avoir souvent souligné les erreurs politiques des deux hommes, finit par
oublier la continuité de leur combat politique et tente de nos les décrire
comme de simples observateurs d’un capitalisme progressant pacifiquement, à la
manière industrialiste européenne jusqu’au summum du socialisme. Si ce n’est
pas un procédé, c’est d’une bêtise inconsciente. Même un gauchiste de base
français comprend que le capitalisme ne s’effondrera jamais tout seul, et le
niveau de décrépitude atteint par le système mondial laisse peu augurer de
facilités pour la transition, nullement au niveau des frontières nationales –
qui n’existent déjà plus depuis longtemps pour le commerce international – que
pour le bordel généralisé de la gestion capitaliste et la noria de besoins
invraisemblables inoculés dans les populations.
Pour l’heure
tout ce que prédisaient Marx et Engels, s’est vérifié : construction de
grands ensembles économiques comme le marché nord-américain, asiatique,
l’Europe, etc. Par contre ils ne pouvaient pas imaginer à quel point, au XXe
siècle, la bourgeoisie mondiale allait se servir de l’idéologie de
l’autodétermination, depuis les sixties, ses gauchistes se sont fait les
théoriciens de cette fable nationaliste « progressiste », à rebours
du mépris (justifié) de Marx et Engels pour les « bouts de peuple »
ainsi encasernés sous forme paternaliste ; chaque petite nouvelle nation,
de Jérusalem à Belgrade ou au Vietnam, demeure ou est demeurée la vitrine
secondaire ou le vassal d’un bloc puissant. Pire encore, dans les grandes
puissances la revendication de droits nationaux, ou la défense de l’économie
nationale, est devenue un des fers de lance de la conservation sociale :
pas d’alternative que le repli, nous crie-t-on dans les oreilles.
On taxera,
comme Marx et Engels, les révolutionnaires maximalistes qui n’ont jamais cru au
mythe européen ni aux clowneries chauvines, d’être complices du libéralisme
mondialisé. Et d’être des « attentistes progressistes » ou des
« Prométhée européens ». Or, comme Marx et Engels, les maximalistes,
s’ils reconnaissent (comme le citoyen lambda) que le capitalisme est en bout de
course, décadent, ont intégré la notion de rupture violente comme longue et
vieille expérience politique du marxisme révolutionnaire. Même lorsqu’ils
intègrent la crise dans leurs raisonnements, Marx et Engels le font dans la
mesure où elle signifie rupture du rapport entre les classes, cassure du
consensus social dominant. Alors Molnar ce n’est pas la peine de nous raconter
des histoires, surtout en 1975 (premier assaut de la crise mondiale) qui
révèlent une croyance « prométhéenne » en la santé du capitalisme
euro-américain… tourneboulé par l’histoire, quand, en 2013, l’Europe est en
faillite, l’Amérique est passée deuxième derrière la Chine, etc.
Le capitalisme
ne favorise pas la notion de révolution, ou de passage pacifique à un
communisme anti-caserne, justement parce qu’il est en crise. Marx et Engels ne
pensaient pas qu’il devait rester éternellement un modèle dynamique de progrès
pour l’humanité, sinon ils l’auraient écrit quelque part !
Le capitalisme
ne favorise pas politiquement le dépassement des arriérations nationalistes et
religieuses puisqu’il s’en sert pour les présenter comme des solutions à la
crise de la mondialisation. En effet, la bourgeoisie étant incapable de s’unifier
mondialement, de par sa nature intrinsèque concurrentielle et impérialiste, malgré
et à cause des « grands ensembles » réalisés, doit trouver des
esquives désormais à son incapacité à faire progresser socialement et humainement
la société. Elle fabrique ainsi tous les jours de nouveaux carcans, de
nouvelles catégories, des promesses de raser gratis si les millions de pauvres
veulent bien accepter d’être toujours plus paupérisés et méprisés.
Le système
capitaliste est devenu décadent depuis la Première Guerre mondiale, ceci dit
pas spécialement du point de vue de la marche de son économie ni du point de
vue moral (comme tous les semi-anarchistes formés au biberon moderniste
trotskien de S ou B croient caricaturer la notion de décadence) mais au sens où il ne peut plus faire avancer l’humanité
qui, elle, attend les « barbares » du Nord et du Sud pour la libérer.
Cette notion est tout à fait dans la lignée du marxisme, un peu comme dans
cette polémique où Marx répondit à un éditorialiste de la Gazette de Cologne
qui attribuait le déclin des sociétés grecque et romaine de l’Antiquité à l’affaiblissement
de leur religion : « C’est en retournant exactement l’affirmation de
l’auteur qu’on obtient la vérité ; il a mis l’histoire la tête en bas (…)
Si la chute des Etats de l’Antiquité entraîne la disparition des religions de
ces Etats, il n’est pas besoin d’aller chercher d’autre explication, car la « vraie
religion » des Anciens était le culte de « leur nationalité »,
de leur « Etat ». Ce n’est pas la ruine des religions antiques qui a
entraîné la chute des Etats de l’antiquité, mais la chute des Etats de l’antiquité
qui a entraîné la ruine des religions antiques »[4].
Ce n’est pas
la décadence du capitalisme qui explique la crise (politique et économique) du
capitalisme, mais la crise du capitalisme qui entraîne sa décadence politique.
Il faut être
dialectique, à la suite de Marx et Engels. Le capitalisme ne favorise pas en
soi la venue d’une autre société mondiale, puisqu’il veut perdurer même au prix
d’une autre guerre mondiale, mais il favorise en même temps, par ses frasques
et la propagation de la misère absolue, la révolution. Ce n’est vraiment pas
compliqué à comprendre, sauf pour les esthètes de l’enculage de mouches.
[1]
Miclos Molnar se contredit souvent en cherchant toujours à affaiblir
l’essentiel du secondaire chez Marx. En page 207, il est obligé de noter une
rectification de Marx : « Certes Marx protesta contre
l’interprétation abusive de ses idées qui constituaient selon lui une
« esquisse historique de la genèse du capitalisme en Europe », et non
point, comme un des ses critiques l’avait prétendu , une « théorie
historico-politique de la marche générale fatalement imposée à tous les peuples,
quelles que soient les circonstances historiques où ceux-ci se trouvent »
(1877). Selon Riazanov, Engels a dit un jour : « il ne faut pas voir
une nationalité opprimée dans tout voleur de mouton en conflit avec la
Turquie ».
[2]
Bonjour le mépris pour les ouvriers français ! Et déjouant les pronostics
du jacobin Marx en faveur de la « guerre révolutionnaire » teutonne,
l’Allemagne emporte la mise en 1870 et ce triomphe conduira, déjouant les
pronostics de Marx mais pas ceux d’Engels, à la Première Guerre mondiale en
1914… Marx et Engels il est vrai reconnaissaient parfois s’être trompés.
[3]
Il est marrant ce Molnar, s’est-il passé autre chose que la prévision de Marx,
qu’on la nomme mondialisation ou ce qu’on veut ? Il est vrai que Molnar
écrit en 1975 et qu’il croyait peut-être que le bloc russe était de nature
différente, avant d’être « colonisé » par le marché libéral !.
[4] Cité par Michel Vadée in « Marx penseur du
possible », p.123. Si on ne trouve pas le concept de décadence (ou de
mondialisation, ou d’électronique) chez Marx, cela rend-elle la notion
inopérante. Même Bordiga, qui fait le clown au cours de ses dernières années,
utilise le terme, mais de façon restrictive : « L'un des symptômes de
la décadence mondiale de la technique, c'est que le décor l'emporte sur
l'infrastructure. Toutes les civilisations sont passées par cette phase, de
Ninive à Versailles » (cf. Bordiga « Le sinistre roman noir de la
décadence sociale moderne »).
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire