Après l'assassinat de Rosa Luxemburg le 15 janvier 1919, même si l'on n'a pas réussi à identifier son corps jeté dans le canal par les tueurs de la gauche au pouvoir, une commémoration a lieu où pour le jeune parti communiste Paul Lévi tient l'oraison funèbre. A ses côtés prend la parole un artiste révolutionnaire qui jouera un rôle très important pour l'éclosion de l'art moderne et surtout pour avoir mis en valeur l'importance de l'art africain, qui a largement inspiré cet art moderne.
Carl Einstein prononcera aussi l'oraison funèbre de Durruti puisqu'il s'était rendu en Espagne en 1936 pour combattre le fascisme espagnol. J'ai connu en 1971 le sculpteur Jean Chauvin, un contemporain qui avait aussi travaillé pour Rodin et qui manifestement, même dans l'abstraction a été influencé par « l'art nègre » (tant pis pour les incultes et primitifs racialistes de la rive gauche) ; je l'avais rencontré plusieurs fois et même interviewé mais ces abrutis d'Actuel non seulement ne l'ont pas publié mais l'ont perdu, des sculpteurs dans mes connaissances ont regretté cette perte, alors qu'il n'existe qu'un interview de Chauvin décédé en 19761.
Revenons à Carl Einstein, ainsi que le présente Liliane Meffre dans l'ouvrage : « La sculpture
nègre » (ed L'Harmattan)2 :
« La sculpture nègre de Carl Einstein compte au nombre des œuvres maîtresses du XX e siècle. Par une analyse formelle audacieuse et novatrice, cet ouvrage a, en effet, conféré aux objets d'art africains un statut définitif d'oeuvres d'art à part entière. Véritable découvreur de l'art africain, Carl Einstein a pour la première fois dans l'histoire de l'art occidental posé un regard sans préjugé, sans a priori ni ethnocentrisme sur un art dit tribal, primitif ».
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Intellectuel, militant, théoricien de l'art de son temps et des cultures du lointain, romancier et historien, Carl Einstein joua un rôle décisif dans l'histoire des idées du XX e siècle, au croisement de l'ethnologie, de la psychanalyse et de la philosophie.
En adéquation avec son époque « trop tardive », la formation intellectuelle d'Einstein (pas de la même famille que l'autre si connu) ne fut pas systématique, mais éclectique ni scientifique. Einstein était un homme animé d'une grande curiosité, perpétuellement en partance pour des terrains de connaissance encore peu explorés. Il ne fut pas seulement l'un des plus célèbres découvreurs de l'art africain et du cubisme ; certains des textes inédits attestent qu'il fût également féru de scupture archaïque, d'Art d'Asie centrale ou encore d'art océanien. Il écrivit sur les gravures japonaises, les tissus d'Amérique du Sud, la sculpture française, les Ballets russes... Il fut surtout un autodidacte, mais suivit quelques études de philosophie, d'histoire et d'histoire de l'art. A l'instar d'autres représentants de la génération « expressionniste » (mon dada, JLR), tels Ernst Bloch ou Siegfried Kracauer, il assista aux cours de Georg Simmel, si curieux des différentes facettes de la vie moderne. Dans sa théorisation d'un sujet actif et changeant, en négociation permanente avec le monde, et pourtant solide, Einstein fut également influencé par le sensualisme empiriste d'Ernst Mach et le vitalisme de Nietzche.
Ses premières publications furent des critiques d'art – pas forcément de l'art d'avant-garde – et un roman : « Bébuquin ou les dilettantes du miracle » (1912). Par le nom de son héros, devenu son alter ego pour le reste de sa vie, qui faisait écho aux mots français « bébé » et « mannequin » ; Einstein suggérait une tension ironique entre son désir romantique de posséder une subjectivité « vierge » d'histoire et son scepticisme quant à la possibilité d'une telle subjectivité. Ses premiers textes politique, publiés comme certains de ses travaux plus purement spéculatifs dans la revue anarchiste « Die Aktion », témoignent du même besoin impératif de vivre la révolution comme rupture apocalyptique du temps continu. En cela, Einstein s'inscrivait dans le courant d'un certain messianisme juif de gauche, entre Martin Buber et Ernst Bloch, Gustav Landauer et Walter Benjamin.
C'est en 1913 qu'Einstein devint un fervent admirateur du cubisme, dans lequel il crut reconnaître sa propre quête de subjectivité contestant l'immuabilité du réel. Son soutien à la peinture cubiste demeura sans faille, comme sa grande amitié avec Daniel-Henry Kahnweiler, collectionneur et marchand d'art mondialement connu. Considérant que l'objet n'existait que par ses signes, par ailleurs infinis, les cubistes agnostiques Georges Braque et Pablo Picasso cherchaient à peindre les rapports différentiels entre ceux-ci plutôt qu'à restituer l'objet substantialisé.
L'intérêt d'Einstein pour « l'art nègre » date de la même époque. Il entreprit l'écriture du traité « La sculpture nègre » (Negerplastik) début 1914, mais, blessé peu de temps après le début de la guerre - (il avait tenu à s'engager dans l'armée pour défendre l'Allemagne, millionième preuve, contre le complotisme nazi) que les juifs n'étaient pas des comploteurs de l'arrière, mais payaient aussi de leur peau la triste « défense de la patrie) – il était hospitalisé au moment de la parution du livre, en 1915. Opposé à l'attitude viscéralement antimilitariste de la revue « Die Aktion », il s'était porté volontaire, en quête de « camaraderie » qui lui manquait en temps de paix. En 1915 il fut transféré à la section coloniale del'administration allemande de Bruxelles.
Il séjourna alors au musée de Tervuren, dont il fréquenta notamment la bibliothèque. Sa
Jean Chauvin, j'en ai possédé une... |
connaissance de l'art africain s'était beaucoup approfondie lorsqu'il publia « La Sculpture africaine » (Afrikanische Plastik), en 1921. A Bruxelles, il entra également dans des Conseils de soldats. Par la suite, il devint un activiste des Conseils révolutionnaires berlinois. Cette confrontation avec le « réel » trouve également son expression dans son soutien à l'art « réaliste », attesté par sa correspondance avec le peintre Moïse Kisling. Au cours de ces années Einstein prit ses distances avec l'art moderne, jugé alors trop subjectiviste et élitiste.
Il se rapprocha de la branche marxiste du mouvement dada, autour du thème de la « fin de l'art ». L'art moderne ne retrouva les faveurs d'Einstein que deux ou trois ans plus tard. C'est dans son opus magnum, « L'Art du XX e siècle », paru en 1926 puis remanié à deux reprises en 1928 et 1991, qu'il livra ses réflexions les plus approfondies dan,s ce domaine. Le prospectus de l'éditeur annonçait : « La première tentative d'apporter de la clarté dans le chaos de l'art de notre temps, de faire la part entre ce qui a un prix et ce qui est sans valeur ». L'art moderne contestait l' « imitation », entendue comme reconnaissance, répétition, appropriation et accumulation de l'objet par le sujet. Le cubisme était au cœur de « L'Art du XX e siècle ». Exaltant Picasso et son art de la métamorphose, Einstein décrivait ce dernier comme une lutte incessante entre le principe passif et fluide de l'ahllucination et le principe actif et constructif du tectonique. Le sens « tragique » antique, dont il déplorait l'absence dans la société moderne, ressurgissait sous une forme plastique dans la peinture de Picasso.
La troisième version de « L'Art du XX e siècle » (1931) porte les marques d'une ethnologisation ou d'une « primitivisation » de la pensée de cet homme. Elle se traduisit d'abord par l'implication d'Einstein, émigra à Paris en 1928, dans la revue Documents (1929-1930) aux côtés de Georges Bataille et de Michel Leiris. Plusieurs textes publiés par lui dans la revue furent la matrice du chapitre sur le surréalisme ajouté dans son livre, « La génération romantique ». L'empreinte ethnologique fut sensible dans tous les remaniements de l'ouvrage. La primitivisation d'Einstein se manifesta également dans une dilatation de ses intérêts historiques et artistiques ; le dénominateur commun des arts auxquels il s'ouvrait était la distance, forfuite ou volontaire, qui le séparait de l'art « classique ».
ENGAGEMENT POLITIQUE
En 1932, Einstein acheva une monographie consacrée à Braque (publiée en 1934). A cette date, son approche de l'art moderne était encore positive. Mais une impatience perçait déjà dans sa correspondance ; cet art était désespérément en retard par rapport à ses attentes ontologiques et politiques. Einstein se moqua dès lors toujours plus critique envers les « hallucinations » de l'art moderne. Le pôle de la subjectivité exclusive, avait aspiré, tel un cyclone, le chaos de l'art de son temps.
L'impulsion réaliste et d'esprit collectif d'Einstein le conduisit à nouveau vers l'action politique, en 1936, aux côtés des républicains et anarchistes espagnols, en 1936. Il quitta Paris brusquement pour s'engager dans la colonne anarchiste de Durruti. De retour en France en 1939, il reprit l'écriture et trouva dans l'histoire de l'art un substitut à la politique. Tout en se demandant si celui-ci était encore nécessaire en un temps où les masses – c'est à dire un sujet qui n'était pas vraiment le sein – étaient seules à détenir la clé de l'avenir politique. Il entreprit l'écriture convulsive de divers textes d'histoire de l'art – dont un Manuel de l'art en cinq volumes dont le plan ainsi qu'un quarantaine de chapitres figurent dans ses écrits posthumes -, dans une acception bien différente de celle qui avait inspiré L'Art du XX e siècle. En 1939, Einstein fut arrêté, puis interné dans un camp. Aussitôt libéré, il tenta de s'enfuir mais s'arrêta à la frontière espagnole. Dans l'Espagne franquiste, il était un proscrit. Il se donna la mort en 1940 en se jetant dans le gave de Pau une pierre suspendue à son cou (comme cela avait été le sort de Rosa). Ce fut la fin de la lutte de la fluidité subjective contre la pesanteur objective.
1Si un de mes lecteurs a connaissance d'un lieu où ont été déposées les archives (si elles existent) de la revue Hippie ACTUEL (je connaissais Patrick Rambaud à l'époque) qu'il me le communique bordel !
2Lire aussi Vivantes figures : penser l'esthétique avec Carl Einstein (en-attendant-nadeau.fr)
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