s
par HOWARD ZINN (1969)
(partie 2chapitre 4)
(merci à Jean-Pierre Laffite pour sa traduction)
Vers le début des années 1980, alors que j'étais à New York, j'ai trouvé dans la grande poubelle de la bibliothèque de la big pomme, un ouvrage collectif sur la question de la violence, patronné par Howard Zinn. Howard Zinn (1922-2010) célèbre historien américain engagé sur plusieurs fronts de la contestation sociale et contre plusieurs guerres successives au cours de son existence, est toujours une référence pour son histoire populaire des Etats Unis et sa réhabilitation des minorités opprimées. Cet écrit de 1969 plein de finesse et de conscience humaine reste très actuel face à l'expansion des sectarismes, des communautarismes et l'empêchement de toute réflexion rationnellle par l'ensemble des rackets politiques, surtout ceux de la gauche nèo-stalinienne et wokiste. La violence est un sujet à la fois complexe, difficile et hétéroclite. La réflexion de Zinn souligne la responsabilité de l'Etat, mais n'oublie pas non plus la responsabilité individuelle de chacun où, les plus conscients peuvent agir comme Orwel qui, pendant la guerred'Espagne tirait en l'air pour ne pas avoir à tuer un soldat d'en face passant devant lui. Jeune ouvrier j'ai connu des collègues qui, mobilisés en Algérie avaient agi de la même manière. Nous savons, en tant que membres du prolétariat, que nous ne pouvons avoir le culte de la violence. Celle-ci est le plus souvent défensive, à une étape supérieure celle-ci ne vise pas la destruction des individus mais des instutions de l'Etat bourgeois. Mais il ne faut pas tout mélanger car comme il le dit si bien: "La violence dirigée contre la propriété ne devrait pas être mise sur le même plan que la violence faite aux gens".
C’est une idée fausse fondamentale que l’on se fait sur les États-Unis – que je vais discuter – et que l’on pourrait énoncer de la manière suivante : les États-Unis sont une nation particulièrement non-violente, car dotée d’un régime spécifique destiné à mettre en œuvre le changement social au moyen de la réforme parlementaire pacifique. Ma thèse est que cette idée se fonde sur deux défauts de la vision : l’un est le défaut consistant à ne pas reconnaître l’importance de la violence déclarée qui a caractérisé notre comportement vis-à-vis des nationalités et des races autres que la nôtre ; l’autre est le défaut à ne pas reconnaître la place de la violence – à la fois déclarée et dissimulée – dans le progrès social américain. Cette idée fausse entraîne un double principe : il y a, d’une part, une tendance nationale à rendre absolue la valeur du changement social aux dépens de la vie humaine quand la violence requise pour ce changement est dirigée contre d’autres nations ou d’autres races ; et, d’autre part, une tendance à rendre absolue la valeur de la paix aux dépens du changement social au sein du cadre national.
C’est avec ces deux affirmations que j’aimerais discuter de la violence et du changement social dans l’histoire des États-Unis, en ne prétendant pas faire davantage qu’une brève étude impressionniste. Et je désire suggérer un certain nombre de propositions sur la violence qui méritent peut-être réflexion.
Notre premier grand bouleversement social a été l’expulsion des Britanniques et de leur bureaucratie locale lors de l’établissement d’une nation indépendante. Une nouvelle classe privilégiée a été créée qui s’est fondée sur le renversement du gouvernement royal et de celui des propriétaires coloniaux, ainsi que sur la redistribution de la terre après la confiscation des domaines du roi, des propriétaires et des loyalistes. Cela s’est accompagné de changements : la diminution des conditions de propriété nécessaires à la participation politique dans les nouvelles constitutions étatiques ; l’abolition de la primogéniture et de la substitution héréditaire ; la séparation de l’Église anglicane et de l’État ; et la libération des esclaves dans les États du Nord. Cela a été accompli au moyen de sept années de guerre au cours de laquelle 25 000 hommes de l’Armée Continentale ont été tués, soit environ un homme sur huit de ceux qui y étaient enrôlés. Pour juger l’importance de cette violence, l’on devrait considérer que la même proportion de mortalité dans notre population actuelle s’élèverait à la mort de 1 500 000 personnes.
Le grand changement social suivant a été la pacification du continent et la création d’un marché commun, allant d’un océan à l’autre, large de 1 500 miles, à travers lequel, le travail, le capital, les matières premières et les produits finis, ont pu circuler librement. Cela a été une condition préalable vitale pour le développement du colosse industriel qui, au vingtième siècle, produirait la moitié des biens du monde avec six pour cent de la population mondiale. Et la création de ce marché commun a impliqué une série d’actes violents que nous avons comme par hasard évacués de notre mémoire.
Le premier de ces actes a été l’expulsion et l’extermination des Indiens qui, à l’époque de Christophe Colomb, étaient au nombre de 1 000 000 dans ce qui est maintenant le territoire des États-Unis, et qui sont environ 400 000 aujourd'hui. La violence est fréquente à l’intérieur des groupes, mais il semble qu’il est fait appel à elle plus facilement quand elle est dirigée contre des étrangers. L'étranger est soit physiquement bizarre, linguistiquement ou culturellement distinct, soit investi d'étrangeté en raison de la distance. Il devient une victime invisible, une sorte d’objet envers lequel l’inimitié peut être multipliée sans hésitation. Au début du XIX° siècle, un voyageur français a noté ce qui suit à propos du traitement des Indiens par les Américains :
« Dans le cœur de la société, si policée, si pudique, si sentencieusement morale et vertueuse, l’on rencontre une insensibilité complète, une sorte d’égoïsme froid et implacable quand il est question des indigènes américains… C’est le même instinct sans pitié qui anime la race européenne ici comme partout ailleurs. ».
Selon John Collier, Commissaire aux Affaires indiennes dans l’administration Roosevelt et l’une des principales autorités du monde en ce qui concerne les Indiens, il y avait 600 sociétés indiennes distinctes à l’époque où l’homme blanc est arrivé en Amérique du Nord, et il n’y avait pas un mile carré du continent qui soit inoccupé ou inutilisé. « Ces sociétés existaient en parfait équilibre écologique avec la forêt, la plaine, le désert, les eaux, et la vie animale ». La guerre entre elles était contrôlée, modérée, prudente ; leurs ambitions étaient petites.
C’est alors que l’homme blanc est arrivé, et non pas un seul et unique conquérant blanc, comme dans les territoires situés au sud du Rio Grande, mais différentes puissances : Espagnols, Hollandais, Français et Anglais, luttant les uns contre les autres et impliquant les Indiens dans leurs batailles. Les sociétés indiennes ont néanmoins été préservées et leur domination a été indirecte, en tant que politique calculée des puissances européennes concurrentes, puis codifiée par les nouveaux États-Unis comme loi fondamentale des relations indiennes.
Mais quand les Espagnols, les Hollandais, les Français et les Anglais, ont quitté le continent, c’est en tout cas ce que dit Collier, « il n’est resté qu’un empire en expansion, avec des préjugés de race et une faim de terres illimitée. Les politiques initiales à l’égard des sociétés indiennes et de l’indianité ont été inversées ; une politique tout d’abord implicite et sporadique, et ensuite explicite, soigneusement rationalisée et mise en œuvre de manière complexe, d’extermination des sociétés indiennes et de toute caractéristique indienne, de liquidation finale des Indiens, est devenue une politique officialisée, une loi et une pratique. ».
Le récit est difficile à lire sans broncher, car il s'agit de la face cachée des événements les plus chers de l'histoire américaine. Nous idéalisons les premiers aventuriers de la Virginie, mais ils se sont établis sur le territoire de la Confédération powhattan et ils ont anéanti ses membres dans une guerre sanglante. Nous sommes fiers des puritains, mais ce grand théologien puritain, Cotton Mather, un intellectuel de premier plan de la colonie, a dit lorsque la maladie a décimé les Indiens après l’accostage du Mayflower : « Les bois ont été presque débarrassés de ces créatures pernicieuses pour faire place à une meilleure croissance ». Lorsque les colons de la Nouvelle Angleterre ont brûlé les wigwams des Pequots et les ont massacrés quand ils s’enfuyaient, Cotton Mather a noté cela froidement : « L’on a supposé que pas moins de six cents âmes pequotes ont été envoyées en enfer ce jour-là ». Andrew Jackson, souvent présenté comme une sorte de précurseur du New Deal, a envoyé le général Winfield Scott pourchasser les Cherokees de Géorgie, menant quatorze mille d’entre eux vers l’ouest sur une “piste de larmes” dans laquelle quatre mille sont morts en chemin. Après la Guerre civile, les Indiens des Plaines ont été traqués, harcelés et tués, et ceux qui sont restés ont été entassés dans le Territoire Indien de l’Oklahoma, d’où finalement ils ont également été chassés.
L’Armée des États-Unis a écrasé les Indiens dans une série de guerres et de batailles : le massacre de Chivington en 1864 au Colorado, le massacre de Black Kettle commis par Custer en 1868 au Texas, la déportation des Cheyennes vers le sud en 1878, et le massacre de Wounded Knee en 1890. Il y a eu la guerre contre les Cheyennes et les Arapahos, ainsi que la guerre contre les Sioux, dans les années 1860. Dans les années 1870, sont survenues la guerre de la Red River, la guerre contre les Nez Percés, la guerre contre les Apaches, et d’autres guerres contre les Sioux.
Dans le récit de la violence, nous pourrions noter un phénomène qui est différent de la rapide destruction des corps ou de la lente destruction des esprits : il s’agit de l’élimination des moyens de la vie – la terre, les refuges, les vêtements, la nourriture. Dans le cas des Indiens des Plaines, cela a été accompli par le massacre de leur matière première la plus essentielle : le bison. Dans un premier temps, les chemins de fer ont séparé les grands troupeaux en deux parties ; ensuite, des chasseurs professionnels avec des fusils à répétition ont transformé les plaines en abattoir ; vers 1870, un million d’entre eux par an ont été tués. Vers 1875, le troupeau du sud était pratiquement exterminé, et dix années plus tard c’était le tour du troupeau du nord.
Collier dit : « C'est parmi les Indiens des Plaines que la politique d'anéantissement des sociétés, puis de la personnalité indienne individuelle, a été poussée à l'extrême ». Cette affirmation est importante parce qu’elle est une reconnaissance de la violence qui va au-delà de la violence physique : la destruction de la culture et de la personnalité. Cela sonne de manière familière à nos oreilles ces jours-ci parce que nous avons pris tardivement conscience que le lynchage n’a pas été la pire chose qui est arrivée aux nègres dans ce pays. Dans la comparaison qu’effectue Stanley Elkins des camps de concentration nazis avec les plantations esclavagistes américaines (dans son livre Slavery [Esclavage]), son souci n’est pas les coups de fouet et les raclées, mais les attaques portées à la psyché, la déformation du moi, la paralysie de l'identité. Et naturellement, cela n’a pas pris fin avec l’interdiction de l’esclavage parce que la violence exercée sur la personne du nègre continue dans les plantations du Sud, dans les villes du Sud, et dans les ghettos du Nord. Le jeune nègre emploie constamment le terme de “camp de concentration” ou de “prison” pour décrire le ghetto.
L’évacuation des Indiens a été une étape nécessaire dans le déblaiement forcé de cet espace national qui hébergera l’économie la plus productive de l’histoire mondiale. Morceau par morceau, a été assemblé ce qui constitue aujourd'hui les États-Unis : certaines acquisitions ont été faites grâce à une diplomatie intelligente, comme l’achat de la Louisiane et du territoire de l’Oregon ; d’autres ont été effectuées par la violence, comme la Floride orientale après une campagne de harcèlement menée par Andrew Jackson, ainsi que les États du Sud-ouest (du nouveau Mexique à la Californie) comme résultat de la guerre contre le Mexique. À l’époque de la Guerre civile, les États-Unis se sont étendus d’un océan à l’autre. Vers 1890, Frederick Jackson Turner a pu utiliser la découverte du Bureau du recensement selon laquelle la frontière avait disparu pour lancer une série de discussions relatives à sa signification. Le fait que Turner ait vu la frontière comme une influence bienveillante sur la démocratie américaine était un autre signe de la tendance nationale à tester notre bienveillance par la façon dont nous nous comportons les uns envers les autres, et non envers ceux – que ce soient les Indiens, les nègres, les Mexicains, ou les Espagnols – qui se trouvent au-delà de la frontière.
La Guerre civile, avec toutes ses complexités, fait fortement partie du même processus qui a été décrit plus haut, c'est-à-dire d’un violent effort couronné de succès de la part du gouvernement national pour maintenir son contrôle sur un vaste hinterland agraire dont les matières premières et les marchés étaient nécessaires pour faire exploser le développement qui aurait lieu à la fin du XIX° siècle. Le président Lincoln a dit sans détours que c’était le maintien du Sud dans l’Union qui était son principal souci, et non pas la question de l’esclavage. Mon objectif est de montrer que le développement constitutionnel et économique supposé pacifique de ce grand territoire que sont les États-Unis a exigé une guerre qui a coûté 600 000 vies. Sur une population de 33 000 000 habitants, environ 2 300 000 jeunes hommes sont partis au combat, et un sur quatre y est mort. Si l’on appliquait cela à notre population actuelle, ce serait comme si 3 5000 000 jeunes hommes étaient morts à la guerre. Edmund Wilson, dans son introduction cinglante à Patiotic Gore [Le carnage patriotique], élimine une partie du non-sens romantique qui entoure non seulement les centenaires de la Guerre civile, mais tous les traitements élogieux de la croissance territoriale américaine.
Au cours de la guerre, l’esclavage a été aboli. Que ce soit ou non la première cause de la guerre (et nous devons faire la distinction entre son aspect économique-politique et son aspect humain pour en discuter), son abolition a été l’un des grands changements dans l’histoire américaine, et elle a été une conséquence de l’explosion la plus concentrée de violence que cette nation ait jamais connue. Il est difficile de voir comment l'esclavage aurait pu être aboli à ce moment-là, sans une série de révoltes comme celles planifiées par John Brown, ou finalement sans une guerre dévastatrice menée, ironiquement, deux ans plus tard par le même gouvernement qui a condamné John Brown à mort pour avoir cherché un moyen moins coûteux d'émanciper l'esclave.
Si la position du nègre dans ce pays est un test pour la thèse selon laquelle nos institutions libres se sont développées sur la base d’un changement parlementaire pacifique, cette thèse ne pouvait guère être avancée avec sérieux. Le fait que cela puisse être avancé témoigne du rôle minime que joue le nègre dans la conscience nationale. Il est toujours une exception, à noter puis à mettre de côté, de sorte que l’état de la nation peut être évalué sans sa présence gênante. (Quand un sixième de la population de la nation était composée d’esclaves noirs, cela était connu sous le terme d'“institution particulière”). La violence exercée sur le nègre dans cette situation d’esclavage, au-delà de la violence physique, le privant de propriété, de femme et d’enfants, d’éducation, de culture africaine, de sa propre identité – le processus d’une totale aliénation –, n’a jamais été correctement prise en compte, même par nos scientifiques les plus humains, qui limitaient souvent leur souci à se demander combien de nègres étaient réellement fouettés par le propriétaire de la plantation. Et la violence faite à notre esprit dans la société contemporaine commence seulement à entrer dans notre conscience.
Avec l’indépendance sécurisée par rapport au contrôle européen, avec le continent unifié et pacifié (et ici, comme avec la Révolution américaine, il y a eu d'autres bonus : une banque nationale et des lois sur les droits de douane, les chemins de fer et la propriété, auxquelles le Sud ne s'opposait plus), le prochain grand changement a été l’industrialisation et l’urbanisation d’une nation agricole. Ceci ne peut être considéré comme un développement pacifique que si la violence se limite à des dommages physiques manifestes et intenses. Ceux qui travaillaient sur les chemins de fer, dans les mines, dans les fabriques et les usines, étaient soumis à une sorte de servitude qui leur détruisait à la fois le corps et l’esprit. Les horaires étaient longs, les salaires bas, et souvent il y avait un enfermement de type servage dans une ville-entreprise. George Fitzhugh, dans Cannibals All [Tous des cannibales], juste avant la Guerre civile, avait fustigé les Nordistes qui critiquaient l’esclavage alors qu’ils s’accrochaient à leur système industriel. « Vous, avec le contrôle du travail que votre capital vous donne, vous êtes un propriétaire d’esclaves – un maître, sans les obligations d’un maître. Ceux qui travaillent pour vous, qui sont à l’origine de vos revenus, sont des esclaves, sans les droits de esclaves. ».
La dépression des années 1870 et celle des années 1890 ont provoqué de grandes souffrances. Durant les trois premier mois de 1874, par exemple, environ 90 000 travailleurs sans logis, beaucoup d’entre eux étaient de femmes, étaient logés dans les postes de police de New York City, blottis les uns contre les autres sur des bancs. Ils étaient expulsés à l'aube, affamés, pour laisser la place à la fournée suivante. Le Mouvement des Grangers [Fermiers], le Parti du Billet vert et le Parti Populiste, sont nés en réponse à la détresse des agriculteurs au cours de ces années-là. Les dépressions se sont atténuées et les mouvements ont décliné, mais le problème est que le progrès industriel de la nation a été effectué avec un coût humain important de millions de personnes, un coût qui doit être pris en compte dans toute définition élargie de la violence. Le nouveau livre de Barrington Moore : Social Origins of Dictatorship and Democracy [Les origines sociales de la dictature et de la démocratie] illustre, ce sont ses mots, « les contributions de la violence au réformisme progressif » dans le chapitre dans lequel il discute du mouvement des enclosures en Angleterre, un autre pays avec un développement parlementaire prétendument pacifique.
Un autre changement social important dans l’histoire américaine a été le développement de ce que nous dénommons le “welfare state” [l’État- providence], l’établissement de niveaux de vie acceptables pour les deux tiers de la nation, en limitant la pauvreté et la détresse à ces parties de la population qui ne peuvent pas s’associer facilement (travailleurs agricoles et des services), qui manquent d’une base territoriale (ouvriers migrants) ou qui sont mis à part du reste de la population pour des raisons raciales. L’État-providence a commencé lentement au cours de l’Ère progressiste avec la législation de l’administration Wilson et il atteint son point culminant avec le New Deal [Nouvelle Donne]. Ce qui est souvent négligé, c’est le rôle joué par la violence d’un type patent lors de l’introduction de ce qui est appelé l’Âge de la Réforme, lequel a débuté avec le XX° siècle.
Le progressisme de Roosevelt-Taft-Wilson a suivi une période où ont eu lieu les plus violentes luttes du travail qu’un pays ait jamais vues : les grèves de chemins de fer de 1877, qui ont entraîné l’armée et les travailleurs dans des affrontements armés ; les événements de Haymarket de 1886 ; la grève de Homestead de 1892 ; la grève du textile à Lawrence en 1892 ; la grève de Pullman de 1894 ; la grève du charbon du Colorado de 1913-14, qui a culminé avec le massacre de Ludlow. C’était la période de Big Hill Haywood, de Mother Jones et des Industrial Workers of the World. Comme pour la période du New Deal, elle s’est accompagnée de grèves violentes, sur le tas et régulières ; le désordre, qui a été documenté lors des séances du Comité La Follette surprendra toute personne qui pense que ce sont les manœuvres politiciennes tranquilles et l’éloquence de FDR qui racontent l’histoire des réformes du New Deal.
Le changement le plus important des années récentes est la fin de la ségrégation de jure, bien quelle ne le soit pas de facto, dans le Sud, et l’éveil de la nation aux protestations des nègres pour la première fois depuis la Reconstruction. Quelles que soient les insuffisances et le manque d’application des différentes lois sur les droits civiques adoptées depuis 1957, aussi vides que soient de nombreuses déclarations passionnées sur l'égalité raciale émanant de la Maison Blanche, il semble tout à fait clair que dix années d’agitation dans la communauté noire, depuis le boycott de Montgomery de 1955 aux marches de Selma de 1965, ont eu beaucoup à voir avec ces petits gains.
Pour effectuer un aperçu rapide, la société américaine, je le crois, montre un consensus croissant au fil du temps. Mais ce que nous avons n’est pas un consensus complet depuis longtemps, mais une série de pas vers le consensus, chacun accompagné de violence qui détruit, exclut ou incorpore, un groupe dissident. La Révolution a établi un nouveau consensus fondé sur l’indépendance, en excluant les Britanniques et leurs partisans loyalistes. Ceux qui n’ont pas été satisfaits des nouvelles classes privilégiées (les rebelles de Shay dans le Massachusetts, la révolte du whisky en Pennsylvanie) ont été supprimés par la force des armes afin de créer un consensus apparemment pacifique avec la nouvelle Constitution. Ceux qui étaient laissé de côté par le nouvel arrangement – les Noirs – ont été réprimés avec tout l'attirail du système esclavagiste. Le travail organisé, après la période de 1877-1939 des grèves violentes, a été amené au consensus avec la législation du New Deal. Et récemment, les Noirs de la classe moyenne ont été pacifiés avec la promesse de leur incorporation dans la classe moyenne blanche, en laissant leurs frères (représentés par Stokely Carmichael et d’autres comme lui) en dehors du consensus.
De plus en plus d’éléments de la vie américaine ont été invités à entrer dans l’endogroupe dominant de la société américaine, généralement après une violence déclarée de différentes sortes ; chaque accroissement fortifie le groupe qui peut alors continuer, ou même accroître, la violence dirigée vers ceux qui sont extérieurs au consensus (des leaders noirs respectables seront de plus en plus bienvenus à la Maison Blanche tandis que la police aura de plus en plus l’habitude de briser les révoltes noires dans les villes et sur les campus universitaires). La création d’un consensus assuré chez soi semble créer la possibilité d’exercer des quantités de plus en plus grandes de violence à l’encontre de groupes externes à l’étranger. (Je n’ai pas parlé de l’accroissement rapide des moyens de violence et de l’utilisation de la violence par les États-Unis à l’étranger au cours de ce siècle, pour la bonne raison qu’il est trop bien connu ; je choisirais comme moments dramatiques importants le bombardement de Dresde, la bombe atomique d’Hiroshima, et les bombardements au napalm du Vietnam).
Notre développement constitutionnel pacifique tant vanté est, en d’autres termes, fondé sur un système qui maintient la paix au niveau national tandis qu’il la viole à deux autres niveaux de l’existence humaine. C'est-à-dire que le système permet de troubler la paix intérieure de millions d’Américains qui sont trop pauvres, ou trop de couleur, ou trop différents dans un sens ou un autre, pour être traités avec respect par le gouvernement et par la société. Et dans le domaine de la politique étrangère, il permet un absolutisme dans la prise de décision qui agit contre ce qu’à la fois Hobbes et Locke reconnaissaient comme étant une loi fondamentale de la nature humaine – la préservation de la vie.
Cela me ramène à ma thèse : à savoir que nous avons un double critère pour porter un jugement sur la violence à l’intérieur et à l’extérieur du groupe national-racial : nous accordons une valeur suprême à la paix au sein de la société qui nous a déjà intégrés et une valeur suprême à la violence dirigée vers ceux qui sont en dehors de la société. Un exemple frappant de cela, c’est la crainte générale avec laquelle le gouvernement et le public ont accueilli les propos militants d’auto-défense des nègres, ou tout écart par rapport la non-violence absolue, ainsi que la volonté générale du gouvernement et du public d’utiliser les moyens violents les plus effrayants en Asie.
Laissez-moi maintenant énoncer en conclusion ce que certains éléments d'une éthique unique de la violence pourraient être :
Toutes les formes de douleur et de mauvais traitements – qu’elles soient manifestes, intenses et physiques, ou bien psychologiques, dissimulées et atténuées – devraient être placées sur la même échelle d’actions destructrices. Cela crée de grands problèmes pour peser certaines formes de violence par rapport à d’autres, mais il est préférable de résoudre les problèmes assez facilement en n’assignant pas de poids à des types de violence qui vont au-delà de la définition courante. Les ingrédients habituels, les éléments moléculaires de toutes les sortes de violence, ont besoin d’être isolés. (Par exemple, nous avons besoin de reconnaître l’identité de la violence à la fois dans le crime et dans sa punition).
Il s’ensuit que nous payons le prix d’une paix sociale superficielle qui réprime et cache la violence souterraine. Le prix est non seulement la conservation de cette infra-violence, mais l’explosion finale en violence déclarée. Les compromis tant vantés de 1820 et de 1850 qui ont aplani la question de l’esclavage ont peut-être rendu inévitable la Guerre civile. La Dépression des années 1930 a été peut-être le prix à payer pour avoir passé sous silence les souffrances des années 1920. Les griefs mis de côté sont payés avec des intérêts composés.
La violence officielle ne devrait pas bénéficier de privilèges particuliers par rapport à la violence privée. John Brown a été pendu pour avoir tenté, par un acte de violence de plutôt petite envergure, de libérer les esclaves nègres ; mais le gouvernement des États-Unis s’est attiré peu d’opprobre pour une guerre dans laquelle 600 000 humains ont été tués pour la même cause. Un meurtre commis par la police, bien qu’injustifié, est privilégié d'une manière dont l'acte de meurtre commis par un citoyen privé ne l'est pas.
La violence commise par les autres devrait être pesée de manière égale à la violence commise par nous-mêmes ; nous avons été horrifiés quand Hitler a tué plusieurs milliers de personnes en faisant tomber des bombes sur Rotterdam, mais nous acceptons facilement le massacre de plus de 100 000 personnes dans le bombardement de Dresde. Nous considérons que l’assassinat par le Viet Cong d’un chef de village est plus terrible que le bombardement américain de la population d’un village. Pearl Harbor est infiniment plus condamné qu’Hiroshima. Nous sommes plus troublés par une pierre lancée par un nègre sur un policier blanc que par l’homicide d’un autre nègre par un policier. Nous serions choqués si les nègres décidaient de bombarder l’État de l’Alabama afin de se débarrasser de son régime d’oppression – mais, dans les affaires internationales, nous acceptons un tel raisonnement.
Nous devrions partir du principe que toutes les victimes sont créées égales, que la violence faite à des hommes d’autres races ou ayant d’autres croyances religieuses ne bénéficie pas pour autant d’une dispense spéciale : un communiste mort est un homme mort, comme l’est un anti-communiste mort. George Orwell, dans Homage to Catalonia [Hommage à la Catalogne], a écrit qu'il s’était retenu de faire feu dans la Guerre civile espagnole alors qu'un soldat fasciste, passant en courant, avait du mal à garder son pantalon relevé. « Comment pouvez-vous tuer un homme », écrivait-il, « qui a du mal à maintenir son pantalon relevé ? ».
La violence dirigée contre la propriété ne devrait pas être mise sur le même plan que la violence faite aux gens. Lorsque je vivais à Atlanta, un policier y a tiré sur et tué un adolescent noir qui s’enfuyait d’un magasin dans lequel un distributeur de friandises avait été volé de deux dollars. De telles scènes peuvent être multipliées par cent ; beaucoup de ceux qui ont été tués dans des émeutes urbaines au cours des années récentes ne faisaient rien d’autre que de piller des magasins.
Nous devrions être constamment conscients de notre disposition à accepter la violence sur la base d’arguments symboliques : les animaux commettent des violences pour des buts immédiats et visibles, mais les humains peuvent être poussés à la violence par un mot, un slogan, un processus de conditionnement pavlovien dans lequel nous sommes si éloignés de ce que le symbole représente que nous ne pouvons pas réellement peser les coûts et les inconvénients humains de nos propresactes. Le terme de “négro”, d’“impérialiste” ou de “communiste”, a ôté, et continue encore à ôter, un jugement rationnel de l'esprit même d’intellectuels.
Finalement, nous devrions tenir compte du critère de fécondité de Jeremy Bentham, dans son schéma utilitariste : à savoir que non seulement nous devrions mesurer les résultats immédiats de nos actions, mais que nous devrions aussi considérer les effets prolifératifs d'une action excessive dans la gestion de la violence manifeste et de l'inaction dans la tolérance de la violence souterraine. Dans les deux cas, l'intensité peut entraîner des conséquences inattendues et terribles.

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