"La suppression de la propriété privée... suppose, enfin, un processus universel d’appropriation qui repose nécessairement sur l’union universelle du prolétariat : elle suppose « une union obligatoirement universelle à son tour, de par le caractère du prolétariat lui-même » et une « révolution qui (...) développera le caractère universel du prolétariat ».
Marx (L'idéologie allemande)

«Devant le déchaînement du mal, les hommes, ne sachant que devenir,
cessèrent de respecter la loi divine ou humaine. »

Thucydide

samedi 1 février 2025

Le caractère inéluctable du communisme (suite 2): la révolution n'est pas une affaire de parti

 

Le caractère inéluctable

du communisme

 

Critique de l’interprétation de Marx par Sydney Hook

par Paul Mattick (1936)

traduction Jean-Pierre Laffitte

LA REVOLUTION N’EST PAS UNE AFFAIRE DE PART

 (Je ne peux pas dire que je suis d'accord avec Rühle et Mattick. Ils ont été, il faut le dire avec insistance, une réaction saine à la version dictatoriale du modèle bolchevique, et donc autrement utiles à la réflexion du maximalisme moderne contrairement au trotskisme resté "léniniste" puis devenu simple croupion de la gauche bourgeoise. Qu'on s'en félicite ou qu'on le déplore, de parti révolutionnaire pour l'heure il n'y en a point)



Nous avons déjà souligné le lien étroit qui existe entre l’attitude particulière de Hook à l’égard de la théorie marxiste de la valeur en particulier, et celle à l’égard des doctrines économiques de Marx en général, ainsi que sa déviation idéaliste par rapport à la dialectique marxiste. Tous ces facteurs continuent d’exercer leur influence pernicieuse sur la théorie de la révolution de Hook. Dans le chapitre intitulé La lutte de classe et la psychologie sociale, il dit (page 228) : « La répartition du surproduit social n’est jamais une affaire automatique, mais elle dépend des luttes politiques entre les différentes classes engagées dans la production ». La lutte pour le partage de la plus-value est cependant assez limitée : c'est un fait auquel il faut faire référence, car c'est précisément cette limitation qui montre ce qu'est la véritable conscience de classe. Marx a par exemple montré que le salaire ouvrier ne peut pas dépasser un certain niveau pendant une longue période, ni descendre en dessous d’un certain niveau à long terme. La loi de la valeur est finalement décisive. Et même indépendamment de ces variations, l'effondrement du capitalisme est manifeste si l’on se fonde sur la seule théorie de la valeur. De plus, la lutte des classes ne détermine pas en dernière instance la part de la plus-value qui revient aux couches moyennes, mais c'est cette part qui détermine leur lutte. Le processus de concentration est plus fort que la tactique défensive des classes moyennes. Si néanmoins ces classes existent, c'est dû au fait que le capital, tout en détruisant les éléments qui font exister la classe moyenne d'une part, continue à les recréer d'autre part. Certes, le partage de la plus-value n'est pas un processus automatique, et certes il est exact que la lutte des classes dans tout le processus dialectique contribue à déterminer ce partage, mais c’est de la lutte pour la répartition de la plus-value que naît, au cours du développement, une lutte pour l'abolition du système du profit, que nous le voulions ou non.

Depuis des années maintenant, les travailleurs du monde entier sont payés moins que leur valeur, et ce fait n'est qu'un autre indice de la permanence de la crise actuelle. Dans la crise mortelle du capitalisme, la population laborieuse ne peut que s'appauvrir davantage ; si elle lutte pour une plus grande part de la plus-value, elle lutte alors déjà pratiquement pour l'abolition de la production de plus-value, même sans avoir conscience de ce fait et de ses conséquences.

L'opposition de classes, qui est inhérente aux rapports de production, détermine la nature de la lutte des classes. Des partis politiques se forment, car une partie des travailleurs prend conscience de la nécessité de la lutte des classes plus rapidement que la grande masse. Si le parti peut, d’un côté, accélérer le développement général et raccourcir les souffrances dues à la naissance de la nouvelle société, il peut aussi, inversement, retarder ce développement et agir comme un obstacle à son développement. Par conséquent, quand quelqu’un parle, comme le fait Hook, de la nécessité du parti et qu’il s’engage en outre avec lui dans l’idée que sans parti une révolution réussie est hors de question, alors en premier lieu il parle d’une abstraction et, deuxièmement, il identifie le parti à la révolution ou à la conscience de classe ; à l’idéologie marxiste. En fait, la question de savoir si la conscience de classe révolutionnaire, qui, dans le parti, prend la forme d’une idéologie, est obligée de se manifester dans le parti, c’est une question qui ne peut pas être résolue dans l’abstrait mais seulement dans le sens pratique. Ce n'est pas seulement dans la forme spécifique du parti que la conscience de classe devenue idéologie doit s'exprimer. Cette conscience peut aussi prendre d'autres formes, par exemple celle des cellules d'usine, et celles-ci seraient encore le parti aujourd'hui. Il est indiscutable d’affirmer que, sans conscience de classe cristallisée en idéologie, une révolution est hors de question, ne serait-ce que parce que le marxisme, qui ne sépare pas l'être de la conscience, présuppose que dans une période révolutionnaire, les éléments conscients sont eux aussi présents comme une évidence. Plus ces éléments sont forts, mieux c'est ; mais aussi faibles soient-ils, la conscience de classe pour le marxisme n'est pas une idéologie, mais les besoins matériels vitaux des masses, quelle que soit leur position idéologique. L’idée de Hook selon laquelle la révolution est une affaire de parti appartient à une période déjà dépassée, la période du réformisme, pour laquelle le marxisme s’était figé en idéologie et dont Hook, malgré toutes ses critiques, approuve aujourd’hui la position.

L’on ne peut déterminer, comme on l’a déjà dit, que par la pratique actuelle si, dans la situation présente, le parti doit encore être considéré comme un centre de cristallisation de la conscience de classe. Et si Hook devait fournir ici la preuve de la nécessité du parti, il échouerait lamentablement. Aujourd'hui, le parti n'est plus qu'un obstacle à l'épanouissement de la véritable conscience de classe. Partout où la véritable conscience de classe s'est exprimée, au cours des trente dernières années, elle a pris la forme de comités d'action et de conseils ouvriers. Et tous les partis ont vu dans cette forme organisationnelle de la conscience de classe, s'exprimant dans l'action, une puissance hostile qu'ils ont combattue. L’on cherchera en vain dans l'histoire révolutionnaire européenne du XX° siècle un seul exemple où le parti, dans une situation révolutionnaire, ait eu la direction du mouvement ; à chaque fois, ce mouvement a été entre les mains de comités d'action spontanément constitués, les conseils. Partout où des partis se sont mis à la tête d'un mouvement ou se sont identifiés à lui, cela n’a été que pour en émousser le tranchant. Exemples : les révolutions russe et allemande.

Ni la social-démocratie, ni les bolcheviks, n'ont pu ou ne peuvent concevoir un mouvement qu'ils ne contrôlent pas. Les bolcheviks n'ont jamais été autre chose que des sociaux-démocrates radicaux. Dans la lutte acharnée que Lénine et Rosa Luxemburg se sont livrés en ce qui concerne l’organisation du mouvement ouvrier, l'histoire a finalement tranché en faveur de Luxemburg. La reconnaissance de ce fait historique sera sans aucun doute retardée par le “socialisme” russe à la Potemkine4, mais l’histoire elle-même prend la place de Rosa Luxemburg et, avec les défaites les plus honteuses jamais enregistrées, martèle dans la tête des ouvriers que la révolution n’est pas une affaire de parti mais une affaire de classe. La conception du parti de Lénine, à laquelle Hook est attaché, est une conception spécifiquement russe, complètement dénuée de sens pour l’Europe industrielle et l’Amérique.

Si la dictature du parti – qui conduit nécessairement à la bureaucratie – était une nécessité pour la Russie, où, en raison de l’arriération du pays, le système soviétique ne peut être admis que comme une formule et non comme une réalité, les véritables soviets constituent néanmoins la seule forme sous laquelle la dictature du prolétariat peut s’exprimer dans les pays développés. Ce n'est plus sur le parti, mais sur les masses elles-mêmes que doit reposer le poids de la décision révolutionnaire. Le parti réformiste a pris fin avec la trahison sociale de la Deuxième Internationale au cours de la Guerre mondiale. La “social-démocratie révolutionnaire”, le parti de Lénine, la Troisième Internationale, ont connu une fin ignominieuse dans la collision avec le fascisme. Les actes du capitalisme ont démasqué la pseudo-lutte menée par ces organisations. La fin de la Troisième Internationale a été visible dès 1920, lorsque les révolutionnaires ont été expulsés pour ne pas perdre le contact avec le bâtard USPD (socialistes indépendants) et les autres partis de masse à moitié réformistes. La lutte contre le crétinisme parlementaire, menée avec une telle démonstration d’âpreté par le “parlementarisme révolutionnaire”, a abouti au “crétinisme parlementaire révolutionnaire” qui, dans son empressement à repousser toute action, a inscrit sur son drapeau (1933) : « Pas Hitler – Thälmann vous donnera à manger et à travailler ! Répondez au fascisme le 5 mars ! Élisez des communistes ! ». De quel parti parle Hook lorsqu'il parle du parti comme d'une nécessité ? A-t-il en tête les bouffonneries des trotskistes, qui réclament en même temps la révolution permanente et des crédits à long terme pour la Russie, ou la plaisanterie politique des brandlériens, qui croyaient autrefois que la dictature du prolétariat était possible dans le cadre de la Constitution de Weimar ? Certes, Hook parle (dans son livre) du parti dans l'abstrait, mais néanmoins il entend toujours le parti de Lénine, qui contient et développe tout ce qui a conduit à la dissolution du mouvement ouvrier tel qu'il a existé jusqu'ici, sans pour autant conduire à un véritable mouvement ouvrier.

Le parti n'a pas à faire autre chose que d’empêcher le développement de l'initiative des masses. Il ne s'est pas révélé être un instrument de la révolution, mais il a imposé sa volonté au mouvement. L'identification du parti avec la révolution a conduit à l'organisation des masses à tout prix, car le parti devait désormais prendre la place du mouvement des masses. Mais au mieux, le parti n'est rien d'autre qu'un instrument de la révolution, et non la révolution elle-même.

La conception mécaniciste du matérialisme dialectique défendue par Lénine, que Hook reprend dans les connexions les plus variées tout au long de son livre, conception qui ne voyait dans la conscience que le reflet du monde extérieur, conduisait nécessairement aussi à sous-estimer le rôle de la spontanéité dans l'histoire. Si Hook rejette le mécanicisme de Lénine, il rejette aussi les erreurs que ce mécanicisme engendre, comme par exemple le rejet de la spontanéité. Lénine partageait avec Kautsky l’idée que « ce n’est pas le prolétariat mais l’intelligentsia bourgeoise qui doit être considérée comme le représentant de la science ». Pour Kautsky, la conscience socialiste ne se confond pas avec le prolétariat, mais elle est apportée aux ouvriers de l'extérieur. Telle est la tâche du parti au sens kautskien. Pour Marx, au contraire, la lutte de classe se confond avec la conscience de classe. Ni Kautsky ni son élève Lénine ne pouvaient comprendre cela. Dans sa brochure Que faire? Lénine écrit :

 

« Il ne peut pas y avoir l’idée d’une idéologie distincte mûrie par les masses ouvrières elles-mêmes au cours de leur développement…. L'histoire de tous les pays témoigne que la classe ouvrière, d'elle-même, n'est capable de développer qu'une conscience syndicaliste... c'est-à-dire la conviction de la nécessité de se regrouper dans des syndicats, de mener une lutte contre le patron, d'exiger du gouvernement telle ou telle mesure législative dans l'intérêt des travailleurs, etc. La doctrine socialiste, elle, procède des théories philosophiques, historiques et économiques, qui ont été élaborées par les représentants instruits des classes possédantes, les intellectuels. ».

 

Jusqu’à présent, l’ensemble du mouvement ouvrier a adopté une conscience identique à l’idéologie socialiste. Par conséquent, si l’organisation, considérée comme l’idéologie organisée, se développait, cela signifiait que la conscience de classe augmentait. Le parti exprimait la force de la conscience de classe. Le rythme de la révolution était le rythme du succès du parti. Bien sûr, les relations étaient conditionnées par la volonté avec laquelle les masses acceptaient la propagande du parti, mais les masses elles-mêmes, sans propagande, étaient inaptes à mener un véritable mouvement. La révolution dépendait d’une propagande correcte. Et celle-ci dépendait à son tour de la direction du parti, et celle-ci du génie du leader. Ainsi, ne serait-ce que de manière détournée, l’histoire a été après tout, en dernière analyse, l’œuvre de “grands hommes”.

La mesure dans laquelle le mouvement ouvrier est encore dominé par cette conception bourgeoise de la “façon de faire l’histoire” est démontrée par l’impudence des stratèges de la défaite du parti communiste, dont la seule réponse à la critique révolutionnaire d’aujourd’hui est l’affirmation que la défaite du prolétariat allemand en 1933 n’est rien de moins qu’un coup magistral de la part des révolutionnaires professionnels. C’est ainsi que l'organe du Parti communiste Gegenangriff écrit, en date du 15 août (1933), depuis son exil à Prague : « Il y a des chiens inintelligents qui courent après le train et croient pouvoir le rattraper. Pendant ce temps, les concepteurs de la thèse sont assis à leurs tables et calculent la vitesse du train en fonction de son approvisionnement en charbon, afin de déterminer le moment précis où il peut le plus sûrement dérailler ». Aucune critique, s'il vous plaît, seulement de la patience ; le Comité central fera le travail. Aujourd’hui, il s’agit encore de calcul, mais demain – ah, demain ! Pendant ce temps, les grands stratèges s'assurent mutuellement de leur grandeur et le mouvement ouvrier est englouti dans la mer de la stupidité du Parti communiste, dont la plus grande sagesse a été bien exprimée dans les simples mots du camarade Kaganovitch : « Le leader du communisme mondial, le camarade Staline, le meilleur élève de Lénine, est le plus grand dialecticien matérialiste de notre époque. » ... Tel est le niveau du mouvement ouvrier actuel, qui voit dans le parti la révolution elle-même et, ce faisant, a dégénéré en le plus puissant rempart de la contre-révolution.

Nommer Marx et Lénine ensemble, comme le fait Hook lorsqu’il dit : « Marx et Lénine se rendaient compte que, laissée à elle-même, la classe ouvrière ne développerait jamais une philosophie socialiste », c’est peut-être juste pour Lénine, mais jamais pour Marx. Pour Marx, le prolétariat est la réalisation de la philosophie ; l’existence du prolétariat, ses besoins vitaux, sa lutte, sans égard pour les bagatelles idéologiques – c’est cela le marxisme vivant !

Si Hook insiste beaucoup sur le fait que « l’antagonisme de classe ne peut se transformer en conscience révolutionnaire que sous la direction d’un parti politique révolutionnaire », c’est qu’il pense qu’en faisant cela il a rendu justice au rôle de la conscience de classe dans l’histoire ; s’il pense avoir ainsi marqué la théorie de la spontanéité avec l’étiquette mécaniciste, alors il l’a fait avec le mécanicisme de Kautsky et de Lénine et il partage leur vision non dialectique du marxisme – une vision qui est mieux illustrée comme non dialectique précisément du fait de son rejet du facteur spontanéité.

C’est de la même manière non dialectique et absolue avec laquelle Hook aborde la question du parti qu’il aborde toutes les autres questions ayant trait à la conscience. Prenons simplement comme exemple le parlementarisme. Hook écrit (page 302) : « Partout, il faut lutter pour le suffrage universel… non pas parce que cela change la nature de la dictature du capital, mais parce que cela élimine les problèmes confus et permet à la question de la propriété de se poser clairement ». En réalité, le parlementarisme à une certaine époque historique élimine non seulement de nombreuses questions confuses, mais il crée aussi de nouvelles illusions qui, dans d’autres contextes historiques, se retournent complètement contre le prolétariat. Si le suffrage universel était autrefois un cri de ralliement politique du prolétariat, cette revendication peut aujourd’hui être devenue – et est devenue – complètement dénuée de sens. Si la lutte pour le droit de vote était autrefois une lutte politique, elle est aujourd’hui devenue une pseudo-lutte qui ne fait que détourner l’attention de la véritable lutte. Si l'ancien mouvement ouvrier s'est déjà enfoncé dans le crétinisme parlementaire, la revendication actuelle d'une activité parlementaire est un crime. Car le besoin d’aujourd’hui, c’est l’accélération de l’initiative des masses et le développement de l’action directe des travailleurs – un besoin qui est détourné vers des voies inoffensives par l’activité parlementaire. Le parlementarisme – y compris celui du “type révolutionnaire” – est une trahison de classe. Et il n’est pas nécessaire de nous référer à Marx : le marxisme ne serait pas le marxisme si la tâche propre du mouvement ouvrier à l’époque de Marx et d’Engels était encore aujourd’hui, dans le détail, sa tâche propre.

 

 

 

 

 

 

4 Potemkine était le ministre principal de Catherine II de Russie. Lorsque la tsarine a fait un voyage en province, Potemkine a fait construire des villages factices le long de son parcours pour lui faire croire que ses terres étaient un pays de cocagne. Le nom du ministre est ainsi devenu synonyme de “fallacieux”.

 


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