"La suppression de la propriété privée... suppose, enfin, un processus universel d’appropriation qui repose nécessairement sur l’union universelle du prolétariat : elle suppose « une union obligatoirement universelle à son tour, de par le caractère du prolétariat lui-même » et une « révolution qui (...) développera le caractère universel du prolétariat ».
Marx (L'idéologie allemande)

«Devant le déchaînement du mal, les hommes, ne sachant que devenir,
cessèrent de respecter la loi divine ou humaine. »

Thucydide

vendredi 31 janvier 2025

Le caractère inéluctable du communisme (suite): contre la surestimation des grands hommes

  

 


Critique de l’interprétation de Marx par Sydney Hook

(Il ne me sera pas possible de publier en entier ce livre passionnant, mais je peux faire suivre les fichiers à ceux qui sont intéressés)1

traduction: Jean-Pierre Laffitte



VI

CONTRE LA SURESTIMATION DES GRANDS HOMMES

 

Puisque Hook ne voit pas dans Das Kapital la découverte des lois du mouvement social, mais seulement la critique (conditionnée par la volonté du prolétariat) de l’économie bourgeoise, Das Kapital n’est pas pour lui la concrétisation théorique de la dialectique matérialiste, mais « l’application du matérialisme historique aux “mystères” de la valeur, du prix et du profit » (page 187). En d'autres termes, étant donné que, selon Hook, les rapports de production déterminent la pensée et les actions des êtres humains, Marx a développé à partir du point de vue du prolétariat sa critique de l'économie bourgeoise, qui n'est que de la critique et rien d'autre. Si le prolétariat l’emporte, le Capital de Marx ne restera qu’un document historique, rempli des pensées d’une classe qui a souffert sous la domination du capitalisme. Le matérialisme historique n’est pas ici une partie du développement dialectique, mais il en est séparé ; il n’est pas un élément productif, mais une vision de la vie (Weltanschauung).       « Pourtant », comme l’écrit Marx à propos de son critique russe dans la préface du premier volume du Capital, « que décrit-il d’autre que la méthode dialectique ? ». Mais pour Hook, Das Kapital n’est qu’une idéologie, et de ce point de vue il dit (page 181) :

« Ce qui justifie chez Marx et Engels la position selon laquelle le mode de production économique est le facteur décisif de la vie sociale, c’est la volonté révolutionnaire du prolétariat, qui est prêt à agir sur la base de cette hypothèse… C’est seulement parce que nous voulons changer la structure économique de la société que nous cherchons des preuves du fait que, dans le passé, le changement économique a eu une influence profonde sur toute la vie sociale et culturelle. Parce que nous voulons changer la structure économique de la société, nous affirmons que ces preuves du passé, jointes à notre acte révolutionnaire du présent, constituent une raison suffisante pour croire que la proposition générale : “en dernière instance, le mode de production économique détermine le caractère général de la vie sociale”, sera vraie dans un avenir proche. ».

Même s'il poursuit en affirmant que ce que nous voulons et quand nous le voulons ne peuvent pas être déduits d'un désir d'action indépendant et absolu, mais sont conditionnés par l'histoire, malgré tout, dans son interprétation, la volonté reste séparée de la conscience. Il n'y a ici aucune interaction ni aucun tout dialectique. En dépit de toutes les concessions matérialistes et des incohérences idéalistes, le point de vue de Hook est toujours que nous considérons le mode de production économique comme un facteur déterminant uniquement parce que nous voulons changer les relations économiques. La volonté, aussi conditionnée soit-elle, reste au fond décisive pour Hook. Le sérieux avec lequel il accepte cette conception se voit dans sa description de la manière dont le changement social se produit. Il écrit      (page 84) :

« Des conditions objectives, sociales et naturelles, (thèse) naissent des besoins et des objectifs humains qui, en reconnaissant les possibilités objectives dans la situation donnée (antithèse), établissent un plan d’action (synthèse) destiné à concrétiser ces possibilités. »

Pour Hook, l'action, qui est identique à la volonté, constitue la synthèse. Pour Marx cependant, la synthèse est quelque chose de différent ; le prolétariat, en tant qu'antithèse de la société bourgeoise, contient déjà ce qui constitue le contenu de la synthèse de Hook. La synthèse marxiste suppose l'action réussie ; elle se situe derrière la volonté. Elle est le résultat de la négation de la négation, elle est la société communiste. La croissance du prolétariat elle-même n'est pas seulement la croissance de la misère prolétarienne, mais aussi de la conscience de classe et de l'action. Tout ce processus se transforme, à un certain degré de développement, en révolution. « Was der Mensch will, das muss er wollen ». La volonté est inséparable du prolétariat ; l’existence du prolétariat comme force matérielle de production est en même temps l’existence de la volonté. Il faut éviter toute mise de côté et toute survalorisation de la volonté. On pourrait plutôt dire avec Engels : « Une révolution est un pur phénomène de la nature, qui se déroule plus selon les lois physiques que selon les règles qui, en temps ordinaire, conditionnent le développement de la société. Ou plutôt, ces règles prennent au cours d’une révolution un caractère beaucoup plus physique, la force matérielle de la nécessité se manifeste avec plus de force ». La force matérielle est identique à la volonté et à la conscience. Dans les temps ordinaires (le réformisme), l’on attribue nécessairement à ces facultés plus de valeur qu'elles n'en ont, de sorte qu'elles redeviennent idéalistes et fausses. Dans les temps révolutionnaires, quelle que soit la force de la volonté et de la conscience, ces facteurs restent toujours très loin derrière la force matérielle réelle de la révolution.

Le processus révolutionnaire réel est beaucoup plus étroitement lié aux processus de la nature que nous ne sommes capables de le concevoir dans une période non révolutionnaire ; le facteur “humain” (idéologique) dans le développement devient plus insignifiant. Dix mille êtres humains affamés avec la conscience la plus claire et la volonté la plus forte ne signifient rien dans certaines circonstances ; dix millions d'êtres humains affamés dans les mêmes circonstances, sans conscience et sans volonté humaine spécifique, peuvent signifier – une révolution. Les hommes meurent de faim que ce soit avec ou sans conscience et volonté, mais dans les deux cas, ils ne meurent pas de faim s’ils voient de la nourriture. Et lorsque Hook, au cours de son exposé, fait référence aux millions d'êtres humains qui ont péri par manque de conscience de classe, il ne fait en fin de compte que souligner le fait que même la présence d'une conscience de classe n'aurait pas pu empêcher la famine. D’autre part, il ne cite aucun exemple où des millions d’êtres humains auraient eu faim en voyant de la nourriture. Car dans un tel cas, ils ne seraient pas morts de faim, mais ils auraient pris possession de la nourriture et seraient ainsi devenus – des individus ayant une conscience de classe.

Cette surestimation, ou plutôt cette estimation erronée, du rôle de la conscience conduit Hook à surestimer également le rôle du parti et, dans un sens plus étroit, celui de l'individu dans le processus historique ; rôle qu'il ne conçoit pas historiquement, mais de manière tout à fait absolue. Pour arriver rôle du génie, il demande par exemple (page 169) :

« La révolution russe aurait-elle eu lieu en octobre 1917 si Lénine était mort en exil en Suisse ? Et si la révolution russe n’avait pas eu lieu à ce moment-là, les événements ultérieurs en Russie auraient-ils suivi le même cours ? ».

Le même jeu se poursuit avec d'autres hommes d'État et d’autres scientifiques, et Hook se retourne alors vivement contre Engels, Plekhanov et d'autres, qui soutenaient que toute époque qui a besoin de grands hommes les crée elles aussi. Hook répond (pp. 171-172) :

« Avec tout le respect que je vous dois, cette position me semble être une absurdité totale… Prétendre que si Napoléon n’avait pas vécu, quelqu’un d’autre et non lui aurait été Napoléon (c’est-à-dire aurait accompli l’œuvre de Napoléon) et ensuite présenter comme preuve le fait que chaque fois qu’un grand homme a été nécessaire, il a toujours été trouvé, est logiquement infantile… Où se cachait le grand leader lorsque l’Italie était objectivement prête pour la révolution en 1921 et l’Allemagne en 1923 ? ... Il n’y a pas d’obligations dans l’histoire ; il n’y a que des probabilités. ».

Pour répondre sur le même plan, nous pouvons dire, d'abord, comme Hook l'a dit ailleurs, que seule la pratique montre si une vérité est vraie, donc aussi si un grand homme est réellement tel. Et cette pratique est une pratique sociale. Si, par exemple, la société n’avait pas présupposé (le mécanisme dans la fabrication), concrétisé (la division du travail) et appliqué les connaissances de Newton, le génie de Newton serait mort avec lui. Si le processus de capitalisation n'avait pas donné à la France une telle puissance offensive et défensive, le génie Napoléon serait peut-être mort comme lieutenant encore plus seul qu'à Sainte-Hélène. C’est la société qui détermine ce qu'est le génie. La Révolution russe est indépendante de Lénine, et même le moment où elle s'est produite n'a pas été le moins du monde conditionné par lui, mais par une série infinie de facteurs entrelacés dans lesquels le génie de Lénine est englouti, et sans lesquels il ne peut être compris. Le fait que les bolcheviks aient réussi à prendre le pouvoir politique dans une révolution sur laquelle ils n'avaient aucun contrôle est, bien sûr, en partie en relation directe avec les bolcheviks et aussi en partie avec la personnalité de Lénine. Mais l’idée que sans Lénine le cours de l’histoire russe aurait été résolument différent est en dessous du niveau de la recherche marxiste, qui ramène constamment l’histoire aux besoins de la vie sociale. Ce n’est pas la Révolution russe qui s'est adaptée à Lénine, mais c’est Lénine qui s'est adapté à la Révolution russe. C'est seulement parce qu'il a accepté le mouvement révolutionnaire qu'il a acquis une influence sur lui, qu'il en est devenu l'organe exécutif. La façon dont Lénine a réexaminé son œuvre après la révolution montre à quel point il a été influencé par le cours réel de la révolution et à quel point il n'a pas lui-même déterminé son développement. C'est ce qu'il a exprimé très clairement dans un discours qu'il a prononcé en octobre 1921, lorsqu'il a déclaré :

« La révolution démocratique-bourgeoise a été menée jusqu'au bout par nous comme par personne d'autre... Nous comptions – ou peut-être serait-il exact de dire : nous pensions, sans calcul suffisant – pouvoir, par les ordres exprès de l’État prolétarien, organiser à la manière communiste, dans un pays de petits paysans. La vie nous a montré nos erreurs. Une suite de degrés intermédiaires se sont révélés indispensables : le capitalisme d’État et le socialisme, en vue de préparer – par un travail de longues années – le passage au communisme. Ce n’est pas en vous appuyant directement sur l’enthousiasme, mais au moyen de l’enthousiasme engendré par la grande révolution, en faisant jouer l’intérêt personnel, l’avantage personnel, en appliquant le principe de gestion équilibrée, qu’il vous faut d’abord, dans un pays de petits paysans, construire de solides passerelles conduisant au socialisme, en passant par le capitalisme d’État. Voilà ce que nous a révélé la marche objective de la révolution… L’État prolétarien doit devenir un “patron” prudent, soigneux et habile, un négociant en gros consciencieux – sinon il ne pourra pas mettre debout, économiquement, ce pays de petits paysans… Un négociant en gros, cela paraît être un type économique éloigné du communisme comme le ciel l’est de la terre. Mais c’est précisément là une de ces contradictions qui, dans la réalité vivante, mène de la petite exploitation paysanne au socialisme, en passant par le capitalisme d’État. L’intérêt personnel a pour effet de relever la production ; il nous faut augmenter la production avant tout et coûte que coûte. Le commerce de gros unit économiquement des millions de petits paysans, en les intéressant, en les associant, en les amenant au degré suivant : aux diverses formes d’association et d’union dans la production elle-même. ». 

Le cours de la Révolution a rejeté, d’abord, toutes les vieilles idées bolcheviques qui étaient encore étroitement liées au capitalisme d’État de Hilferding, et il a imposé l’adoption du communisme de guerre comme nouvelle doctrine ; puis le cours réel des développements a rejeté également cette nouvelle “construction” et il a pris un tournant plus pur vers le capitalisme d’État. La Révolution russe est donc un exemple classique du fait que le cours du développement est déterminé non par les idées des grands hommes, mais par la pratique socialement nécessaire. Il n’est peut-être pas utile de discuter du fait de savoir si la Révolution russe sans Lénine aurait suivi une autre voie que celle du capitalisme d’État, car Lénine lui-même considérait que le capitalisme, non seulement en Europe occidentale mais aussi en Russie, était suffisamment avancé pour que la phase suivante ne puisse être que le socialisme. Lénine considérait l’impérialisme comme « le capitalisme sous sa forme transitoire, le capitalisme parasitaire ou stagnant ». L’impérialisme a conduit, selon Lénine, simplement à la socialisation universelle de la production : « Il entraîne le capitaliste, contre sa volonté, dans un ordre social qui offre une transition de la liberté totale de concurrence à la socialisation complète ». La guerre, selon Lénine, a transformé le capitalisme monopoliste en une forme    « monopoliste d’État » ; le « capitalisme monopoliste et militaire d’État » est cependant une   « préparation matérielle complète au socialisme, sa porte d’entrée ». Avec la conquête du pouvoir d’État et la prise de contrôle des banques, il pensait que le capitalisme d’État pouvait se transformer très rapidement en socialisme. La mise en place d’une économie capitaliste d’État en Russie n’était donc, selon Lénine, que l’anticipation du mouvement réel du capital. Ce qui s’est produit a été la conséquence capitaliste nécessaire de la progression de la monopolisation. Le Parti a accéléré ce qui devait nécessairement se produire, finalement, même sans cette accélération.

Que cette orientation capitaliste ait été modifiée par l'influence des bolcheviks, c'est incontestable, mais elle est restée capitaliste et, de plus, cette modification s'est limitée à masquer la nature réelle du retour au capitalisme ou de la formation d'une nouvelle fausse conscience. C'est ainsi que nous trouvons Boukharine s'exprimer de la manière suivante, lors d'une conférence gouvernementale vers la fin de 1925 :

« Si nous reconnaissons que les entreprises reprises par l’État sont des entreprises capitalistes d’État, si nous le disons ouvertement, comment pouvons-nous alors mener une campagne pour une plus grande production ? Dans les usines qui ne sont pas purement socialistes, les ouvriers n’augmenteront pas la productivité de leur travail. ». 

La pratique russe n'est pas régie par les principes communistes, mais par les lois de l'accumulation capitaliste. Quelles autres lois aurait-elle suivies si Lénine et les bolcheviks n'avaient pas gagné ? En Russie aussi, même sous une forme modifiée, nous avons une production de plus-value sous le camouflage idéologique de la “construction socialiste”. Le rapport salarial est identique à celui de la production capitaliste et constitue en Russie aussi la base de l’existence d’une bureaucratie grandissante, dotée de privilèges croissants, une bureaucratie qui, à côté des éléments capitalistes privés encore présents, doit être considérée strictement comme une nouvelle classe s’appropriant le surtravail et la plus-value. Le fait même de l’existence du rapport salarial signifie que les moyens de production ne sont pas contrôlés par les producteurs mais leur font face sous la forme de capital, et cette circonstance impose en outre un processus de reproduction sous la forme d’accumulation de capital. Cette dernière, sur la base de la loi marxiste de la valeur, avec laquelle il faut aussi éclairer la situation russe, conduit nécessairement à la crise et à l'effondrement final. La loi de l'accumulation est en même temps l'accumulation de l'appauvrissement, et par conséquent les ouvriers russes s'appauvrissent en réalité au même rythme que le capital s'accumule. La productivité des ouvriers russes augmente plus vite que leur salaire ; ils reçoivent une part de plus en plus petite du produit social croissant. Pour Marx, cette paupérisation relative de la population ouvrière au cours de l'accumulation est seulement une phase de la paupérisation absolue ; elle n'est qu'une autre expression de l'exploitation croissante des ouvriers, et il ne peut y avoir guère de doute que même sans Lénine et la Révolution russe, rien d'autre qu'une exploitation croissante n'aurait pu se produire en Russie. Il n’y a que celui qui, comme Hook, se trompe sur le contenu de la Révolution russe qui puisse se demander si l’histoire russe sans Lénine aurait suivi un autre cours que celui qu’elle a suivi en réalité. Elle aurait certes procédé avec d’autres idéologies, d’autres drapeaux, d’autres chefs et à un autre rythme, mais pour le prolétariat vivant ces différences sont tout à fait insignifiantes. Et puisque la révolution dont nous parlons est prolétarienne de nom, on ne peut que se demander : qu’est-ce qui a changé, par suite de la Révolution et de l’existence du génie Lénine, dans la situation des ouvriers russes ? Rien d’essentiel ! Pour le prolétariat, Lénine n’était rien de plus que Kerenski, rien de plus que n’importe quel révolutionnaire bourgeois qui n’abolit pas l’exploitation mais en change seulement les formes.

Il n’y a pas deux sortes de travail salarié, l’un capitaliste et l’autre bolchevik : le travail salarié est la forme sous laquelle, dans la production capitaliste, la plus-value est appropriée par la classe ou l’élément dominant. Certes, les moyens de production sont passés des mains des entrepreneurs privés à celles de l'État ; en revanche, rien n'a changé pour les producteurs. Comme auparavant, leur seul moyen de subsistance est la vente de leur force de travail. La seule différence est qu'ils n'ont plus affaire au capitaliste individuel mais au capitaliste général, l'État, en tant qu'acheteur de la force de travail. Le rapport économique entre le producteur et le produit correspond ici encore au rapport capitaliste. Les moyens de production ne font que se centraliser davantage, ce qui n'est pas le but de l'économie communiste, mais seulement un moyen pour y parvenir. L'influence de Lénine, la politique des bolcheviks, se révèlent être d’une grande capacité d'adaptation au cours nécessaire du développement, afin, en tant que parti bolchevik ou en tant que génie, de se maintenir au pouvoir, ce qui ne peut être que la force de la nécessité. Si Lénine avait tenté de mener à bien une politique communiste, sa grandeur aurait été réduite – ou élevée, comme on veut – à celle d’un utopiste ivre. Où étaient les grands dirigeants de l’Italie en 1921 et de l’Allemagne en 1923 (et de nouveau en 1933) ? Si une réponse doit absolument être apportée, l’on peut sans aucun doute citer Mussolini et la direction de la Troisième Internationale, c'est-à-dire Zinoviev à l’époque. Mussolini, qui a accéléré le processus objectivement nécessaire de concentration du capital en Italie ; la direction de la Troisième Internationale, qui a maintenu le “statu quo” en Europe dans l’intérêt du régime bolchevik russe en empêchant la révolution allemande. C’est ainsi que Radek a déclaré (sur ordre de Zinoviev) devant la XIII° Conférence du Parti communiste russe le 16 février 1924 : « Le Comité central du Parti communiste de l’Union soviétique, ainsi que le Comité exécutif du Komintern, reconnaissent sans équivoque que le Parti communiste d’Allemagne a agi correctement lorsque, compte tenu de la force armée supérieure de l’ennemi et de la division dans les rangs de la classe ouvrière, il a évité un conflit armé. » (Ceci a été répété en 1933-34). Mais cette question peut aussi être abordée de manière dialectique, et nous reconnaîtrons alors que le problème des grands hommes est lui-même un problème tout à fait historique. Dans la société capitaliste en particulier, où le symbole est plus “réel” que la réalité, le problème du leadership prend une telle importance qu’il devient idéologiquement le problème de l’histoire. Le problème des prix du marché est l'envers du problème du leader. Hegel s'arrêtant à l'État prussien, la forme argent de la marchandise et le problème du leader face à la masse sont une seule et même expression du niveau des forces sociales de production dans leur enveloppe capitaliste. Le véritable mouvement ouvrier ne connaît pas de “problème” de chef. Les décisions y sont prises par les soviets, qui dirigent l’action et aussi plus tard la vie économique.

Mais ce changement dans le rôle de la personnalité ne se limite pas au domaine politique ; il s’applique également à la science.

La spécialisation de la science va de pair avec son développement. La division sociale du travail ne se restreint pas, mais s'étend. Chaque invention, chaque découverte, revêt nécessairement un caractère de plus en plus collectif. Cette socialisation conduit à une socialisation toujours plus grande. Aux débuts de la société capitaliste, il y avait des inventeurs, aujourd'hui il y a des ateliers d'inventions. Les inventions sont produites presque de la même manière que les pneus d'automobile. Dans le capitalisme moderne, l'individu compte moins, toutes les innovations proviennent des laboratoires du travail en commun.

Le fait que cela ne devienne pas politiquement visible est dû à la nécessité pour la bourgeoisie de devenir idéologiquement de plus en plus réactionnaire dans la mesure même où elle fait avancer les relations réelles. Si la bourgeoisie avait besoin autrefois d'un Napoléon, aujourd'hui la stupidité d'Hitler sert de ciment symbolique à ses tendances centrifuges. Et pourtant, pour la bourgeoisie allemande, Hitler apparaît comme une personnalité dominante ; car si Napoléon a contribué au développement de la société capitaliste, Hitler contribue à en empêcher l'effondrement. Mais même sans Napoléon, le capitalisme aurait repris sa marche victorieuse et il s'effondrera malgré Hitler. Tous deux peuvent contribuer, dans une petite mesure, à déterminer le rythme avec lequel la tendance à la modernisation ou à l'effondrement s'opère, mais la tendance générale dépasse leur pouvoir de changement. C’est à travers toutes les modifications temporaires que la marche de l'histoire, le développement des forces productives humaines, se fraye un chemin. Mais même à l'intérieur de ces modifications, la véritable importance des “grands hommes” ne leur est pas propre, mais elle est seulement en rapport avec toutes les autres circonstances sociales. C'est seulement parce que l'histoire sous le capitalisme fonctionne avec une fausse conscience que le mouvement réel se dissimule derrière le fétichisme du leader. Quand ce mouvement se déroule avec une conscience correcte, il remet même le génie à sa juste place.

Dans sa réflexion sur le rôle du chef et sur celui du hasard au sens large, Hook a oublié son propre point de départ, à savoir celui qui exige que tout problème soit considéré comme un problème historique. L’alternative présentée par le Manifeste communiste – communisme ou barbarie – ne met pas en évidence le rôle déterminant de la volonté humaine, mais ses limites. Étant donné qu’il n'y a pas d'équilibre, une race humaine qui tarde à se développer périra nécessairement si les nécessités objectives ne sont pas satisfaites. Mais ce retard lui-même est temporaire. La barbarie n'est pas la fin de chaque développement, mais seulement une interruption qui se paie cher. La barbarie n’est pas le retour à la charrette à bœufs et aux temps primitifs, mais la condition barbare de l’auto-déchirure dans la crise mortelle et les guerres d’un capitalisme pourrissant. Il n’y a qu’une seule issue – la voie qui mène vers l’avant, le salut par le communisme.

Le point de départ du mode de production communiste est l’élévation déjà atteinte par les forces productives du capitalisme. Si le jeune capitalisme avait besoin de Napoléon et le capitalisme expirant nécessitait Hitler, si le capitalisme a eu toujours besoin de fantaisies – puisque la réalité, qui n'avait pas d'intérêts communs, ne permettait pas non plus de lutte commune – la révolution communiste n'a besoin que d'elle-même, c'est-à-dire de l'action des masses. Elle n'a pas besoin de fétichisme, d'imagination, pour avancer dans la réalité, car elle ne connaît que des intérêts communs et permet une véritable lutte commune.

On ne peut pas attribuer au personnage éminent, de même qu’au rôle du hasard dans l’histoire en général, davantage que ce que Marx lui attribue dans une lettre à Kugelmann citée par Hook. Mais le contenu de cette lettre ne soutient pas, mais s’oppose à la conception absolue, idéaliste et non historique, de Hook en ce qui concerne le problème du leader[1].

 

« « Ces “accidents” eux-mêmes », dit Marx, « s’inscrivent naturellement dans la voie générale du développement et sont compensés par d’autres “accidents”. Mais l’accélération et le retard sont fortement influencés par de tels “accidents”, parmi lesquels il faut également compter le caractère “accidentel” des personnes qui se sont d’abord tenues à la tête du mouvement ». L’importance de ces “accidents” doit être comprise historiquement. La question de savoir dans quelle mesure ils ont encore de l’importance aujourd’hui n’est pas résolue par la théorie mais par la pratique. Ici aussi,    « l’investigation de la situation réelle », telle que la concevait Lénine, « constitue la véritable essence et l’âme vivante du marxisme ». ».

 

VII



[1] Les guillemets que Marx met à ses « accidents » montrent le sens restreint dans lequel il souhaite les prendre. Le mot d’abord (zuerst) vers la fin du passage le souligne encore davantage. (Le mot est omis dans le texte de Hook). Les italiques sont de moi.


1Concernant les grands hommes, du genre bourgeois retord et avec du sang sur les mains, lire le tome I de l'histoire intime de la 5ème République par Franz Olivier Fogiel. Magnifique, le grand Charles en prend pour son grade et surtout très importantes révélations sur la guerre d'Algérie et mai 68.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire