"La suppression de la propriété privée... suppose, enfin, un processus universel d’appropriation qui repose nécessairement sur l’union universelle du prolétariat : elle suppose « une union obligatoirement universelle à son tour, de par le caractère du prolétariat lui-même » et une « révolution qui (...) développera le caractère universel du prolétariat ».
Marx (L'idéologie allemande)

«Devant le déchaînement du mal, les hommes, ne sachant que devenir,
cessèrent de respecter la loi divine ou humaine. »

Thucydide

jeudi 30 janvier 2025

Le caractère inéluctable du communisme

 


Critique de l’interprétation de Marx par Sydney Hook

par Paul Mattick 1936

traduction: Jean-Pierre Laffitte

Dans les années 1970 j'avais découvert les écrits passionnants et innovants de Hook (époque des années 1930), avant qu'il n'abandonne le marxisme. Des ignorants du milieu maximaliste, qui ne l'avaient jamais lu, l'avaient déclassifié comme "marxiste stalinien". Mattick lui rend justice.

 

Le point de vue de la totalité dans la dialectique matérialiste est quelque chose de différent, chez la bourgeoisie préoccupée par l’économie, du désir d’harmonie, d’un système autonome, de vérités éternelles et d’une philosophie universelle du Tout débouchant sur l’Absolu. Pour le marxisme, il n’y a rien de clos. Tous les concepts, toutes les connaissances sont la reconnaissance que, dans l’interaction matérielle entre l’homme et la nature, l’homme social est un facteur actif, que le développement historique est conditionné non seulement par les relations objectives provenant de la nature, mais tout autant par les éléments subjectifs et sociaux. C’est précisément en raison du fait que la dialectique matérialiste considère les rapports économiques comme le fondement du développement historique qu’il devient impossible d’accepter une philosophie bourgeoise et nécessairement métaphysique de l’éternité. La société, qui aide à déterminer l’être et la conscience de l’homme, change perpétuellement et, par conséquent, n’admet pas de solutions absolues. Le processus dialectique de développement ne reconnaît pas de facteurs constants, qu’ils soient biologiques ou sociaux ; en lui, ces facteurs eux-mêmes varient de manière continue, de sorte que l’on n’est jamais réellement en position de les séparer et que l’on doit leur dénier toute sorte de constance. La vision dialectique globale, la considération du Tout, doit être en conséquence comprise dans le sens qu’ici toute séparation entre les facteurs historiques objectifs et subjectifs est rejetée, étant donné qu’ils s’influencent toujours les uns les autres et que de ce fait ils changent sans cesse. L’un ne peut pas être compris sans l’autre. Pour la science, cela signifie que ses concepts ne sont pas seulement fournis de manière objective, mais qu’ils sont aussi dépendants de facteurs subjectifs, et que ces derniers à leur tour aident à déterminer les méthodes scientifiques et leurs buts.

Hook consacre la très grande partie de son livre à l’interprétation de la dialectique marxiste[1]. Il accorde la plus grande attention au facteur totalité et à l’interaction dialectique de manière à ce que le rôle actif de l’homme, la conscience révolutionnaire, dans le processus historique puisse ressortir avec un plus grand relief. Nous consacrerons peu d'attention dans les pages qui suivent à ses formulations souvent heureuses et aussi souvent malheureuses, dans la mesure où elles traitent du facteur totalité, parce que son travail est presque exclusivement destiné à réfuter théoriquement les nombreuses émasculations mécanistes et idéalistes de la pensée marxiste aux mains des épigones, et que nous sommes dans l'ensemble d'accord avec ce qu'il a à dire. Si, dans ce qui suit, nous adoptons un point de vue qui est contraire à celui de Hook, nous souhaitons souligner en même temps que nous acceptons pleinement et en détail bon nombre de ses idées. Si nous négligeons de mettre en évidence ces points communs, c’est en raison du manque de place. Nous tenons à préciser en outre que ce passage en revue ne saurait être exhaustif ; il vise simplement à attirer l'attention sur les facteurs qui, à notre avis, doivent être placés au centre de la discussion pour la rendre réellement fructueuse.

 

I

 

   Dans les remarques d’introduction à son livre (page 6), Hook affirme que la “science” ne peut pas être identifiée au “marxisme” étant donné que les deux traitent de choses différentes. La première de la nature, et le second de la société. Marx distinguait entre l’évolution dans la nature et celle de la société humaine, et il voyait dans la conscience humaine le facteur de différenciation (page  85). Le marxisme présuppose des objectifs de classe ; en conséquence, il est une science subjective, une science de classe ; or la science se situe au-dessus des classes, elle est objective. Hook voit dans la philosophie du marxisme une synthèse des éléments objectifs et subjectifs de la vérité. En tant qu’instrument de la lutte de classe, la théorie marxiste ne peut fonctionner que dans la mesure elle est objectivement correcte. Cependant, en tant que vérité objective, elle ne peut fonctionner efficacement que dans le cadre des objectifs de classe subjectifs du prolétariat. Si ces objectifs de classe sont également conditionnés socialement et historiquement, cela n'est malgré tout pas vrai pour la volonté et l'acte spécifique par lesquels ils sont réalisés. Il faut donc accorder autant de valeur aux éléments historiques subjectifs qu’à ceux objectifs. L’élément actif humain n’est cependant subjectif que par rapport à la situation socio-économique ; il est parfaitement objectif pour les participants à la lutte des classes. Compte tenu de cette distinction, il serait impossible de parler du marxisme comme d’une “science objective” sans lui ôter en même temps son caractère révolutionnaire (pages 7-8).

À première vue, il n’y a rien à objecter à ces formulations de Hook. En dehors du fait qu’avec l’acceptation de la synthèse marxiste, des concepts tels que, par exemple, aussi bien “science objective”, “nature biologiquement constante” (thèse) et “nature sociale variable de l’homme”, que “volonté de classe subjective” (antithèse), ainsi que Hook le dit plus tard, ne peuvent avoir de validité qu’en tant qu’abstractions méthodologiques et ne correspondent plus à la réalité ; outre le fait qu’avec l’acceptation de la dialectique marxiste, accorder unilatéralement trop d’importance aux facteurs historiques, objectifs ou subjectifs, sans étudier de la manière la plus précise la situation réelle, est une  erreur, puisqu’il est tout à fait possible que, dans certaines situations, le facteur subjectif joue un rôle plus petit et dans d’autres un rôle plus grand ; et mis à part les nombreux défauts de la formulation  de Hook, l’on peut accepter pleinement le marxisme de but en blanc comme une synthèse de la science objective et de la science subjective de classe. Mais si Hook place la science objective, factuelle, la “science proprement dite”, au-dessus des classes, il n’a pas montré le noyau rationnel dissimulé derrière le concept. Si l’on n’est pas capable de matérialiser la science, si elle reste une simple question de concepts, alors le concept de “science objective” ne peut que semer la confusion et devenir inutilisable pour l’explication réelle du contenu dialectique du marxisme, puisque toutes les méthodes scientifiques, quel que soit le matériau qu’elles traitent, sont en partie conditionnées subjectivement.

Quand Hook dit avec Marx que nous ne devons pas nous intéresser à l’explication mais au changement, il implique que seul le prolétariat peut réaliser le marxisme. Mais du fait de cette réalisation, le marxisme deviendrait alors la “science objective”. Si nous prenons comme point de départ la synthèse marxiste, cette synthèse est alors la seule qui soit capable de passer pour de la “science objective”. Mais cette synthèse théorique n'est en premier lieu que la méthode théorique destinée à saisir le lien avec la réalité historique. La réalité historique n’est rien d’autre que – la réalité historique ; ce n'est pas une science. C’est uniquement lorsque des êtres humains comprennent et emploient de manière conceptuelle cette réalité en ayant pour but de déterminer en elle leurs propres actions que se produit le contenu de la science, dont l'objectivité doit être démontrée dans la pratique à tout moment.

La dialectique marxiste est aujourd'hui la seule méthode qui se confirme dans la pratique. Elle est applicable et elle est démontrée expérimentalement. Et donc cette dialectique est la “science objective” ; elle aussi se situe au-dessus des classes, comme le montre plus loin l’aveu de Hook selon lequel elle continuerait à fonctionner dans une société communiste. Il en est autrement cependant des trois principes directeurs de la doctrine marxiste : ils ne s'appliquent qu'au prolétariat, tant qu'il est un prolétariat ; ils sont historiquement conditionnés. Le matérialisme historique, la théorie de la lutte des classes et la théorie de la plus-value, ne sont concevables et applicables pratiquement que dans la société bourgeoise (pages 97-98). Ce sont des armes théoriques de la force de production la plus puissante – le prolétariat. Elles contribuent au plein développement et à la pleine réalisation de cette plus grande force de production et ne sont donc, dans un sens matérialiste, rien de plus que des éléments productifs. Cependant, même ce que Hook désigne par le concept de “science objective” n’est, rationnellement considéré, rien d’autre qu’une expression des forces croissantes de la production. Derrière la science se cachent les forces sociales de production ; si ces dernières se développent, la science aussi, et de même, dans l'interaction dialectique, le processus inverse s'accomplit. Hook nous accordera sans doute que la science doit être comptée parmi les forces humaines de production, mais sa définition confuse de la science et d'autres facteurs que nous aborderons plus tard prouvent que son esprit n'est pas clair quant au lien étroit entre la science et les forces de production. Mais si l’on a reconnu la science comme force de production, l’on voit aussi que même la  “science en tant que telle” est à peine au-dessus des classes et est exactement aussi historiquement conditionnée que les facteurs historiques du marxisme, qui ne sont valables que pour la société de lutte de classes. Ou, inversement, que les éléments historiques du marxisme, en tant que forces sociales de production, ne font qu'ajouter de nouvelles forces productives aux forces productives disponibles, ou à la “science objective”, et font ainsi partie de la science. Si le fétichisme de la marchandise était une forme dans laquelle des forces sociales de production se sont développées, alors le marxisme est une forme supérieure de développement des forces productives.

Si l’on veut illustrer le développement de la dialectique marxiste, l’on peut sans doute prendre la voie suivie par Hook et faire une distinction entre science objective et science subjective. Mais sur la base de la dialectique qui rejette catégoriquement une telle distinction, on ne peut plus invoquer cette distinction sauf au risque d'introduire la confusion dans les rangs du marxisme. Le divorce entre la “science” et le marxisme est en soi historique et n’est qu’une autre expression de la séparation entre les travailleurs et les moyens de production.

 

II

 

   Dans son essai Le rôle du travail dans l'évolution du singe vers l'homme (1876), Friedrich Engels écrit brièvement ce qui suit :

 

« D‘abord le travail et puis, en même temps que lui, le langage, tels sont les deux stimulants essentiels sous l’influence desquels le cerveau d’un singe s’est peu à peu transformé en cerveau d’homme… Mais marchant de pair avec le développement du cerveau, il y eut celui des ses outils immédiats, les organes des sens… Le développement du cerveau et des sens qui lui sont subordonnés, la clarté croissante de la conscience, le développement de la faculté d’abstraction et de raisonnement, ont réagi sur le travail et le langage et n’ont cessé de leur donner, à l’un et à l’autre, des impulsions nouvelles pour continuer à se perfectionner. Ce perfectionnement ne se termina pas au moment où l’homme fut définitivement séparé du singe… Il s’est poursuivi d’un pas vigoureux, recevant d’une part une puissante impulsion, d’autre part une direction plus définie d’un élément nouveau qui a surgi de surcroît avec l’apparition de l’homme achevé, à savoir la société. ».

 

Ainsi, selon cette opinion, la conscience et la science ont leur base dans le développement du travail, ou la croissance des forces de production humaines et sociales. C'est d'abord le travail de l'homme appliqué au monde existant indépendamment de l'homme qui façonne la contradiction entre l'être et la conscience, contradiction d'ailleurs qui ne peut être supprimée que par l'élimination du travail.



À suivre


[1] Sidney Hook : Towards the Understanding of Karl Marx [Pour la compréhension de Karl Marx]. (John Day Company, New York, 1933).


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