par Lucien Laugier
(1983)
Revoici pour ceux qui
n'ont pas eu la chance de recevoir la revue Tempus Fugit il y a dix
années, un extrait de l'éminent travail de mémorialiste de notre
fabuleux postier marseillais, bras droit de Bordiga en France et ami sans
concession d'Alfa. Un long extrait puisque vous pourrez en lire la
suite quand mes doigts ne me feront plus mal. Edifiant sur le moment
de la fin des illusions révolutionnaires de l'immédiat après
guerre et sur les délires trotskiens, jamais remis en cause malgré
l'effondrement de l'URSS par la diaspora gauchiste, sur la nature
capitaliste de la Russie de Staline ; et donc encore obstacle à
tout changement révolutionnaire parce que – de théorie
bordiguienne ou stalinienne – plus personne ne veut du parti
prolétarien au pouvoir d'Etat. Singulière évolution critique de
cet homme intègre qui, né à la politique prolétarienne marxiste,
au cours de la crise du dernier principal parti mondial pouvant
parler comme héritier d'Octobre, est amené à chercher au-delà de
la stupide théorie de l'invariance parmi les divers courants éclatés
de l'échec révolutionnaire des années 1920, découvre peu à peu
les saines critiques des gauches hollandaise et allemande et enfin le
CCI des belles années dont il reprend nombre de conclusions que ce
soit sur la tentative révolutionnaire en Allemagne (contre les
simplistes sérénades néo-trotskiennes sur l'absence d'un clone du
parti bolchevique), les syndicats irrécupérables ou les libérations nationales. Nul n'écrit aussi
bien, phrases longues et profondes manifestant une pensée en
constante évolution, prévenant déjà sur ses développements ultérieurs, tenant en haleine le lecteur. Nos fringants
universitaires peuvent aller ce rhabiller face à un si brillant
mémorialiste jamais enfermé dans l'esprit partisan, toujours
discursif et attentif à l'objection ou à ses propres lacunes. Pour
la petite histoire il faut savoir qu'il avait croisé Marc Chirik à
l'époque de la Libération, puis ils s'étaient perdus de vue, sans
doute séparés par les ardentes polémiques entre les deux tendances
(GCF versus PC Inter). Dans les années 1970, Lucien avait demandé à
contacter Marc via un certain Camoin, ce petit personnage hyper
égocentrique n'avait pas donné suite. Dommage, j'imagine la joie qui
aurait été celle de Marc et de ses camarades de rencontrer un
militant de cette valeur qui avait atteint les mêmes conclusions
qu'eux et la gauche germano-hollandaise, contre la régression du
bordiguisme, alors que Laugier avait été un des plus proches de Bordiga,
sans renier la grandeur d'Alfa (surnom de Bordiga... considéré
comme le premier dans le parti, voire la prima donna).
Laugier a beaucoup plus écrit que Marc, qui laisse une œuvre plus polémique à chaud contre une jeune génération de bobos et un peu trop interne à la vie politique d'un petit parti. L'oeuvre en solitaire de Laugier est une œuvre de dimension historique, au-dessus de la mêlée et du contingent de l'actualité immédiatiste et volontariste, qui magnifie et confirme que les minorités révolutionnaires de la « Gauche communiste » ont été les plus claires sur les malheurs du XX ème siècle. Une leçon d'histoire contre tous les cocus d'intellectuels de gouvernement, le débile politique Sartre, les historiens girouettes aptes à gommer les responsabilités successives des commis d'Etat comme des militants gauchistes en peau de lapin. Alors gallimard et Spartacus qu'attendez-vous ?
Laugier a beaucoup plus écrit que Marc, qui laisse une œuvre plus polémique à chaud contre une jeune génération de bobos et un peu trop interne à la vie politique d'un petit parti. L'oeuvre en solitaire de Laugier est une œuvre de dimension historique, au-dessus de la mêlée et du contingent de l'actualité immédiatiste et volontariste, qui magnifie et confirme que les minorités révolutionnaires de la « Gauche communiste » ont été les plus claires sur les malheurs du XX ème siècle. Une leçon d'histoire contre tous les cocus d'intellectuels de gouvernement, le débile politique Sartre, les historiens girouettes aptes à gommer les responsabilités successives des commis d'Etat comme des militants gauchistes en peau de lapin. Alors gallimard et Spartacus qu'attendez-vous ?
On peut s'étonner
qu'ayant connu l'existence et les positions de cette « gauche
communiste » dès la fin de la guerre, je ne l'ai rejointe
effectivement que vers 1951-52 et on peut donc douter d'un élan dont
j'affirme la naissance immédiate et spontanée. Le long délai que
je me suis accordé avant d'adhérer au PCI n'altère en rien
pourtant la solidité de mes raisons de le faire. Peut-être au
contraire les renforce-t-il. Plusieurs années avant ma décision
l'analyse développée par la « gauche communiste » avait
fait plus que me convaincre de sa véracité, elle avait porté un
coup sérieux à ma vision pessimiste des choses, telle que la guerre
et ses répugnants lendemains me l'avaient imposée. La notion même
de perspective historique dont
la débandade patriotique des partis ex-révolutionnaires l'avait
arraché jusqu'à l'idée, avait retrouvé à mes yeux une
progressive plausibilité.
Diverses
raisons se conjuguèrent cependant et s'entremêlèrent qui
empêchèrent mon adhésion morale au
PCI de devenir immédiatement une adhésion pratique.
Certaines trahissaient mon
absence de courage face au climat de terreur idéologique qui régna
dans les milieux syndicaux auxquels j'étais mêlé dans les mois qui
suivirent la Libération : ce qui s'y passait m'indignait et me
révoltait sans cesse ; mais je ne sentais ni la vaillance du
héros, ni la conviction du martyr qui me paraissaient à l'époque
indispensable à toute velléité de résistance au stalinisme tout
puissant dans les syndicats – velléité consistant à mes yeux le
minimum exigible d'un
militant d'un parti révolutionnaire comme le PCI.
D'autres réticences, d'un ordre tout différent et d'effet diamétralement
opposé, démontraient tout simplement la naïveté et la pauvreté
de mon « expérience politique » d'alors. Après avoir
cru définitive et sans appel la défaite du mouvement prolétarien,
j'étais inconsciemment porté à croire à son rapide et proche
réveil simplement parce que j'avais découvert, en accord avec mes
convictions, une « vérité historique », ignorée ou
abandonnée par tous, mais miraculeusement conservée !
Le
terrorisme idéologique dans la CGT se relâche quelque peu en
1946-47 et une opposition anti-stalinienne se développe chez les
postiers – une corporation que certaines traditions et
circonstances dont je parlerai à leur place chronologique, portaient
à se rebiffer les premiers contre le régime d'austérité
vigoureusement soutenu par les hommes de Thorez et leurs compères
syndicaux. Cette opposition informe et éphémère, certainement bien
incapable de ce que je voulais attendre d'elle, j'imaginais, dans mon
enthousiasme de néophyte révolutionnaire, qu'il fallait tout de
suite l'infléchir dans le sens des positions de la « gauche
communiste », et cela sans même me prendre la peine de me
renseigner sur les bases de principes et conditions d'action auxquels
ces mêmes positions soumettaient tout projet semblable aux miens. Je
voulais convaincre plutôt
qu'étudier ; je prétendais me faire comprendre des
mécontents plutôt que de déchiffrer moi-même le contenu de leur
mécontentement et ses inévitables limites.
Il
est pourtant très probable que la cause principale de mes
atermoiements ne résidait pas là, ni dans les pusillanimités du
début, ni dans mon « volontarisme » ultérieur. En
effet, quand je me décidai enfin à m'approcher de cette « gauche
communiste », c'était au moment même où éclatait sa
première crise interne dont j'avais suivi de l'extérieur le
mûrissement. Je n'en dirai ici que ce qui peut éclaircir les
conditions de mon adhésion, tardive mais effective cette fois1,
au courant politique qui, après la scission du premier « parti
communiste internationaliste »2
se regroupa autour de Bordiga sans véritablement changer de sigle.
Le
PCI première formule s'était constitué vers la fin de la guerre,
après le repli définitif des forces allemandes occupant la moitié
nord de l'Italie. Venant de la zone Nord et de la zone Sud3,
les anciens militants italiens de la « Gauche communiste »
se mirent d'accord sur une « Plateforme »4
dont je n'ai appris que beaucoup plus tard qu'elle constituait un
compromis entre deux textes
dont l'un était œuvre de Bordiga.
Aujourd'hui
encore, j'ignore toujours les conditions dans lesquelles ce compromis
vit le jour. Je ne peux faire état à ce sujet que de bruits
ou d'impressions anciennes. On
disait sous cape que Bordiga avait trouvé prématurée la
création du PCI et qu'il n'en avait même pas pris la carte. Les
militants qui décidèrent cette création avaient voulu tout de
suite reproduire le
parti communiste de la grande époque de 1921 ; ils avaient mis
sur pied des fédérations, imprimé des cartes du parti avec
l'emblème de la faucille et du marteau, ils intitulaient leurs
assemblées annuelles des congrès,
etc. Très probablement Bordiga acceptait mal cette mégalomanie. En
tout cas il semble bien que sa participation se limitait à la
production des articles qu'il donnait à la revue théorique
« Prometeo », dont le ton froidement lucide quant à
l'impossibilité d'une reprise proche de la lutte révolutionnaire,
contrastait avec les appels grandiloquents qui remplissaient les
colonnes du journal du PCI, « Battaglia Comunista ».
Cette
différence de registre provenait d'une divergence longtemps
insoupçonnée de la plupart de smembres du parti. Elle ne leur
devint évidente que sous l'effet répété des articles de Bordiga
et seulement après que les faits eurent démenti leur optimisme du
début. Il s'en suivit finalement une scission que je résumerai en
m'appuyant sur des informations dont la révélation fût ultérieure
à cette rupture. Durant toute la période au cours de laquelle
celle-ci mûrit, les désaccords profonds se dissimulèrent sous de
banales questions immédiates et pratiques. Mais aujourd'hui on peut
sans trop risquer d'erreur caractériser de la façon suivante
l'opposition existant entre Bordiga et ses adversaires d'alors. Parmi
les militants qui fondèrent le « P.C.Inter. » en 1946,
le plus grand nombre croyait fermement en l'imminence d'une crise
révolutionnaire que la Seconde Guerre mondiale, tout comme la
Première, devait inévitablement engendrer dans les pays
belligérants sortis vainqueurs ou meurtris par le conflit, en tout
cas, au moins, en Italie où ils n'imaginaient pas la chute du
fascisme sans l'intervention, rapide ou tardive, du prolétariat.
Aussi ne concevaient-ils l'organisation révolutionnaire que sur le
mode des grands partis de la IIIème Internationale, structurés en
vue de conduire de grandes masses aux batailles décisives de la
Révolution.
La
situation des années 1947-49, avec la « guerre froide »
et le passage des PC dans l'opposition, modéra cet enthousiasme mais
ne modifia en rien les ambitions initiales du « PC Inter ».
Elle y découragea nombre de militants, éclaicit considérablement
leurs rangs, mais n'entama pas la mégalomanie d'un petit groupe
aspirant à se voir rapidement à la tête d'un grand parti. Se
détachant d'eux, Vercesi, un ancien de la « Gauche
communiste » ayant émigré en Belgique où il avait formé un
groupe adhérent au « PC Inter », se décida à cette
époque à formuler diverses critiques destinées à réduire
l'activité du parti à des dimensions plus modestes et plus proches
des possibilités réelles. Cette initiative fût très mal reçue
des autres membres du Comité central. La discussion tourna vite à
l'aigre, Vercesi étant accusé de défaitisme et de volonté de
liquider le parti. Prétendant y couper court, ses adversaires
menèrent campagne pour convocation d'un congrès
extraordinaire chargé de
redresser la situation.
Les
critiques avancées par Vercesi s'inspiraient indiscutablement du
point de vue de Bordiga qui n'avait pas partagé l'aveuglement du
début ni jamais cru que les insurrections populaires allaient fuser
avec la fin de la guerre, comme cela s'était produit en 1918-19.
Bien au contraire, il n'en cachait pas que le triomphe de la contre
révolution avait été total, que les destructions dûes à la
guerre avait redonné vie et impulsion au système capitaliste et
qu'il faudrait la maturation d'une nouvelle crise de ce système pour
qu'il fût possible de pronostiquer l'éclatement d'une révolution.
S'il s'agissait de décrypter les conditions de cette crise,
l'existence d'une organisation comme le « PC Inter »
pouvait être utile, mais à la condition que les militants ne se
leurrent pas sur l'étendue de leurs possibilités d'action et
surtout qu'ils ne se jouent pas la comédie du « grand parti »
tenant ses « congrès », ordinaires ou extraordinaires,
où ne pouvaient se manifester, selon Bordiga, que verbiage et
forfanterie.
Le
récit détaillé du conflit désormais ouvert au sein du « PC
Inter » tiendrait ici trop de place ; je n'en donne que ce
qui est indispensable pour expliquer l'effet qu'il exerce sur moi 5.
L'organisation initiale, créée sur la « Plateforme » de
1946, avait gagné ma sympathie pour des raisons très générales :
la dénonciation de la seconde « Union sacrée », la
démystification de l'idéologie antifasciste, etc. Mais ce furent
seulement les développements auxquels Bordiga procéda après la
scission de 1951-52, qui me convainquirent définitivement : à
l'idée d'une renaissance possible du mouvement prolétarien,
fût-elle encore lointaine, ils redonnaient une vraisemblance qu'elle
avait perdue à mes yeux après l'éclatement de la guerre. Dans
l'exposition de la faillite historique de ce mouvement, la force de
Bordiga tenait à ce qu'il en remettait, froidement en place – et
presque sereinement dirais-je – les causes et les effets. La
défaite prolétarienne, assurait-il en substance, avait été
absolue, plus profonde et durable qu'aucune de celles qui l'avaient
précédée. Mais elle ne recelait aucun mystère. Bordiga
s'employait à le montrer en prenant en premier lieu le contre-pied
de l'attitude des survivants révolutionnaires de cette époque dont
l'attention se polarisait davantage sur les effets
de la contre révolution que sur ses causes.
Plus que son origine historique, c'était sa forme sociale atypique
qui les préoccupait et les désorientait, non seulement dans la
Russie stalinienne mais dans tout le mouvement international qui lui
obéissait. La perplexité la plus grande, en ce domaine, était
aussi la plus récente. Elle découlait du retour des PC à
l'opposition et de leurs directives violentes dans l'agitation
sociale de la période de « guerre froide », alors qu'on
s'attendait, après leur collaborationnisme intensif à la
« Reconstruction nationale », à ce qu'ils s'affirment à
leur tour des « gérants loyaux du capitalisme »6
encore plus fidèles et efficaces que les socialistes qui les
avaient précédés dans cette voie. Cette question d'actualité en
entraînait une autre plus permanente et encore plus inextricable :
comment définir, économiquement et socialement parlant, cet « Etat
soviétique » qui tyrannisait les travailleurs à l'intérieur
de ses frontières et, à l'extérieur, les encourageait à la
révolte ?
Dans
le « PC Inter » des premières années, on reprochait en
sourdine à Bordiga de trop tarder à répondre à
cette question. Il s'y résolut début 1951 et ses affirmations sur
le sujet ne furent pas étrangères à l'éclatement de la crise dans
le parti7.
Mis il le fît de façon extrêmement prudente et méthodique,
seulement après avoir réintroduit dans les catégories et critères
alors en usage dans « l'avant-garde révolutionnaire » de
l'époque, les rudiments d'un ordre terminologique dont nous pûmes
constater combien il en avait été absent jusque-là. Il ne cessa
d'ailleurs pas de mener de pair l'élucidation de « l'énigme »
russe et la justification des méthodes qu'il y employait.
Puisqu'il
s'agissait de définir l'économie et la société soviétiques,
étant admis qu'il ne pouvait être question de l'admettre comme
« socialiste », il important en effet de distinguer, dans
le capitalisme, ce qui est fondamental et ce qui est contingent.
Problème aucunement académique dans le PC Inter » de 1951-52
que la « guerre froide » avait plongé dans l'attente
angoissée d'une guerre, « chaude » cette fois, entre
l'URSS et les Etats-Unis, et dont se précisait déjà le prétexte
idéologique à l'usage des ouvriers : communisme contre
capitalisme.
Or
Bordiga fût littéralement le seul de tout son mouvement à ne pas
croire à l'éclatement proche d'une 3ème Guerre mondiale. Mais le
premier également, il soutint ce point capital qui, finalement,
allait rallier la plus grande partie des membres du « PC
Inter » première formule : pas de reconstruction possible
du parti prolétarien avant la nouvelle crise du capitalisme.
Dans
les chapitres ultérieurs, plus « chronologiques »,
j'expliquerai les rapports, pas immédiatement visibles, entre la
« scission italienne » de 1951-52 et l'éclatement
survenu un an plus tôt, du groupe parisien de la « gauche
communiste », alors confronté à un courant dissident de la IV
ème internationale, qui avait pris le nom de Socialisme ou
Barbarie et présentait la
théorisation la plus achevée de la perspective « troisième
guerre mondiale ». Ce courant se distinguait également par sa
version tout à fait originale de la société russe contemporaine.
Les autres tendances trotskystes, malgré leurs interprétations
différentes des résultats de la contre révolution stalinienne, se
rejoignaient cependant sur cette appréciation commune : a
Russie soviétique comme « Etat ouvrier dégénéré »,
ce qui impliquait chez ces tendances la conviction, formulée ou non,
de la survivance dans l'économie de l'URSS, de « quelque chose
de socialiste ». Les « dissidents », groupés
autour de Pierre Chaulieu8,
de Claude Lefort et de leur revue, également intitulée « Socialisme
ou Barbarie », ne pouvaient accepter la thèse d'une telle
« survivance » dans un pays où régnait l'exploitation
économique la plus féroce et la dictature policière la plus
impitoyable. Mais pour nier l'existence du socialisme en Russie et
expliquer cette négation, il leur fallait eux aussi surmonter cette
argumentation héritée de Trotsky et que les épigones de ce dernier
ont toujours opposé à toute remise en cause des fondements
socialistes de
l'économie russe : l'abolition par la Révolution d'Octobre de
la propriété (privée, précision de JLR) des moyens de production.
Là était le hic :
s'il n'existait pas de socialisme en URSS, il fallait bien que le
capitalisme s'y fût rétabli. Quelle en était donc la classe
bénéficiaire dans un pays où la bourgeoisie n'existait plus ?
Cette interrogation déchirait les débats des groupuscules
révolutionnaires de l'époque qui se chamaillaient de façon stérile
selon l'éventail des positions déjà égrenées au congrès de
1947 des partis de la IV ème internationale – dernier étalage
public des diverses manières trotskystes d'expliquer la contre
révolution stalinienne et modulées à travers des formules qui
s'échelonnaient de « l'Etat ouvrier dégénéré » à
celui de « capitalisme d'Etat ».
Soit
dit en passant, rien ne permet mieux de mesurer la déliquescence des
actuels courants « gauchistes » - pourtant héritiers
légitimes du trotskysme – que leur laconisme sur ce sujet. Ils en
parlent le moins possible, se bornant à reconnaître sans plus le
« pouvoir de la bureaucratie », alors que trente ans plus
tôt, la volonté de tirer cette question-là au clair était cause
de divergences violentes et renouvelées chez leurs prédécesseurs.
Cela venait sans doute du fait que la Révolution d'Octobre était
encore relativement proche dans le temps, que les révolutionnaires
subissaient leur défaite sans s'y résigner et qu'ils s'efforçaient
pour le moins d'en connaître cause et teneur.
« Socialisme
ou Barbarie » tranchait avec hardiesse l'obstacle des formes
juridiques de la propriété en
URSS, adjoignant pour cela au vocabulaire marxiste des termes et
catégories inconnus de Marx : la capitalisme russe était
« bureaucratique » parce que les catégories sociales
privilégiées de l'URSS appartenaient, non pas à la défunte
bourgeoisie, mais à la « bureaucratie ». L'argumentation
en faveur de cette thèse était savante et compliquée. Je n'en
retiens ici que ce qui m'avait déjà frappé à l'époque et que je
crois encore en être le point le plus faible – celui d'ailleurs
que l'épreuve des faits n'a pas épargné. La « bureaucratie »
se voyait donc consacrée comme « nouvelle classe exploiteuse »
mais pas seulement en fonction de son rôle dans l'économie russe,
grâce aussi à la supériorité intellectuelle qui
lui était reconnue par SB sur la « bourgeoisie
traditionnelle » : instruite des lois économiques
découvertes par le marxisme, elle ne redoutait ni les crises, ni le
chômage, ni aucune des contradictions qui, selon Marx, pouvaient
favoriser la chute de la bourgeoisie. Réciproquement, dans cette
vision, les classes exploitées par la bureaucratie ne pouvaient
combattre celle-ci qu'en utilisant des armes également
« nouvelles » : l'absentéisme, le sabotage, etc.9
Même en s'en tenant à
une description aussi lapidaire des positions de « Socialisme
ou Barbarie », il est facile de voir ce qu'elles devaient à la
psychologie de la « guerre froide » et à la menace d'une
3 ème Guerre mondiale. Bien sûr la notion de « bureaucratie »
- au demeurant pas du tout neuve – ne présentait apparemment aucun
rapport avec cette menace. Mais en examinant avec plus d'attention ce
qu'on définissait par ce terme, c'est à dire pas simplement une
couche sociale parasite mais une force historique partant à la
conquête du monde, on
comprenait que la seule éloquence du concept provenait de la façon
originale dont il expliquait la rivalité, que l'on croyait alors
explosive, entre Russes et Américains. Pour les théoriciens de
« Socialisme ou Barbarie »
, en effet, tous les
chefs et « permanents » des partis ouvriers, dans tous
les pays du monde, ainsi que tous les fonctionnaires des syndicats –
aussi bien ceux que la terminologie révolutionnaire classique avait
appelé « réformistes », « opportunistes »
que ceux qu'elle avait dénommé « staliniens » - ne
représentaient en fait que les éléments précurseurs de la
bureaucratisation en cours de la société occidentale,
« l'avant-garde » en quelque sorte de cette « nouvelle
classe » déjà au pouvoir en Russie et que sa victoire de 1945
sur l'Allemagne nazie incitait désormais à étendre spatialement
son influence par l'investissement du mouvement ouvrier occidental
comme par la progression de sa domination policière.
Cette thèse s'écroula
lorsque, d'une part les années ultérieures établirent la
« coexistence pacifique » entre les deux blocs – c'est
à dire la normalisation durable de bons rapports entre
l'URSS et les Etats Unis – et que, d'autre part, les aveux mêmes
des dirigeants russes concernant les carences et retards de
l'économie soviétique prouvèrent le néant de cette
« supériorité » que « Socialisme ou Barbarie »
accordait trop généreusement à la « bureaucratie » sur
la bourgeoisie traditionnelle.
Bordiga
n'attendit pas ce démenti apporté par les faits pour se livrer à
une critique sévère de la vision du monde selon Chaulieu et ses
amis. Cette critique, dans l'immédiat, répondait à une exigence
impérieuse, d'une urgence vitale pour le « PC Inter » ;
les camarades du groupe parisien, en effet, à la suite d'une série
de discussions avec les théoriciens de « Socialisme ou
Barbarie » avaient quitté la « Gauche communiste »
et adhéré presqu'en bloc au courant ex-trotskyste. Mais elle
trouvait également une place de premier plan dans ses efforts de
« remise en ordre théorique ».
à
suivre...
Notes:
1De
l'influence qui fût décisive pour cette adhésion, je parlerai
dans les chapitres ultérieurs, lorsque je décrirai ce « cas »
politique extraordinaire que fût le « camarade Piccino ».
2Voir
tableau des sigles.
3Après
la coup d'Etat de Badoglio qui, avec la bénédiction du roi,
renversa Mussolini en 1943, l'Italie rompit le pacte militaire qui
la liait à l'Allemagne nazie et traita avec les Alliés. Mais les
troupes du Reich déferlèrent sur la péninsule comme en pays
ennemi. La lente progression des troupes alliées qui, entretemps,
avaient débarqué dans l'Italie du Sud, stabilisa un front de
combat qui, jusqu'à la fin de la guerre, partagea le pays en deux.
4La
traduction française en est parue en 1946.
5J'escamote
de même un aspect paradoxal de son dénouement : l'appui
inconditionnel apporté par Vercesi à Bordiga, alors qu'entre les
deux hommes existait pourtant un grave désaccord quant au rôle
désormais dévolu à l'organisme de type syndical. De cette
divergence, jamais bien éclaircie, et dont la discussion par voie
épistolaire demeura ininterrompue, je rapporterai plus loin tout ce
que j'en sais.
6L'expression
appartient à Léon Blum, un des grands esprits de la SFIO.
7Damen,
le principal adversaire de Bordiga dans le « PC Inter »,
a publié après la scission des lettres échangées avec Bordiga et
qui illustrent de façon intéressante leurs divergences. On y
reviendra.
8De
son vrai nom Castoriadis, aujourd'hui sociologue réputé.
9Cette
position fortement influencée par le défaitisme engendré par
l'état d'eimpuissence de la classe ouvrière après la guerre,
schématisait sur un mode quelque peu apocalyptique une situation
spécifique que l'essor productif de la décennie suivante, avec ses
explosions de grèves et de revendications, devait sérieusement
bousculer. Cependant, elle témoignait par ailleurs d'une perception
aiguë de la condition salariée dans les pays de l'Est. Les
analyses de « SB » ne se réduisaient onc pas aux
puériles affirmations que j'ai relevées plus haut et auxquelles je
me suis tenu parce qu'elles étaient au cœur du débat de l'époque.
Une appréciation plus complète trouvera sa place dans les
chapitres ultérieurs.
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