et "l’armée rouge", cette notion inconnue
dans les programmes socialistes...
« Le capitalisme d’Etat c’est la militarisation
de l’économie ». Boukharine
« Le débat sur les syndicats devait révéler à
quel point le problème de l'Etat et de ses rapports à la classe était
dangereusement défiguré quand a été émise la proposition - sérieusement avancée
et débattue dans un Congrès du Parti Communiste! - de la militarisation de la
classe ouvrière. La redéfinition de Lénine en opposition à la militarisation au
nom de l'"Etat Ouvrier"… ». Marc Chiric
« En 1920, le pays est exsangue, le prolétariat
saigné à blanc, quantitativement et qualitativement diminué. L'économie est à
zéro ; les villes semi-désertées. La vie politique a subi une militarisation
dont elle ne se guérira plus. Une sorte d'état de siège survit à la fin de la
guerre civile ». Lucien Laugier
« La guerre de la Commune ouvrait la voie
à l’aliénation complète du prolétariat, armée de travail, et armée pour la
guerre du capital » Philippe
Riviale
On pouvait craindre
l’apparition d’un nouveau Bonaparte en la personne de Toukhatchevsky mais ce
sera Staline qui le coiffera sur le poteau. Le reflux de la révolution mondiale
en Russie ne peut s’expliquer par le seul constat de l’isolement, comme le
radote le milieu maximaliste, l’installation de la contre-révolution est avant
tout la mise en place d’une
militarisation de la société. Staline avait compris avant tous les autres
que son « socialisme réellement existant », c’est-à-dire le capitalisme d’Etat, c’est le pouvoir de l’armée sur la société.
Comme pour l’exhumation des leçons de la Commune de Paris, Lénine a encore eu du
génie de commencer à se méfier du concept de « guerre
révolutionnaire au moment du traité de Brest-Litovsk. Cette idée de
« guerre révolutionnaire » - le renversement de la bourgeoisie
autochtone de l’extérieur par l’armada stalinienne - sera l’espoir attendu par
les staliniens résistants et leurs homologues trotskiens – de 1944 aux années
1970 - qui nous auront conté souvent ou de manière opaque l’espoir
prolongé de ce même cauchemar avec les
soldats cubains en Angola, l’armée vietnamienne au Cambodge, etc. Les préoccupations
d'efficacité militaire « antifasciste » en Espagne en 1936 - se mêlant
à des objectifs de rétablissement de l'ordre démocratique bourgeois – obéirent au même concept devenu frauduleux de « guerre
révolutionnaire ». Comme en Russie, la contre-révolution s’installe par le
triptyque « militarisation-
commandement unifié- discipline adéquate », dans l’unité cacophonique des
modérés démocrates, des staliniens et des anarchistes (entre autres, Durruti,
Mera et García Oliver), et les prolétaires armés des milices se retrouveront
dindons de la farce antifasciste.
L’étatisation du parti communiste date
de la guerre civile
Pendant la guerre civile Staline
cesse d’être la « tâche grise » dont parlait Martin Malia
(d’après le témoignage d’un chroniqueur menchevik). Il est commissaire du
peuple aux nationalités mais surtout commissaire politico-militaire sur
différents fronts, où il est d’ailleurs très mauvais stratège. Sa répression à
Tsarytsine a été longtemps méconnue par nombre de spécialistes ou de militants
qui se prétendaient éclairés ; en septembre 1922, bien que diminué par la
maladie Lénine, informé par Trotsky, avait fini par condamner la répression
sanglante « interne » de Staline contre une population désireuse
d’autonomie vis-à-vis de Moscou. On méconnait généralement aussi les « classes
militaristes » de Staline lors de la guerre contre la Pologne en 1920. Il
s’est constitué au cours de cette deuxième expérience comme chef militaire un
cercle de comparses aussi arrivistes que lui : Molotov, Kaganovitch,
Vorochilov, Mikoyan, Kirov, Jdanov, Ordjonikidzé. Pendant cette guerre civile
(dite révolutionnaire…), Staline apprend « l’art de gouverner les hommes ».
Mais la gloire de la victoire échoie au brillant intellectuel juif Trotsky. Ces
guerres successives avec la dite guerre civile impliquent naturellement un
renforcement de l’Etat et une militarisation du parti.
La montée de Staline s’explique
plus par la crainte des autres « compagnons de Lénine » que Trotsky
devienne un nouveau Bonaparte. Aussi les Zinoviev et Kamenev misèrent-il sur le
« pâle Staline », qu’ils croyaient malléable. Ils étaient tous
dominés par la croyance en l’infaillibilité du parti. Ce parti de 1924 est
différent du parti de 1917, les hommes au pouvoir bénéficient de privilèges,
menus mais enviables. Moshe Lewin le constate comme dérive oligarchique. Le
parti de la classe ouvrière victorieuse est devenu un parti de fonctionnaires
« ex-ouvriers ». Le soi-disant testament de Lénine que Trotsky fait
circuler dans le parti est tellement ambigu qu’il ne lui profite pas ;
Staline et Trotsky y sont mis finalement sur le même plan comme Copé et Fillon.
Staline s’allie avec le chef du Guépéou Djerzinski et place à la direction de
la police ses amis Iagoda et Ejov qui seront les successeurs du polonais décédé
d’une crise cardiaque après une crise de colère contre le futur dictateur en
1926. Depuis 1925 le clan Staline est majoritaire au Poliburo.
Trotsky, tout en suivant le
raisonnement sur la guerre révolutionnaire française écrira en 1936 (in La
révolution trahie) que Staline trahit la révolution comme Bonaparte et
« au bénéfice d’une nouvelle aristocratie ». La comparaison est
filandreuse car pour les ancêtres Marx et Engels. Bonaparte ne trahit pas la
révolution jacobine mais la consolide par son expansion militariste (foireuse)
en Europe ! La comparaison ne permet pas de mieux comprendre le
stalinisme, et surtout évite le point cardinal fatal à une révolution, le
moment où elle se termine par la guerre et la militarisation de la société, du
parti, etc. Le reflux révolutionnaire est alors plus dans l’ornière de la
guerre, externe et interne, où ne règne plus qu’un combat de chefs et de castes
oligarchiques. C’est suite à la guerre contre la Pologne et au long de la
guerre civile que l’Etat met en place une façon de gouverner terroriste, qui se
concrétise peu après inconsciemment par le massacre à Kronstadt. Ce n’est ni
l’héritage asiatique ni la personnalité tordue (PN) de l’obscur Staline, ni les
erreurs de Lénine qui expliquent donc
cette dérive.
L’industrialisation forcenée et
l’élimination physique de la paysannerie en 1929 est une sorte de retour
au « communisme de guerre » du temps de la guerre civile (1918). La
classe paysanne était une classe archaïque vouée à l’extinction du point de vue
marxiste (et le capitalisme a fait le boulot un peu partout même s’il reste encore
une paysannerie énorme) ; mais Marx – ni ses lointains héritiers de la
Gauche communiste - n’entendait nullement l’extermination physique mais
l’urbanisation des ex-paysans. C’est donc dans une logique de « guerre
révolutionnaire » interne que Staline les déporte et les massacre par la
famine (en Ukraine), avec pour justification envers ses complices intellectuels
en Occident… le massacre des Vendéens un siècle plutôt du côté de la façade
atlantique de l’Europe.
LE COMBLE DE LA REVOLUTION RUSSE :
LA MILITARISATION DE LA CLASSE OUVRIERE
Au cours de l’année 1920, lors du
IXe congrès du parti bolchevik au pouvoir on s’étripe sur la question de la
militarisation des syndicats, quand le pire se dessinait déjà : la
militarisation de toute la société. Trotsky est pire que Staline (qui reste encore
simple tâche) en proposant de militariser des organes de défense des ouvriers,
devenus en effet des girouettes étatiques, les syndicats, ces antidotes
bourgeois aux conseils ouvriers révolutionnaires. A ce IXe congrès du parti
communiste russe, une résolution sur le passage au système des milices légifère
pour un encadrement militaro-industriel sur tout le territoire afin de
continuer à assumer « la défense militaire de la révolution » :
« A la période de
transition actuelle, qui peut être prolongée (sic), doit correspondre une
organisation militaire des forces, permettant de donner aux travailleurs la
préparation militaire indispensable tout en ne les détournant que le moins
possible du travail industriel. Ce système ne peut être que celui de la Milice rouge des ouvriers
et des paysans, formés par territoires. (…) Le caractère essentiel du système
soviétiste réside dans le contact étroit entre l’armée et l’industrie, de sorte
que la force vive de tels districts industriels constitue à la même heure la
force vive de telles unités militaires ».
Les travailleurs dans les
entreprises doivent être mobilisables en permanence. Les ouvriers qualifiés doivent être
« incorporés dans l’industrie » avec « le rigoureux esprit de
suite dont on a fait preuve dans le commandement nécessaire à l’armée »
(sic). « Travail obligatoire » et « camps de
concentration » (dénommés « isolateurs politiques »[1]) pour
les « déserteurs » du travail car « somme toute, il faut adopter
la méthode qui a présidé à l’organisation de l’armée rouge. » Les
« meilleurs cadres » de l’armée, comme les écoles militaires, doivent
être répartis « sur le territoire de la façon la plus utile ». La
guerre révolutionnaire est devenue une institution pour imprégner et régenter
la société entière. Les Conseils ne sont plus que « les Conseils des
armées du travail ». Il faut s’opposer à tout amoindrissement du rôle des
syndicats, si utiles pour mobiliser pour les « samedis communistes ».
Les spécialistes, militaires,
ingénieurs et techniciens – pour être gagnés à la cause et en attendant que les
ouvriers soient formés plus largement aux tâches de direction - doivent
recevoir des « primes élevées ». Autant dire qu’on est dans une
caserne !
La gestion improvisée dite du
« communisme de guerre » avait abouti à l’affaiblissement des conseils ouvriers mais
aussi à la désagrégation du parti devenu organe d’Etat. Selon Sverdlov, peu
avant sa mort, le parti « explose sur des lignes d’intérêt particulier
comme la nation entière. Il faut le reconstituer ou envisager la faillite de
toute l’expérience bolchevik ». La mort de Sverdlov brise les rapports
formels et cordiaux qu’il assumait entre le parti et les conseils ouvriers. Staline
s’empare de responsabilités bien supérieures à celles auxquelles avait pu
prétendre le disparu mais pour mieux renforcer l’ascension de sa clique.
« L’américanisation de la
production » qui succède aux premières improvisations, couplée au maillage
du territoire sous le contrôle de l’armée est le meilleur ciment pour une
restauration nationale ou plutôt une limitation nationale du projet socialiste,
c'est-à-dire son annihilation sous les termes paradoxaux de « nation armée
communiste », selon les termes du congrès.
La militarisation ne date pas du
débat impulsé par le sévère ministre du
travail Trotsky en 1920 concernant l’obéissance requise pour les syndicats,
mais est intrinsèque à toute la société révolutionnaire dès le début de la
guerre civile ; c’est la guerre civile qui a obligé les bolcheviks à
militariser toute la société. Il y a plus de généraux que de soldats et un
fonctionnement fédéraliste qui permet l’ascension du commissaire général
Staline. L’idéologie de la « guerre révolutionnaire », transmuée en «militarisation
» a été le principal vecteur de la restauration de la hiérarchie étatique dans
le parti, et Staline le menuisier de l’escalier. Tout l’honneur de Trotsky a
été de refuser de s’appuyer sur la hiérarchie militaire pour monter un coup
d’Etat, contrairement à ce que craignaient les ex-compagnons de route de Lénine.
Tous ont été bernés par la contre révolution… militaire !
Ainsi, ce qui n’était pas apparu
comme prioritaire au moment de l’intense discussion sur le traité de Brest
Litovsk, était la mise sur pied d’une véritable armée régulière pour récupérer et
assujettir à nouveau les millions de déserteurs au profit du nouvel Etat :
tu rejoins l’armée ou on te laisse crever la dalle ! Cette armée rétablira
la hiérarchie et les grades, elle utilisera nombre d’anciens officiers
tsaristes. Anarchistes et SR de gauche préparaient
à leur façon le pavage du chemin stalinien en défendant une version romantique
girondine de cette nouvelle armée : « L’armée révolutionnaire des
paysans et des ouvriers ne saurait être créée en violant la volonté libre des
travailleurs, ni en leur imposant le service militaire obligatoire. L’armée de
la révolution sociale ne peut se composer que de travailleurs qui se seront
joints à elle de leur plein gré » (cf. Steinberg, Cahier Spartacus n°122).
Vision individualiste de l’armée imaginée comme vecteur de la révolution, et
très compatible avec l’apologie du terrorisme par ce vieux parti usé et éculé,
plus anarchiste désormais que fidèle à son glorieux combat passé contre
l’autocratie. Un bon disciple anarchiste
ambigu Steinberg fait découler l’institution de la terreur comme conséquence de
la « paix honteuse » de Brest-Litovsk.
Cette armée n’est ni révolutionnaire
ni prolétarienne. Elle est composée de soldats pour la plupart paysans et
de sous-officiers qui avaient servi dans
l’armée tsariste, le quart de l’effectif du soviet de Petrograd a été fondu
dans la troupe ; à son sommet nombre de membres de l’intelligentsia
détiennent les responsabilités politico-militaires. Elle a de plus absorbé pour
ne pas dire enrégimenté des milliers de militants du parti bolchevik, ce qui
n’est pas rien comme mise au pas et étouffement de tout esprit critique
« de classe ».
Comme en Allemagne, l’armée est
présente en tant que telle dans les conseils ouvriers. Et, si l’on en croit
Pierre Broué, à la fin de la guerre civile, 300 000 militants se trouvent
dans l’armée rouge, autrement dit ce ne sont plus des militants mais des
soldats. Le 28 mars 1918, Trotsky n’a-t-il pas discouru autour du mot
d’ordre : « travail, discipline, ordre », inaugurant à son insu le
fameux triptyque contre révolutionnaire ? Ou logique avec une conception
carrément substitutionniste et politicarde du pouvoir contraire à ses écrits de
jeunesse ? Ou une conception trouble du parti qui, en opposition, est un
guide de la classe à condition qu’une fois au pouvoir il devienne son directeur !
La préparation militaire se
faisait dans le cadre du lieu de travail et prit une telle ampleur que les
soldats-ouvriers, présumés prêts à abandonner l’établi pour obéir à des colonels,
auraient été près de cinq millions en 1920. Légende difficile à croire tant l’armée
tsariste en débandade n’était plus qu’un lointain souvenir. Loin de servir pour
le seul objectif territorial de défense du pays, la nouvelle armée assurait
pour l’Etat une militarisation totale de la population et pervertissait tout
mécanisme décisionnel des masses en les emprisonnant aux désidératas du parti
militaire. Pierre Broué a saisi la critique du fonctionnement militarisé du
parti par l’Opposition ouvrière et de l’opposition déciste. Il leur reprenait
les termes de « parti communiste, militarisé » et qualifiait
judicieusement le communisme de guerre de « communisme militaire ».
Pour Trotsky la guerre civile est
devenue une école de formation gouvernementale :
« Le Département de la Guerre déterminait le travail
gouvernemental du pays entier (…) Les membres du comité central, les
commissaires du peuple, tous les dirigeants du parti passaient la plus grande
partie de leur temps au front, comme membres de comités révolutionnaires de
guerre et parfois comme commandants d’armée. La guerre elle-même était une
école sévère de discipline gouvernementale pour un parti révolutionnaire qui
était sorti depuis quelques mois seulement de la clandestinité. » (cf.
son « Staline »)
Mais Staline avait compris avant
tous les autres que le « socialisme
dans un seul pays », c’est-à-dire ce qui est déjà devenu une forme de
capitalisme d’Etat, c’est le pouvoir de l’armée sur la société, et tout l’intérêt de se
positionner dans les affaires militaires pour être propulsé au premier plan du
pouvoir.
Trotsky était toujours
resté méfiant sur les vertus propagandistes de l’armée, et c’est sans doute
pour cette raison que ses pairs l’avait nommé président du conseil militaire ;
mais même du temps de Lénine il se trouvait toujours plus ou moins associé avec
Staline vu comme un antidote à ses possibles vues personnelles dictatoriales.
Après la perte du pouvoir,
Trotsky n’est pas très réaliste lorsqu’il écrit, dans « La révolution
trahie », rédigé au milieu des années trente, que l’armée « vivait,
naturellement, des mêmes idées que le parti et l’Etat ». En effet pas très
réaliste eu égard au rapide rétablissement de la hiérarchie militaire, et à l’emprise
du phénomène de militarisation. Trotsky se vantait de comment il avait répondu
à Goussiev, un proche collaborateur de Staline, en 1921 qui le tançait de
sous-estimer le rôle de « l’armée de classe du prolétariat », en
particulier pour développer des guerres révolutionnaires défensives et
offensives contre les puissances impérialistes. Il avait répondu que la
« force armée étrangère » est appelée à jouer dans les révolutions
« un rôle auxiliaire et non principal », ce qui est vrai
principiellement du point de vue marxiste, à condition que cela ne cache pas
une militarisation du travail et des hommes en uniforme dans les usines. Avec Staline « l’armée révolutionnaire
rouge » était destinée à jouer le rôle principal ! Contre la classe
ouvrière.
Anarchistes,
socialistes-révolutionnaires et menchéviks de gauche se sont époumonés en avril 1918 contre le
danger de « militarisme » et les « Bonaparte » de la
nouvelle armée. La militarisation n’est pourtant pas un simple
« militarisme rouge », inventé par les seuls bolcheviques au pouvoir.
Elle est plus subtile cependant que les armées contre-révolutionnaires du
XVIIIe siècle ; elle vient polluer l’existence de la classe ouvrière comme
classe productrice et pacifique. Avec le souci de la « patrie
socialiste » que Trotsky réhausse en janvier 1919, le soldat-laboureur
devient un soldat-travailleur de « l’armée révolutionnaire du
travail ». Dans sa théorisation de la militarisation socialiste le
ministre Trotsky ne craignait pas les
tautologies hâbleuses pré-figuratrices de l’idéologie stalinienne :
« La militarisation du travail par la volonté des travailleurs eux-mêmes
est un procédé de dictature socialiste ».
En 1936 (cf. La révolution trahie)
le prophète déchu du pouvoir voulait bien reconnaître que l’armée n’avait pas
été épargnée par la dégénérescence de la révolution, et que cette
dégénérescence avait trouvé son expression la plus achevée en son sein. Il
esquivait la question de la militarisation de la société.
L’armée n’avait-t-elle pas été le
facteur actif pour brider la société dès les débuts ? Non, c’est seulement
à la fin de la guerre civile que : « La démobilisation d’une armée
rouge de cinq millions d’hommes devait jouer dans la formation de la
bureaucratie un rôle considérable. Les commandants victorieux prirent les
postes importants dans les soviets locaux, dans la production, dans les écoles,
et ce fut pour apporter partout, obstinément le régime qui leur avait fait
gagner la guerre civile. Les masses furent peu à peu éliminées de la
participation effective au pouvoir ».
Hypocrite raisonnement en constat
rétroactif et partiel que la militarisation, qu’il avait lui-même prônée pour
les syndicats, avait mené à l’étouffement de toute révolution mais parce que l’armée
était « démobilisée », « inactive ». Ce n’est pas l’armée
en tant que telle qui avait dévitalisé les soviets mais l’orientation
capitaliste d’Etat des ministres « prolétariens » avec leur triptyque
« militarisation- commandement
unifié- discipline adéquate » !
Un continent entier fût ficelé
par l’armée tchékiste et rouge, enfermant la population prolétaire et paysanne dans une gigantesque
caserne « pour son bien ». Elle ne réprime pas d’abord (quoique…)
mais obtient rapidement la fonction de « contrôle » : elle
encadre, « rééduque », fabrique « un homme nouveau ».
En 1937, la revue mensuelle du
groupe de Gaston Davoust, L’Internationale, tire le bilan de ce qu’est devenue
l’armée rouge près de deux décennies plus tard :
« L’armée n’a pas été remplacée par le peuple en armes. Elle n’est
pas devenue une milice socialiste du peuple. Tout au contraire, on a éliminé
les unités territoriales correspondant aux usines, aux mines, aux communes
agricoles. En 1935, 74% des divisions de l’armée rouge appartenaient aux unités
territoriales, et 26% seulement aux unités concernées. Actuellement, l’armée
rouge ne comprend que 23% de divisions territoriales seulement. Mais en
réduisant de 51% les milices territoriales, le gouvernement soviétique a rétabli
les seules formations territoriales du régime tsariste : les unités
cosaques, les Vendéens de la
Révolution d’octobre. Et l’on a rétabli la hiérarchie des
officiers, du lieutenant au maréchal. On a créé une base sociale et matérielle
stable à une caste privilégiée en les attachant aux milieux dirigeants et en
affaiblissant leur liaison avec la masse des soldats. Cette différenciation
profonde de l’armée démontre l’abîme entre dirigeants et dirigés dans la
société soviétique. La bourgeoisie, surtout la bourgeoisie française qui en
vertu du pacte franco-soviétique a influencé cette différenciation directement,
a compris toute sa signification. En l’apprenant, « Le Temps » n’a
pas hésité à écrire (25 septembre 1935) : « Les Soviets s’embourgeoisent. »
Dans sa première période, le régime soviétique était moins bureaucratique. Et
Lénine s’occupa, dès le début, de l’élimination du fonctionnariat, de ces
« parasites » du corps social. Mais, au lieu de disparaître, la
bureaucratie a grandi formidablement en nombre et en puissance (…) L’appareil
de répression a pris des proportions formidables. Les effectifs de la Guépéou seule constituent
une petite armée de 100.000 hommes d’une formation spéciale et d’un pouvoir
illimité. La Guépéou
possède un réseau de mouchards dans tous les établissements, toutes les
organisations, toutes les usines, toutes les écoles, toutes les maisons
d’habitation. Elle peut infliger sans jugement jusqu’à cinq ans de bagne et
d’exil, indéfiniment renouvelables. En 1917, une opposition de gauche exigeait
l’introduction dans le code pénal d’un article « punissant comme un crime
grave contre l’Etat toute persécution directe ou indirecte d’un ouvrier en
raison de critiques qu’il aurait formulées. » En 1936, toute critique, la
moindre opinion libre sont persécutées. Interdictions de séjour, camps de
concentration, prisons, exécutions capitales : voici les moyens de
conviction de la « démocratie prolétarienne ». Les principales vertus
qu’on exige de l’homme soviétique sont l’obéissance sans réflexion et la
fidélité au chef ».
Initialement la création de
l’armée rouge comme celle de la
Tchéka devenue Guépéou, obéissait au besoin de rétablir
l’ordre en mettant fin aux désordres causés par les bandes de l’Ancien régime
soutenues dans l’hypocrite paix capitaliste par les mêmes belligérants
capitalistes.
Or le maintien d’une armée
permanente est de fait contraire aux principes socialistes - comme le rappelle
un texte de l’Internationale communiste - qui ne concevaient jusque là que
« le peuple en armes » ou le maintien de milices armées (gardes
rouges) jusqu’au triomphe final du communisme. Depuis que Lénine avait rembarré
Boukharine qui avait demandé où en était le « dépérissement de
l’Etat », il avait bien fallu se rendre à la raison de qui dit Etat dit
armée. Etat rouge donc armée rouge. La couleur cachait le renforcement de
l’Etat et par extension la militarisation de la société. Les effectifs de la Garde rouge étaient trop
réduits pour permettre de combattre efficacement la contre-révolution des Blancs
soutenus par les puissances étrangères (France, Royaume-Uni, Tchécoslovaquie,
Etats-Unis, Japon). Il fallait reconstituer un corps d’armée centralisé à
l’échelle du pays, en faisant quelques entorses à la théorie marxiste de la
suppression des corps mercenaires après la prise du pouvoir.
Quelques jours après la signature
de la paix honteuse, Trotsky, au nom du parti bolchevik s’était écrié dans un
discours « il nous faut une armée » :
« Dans nos efforts pour
créer une armée, nous nous heurterons certainement à une série d’obstacles.
Nous sommes les héritiers, que nous le voulions ou non de toute la
« cuisine » politique de nos ennemis et de tout le fardeau des
derniers événements (sic ! jlR). Au premier chef, la paix de Brest-Litovsk
s’est abattue tragiquement sur nous uniquement à cause de la gestion du régime
tsariste, puis de celle des conciliateurs petits bourgeois ».
L’ARMEE DE CLASSE… UNE ARMEE DE CHASSE AUX PROLETAIRES !
Jamais Marx n’a parlé d’une armée
à créer après la révolution… Un travail d’explication est nécessaire concernant
le débauchage théorique bolchevique, plus opportuniste que bourgeois. Après
avoir milité pour la paix et contribué à la victoire de la révolution et à la
destruction de l’armée bourgeoise, le parti bolchevik doit assumer ses
responsabilités à la tête de l’Etat. Puisque le territoire de la révolution
fait face à des armées bourgeoises disposant d’une propagande très intensive du
bambin à l’homme adulte, pourquoi la révolution ne se doterait-elle pas d’une
armée, au moins pour se défendre ? Trotsky passa en revue tous les
arguments qui pouvaient choquer un déserteur et pour le ramener à la raison.
Oui il faut une discipline mais une discipline « révolutionnaire »,
comme les premiers airbags des voitures modernes. Oui on aura affaire au
« commissaire Ronchonneau » mais on lui adjoindra des surveillants
politiques. De l’étoffe des Stalines…
Trotsky, après s’être rallié à la
paix honteuse forcée, n’en continuait pas moins de se bercer dans l’espoir de
la future « guerre révolutionnaire ». De retour à Moscou au mois de
septembre 1918, il modifie de son propre chef le Conseil suprême de la guerre
en « Conseil de guerre révolutionnaire ». Des mots qui ne
peuvent transcender une triste réalité.
Au mois de mars 1919, dans un
autre discours, il revient sur l’ancien programme social-démocrate de la IIème Internationale
défunte. Il rappelle que celui-ci stipulait que le mouvement socialiste projetait la mise sur pied de milices et était
opposé à toute idée d’armée de métier impérialiste. Désormais, estima-t-il
la « milice populaire » est privée de sens car la révolution russe se
dirige vers « l’Etat prolétarien et l’Armée de classe ». Tourné
encore vers les si nombreux déserteurs il assurait que la formation de la
nouvelle « armée de classe » se ferait sur la base du volontariat.
Mais peu après et très vite, il se reniait, prrécisant qu’il faut mettre en
œuvre un service militaire obligatoire afin de favoriser la centralisation de
la défense à tout le pays.
Pour renforcer cette nécessité
d’une armée « nationale » centralisée, Trotski désigne la caricature
d’armée défendue par « l’intelligentsia petite bourgeoise » (les
Socialistes Révolutionnaires de gauche) avec leur conception d’une guérilla
avec détachements de partisans. Il ridiculise une conception campagnarde qui ne
sera pas pourtant pour déplaire à une IVème Internationale estudiantine
admiratrice de Che Guevara et qui s’est prétendue l’héritière du chef de « l’armée
soviétique révolutionnaire » : « Prôner l’esprit de guérilla
comme programme militaire, c’est recommander de revenir de l’industrie lourde à
l’atelier artisanal ». Cette théorie dépassée est bien le propre
d’incapables : « ces groupes de l’intelligentsia incapables de se
servir du pouvoir d’Etat ». Quand lui, ministre prolétarien a pleinement
conscience de ses devoirs de général « défenseur de la nation assiégée »…
Dans un autre discours du 29
juillet 1918, Trotsky décréta « la patrie en danger ». Il
invoquait la révolution française : « oui il nous faudra faire revivre
ses traditions dans toute leur étendue ». Restez tous au garde à vous
pendant que je vous parle !
Voulait-il parler de la terreur,
de la guerre extérieure, du massacre des populations innocentes ? Les
discours publics sont toujours un peu
superficiels et simplificateurs ; c’est ainsi qu’il présente les jacobins
comme plus va-t-en guerre que les girondins (ces petits bourgeois historiques…)
et qu’il cite à son gré un « jacobin » (cela fait plus léniniste
auprès des anciens membres du parti) qui a déclaré tout de go :
« Nous avons conclu un traité avec la mort ». Car, en effet, en
pleine guerre on ne conclut pas un traité avec l’humour.
* * *
Cette reconstruction accélérée
d’une « armée de classe » par les commissaires d’Etat n’est pas sans
poser problème aux militants eux-mêmes en uniforme. L’Opposition militaire en
1919 avec Frounzé, un des grands chefs de l’armée rouge, est composée d’anciens
militants du parti qui voient d’un mauvais œil la croissance du nombre des
parvenus et nombre d’ouvriers combatifs peu rassurés de voir ingénieurs,
officiers et professeurs d’hier, encore aux postes de commandement. Cette
opposition ne contesta pas l’institution de l’Armée « de
classe » mais milita pour recommander une guerre de manœuvre fondée sur
des opérations de guérilla ; Stalkine en fût membre.
Le commandement de l’armée rouge
ne fonctionna pas initialement comme l’Etat-major rigide des armées
bourgeoises, il était fluctuant suivant les débats et orientations du parti.
L’armée « de classe » avait encore des allures (rassurantes) d’armée
mexicaine. Trotsky n’en était pas l’artisan tout puissant et infaillible.
Victor Serge rappelle qu’un jeune médecin de vingt -six ans, Skliantsky, était
son suppléant, et fut un des principaux organisateurs de cette armée
« sortie du néant », « notre Lazare Carnot ». Gloire
frelatée donc du général Trotsky ?
En juillet 1919, quelques mois
après le conflit avec le « groupe de Tsaritsyne », le commissaire aux
armées Trotsky est mis en minorité et voit se réduire ses prérogatives. Lénine,
aveuglé par les victoires remportées sur le général blanc Koltchak, dans une
logique de chef de guerre passe sur les exactions du commissaire Staline et
donne son appui aux éléments du groupe de Tsaritsyne où manœuvre le futur
dictateur. Trotsky donne sa démission qui est refusée. Lénine se rend compte de
son erreur après des informations plus complètes sur le comportement sanglant du
clan Staline contre la population locale.
Boukharine dans un article
interne de 1924, s’adossant à Staline, mettra en garde avec hypocrisie et
opportunisme contre l’évolution de Trotsky. Pour nombre de compagnons de
Lénine, Trotsky se comporta réellement souvent comme une girouette. La
postérité et sa propre apologie littéraire a enfumé plusieurs générations sur
un personnage loin d’être un exemple de rectitude théorique. Revenant
brièvement sur son « erreur » de l’époque (Brest-Litovsk, erreur à
lui Boukharine) « l’enfant chéri du parti » - qui fût souvent
autrement génial et plus hardiment avant-gardiste que Trotsky - notait
judicieusement le danger de l’armée en
tant que telle pour le parti : « …
dans l’orbite de notre parti, il y a l’armée, avec tous ses attributs. Il faut
se souvenir de tous les coups d’Etat contre-révolutionnaires. Il faut voir que
c’est une troisième force qui l’emportera si la guerre civile s’engage dans
notre parti. »
Mais voilà, cette « troisième
force » (sans doute outre le parti et le prolétariat) n’était-ce pas « l’armée
rouge », une notion inconnue jusque là dans tous les programmes
socialistes et communistes ?
[1] Dans un pamphlet
intéressant – Faut-il brûler Lénine ? – Bruno Guigue démonte très bien les
abus et amalgames de l’école révisionniste des Furet et Courtois. Après avoir
expliqué que la terreur rouge ne fit que répliquer à la terreur blanche,
infiniment plus meurtrière, il signale que les camps d’internement ouverts
pendant la guerre civile furent fermé dès 1922, et bien loin de préfigurer le
goulag.
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