« L’enfer continue : de la
guerre de1940 à la guerre froide, La Gauche communiste de France parmi les
révolutionnaires 1942-1953 sous-titré « Textes à l’appui avec des écrits
politiques de Jean Malaquais, par Michel Roger (ed Coleman).
Il y a
bien sûr de nouvelles informations intéressantes dans cette suite du précédent
ouvrage de l’auteur - « Les
années terribles (1926-1945), réédition d’une vieille thèse[1]- et le
livre présente un intérêt évident pour quiconque ne connait pas l’histoire du
courant maximaliste.
Il est
regrettable cependant qu’il débute comme une hagiographie de Marc Chirik et
présente la GCF, minuscule groupe qui a certes maintenu les positions
internationalistes pendant la guerre comme première véritable fraction marxiste
en France[2].
Hagiographie incongrue concernant une poignée de militants qui se sont
complètement trompés de perspective dans l’après-guerre tant par leur croyance
en une révolution au lendemain de la guerre que par une analyse catastrophique et
peu maxiste de l’état économique du capitalisme, conçu comme incapable de se
relever de la guerre mondiale alors que celle-ci a été un coup de fouet pour sa
reviviscence et pérennité.
Le « grand
homme » Marc Chirik s’autocongratule outre mesure (en privé) dans l’exergue
en première page, nouveau Jésus qui aurait porté sa croix trente années
parcourant « physiquement et moralement tous les
degrés du calvaire du
prolétariat » (in lettre personnelle à Malaquais). Fallait-il à ce point
glorifier l’homme au détriment du courant dont il a été le principal animateur L’exagération
est outrancière, derrière une telle citation introductive de la part de Roger.
Marc n’a pas connu la déportation comme nombre de révolutionnaires ni la prison
comme Chazé. Il est passé à travers bien des ennuis et risques comme quelques
autres mais cela ne lui donne pas l’étoffe d’un héros. Fils de rabbin Mordechaï
Chirik avait tous les défauts des fils de rabbin : désir d’être autrement
le père comme ce fut le cas de Durkheim, le sage, le guide, le père porteur de
la loi (marxiste en l’occurrence). L’ayant bien connu, avec ce messianisme qui
l’habitait – sa compagne Clara disait qu’il avait le « feu sacré » -
je ne pense pas qu’il aurait aimé qu’on lui dessine cette pose hiératique de
thaumaturge de l’organisation. Il était trop intelligent pour être totalement mégalomane.
Mais il le fût parfois. Il se vantait un jour d’avoir été dans tous les comités
centraux, un autre d’avoir refusé de devenir le secrétaire de Trotsky, ou un
autre jour d’avoir toujours été en minorité alors qu’il fût toujours « majoritaire »
dans le CCI par exemple. Mais ces défauts de la jeunesse arrogante n’entament
pas une réelle sagacité politique et une impressionnante perspicacité sociale au
cours de sa vieillesse quand certains le nommaient « le vieux » alors
qu’il ne fût jamais vieux. Il ne faisait pas bon se trouver en face de lui,
dans la polémique il était redoutable. Redoutable du fait de sa très longue
expérience politique. Il avait en effet traversé tout le siècle baigné au
firmanent de l’Octobre russe puis ferraillant dans les groupes oppositionnels
des années 1930 avec un constat souci de retrouver les véritables voies devant
favoriser la révolution prolétarienne ultime.
La
reconstitution de la fraction italienne en 1941 à Marseille est assurément à
mettre au crédit historique de Marc et de ses camarades. Michel rend très bien
compte de la création des conditions de la création du Noyau français de la
gauche communiste en 1942 et du travail positif avec les « trotskystes-léninistes »
RKD, et surtout de sa réaction sainement marxiste à l’effondrement théorique de
la fraction italienne avec sa théorisation de la « disparition du
prolétariat ». Mais somme toute, avec la sale période de la Libération
(triomphe total de la bourgeoisie) les aléas du messianisme auront raison
rapidement de la pérennité du groupe. D’une part parce qu’il s’est planté comme
toutes les minorités dites d’extrême gauche (des anars aux trotskistes) en
misant sur une nouvelle vague révolutionnaire puis, de Charybde en Scylla,
envoûté par l’ambiance terrible de risque d’une nouvelle guerre mondiale –
vécue comme telle aussi bien par les hautes sphères bourgeoises que par la
population – le groupe s’est défait dans la farce de sauvetage des cadres, en
fait surtout de Chirik qui a pris ses clics et ses clacs pour filer au
Venezuela au début des années 1950[3].
Avant sa
disparition il ne faut pas non plus exagérer l’activisme de la GCF, « tournées
de propagande, collage d’affiches » nous dit Michel. En réalité, action en
catimini. Vu la rareté et la cherté du papier aucun
groupe politique
révolutionnaire n’avait les moyens de s’offrir de grands placards de papier. Il
s’agissait de « papillons », collés à la sauvette dans le métro ou
sur des palissades (je joins ci-contre deux de ces affichettes, environ 10cm
sur 5cm).
La bagarre
pour le leadership des fractions italienne et française apparaît toujours aussi
confuse pour le quidam et tous les dessous pas forcément reluisants ne sont pas
rapportés[4]. Le
départ de Marc de la Fraction italienne est vu par certains comme politique
personnelle et querelle de leadership ce qui est contestable quand il s’agissait
de sa part d’une réelle divergence politique. Par contre sa fracassante
déclaration d’adhésion à la fraction française a tout d’une tautologie puisque
c’était déjà son propre groupe de travail et de militantisme.
Formellement
et idéologiquement la GCF est de fait la continuation de la fraction belge Bilan,
mais on ne peut pas dire que la Fraction italienne ne l’est plus du tout
puisque les italo-belges de circonstance vont se retrouver qui avec Damen qui
avec Bordiga. Marc et ses camarades se sont ressaisis, après avoir eux aussi
cru à la possibilité de recréation du parti mondial internationaliste, et ils
ont vu bien avant 1952 que le parti
italien (dit bordiguiste) ne tiendrait pas
longtemps la route véhiculant des confusions néo-léninistes sur la nature du
stalinisme, les libérations nationales et le syndicalisme. La présence de la
petite GCF dans les luttes ouvrières est fortement exagérée, elle avait été
fortement romancée parmi l’ultra-gauche de l’après 1968. Que les deux M
intellectuels (Marc et Mousso) aient réussi à accrocher l’ouvrier Goupil au
début de la grève de 1947 à Renault n’a pas fait de Goupil un grand meneur ni
un poids lourd face au clan de Pierre Bois qui avait lancé la grève. Goupil
défendit avec ses pauvres moyens la nécessité de l’extension de la lutte contre
les staliniens reconstructeurs du pays et les trotskistes corporatifs, mais la
décharge d’énergie du petit groupe était de trop dans une période encore
totalement contre-révolutionnaire.
Théoriquement
la GCF fût beaucoup plus influencée par
les communistes de conseils hollandais que cela n’est établi. Bien avant la
séduction des barbaristes, quelques militants comme Bricianer et Malaquais
étaient devenus très anti_léninistes quand Marc, quoiqu’il en dise, restait
très bolchevique sur la question de l’organisation. Typique de l’autisme des
petites sectes, le départ du seul ouvrier du groupe Goupil fut interprété comme
« un recul de la conscience parmi les ouvriers combatifs » !
Mégalomanie quand tu nous tiens ! Goupil en avait tout simplement marre
des débats d’intellectuels dans une époque où se dissipaient les illusions d’une
classe à la veille de la prise du pouvoir. Sur le fond, la GCF devait réviser
son analyse d’un activisme hors de propos. Autre erreur, mais en même temps
signe d’un affaiblissement politique, la GCF crut bon de saluer l’apparition du
groupe « Socialisme ou Barbarie » groupe issu du trotskysme – mais l’erreur
était compréhensible on pouvait croire que des scissions du trotskysme serait
évolutives comme en témoignait le groupe très dynamique de Munis[5]. La
déliquescence du groupe et l’ouverture faiblasse de plusieurs de ses éléments à
la séduction de la nouveauté barbariste – qui les considérait comme des
vieilles croûtes – avait certainement été conditionnée antérieurement par l’influence
anarcho-conseilliste des Hollandais. C’est le pataquès, la majorité de la GCF
rejoint le guru Chaulieu et son équipe d’intellectuels futures sommités du
Gotha parisien. Michel a beau jeu de nous mettre en scène Marc martelant « la
nécessité de la lutte contre une tendance à la dislocation et à la dissolution.
C’est là le grand danger[6] dans
les groupes révolutionnaires ; nous assistons à quelques velléités d’activisme
(sic ! le même qu’il défendait la veille), mais nous rencontrons surtout
de forts éléments de dissolution (resic) ».
Michel n’évoque
pas la pression honteuse que Marc voulait exercer sur la pauvre Natalia Trotsky
justement tempéré par Malaquais, qui lui tenait la dragée haute politiquement
contrairement à sa régression démocratique en son vieil âge. Page 56 est
reproduit une critique très judicieuse de Marc par Munis, quand ce dernier n’a
pas affiché une telle cohérence dans son grand âge.
Marc
Chirik ne va pas tarder à se prendre pour Lénine en parodiant ses « lettres
de loin » qui sont très intéressantes, souvent judicieuses mais théorisent
en fait la fin de l’organisation politique où les règles strictes de parti
deviennent des rapports « de grande intimité de solidarité quotidienne…
amitié affective » (page 59). C’est certainement la période de sa vie où
il est le plus déprimé mais pas complètement perdu.
Après l’épisode
des cercles d’étude Marc est à regret de constater la dissolution et très
lucide : « Notre propre incapacité ne doit pas être rejetée sur la
classe ou être généralisée ». Mais cette disparition est dramatique
historiquement comme je n’ai cessé de le dire. La disparition du pôle politique
le plus clair en France laissant la voie et la gloire frelatée au cercle
confusionniste S ou B, a permis que les théories néo-anarchistes et
conseillistes tiennent le haut du pavé en 1968, pour le bon plaisir de la
petite bourgeoisie estudiantine.
Paradoxalement,
pour nous qui l’avons sous-estimé, c’est l’article de Malaquais à la fin du
livre qui est le plus profond et subtil sur la dissolution de la GCF, quoique
toujours hautain ; comme est brillant et perspicace son article sur le
roman.
Chirik et
Malaquais ne sont pas des saints mais des hommes. On ne peut leur reprocher d’avoir
tenté l’aventure sud-américaine quand tout était foutu pour une longue période
indéterminée. Ils ont tenté de faire jouer leurs relations hauts placées pour
monter des entreprises lucratives, Gide et Mailer pour Malaquais dans son
éclosion littéraire, André Maurois (Émile Salomon Wilhelm Herzog) pour
Chirik, mais ils n’en ont jamais tiré profit. Malaquais avait été militant mais
il ne l’était plus, il s’était embourgeoisé dans la littérature comme les Rubel
et Bricianer. Ils en avaient fini avec leur particularité juive et se
considéraient avant tout comme citoyens de l’humanité[7].
En fin de
compte, malgré une longue introduction qui apporte des éléments nouveaux
fournis par le fils de Marc et la republication de textes déjà connus mais
dispersés du travail théorique de référence de la GCF, l’ouvrage souffre de son
aspect compilatoire, de son absence de travail réel de confrontation avec ce
qui a déjà été publié, les analyses géniales de Laugier et notamment le
chapitre 6 de mon Histoire du maximalisme (2009) qui est bien plus complète sur
l’histoire de la GCF et ses contradictions et où j’ai modéré pour moi-même mes
hagiographies passées de MC.
Cet
ouvrage plus encore que le précédent cependant est à saluer comme une
contribution utile à une ultérieure histoire générale de ce courant, à laquelle il faut
espérer que s’attacheront des historiens honnêtes et à diffusion conséquente
prenant en compte documents et analyses que nous avons fourni hélas en ordre
dispersé.
[1]
Que j’ai critiquée dans ce blog le mercredi 12 décembre 2012 et titré UN TRAVAIL DE FAINEANT SUR LA
GAUCHE ITALIENNE.
[2] « La
Gauche Communiste de France est la première expression de la gauche marxiste
dans le mouvement ouvrier en France » (page 8). Exagération notoire qui
efface les représentants de l’AIT dans la Commune de Paris, le POF de Guesde,
Naché Slovo de Trotsky à Paris, les Péricat,
Souvarine, Rosmer et Treint, les premiers groupes trotskystes, Union
communiste de Chazé, le groupe de Munis, sans oublier l’influence de Bilan bien
qu’édité en Belgique, etc.
[3] Goupil (André Claisse), le seul
ouvrier de la GCF, me disait à la fin des années 1990, sarcastique : « Marc
a voulu sauver sa peau ». La parano s’étant emparée du groupe après la
fameuse réflexion de l’un d’eux : « les hitlériens ne nous ont pas eu
mais les staliniens ne nous rateront pas » (avait pronostiqué Laroche). Pas de héros de la GCF victime des exactions
staliniennes, me dit aussi Goupil dans le film que je lui ai consacré, « ce
sont surtout les trotskistes qui se faisaient casser la gueule ». Marc
se débarrasse du problème Goupil en 1949 en stigmatisant « une tendance
ouvriériste » sous prétexte de la défense du regroupement des
révolutionnaires (intellectuels) virage du chef lançant la mode du retour à la
théorie contre … l’activisme ouvriériste.
[4] Nota les querelles de basse
politique de Suzanne Voute et des italiens contre les petits juifs de la GCF en
particulier les deux terribles M (Marc et Mousso).
[5] Lorsque 20 ans plus tard la
filiation, Révolution Internationale, décrètera qu’il ne peut sortir que des
avortons du trotskysme c’était un constat fondé au souvenir de cette erreur,
mais aussi concernant les RKD, prudes léninistes, qui ont coulé finalement dans
l’anarchisme. Je redis qu’il est dommage que cette publication ait été encore
réalisée sous les auspices d’un ancien trotskiste devenu bourgeois « anarchiste
de droite » comme le dit un de ses anciens compères de ‘Combat communiste’
devenu auteur de romans policiers.
[6] A chaque virage théorique des
années 1970 aux années 1990, Marc nous ressortira le « grand danger »,
du « grand danger du parti léniniste » au « plus grand danger du
conseillisme ». De même il nous assurera être l’inventeur de la notion de
décomposition « ultime » du capitalisme, alors que cette notion était
ressassée dans tous les textes de l’IC du début du siècle.
[7] Ce qui ne fut
pas le cas d’un de leurs compagnons de route Rubel sur lequel j’écris ceci dans
mon histoire du maximalisme : « Face à Robert Gallimard, Rubel exige
de se passer des notes d’Engels pour ne garder que les textes inédits, menaçant
même d’interrompre sa collaboration. Maximilien Rubel, dans un courrier, en
tant que « juif d’origine » expliqua de façon ambiguë que sa lecture de Marx,
et l’investissement éditorial qui suivit, furent motivés par l’occupation allemande
renvoyant à ce que Traverso le trotskyste a théorisé comme « Judaïsme allemand
et cosmopolitisme ». Le trotskiste judéophile Traverso estime que, dans le
passage de l’universalisme propre aux Lumières à l’internationalisme socialiste,
les juifs furent une figure déterminante, mais néanmoins traversés par le
conflit entre nationalisme et cosmopolitisme, entre tradition — attachement à
la religion — et modernité — inscription dans un univers sécularisé.
L’investigation historique à laquelle s’est livré Enzo Traverso vise, de la
même façon à arracher à Marx la théorie communiste comme universaliste, en
retraçant la « germanisation du judaïsme allemand », processus au cours duquel
la culture yiddish a été profondément renouvelée (« Haskalah ou Lumières juives »). Cette insertion dans la
modernité allemande se heurtant à des réactions nationalistes dont l’objectif
est d’enfermer les juifs dans leur culture nationale, impliquerait des réactions
propices au développement de l’antisémitisme. Cette tension aurait à l’origine,
chez certains intellectuels juifs, d’une forme radicale de cosmopolitisme – non
pas d’une conscience de classe anti-capitaliste - tant au dix-neuvième siècle avec
la figure de Karl Marx ou de Moses Hess, qu’au vingtième siècle dans le cadre
des mouvements socialistes et communistes, véritables incarnations du
cosmopolitisme juif (Rosa Luxemburg, Paul Lévi ou Georgy Lukacs) et donc
donnant raison finalement au natonal-socialisme qui considérait le communisme
comme une « invention juive ». Il n’en découle pas chez Traverso et
Rubel des prises de positions universalistes en totale opposition avec l’idée
de judéité ou de chrétienté, mais une confusion politique totale étrangère au projet
commun des Marx et Engels. Les œuvres complètes de la Pléiade s’insèrent donc
parfaitement inodores dans une culture universaliste accessible aux bourgeois
participant du transfert du cosmopolitisme
judéo-allemand vers les Etats-Unis pour une majorité de citoyens juifs,
totalement étrangers au projet communiste de Marx et Engels, et avec eux de
tout le mouvement ouvrier. Marx doit par conséquent se retourner dans sa tombe
d’être ravalé au rang d’un bon anarchiste démocrate !
Dans
une interview au journal Le Monde (29.07.1995) le bourgeois Rubel transforme
Marx en un vague philosophe et révèle qu’il n’a jamais été… marxiste, mais une
variété de pacifiste pendant la guerre : « Marx croyait déchiffrer le
destion de l’humanité tout entière (…) Quant au marxisme il commence à
proprement parler avec Engels (…) La révolution de 1917 a inauguré l’ère de la
mystification marxiste (…) Je suis venu à Marx par l’occupation allemande, à
une époque où un juif d’origine pouvait faire dans sa chair l’expérience du totalitarisme.
J’ai été approché par un groupe de jeunes marxistes et anarchistes qui
cherchaient à diffuser des tracts de propagande révolutionnaire en allemand
auprès des troupes d’occupation. J’ai proposé à ces militants de rédiger un
texte où l’on ne mentionnerait ni Marx ni le socialisme, mais qui ferait tout
simplement appel à l’instinct d’insoumission des soldats allemands ». Pour
mettre tout le monde d’accord, son disciple libertaire, Louis Janover est venu
plaider que Rubel avait « arraché Marx aux marxistes ». Certes, mais
pour le livrer aux éditions bourgeoises Gallimard ! ».
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