Il ne sera
nullement question ici de remettre en cause l’analyse de l’évolution selon
Charles Darwin mais de signaler, grâce à E.Lucas Bridges – « Aux confins
de la terre, une vie en Terre de Feu (1874-1910) (ed Nevicata 2010) – quelques erreurs
de méthodologie dûes à une vision occidentaliste coloniale (et flicarde) des
tribus primitives.
D’abord, comme
le signale Malaurie en introduction, le grand naturaliste, père des
ethnologues, admiré par Marx, n’était pas exempt non plus de préjugés
eugénistes : « … Il a outrageusement négligé son grand et trop
méconnu prédécesseur, le chevalier Jean-Baptiste de Lamarck. Peut-être
convient-il de regarder de plus près la nature même des observations qui ont
abouti, aux Galapagos, à des principes qui ont changé notre regard sur l’évolution
des espèces (…) Et elle n’est pas sans conséquence si l’on songe que Charles
Darwin a conclu après ses travaux à une philosophie eugéniste. Je le cite :
« Les Esquimaux, sous la pression de la dure
nécessité, ont réussi à faire plusieurs inventions ingénieuses, mais la rigueur
excessive de leur climat empêchait tout progrès continu… Chez les sauvages, les
individus faibles de corps et d’esprit sont promptement éliminés et les
survivants se font généralement remarquer par leur vigoureux état de santé.
Quant à nous, hommes civilisés, nous faisons au contraire tous les efforts pour
arrêter la marche de l’élimination ; nous construisons des hôpitaux pour les
idiots, les infirmes et les malades ; nous faisons des lois pour venir en
aide aux indigents ; nos médecins déploient toute une science pour
prolonger autant que possible la vie de chacun… Les membres débiles des
sociétés civilisées peuvent donc se reproduire indéfiniment. Or quiconque s’est
occupé de la reproduction des animaux domestiques, sait, à n’en pas douter, que
cette perpétuation des êtres débiles doit être nuisible à la race humaine… Nous
devons donc subir, sans nous plaindre, les effets incontestablement mauvais qui
résultent de la persistance et de la propagation des êtres débiles » cf.
Voyage d’un naturaliste à travers le monde, ed La Découverte).
------------------------------
… Des trois
années que les jeunes Yahgans vécurent au milieu des Anglais, la moitié se
passé à bord du Beagle avec FizRoy. Ils le convainquirent, ainsi que les autres
passagers, que les Indiens étaient cannibales. Charles Darwin passa douze mois
à bord du Beagle en compagnie des Fuégiens. Ce grand chercheur de la vérité,
lui-même, accepta leur témoignage tel quel. Nous qui, plus tard, avons vécu de
longues années au contact quotidien des aborigènes, nous ne pouvons trouver qu’une
seule explication à cette lourde méprise.
Nous pensons que
York Minster ou Jimmy Button ne se préoccupaient pas le moins du monde de dire
la vérité quand on leur posait des questions : il leur importait seulement
de répondre dans le sens qu’ils pensaient être celui que l’on attendait d’eux.
Leur connaissance limitée de l’anglais ne leur permit pas, les premiers temps,
de s’expliquer longuement et on sait qu’il est beaucoup plus facile de répondre
« oui » que de répondre « non ». Les témoignages que l’on
attribue à ces jeunes gens et à Fuegia Basket ne sont rien d’autre que l’accord
donné aux suggestions qui leur étaient faites. Nous pouvons imaginer leur
réaction devant des questions pour eux aussi ridicules que celles-ci :
-
« Tuez-vous
des hommes pour les manger ? »
D’abord
embarrassés, ils finissaient, à force de répétitions, par saisir le contenu de
la question et ils réalisaient quel genre de réponse on attendait d’eux. Aussi aquiescaient-ils
tout nnaturellement. L’enquêteur poursuivait :
-
« Quelles
personnes mangez-vous ? »
Pas de réponse.
« Mangez-vous
des méchants ? »
-
Oui. »
« Quand il
n’y a pas de méchants, que se passe-t-il ? »
Pas de réponse.
« Mangez-vous
vos vieilles femmes ? »
-
Oui. »
Une fois ce jeu
lancé et leurs connaissances de l’anglais s’étant améliorées, il est facile d’imaginer
le plaisir que durent éprouver ces jeunes irresponsables à constater le crédit
que méritaient leurs élucubrations. Stimulés par leurs auditeurs, qui prenaient
des notes de leurs récits, les Fuégiens continuèrent à inventer. On nous dit qu’ils
décrivirent avec force détail comment les Fuégiens mangeaient leurs ennemis
tués au combat et comment ils dévoraient leurs vieilles femmes quand il n’y
avait pas de morts au combat. On leur demanda s’ils mangeaient des chiens quand
ils avaient faim : ils répondirent par la négative, les chiens étant
utiles pour chasser les loutres, tandis que les vieilles femmes ne servaient
plus à rien. Les malheureuses, dirent-ils, étaient confinées dans une épaisse
fumée jusqu’à ce qu’elles meurent par asphyxie. Ils déclarèrent que leur chair
était très bonne.
Ces charmantes
histoires acceptées, toutes les tentatives pour les rejeter auraient été vouées
à l’échec, car elles auraient été attribuées à une répugnance croissante à
confesser les horreurs dans lesquelles ils s’étaient complus naguère. Les
jeunes rapporteurs lâchèrent la bride à leur imagination et chacun fit assaut
pour savoir lequel d’entre eux raconterait les histoires les plus fantastiques.
En outre ils s’enhardirent de l’admiration qu’ils suscitaient, chacun, auprès
de leurs compagnons.
La croyance en
leur cannibalisme ne fut pas l’unique erreur de Darwin au sujet des Fuégiens.
En les écoutant, il eût l’impression qu’ils répétaient toujours les mêmes
phrases, encore et encore. Il en arriva à la conclusion que tout leur langage
ne comptait pas plus d’une centaine de mots. Nous qui, tout enfants, avons
appris à parler le yahgan, nous savons que cette langue, dans ses limites
spécifiques, est infiniment plus riche et plus expressive que l’anglais ou l’espagnol.
Le Dictionnaire yahgan (ou yamana) – anglais, élaboré par mon père et auquel je
me référerai ultérieurement, ne contient pas moins de trente-deux mille mots ou
inflexions, nombre qui aurait pu être considérablement augmenté sans s’écarter
de la langue châtiée (x).
(x) Les
Yaghans avaient au moins cinq mots pour le vocable « neige ». Pour « Plage »,
ils en avaient plus encore. Le choix du vocable dépendait de plusieurs facteurs :
l’emplacement de la plage par rapport à celui qui parlait, le fait d’avoir de
la terre ou de l’eau entre lui et la plage, l’orientation de celle-ci, etc. Les
mots variaient selon la place de l’orateur. Ainsi un mot employé alors qu’il se
trouvait dans un canoë pouvait être différent du mot utilisé à terre pour
désigner le même objet. D’autres variantes étaient introduites en fonction de
la direction de l’interlocuteur et selon que ce dernier se trouvait à terre ou
sur l’eau. Pour désigner les liens familiaux, parfois si lointains que la
langue anglaise fait appel à toute une phrase pour les expliciter, les Yaghans
possédaient au moins cinquante mots différents, chacun désignait une relation
familiale particulière, souvent complexe. Parmi les différentes variante du mot
« mordre », il existait un mot qui signifiait « rencontrer sous
la dent , par surprise, une substance dure alors que l’on mange quelque
chose de consistance molle », par exemple une perle dans une moule.
Devant la pauvreté et la saleté
de ces gens, Darwin considéra que, s’il n’avait pas vraiment découvert le
chaînon manquant qu’il cherchait, ces Fuégiens ne pouvaient en être éloignés.
Les Fuégiens possédaient pourtant de nombreuses coutumes sociales qui furent
soigneusement observées. C’est ainsi que le vol et le mensonge, pourtant de
pratique courante, ne justifiaient pas de traiter un homme de menteur, de
voleur ou d’assassin, car c’étaient là des injures mortelles.
Depuis que Darwin et FitzRoy ont
adopté la théorie du cannibalisme chez ces indigènes, d’autres y ont apporté
des preuves. Il est possible, par exemple, que dans un petit village désert, l’un
des chercheurs ait trouvé les restes d’un grand bûcher et, dans les cendres,
des os humains carbonisés dont certains pouvaient avoir été rongés. N’était-ce
pas là la meilleure preuve de leur cannibalisme ? L’explication,
cependant, peut être simple. Supposons la mort d’un Indien, en hiver, quand le
gel durcit le sol comme la pierre. Ses amis ne possédant pas d’outils adéquats,
il leur était impossible de creuser une fosse. Les Yaghans, mangeurs de
poissons, n’auraient certainement pas jeté le cadavre à la mer. Aussi
allumaient-ils un grand feu et brûlaient-ils le cadavre et la tente dans
laquelle l’homme était mort. Puis ils abandonnaient le lieu et évitaient de s’en
approcher le plus longtemps possible, non pas par crainte des fantômes, mais
parce que l’endroit leur rappelait un évènement douloureux. Il est bien
possible que les dents des renards fussent la cause des traces de rongement.
Les parents et les amis
détestaient qu’on leur rappelât leurs morts d’une façon quelconque.
En arrivant dans un campement
après une longue absence, l’Indien devait prendre grand soin de ne pas poser de
questions en utilisant le nom d’un absent car, s’il était mort, ses proches en
auraient été gravement offensés.
Dans son journal, mon père
raconte que, pendant les famines, quand il était impossible de pêcher à cause
de la durée du mauvais temps, les Indiens mangeaient les lanières et les peaux
de mocassins que les hommes portaient parfois en hiver, mais jamais personne ne
suggéra de manger un être humain. Ils auraient même sévèrement critiqué celui
qui, aiguillonné par la faim, aurait mangé un vautour aussi savoureux et bien
rôti fut-il, car ce vautour aurait pu s’être nourri du cadavre d’un humain.
Comme j’ai pu le constater moi-même, ils s’indignaient plus encore si quelqu’un
les conviait à partager ce qui pour eux était un repas répugnant. Pour la même
raison, ils refusaient de manger de la viande de renard, bien que, plus tard,
il fut prouvé qu’une autre tribu – celle des Onas (ou « Indiens de la
terre ferme ») – considérait la consommation d’un renard gras comme un
régal.
Dans un autre ordre d’idées, il
est intéressant d’indiquer comment un grand nombre de noms de lieux sont nés d’erreurs
et sont assurés de la pérennité puisqu’ils ont été consignés dans les cartes de
l’Amirauté. Les tout premiers historiens nous parlent d’un lieu appelé Yaapooh
et des habitants de cette région. Ni cet endroit ni ce peuple n’existent. Ce
nom est simplement la corruption du vocable yaghan iapooh qui veut dire « loutre ».
Le capitaine FitzRoy, désignant un rivage à quelque distance, a certainement
demandé comment il s’appelait et les Yaghans, avec leur vue perçante ayant
aperçu une loutre, ont dû répondre : « Iapooh ».
Sur toutes les cartes de cette
région, aussi bien espagnoles qu’anglaises, le nom Tekenica figure pour
désigner une baie de l’île Hoste. Les Indiens n’employaient ce mot ni pour ce
lieu, ni pour un autre. Ce mot dans la langue des Yaghans signifie « difficile
à voir ou à comprendre ». La baie fut certainement montrée à un indigène
qui répondit quand on lui en demanda le nom : « Teke uneka », ce
qui veut dire : « Je ne comprends pas ce que vous voulez dire ».
La baie reçu le nom de « Tekenika ». On pourrait citer bien des
exemples de la sorte. Ceux-ci suffisent. »
Il y en a comme çà plus de 600
pages ! On comprend le succès phénoménal de ce livre à sa sortie, il y a
plus d’un demi-siècle.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire