SUITE...
L’effet
de ce processus a été de créer à New York non pas tant une
communauté d’intellectuels qu’une série de communautés se
chevauchant et liées ensemble par un intérêt commun - dont
l’intensité variait cependant d’un cercle à l’autre - dans
les affaires courantes de cette capitale (à la manière dont les
cercles se chevauchant de la société de Washington partageaient un
intérêt commun dans les ragots de la bureaucratie) et, au-delà,
par la commune dévotion à la métropole elle-même et par l’attrait
intangible qu’elle représentait. L’“industrie du
divertissement” - non seulement les mass médias mais aussi les
théâtres de Broadway - fournissait un bon exemple particulier de ce
narcissisme collectif, de cette auto-évaluation continuelle.
Transféré avec beaucoup d’éloges dans le nouveau cadre chic du
Lincoln Center en 1964, l’auto-fascination de Broadway se révéla
encore plus clairement que jamais auparavant : sur les trois
pièces mises en scène par le nouveau Repertory Theatre, deux
d’entre elles, ainsi que Robert Brustein l’a observé, avaient
« moins de rapport avec la réalité qu’avec les vies
personnelles des auteurs qui étaient représentés au Lincoln
Centre ». La pièce But
for Whom Charlie
[Mais pour qui Charlie] de S. N. Behrman, la troisième livraison de
la saison était fondée en partie sur la vie d’Eugene O’Neill,
dont la pièce Marco
Millions
l’avait précédée, tandis que la première production, After
the Fall
[Après la chute] d’Arthur Miller s’intéressait au mariage de
l’auteur avec Marilyn Monroe et à ses relations avec Elia Kazan,
le producteur et metteur en scène du Repertory Theatre, et donc le
metteur en scène de la propre pièce de Miller. « Il est
dommage, pour ce qui concerne la symétrie », écrivait
Brustein, « qu’O’Neill n’ait pas écrit une pièce sur S.
N. Behrman et sur Arthur Miller »36.
Cet
esprit de clocher contaminait aussi en quelque sorte d’autres
domaines de la vie intellectuelle. Mais les New Yorkais dans leur
ensemble étaient probablement plus réfractaires à cette idée de
New York que la plupart des personnes n’habitant pas cette ville.
L’effondrement de la culture provinciale a laissé un vide qui a
été rempli par des influences provenant de New York. Que ce soit
pour la culture ou pour les vêtements, c'est New York qui
déterminait les styles, et plus il y avait de distance émotionnelle
par rapport à New York et plus ils étaient suivis fidèlement.
Étant donné toutes ces choses, l’intensité avec laquelle les
intellectuels américains se sont identifiés à l’administration
Kennedy n’a pas été surprenante. La tonalité culturelle de la
Nouvelle Frontière était la tonalité de la sophistication de
Broadway avec un mélange avec celle de Hollywood. Les nerfs de
l’administration atteignaient, dans une direction, par
l’intermédiaire du beau-frère du président, le “clan”
hollywoodien de Frank Sinatra et du libéralisme de Hollywood en
général, et dans l’autre, via la première dame, le monde de la
mode (elle avait elle-même travaillé autrefois comme photographe
pour Vogue)
et les arts à la mode. Du côté politique, l’influence de
l’université de Cambridge et de la communauté technologique - cet
autre centre non pas tant de la vie intellectuelle que de la nouvelle
bureaucratie éducative - pouvait être observée partout. La
Nouvelle Frontière saisissait les deux brins dominants de la classe
intellectuelle et elle les tissait ensemble. Elle synthétisait
Broadway et la Route 128(*).
Si le résultat n’était pas un “establishment” intellectuel,
cela y ressemblait en tout cas fortement et en était en réalité
pratiquement impossible à distinguer1.
Les intellectuels, en tant que classe, étaient parvenus à une
reconnaissance officielle, à l’aisance, au prestige et au pouvoir,
et ils avaient acquis pas mal de la mentalité qui va avec. Si le
libéralisme ressemblait de plus en plus au conservatisme
(“conservatisme responsable”), c'est parce que les intellectuels,
pour la première fois dans leur histoire, avaient quelque chose de
matériel à préserver.
[
4 ]
Pendant
ce temps, les radicaux - ceux qui avaient réchappé à la déception
des années trente et quarante - menaient une existence éprouvante.
Même indépendamment des difficultés les plus évidentes auxquelles
ils étaient confrontés - la difficulté par exemple de s’opposer
au capitalisme sans pour cela soutenir le communisme -, ils étaient
sujets à certaines pressions que les libéraux subissaient eux
aussi. Comme les libéraux, les radicaux se rassemblaient dans de
petites communautés repliées sur elles-mêmes, se nourrissant de
leurs propres mythes et ragots ; comme les libéraux, ils
étaient facilement victimes de la mode. L’isolement -
l’“aliénation” - ne conduisait pas nécessairement à
l’introspection.
Deux
écrivains, Dwight Macdonald et Norman Mailer, illustrent certaines
des difficultés qui ont assailli le radicalisme américain au cours
des années quarante, cinquante et soixante. Ni l’un ni l’autre
ne sont “typiques”, mais tous les deux éclairent, de différentes
manières, les conditions générales, politiques et culturelles,
dans lesquelles le radicalisme a été obligé de fonctionner au
cours de ces années-là.
La
carrière de Dwight Macdonald se divise en deux parties. Jusqu’en
1950 environ, il écrivait principalement sur des sujets politiques ;
ensuite, il se consacra essentiellement au “reportage
socioculturel”, en particulier à la critique de la “culture de
masse”2.
La première moitié de sa carrière coïncide avec sa fonction de
rédacteur en chef de Politics,
un mensuel qu’il fonda en 1944 et qu’il dirigea tout seul
jusqu’à sa faillite en 1949. À partir de là, Macdonald a écrit
pour d’autres magazines nationaux, en particulier pour The
New Yorker,
lequel, a-t-il dit, malgré sa grande diffusion, « permet à
l’écrivain de s’exprimer sans se soucier des conventions du
journalisme américain »3.
Certains affirmeraient que les conventions propres au New
Yorker
- son air de détachement aristocratique, le snobisme inversé qui
règne dans ses critiques (qui, dans leur enthousiasme à exposer les
prétentions de l’avant-garde, finissent souvent par célébrer la
médiocrité) - sont aussi étouffantes que les conventions
auxquelles il permet à ses contributeurs d’échapper. En 1946,
Macdonald lui-même désapprouva le genre de naturalisme élégant,
adouci, minimisé, du New
Yorker
(l’on pourrait l’appeler “naturalisme dénaturé”) qu’il
comparait défavorablement au naturalisme “plus grossier” de
Theodore Dreiser et de James T. Farrell4.
Ce qui est certain, c'est que lorsqu’il s’impliqua plus tard dans
le magazine, Macdonald n’abandonna ni ses opinions non conformistes
ni sa façon de les exprimer ; et il ne cessa pas non plus
d’être efficace comme défenseur du changement social . Il
est possible en réalité qu’il ait été plus efficace comme
écrivain que comme directeur du Politics,
lequel, à son apogée, avait un tirage d’un peu moins de 5 000
exemplaires5.
Néanmoins, la dernière partie de la carrière de Macdonald a sur ce
point un peu l’air d’une retraite stratégique. En 1950,
Macdonald s’était lassé, on le comprend aisément, à la fois de
Politics
et de la politique. L’état du monde lui paraissait si désespéré
qu’il ne prenait plus de plaisir à écrire sur lui. En passant de
la critique politique à la critique culturelle, Macdonald sauva son
moral, mais il sacrifia quelque peu la dureté et le mordant de sa
prose. La culture de masse était une menace, mais pas une menace
aussi grande que la déshumanisation générale de la vie moderne ;
c’était un symptôme et non pas la source de la maladie de la
société américaine. Et puis c’était une cible plus facile.
Quasiment tout le monde déplorait la culture de masse, du moins en
théorie. En conséquence, la voix de Macdonald n’était plus aussi
dérangeante qu’elle l’avait été à l’époque où Politics,
presque le seul parmi les magazines radicaux, prenait position contre
les cruautés et les imbécillités aussi bien du communisme que de
la “démocratie”.
Originellement
admirateur de l’Union soviétique, Macdonald avait abandonné le
stalinisme après les procès de Moscou. Il a été ensuite pendant
quelque temps un membre dirigeant du parti trotskiste. Au cours des
années quarante, il abandonna petit à petit totalement le marxisme.
Ainsi, bien qu’à son début il se soit opposé à la Seconde
Guerre mondiale pour des raisons marxistes, son marxisme, au fur et à
mesure de la guerre, commença à laisser place au pacifisme, et, à
la fin de la guerre, la mise en cause par Macdonald de la société
américaine n’était pas tant qu’elle était capitaliste, mais
qu’elle était totalitaire. À la fin de la guerre, il soutenait
que l’effet de la guerre elle-même, de la guerre totale en
général, avait été de rendre brutaux tous ses participants, en
engendrant ainsi en Amérique la maladie contre laquelle les
Américains prétendument luttaient. En bref, ce dont Macdonald se
rendait compte, c’était que l’effort de guerre des Alliés
s’était vidé de son contenu politique. L’on ne pouvait même
pas dire avec Marx que la guerre était une guerre capitaliste. Plus
exactement, la guerre était devenue “inconsciente”
(irrationnelle), une fin en soi. « Tout ce qui est possible est
fait par nos dirigeants pour dépolitiser
la guerre. Comme il continue automatiquement d’une manière
monotone, comme il s’étend et devient plus violent, le conflit
devient de moins en moins compréhensible, un vaste cauchemar dans
lequel nous sommes impliqués et où tous les espoirs et les
illusions que nous avons pu avoir à ce jour se sont enfuis ».
L’Office of War Information
[Bureau
de l’information de guerre] dans une directive à ses
propagandistes, qualifia l’ennemi « de brute, de meurtrier,
de voleur, de gangster, etc., mais seulement une fois dans le très
long document de fasciste »6.
De la même façon, le général Patton exhortait ses troupes à tuer
ces « bâtards d’Allemands » et ces « pisse-violet
de Japs » de sorte que « lorsque dans trente ans vous serez
assis près de la cheminée avec votre petit-fils sur les genoux et
qu’il vous demandera ce que vous avez fait durant la grande Seconde
Guerre mondiale, vous n’aurez pas à dire :“Je pelletais de
la merde en Louisiane” ». Le discours de Patton semblait à
Macdonald exprimer la qualité essentielle de la guerre. « À
la fois terne et théâtrale, cruelle et tordante, grossière et
affectée, violente et frivole, c’est dans ces antinomies fatales
que la nature de la Seconde Guerre mondiale se révèle : le
maximum de dévastation physique accompagné par le minimum de sens
humain »7.
Le
bombardement atomique d’Hiroshima balaya tout soupçon de
bienveillance encore accroché à la cause des Alliés. Avant
Hiroshima, Macdonald avait écrit : « Dire que la
civilisation ne pourra pas survivre à une autre guerre comme
celle-là est un truisme ; la question est si elle pourra
survivre à celle-là »8.
L’arrivée de la bombe le mena à la réflexion supplémentaire que
la survie de la civilisation dépendait de la défaite, non pas du
capitalisme, mais de l’État-nation lui-même. La bombe n’était
pas une anomalie historique, elle était « le produit naturel
du type de société que nous avons créé ».
« Il
n’y rien d’aussi facile, normal et naturel, comme expression de
l’American Way of
Life, que les
glacières électriques, les banana splits et les automobiles à
transmission automatique. Nous ne devons pas rêver d’un monde dans
lequel la fission atomique sera “exploitée à des fins
constructives”. La nouvelle énergie sera au service des chefs
d’État ; elle changera leur force mais pas leurs visées. Les
populations qui sont en-dessous d’eux devraient considérer cette
nouvelle source d’énergie avec un vif intérêt - l’intérêt
des victimes. »9.
Dans
les nouvelles conditions de guerre, « chaque individu qui veut
sauver l’humanité - et bien sûr sa peau - ferait mieux de
commencer à avoir des “pensées dangereuses” à propos de
sabotage, de résistance, de rébellion et de la fraternité de tous
les hommes partout. L’attitude mentale connue comme le
“négativisme” est un bon début »10.
Il est à peine nécessaire d’ajouter que Macdonald n’est jamais
allé au-delà de l’attitude mentale connue comme négativisme.
L’observation la plus révélatrice sur la situation du radical
américain au milieu du XX° siècle est que, bien que le sabotage,
la résistance et la rébellion, n’aient jamais semblé plus
appropriés, ils étaient en même temps hors de question ne
serait-ce que parce que, à cause de la puissance incalculable des
États-nations, leur renversement paraissait être devenu la
condition sine qua non de la survie. La révolution, comme toujours,
demeurait la plus vague des possibilités politiques. Un homme qui
croyait que la révolution était la seule solution aux problèmes de
la société américaine ne pouvait que conclure que les problèmes
étaient complètement insolubles.
C’était
exactement la conclusion à laquelle Macdonald était très tôt
arrivé. « Un changement révolutionnaire », écrivait-il
en septembre 1945, « … n’a jamais semblé plus éloigné. Et
donc qu’est-ce qu’un homme peut faire maintenant ?
Comment peut-il se soustraire au fait de jouer son rôle dans
ce processus épouvantable ? ». Il peut s’y soustraire,
a pensé Macdonald pendant un moment, « tout simplement en ne
le jouant pas ». Si les scientifiques atomistes avaient agi
comme des hommes complets et non pas comme des spécialistes, ils
auraient dû simplement refuser de travailler sur la bombe. Mais plus
tôt dans le même essai, Macdonald avait indiqué que « l’ordre
social est un mécanisme impersonnel, la guerre un processus
impersonnel, et qu’ils se poursuivaient de manière automatique ;
si certaines parties humaines se rebellent contre leur fonction,
elles seront remplacées par des parties plus souples ; et leur
rébellion signifiera qu’elles sont simplement écartées sans que
cela ne change rien »11.
Et alors qu’est-ce que la rébellion des scientifiques aurait
accompli ? Pour être efficace, la rébellion devrait aller
au-delà d’actes isolés de protestations individuelles. Mais une
telle rébellion « n’a jamais paru plus éloignée ».
La
guerre froide acheva la destruction des espoirs qui avaient survécu
à la guerre. Lorsque les Russes firent le blocus de Berlin en 1948,
Macdonald déduisit que les puissances occidentales ne pouvaient ni
retirer leurs troupes de Berlin, ni ne les y laisser sans risquer la
Troisième Guerre mondiale. « La violence et la non-violence
semblent, pour différentes raisons, toutes deux impraticables
aujourd'hui » - tel était « le dilemme pacifiste 12».
La Guerre de Corée elle aussi a représenté un choix entre deux
maux. D’une part, il était nécessaire de résister à l’agression
communiste ; d’autre part, « les résultats de la Guerre
de Corée ont été désastreux, en particulier pour le peuple
coréen ». « Peut-être n’y a-t-il plus de solution
pour ces problèmes déchirants »13.
En 1952, dans un débat avec Norman Mailer au Mount Holyoke College,
Macdonald “a choisi” l’Occident, mais il l’a fait sans
enthousiasme. « Le choix », remarquait-il, « n’est
pas très stimulant »14.
La reconsidération de sa position antérieure relative à la Seconde
Guerre mondiale, à laquelle il était amené en raison du cours des
événements récents, était également décourageante. Il se rendit
compte rétrospectivement que « les seules alternatives
historiquement réelles en 1939 étaient de soutenir les armées
d’Hitler, de soutenir les armées Alliées, ou bien de ne rien
faire. Mais aucune de ces alternatives ne promettait un grand
bénéfice pour l’humanité, et celle qui a finalement triomphé a
abouti tout simplement à remplacer la menace nazie par la menace
communiste, et l’on a un film d’actualités absolument
épouvantable qui continue de scintiller encore une fois lors une
seconde projection ». « C'est une raison », dit
Macdonald « pour laquelle je suis moins intéressé à la
politique que je ne l’ai été »15.
Le
choix de Macdonald en faveur de l’Ouest coïncidait ainsi avec son
retrait de la politique. Étant donné la formulation du problème,
ce retrait était inévitable. Beaucoup d’autres prirent la même
trajectoire sans être capables d’énoncer leurs raisons avec une
précision comparable. La démoralisation des intellectuels radicaux,
dans ces très sombres années de la période d’après-guerre,
était très grande. Et les années successives ne se sont pas
débarrassées de la question que Macdonald avait soulevée. Si la
rébellion est vaine et la révolution improbable, qu’est-ce qu’un
homme peut faire maintenant ?
Mais
il est possible que la question n’aurait pas dû être posée en
premier lieu. Il est possible qu’elle ait été prématurée - de
même que l’était le choix pour l’Occident. Il est possible que
Macdonald ait exagéré le caractère “automatique” de la société
américaine, sa résistance au changement, de la même manière qu’il
a exagéré celle de l’Union soviétique. L’une des raisons qui
expliquent le désespoir de Macdonald était qu’il considérait à
la fois l’Union soviétique et les États-Unis comme des sociétés
totalitaires qui obéissaient à une dynamique fatale du
totalitarisme. Lors du débat avec Mailer, faisant référence à
l’Ouest, il reconnaissait qu’il s’agissait d’une « société
ouverte », mais il déclarait aussi que « nous sommes en
train de ressembler dans une certaine mesure à l’ennemi que nous
combattons »16.
Dix ans plus tard, il avait exprimé cela plus fortement :
« Loin de décroître en puissance, ainsi que tous les penseurs
progressistes depuis Jefferson jusqu’à Marx et Lénine
l’espéraient et le croyaient, l’État est devenu une fin en soi
en asservissant l’être humain comme l’Église l’a fait au
Moyen Âge. Dans la nouvelle religion de l’État, qui a atteint la
pleine maturité en Allemagne et en Russie et qui est en constant
développement ici, l’individu est une fois de plus figé dans un
système hiérarchique irrationnel d’une société fondée sur le
statut »17.
Lorsqu’il formulait cette vision de l’État, Macdonald était
fortement influencé par les recherches d’Hannah Arendt sur
l’Allemagne nazie. Macdonald se réfère à Arendt dès 1945 en
soutenant la proposition selon laquelle les régimes totalitaires
rendent le concept de la responsabilité individuelle vide de sens,
et c'est évidemment cela leur objectif. Plus tard, il a lu avec
admiration Les
origines du totalitarisme,
livre
dans
lequel elle affirme que l’essence du totalitarisme réside dans son
indifférence à la logique utilitaire de la vie quotidienne. Elle
prétendait que les régimes totalitaires obéissent à une logique
qui leur est propre et dont le but ultime est une condition de la
terreur totale. C’est ainsi que l’élimination des juifs était à
la fois anti-utilitaire, étant donné qu’elle a ralentit l’effort
de guerre, et nécessaire, en tant qu’étape vers la terreur
totale.
Le
seul problème avec cette théorie a été que H. Arendt et ses
admirateurs en sont tombés amoureux. L’effet de cet attachement a
été de les aveugler en ce qui concerne les différences entre la
Russie de Staline et l’Allemagne d’Hitler. La campagne de
déstalinisation de Khrouchtchev, lancée en 1956, révéla
la faiblesse de la théorie selon laquelle les régimes
totalitaires étaient historiquement destinés à poursuivre leur
folle logique jusqu’au bout. Les objections à cette théorie n’ont
nulle part été mieux affirmées que par Dwight Macdonald lui-même
à la suite du discours de Khrouchtchev lors du XX° Congrès de son
parti. Comme il l’a observé, H. Arendt était « quelqu’un
qui généralise de manière enthousiaste, qui construit des
systèmes, et elle aussi [comme Marx] croit à une logique inhérente,
à un modèle qui ne peut pas être enfreint ». Or la question
était de savoir si Staline a été « une expression normale du
système soviétique » ou bien s’il a été « un
individu particulier qui avait projeté une ombre morbide sur toute
une période de l’histoire russe ». À moins que la
déstalinisation ne soit qu’une retraite temporaire, et Macdonald
pensait que c’était quelque chose d’autre, il apparaissait
maintenant que Staline avait été un « individu particulier »
et que le système soviétique était bien plus flexible que les
prophètes du totalitarisme ne l’avait imaginé18.
Le
choix de Macdonald en faveur de l’Ouest ainsi que son désespoir
politique général reposaient en partie sur la théorie de la nature
du totalitarisme, dont les événements ultérieurs ont démontré sa
trop grande rigidité. Dans ce sens, son désespoir, comme celui de
beaucoup d’autres, était prématuré. Le monde du XX° siècle -
et l’Union soviétique en particulier - ne s’est pas avéré
être tout à fait aussi sinistre qu’il avait semblé l’être à
la fin des années quarante et au début des années cinquante.
L’Allemagne nazie elle-même, qui paraissait être alors le
prototype auquel toutes les civilisations modernes devraient
finalement se conformer, ressemble de plus en plus à un épisode
unique dans l’histoire humaine, bien sûr effrayant, mais pas si
terrifiant que cela en tant que présage de l’avenir. Quand
Macdonald a écrit en 1956 : « Le totalitarisme tord la
nature humaine, il met une pression terrible sur l’homme normal,
médiocre. Quand la pression est éliminée, quand Robespierre,
Hitler, Staline meurent, alors la nature humaine reprend sa forme
normale qui n’est peut-être pas très exaltante, mais qui est
certainement préférable à la forme cauchemardesque que lui donnent
les totalitaires »19.
En
vertu de ces observations, l’on aurait pu s’attendre à ce que
Macdonald recommence à écrire sur la politique. Si l’Union
soviétique n’était pas tout à fait un cas désespéré, alors
les États-Unis l’étaient beaucoup moins ! Mais en réalité
Macdonald ne se remit pas à traiter des sujets politiques. Au
contraire, il annonça en 1960 qu’il ne pouvait même pas se
résoudre à voter lors de la prochaine élection. Il paraissait
répéter ainsi, sous une forme adoucie, la même erreur qu’il
avait faite en 1939 et qu’il avait lui-même désavouée par la
suite : l’erreur consistant à exiger des alternatives qui
« n’existaient que sur le plan éthique et idéo-logique »20.
Un négativisme en outre qui ne pouvait pas voir de différence
significative entre Nixon et Kennedy était sûrement un négativisme
gravement déplacé. C'est la curieuse excentricité de l’abstention
politique de Macdonald en 1960 qui conduit à soupçonner qu’il y
avait depuis le début dans son négativisme davantage qu’une
crainte d’un totalitarisme universel. Le soupçon est renforcé par
une lecture attentive de son essai essentiel, “I choose the West”,
qui montre que Macdonald, dans son acte même de se désister des
engagements politiques urgents, donnait à la politique une
importance qu’il ne pouvait plus soutenir. Comme beaucoup d’autres
intellectuels, Macdonald a choisi l’Ouest en partant du principe
que la guerre froide était un conflit de cultures, et en supposant
en outre qu’il était nécessaire de choisir, dans un sens absolu
et définitif, entre elles. « Je choisis l’Ouest parce que je
considère le conflit actuel non pas comme une autre lutte entre des
impérialismes essentiellement similaires, telle que l’a été la
Première Guerre mondiale, mais comme un combat à mort entre des
cultures radicalement différentes »21.
Étant allé aussi loin, il était facile de faire le reste du chemin
et de définir le choix (exactement comme Sidney Hook l’avait
défini) entre « une société ouverte vivant de manière
imparfaite » et « une société fermée parfaitement
morte »22
[les italiques sont de moi]. Les exigences terribles de la guerre
froide amenèrent Macdonald, comme bien d’autres, à affronter ce
choix comme s’il s’agissait d’une question d’allégeance
suprême. Cela l’amena en outre à soutenir que ce conflit entre
les cultures russe et occidentale - « une lutte à mort »
- était inévitable. Et non pas qu’il n’y avait pas à choisir
entre elles. L’Union soviétique était un despotisme alors
que l’Ouest conservait au moins des vestiges de liberté politique.
Mais cela ne voulait pas dire que ces différences ne pouvaient
qu’aboutir au conflit. Pourtant, “choisir” entre les deux,
c’était présumer que le conflit entre la Russie et l’Ouest ne
pouvait pas être évité. Si l’on présumait un tel conflit, il
fallait choisir - comme la plupart des gens se sont sentis obligés
de choisir entre Hitler et l’Ouest. Mais, dans le cas de l’Union
soviétique et des États-Unis, le conflit était non seulement
évitable mais - s’il était poussé jusqu’à la guerre nucléaire
- inconcevable. Les différences évidentes entre les deux sociétés
ne changeaient pas le fait que l’issue primordiale était
l’évitement de la guerre nucléaire, la recherche d’une base
commune, d’intérêts communs, mais pas de la guerre.
Dans
les faits, la plupart des intellectuels, y compris ceux qui avaient
“choisi” l’Ouest, ont eu tendance à soutenir les deux côtés
dans toutes les démarches que l’un ou l’autre effectuait en vue
de diminuer la possibilité d’un conflit armé. Sauf pour ceux qui
comme Sidney Hook définissaient l’Union soviétique comme un
système d’absolue dépravation, le “choix” était une question
non pas d’action politique mais d’analyse et d’observation ;
et pourtant la plupart des intellectuels persistait à parler comme
si c’était aussi une question d’action politique, comme si cela
reflétait les choix politiques existants. En réalité, la nature
respective des deux systèmes était tout à fait sans rapport avec
le choix politique pratique auquel étaient confrontés les gens dans
les années 1950 - le choix entre des politiques (qu’elles soient
russes ou américaines) qui partaient de l’hypothèse que même la
guerre nucléaire était préférable à la “capitulation”, et
des politiques qui partaient de l’hypothèse que la guerre
nucléaire rendait les concepts de victoire et de capitulation
obsolètes. L’on pouvait affirmer que la société américaine
était la plus brillante et la plus vertueuse dans l’histoire
connue et la Russie soviétique la tyrannie la plus parfaite, et
pourtant choisir le compromis plutôt que la “victoire” ou même
l’“endiguement”.
En
tout cas, les différences réelles entre les deux sociétés
n’étaient guère aussi évidentes ; mais l’acte consistant
à “choisir” incitait les gens à les exagérer et en particulier
à exagérer la résistance de la Russie au changement. C'est ainsi
que Macdonald parlait de l’Union soviétique comme d’« une
société fermée parfaitement morte ». Macdonald, comme Hook,
promettait de soutenir l’Ouest “de manière critique”, mais il
aurait bien mieux valu prendre une attitude également critique à
l’égard de la Russie - c'est-à-dire avoir été aussi sceptique
au sujet des généralisations abusives sur la Russie, sous n’importe
quelle forme, que Macdonald était sceptique à propos des
généralisations sur l’Occident. Et en effet, Macdonald
(contrairement à Hook) prendra, ultérieurement, une attitude
critique à l’égard de la Russie. Quand il devint clair que
l’Union soviétique n’était pas une société fermée absolument
pas perfectible, Macdonald a été l’un des premiers à le dire.
Mais ce qui est important cependant, c'est que le fait de le dire lui
ait donné si peu de plaisir. Son sens des proportions était de
retour, mais sa passion politique n’avait pas ressuscité. Ayant
épuisé le marxisme et ensuite le pacifisme, il en était arrivé à
la « fin de l’idéologie », ainsi que Daniel Bell
dénommait ce phénomène, en parlant de sa génération dans son
ensemble23.
Bell et d’autres maintenaient que la fin de l’idéologie devait
être le début de quelque chose de mieux ; mais même les
“pragmatistes”, ainsi que nous l’avons vu, ont continué à
faire une idéologie de leur manque d’idéologie.
Le
fait est que la politique sans idéologie, indépendamment de ce
qu’elle peut être, a tendance à devenir quelque chose
d’ennuyeux ; et il était nécessaire pour la plupart des gens
de remettre de l’idéologie dans la politique, qu’elle y soit à
sa place ou non. Sans idéologie, la politique perdait son excitation
intellectuelle. C’est ce qui est arrivé également à la religion,
dans la génération de Jane Addams, lorsqu’elle elle a perdu son
attrait en tant que terrain de dispute et de spéculation au moment
où la piété s’est séparée de la théologie. Pour la génération
de Dwight Macdonald, la querelle politique avait eu autrefois
l’excitation de la théologie. À l’instar d’une école
jésuite, le marxisme représentait entre autres choses une forme
contraignante de discipline intellectuelle24.
Pour les gens qui ont été élevés à l’école des polémiques
marxistes, la politique des années 1950 manquait singulièrement
d’intérêt parce qu’elle avait cessé d’être une forme de jeu
intellectuel. Et ce ne sont pas seulement les marxistes qui ont
souffert de cette manière, bien qu’il soit possible qu’ils aient
souffert plus intensément. Mais tous les intellectuels, simplement
du fait qu’ils étaient des intellectuels, ont abordé la politique
avec à peu près les mêmes attentes qui, dans les circonstances de
la guerre froide, étaient destinées à être déçues, à moins que
l’ancienne ferveur, à savoir l’ancien mélange de culture et de
politique, puisse d’une manière ou d’une autre être retrouvée.
[
5 ]
Norman
Mailer, l’adversaire de Macdonald lors du débat de Mount Holyoke
en 1952, ne semble pas avoir gardé un souvenir de ses propres
commentaires - une omission qui ne lui ressemble pas -, mais personne
n’a besoin d’avoir le moindre doute sur ce qu’il a dit de façon
générale, parce que, pendant quinze ans, il a parlé abondamment,
haut et fort et de manière désopilante, du thème suivant :
“je ne peux pas choisir” - position qu’il a défendue contre
Macdonald. Les raisons de son incapacité à choisir ne sont pas
inconnues. Comme Macdonald, Mailer considère que la société
américaine est totalitaire, mais ce qui peut permettre de comprendre
leur différence, c’est le fait que le concept de totalitarisme a
toujours eu pour Macdonald une signification précise et claire,
alors que Mailer l’a constamment élargi - comme il a élargi
beaucoup de choses, la longueur de ses phrases, l’ardeur de
son indignation, le champ de ses ambitions littéraires - jusqu’à
ce qu’il y inclue tout ce qu’il trouve détestable même dans sa
manifestation la plus légère : les pacifistes, les libéraux,
l’architecture moderne, Hollywood, le théâtre expérimental, les
homosexuels, la masturbation, David Riesman(*),
les beatniks, la psychanalyse, les écrivains “mineurs”, les
critiques littéraires, les abris antiatomiques, “la défense de la
vie par l’establishment”, les syndicats, la santé mentale, les
motels, la science, les gens qui refusent d’admettre que les bombes
puissent être belles, les gens qui lancent des bombes sur d’autres
personnes, la télévision et le cancer.
Pour
comprendre Norman Mailer il est d’abord nécessaire de comprendre
la sociologie du succès littéraire en Amérique. Les lecteurs
anglais trouvent Mailer surprenant et outrancier en partie parce
qu’ils ne comprennent pas le problème auquel est confronté un
auteur américain quand il devient une célébrité, ce problème
étant apparemment particulier aux États-Unis25.
Beaucoup d’Américains sont également déconcertés par le fait de
découvrir que le succès littéraire devrait être considéré comme
un problème. Ils rejettent par conséquent la peur que cela leur
inspire comme expression du culte à la mode de l’“aliénation”.
Sidney Hook par exemple ne peut contenir son impatience au sujet des
écrivains qui se plaignent qu’en Amérique le succès est pire que
l’échec.
« L’hypothèse
selon laquelle la culture de masse et les arts populaires - le piège
hollywoodien ! - menaceraient l’émergence d’une culture
importante, vitale et intègre, parce qu’ils constituent une
invitation perpétuelle à la prostitution semble extrêmement
farfelue. À moins que l’on ne soit un snob incurable (je suis
assez vieux pour me souvenir des vives discussions entre des gens par
ailleurs intelligents qui se posaient la question de savoir si le
cinéma était un art), les formes de la culture de masse et des arts
populaires devraient servir de défi pour faire quelque chose d’eux.
Il y a bien sûr de la “prostitution”, mais il y a deux parties
opposées dans toute “prostitution”. L’écrivain qui “se
vend” à Hollywood ou aux magazines en papier glacé ne peut pas
s’absoudre de sa responsabilité sur la base du fait qu’il ne
serait pas capable de vivre aussi luxueusement s’il ne le faisait
pas. Pourquoi devrait-il le faire ? Je vais être accusé de
dire que je suis en train de condamner les artistes et les écrivains
à la famine. Mais si des intellectuels peuvent vivre la vie de
“pauvreté distinguée” de Renan et accomplir un travail
important, ceux qui ne vont pas à Hollywood le peuvent aussi. »26.
Mais
le problème n’est pas que les écrivains soient tentés de se
vendre, bien qu’il faille admettre que beaucoup de gens parlent
comme si c’était le cas. Le problème n’est qu’accessoirement
celui de l’argent ; ce qui est le plus important, c'est
l’effet du succès, même un succès non recherché, sur la manière
qu’a un écrivain de se voir et de voir son travail. Le succès lui
donne envie de devenir une “personnalité” publique et s’il
cède à la tentation il découvre bientôt qu’il est plus facile
de vendre sa personnalité que ses idées. Pour résumer, ses
excentricités, ses manies, son “image”, constituent un atout
inestimable sur le marché littéraire ; il peut troquer son
“nom” à la manière des vedettes de cinéma et des joueurs de
baseball qui font des affaires profitables en faisant publiquement la
promotion d’autres produits nationaux. De plus, son nom - à un
degré quelque peu supérieur d’aspiration - lui garantit une
audience ; tout ce qu’il dit ou fait, tant que la magie dure,
est automatiquement une nouvelle. Mais s’il choisit de jouer ce
jeu, le prix à payer est que l’écrivain doit rester dans le
personnage, il doit jouer le rôle qu’il s’est fabriqué ;
car s’il s’en écarte, son public n’est plus intéressé. De la
même façon, dans le “star system”, l’on attend des acteurs
d’Hollywood qu’ils jouent le même rôle encore et encore, étant
donné que leur capacité à être commercialisés dépend de leur
prévisibilité. Mais tandis que la vedette est largement la création
de ses agents de presse, c'est l’écrivain qui crée son rôle tout
seul pour lui-même et qui ensuite non seulement se met à le jouer
mais, pire, à croire en lui. À la longue, il perd son moi réel et
il adopte un moi synthétique sur lequel il se met à écrire comme
s’il était son moi réel. Ernest Hemingway est un exemple éminent
de ce jusqu’où ce processus de ré-identification peut mener. Le
célèbre portrait d’Hemingway qu’a fait Lilian Ross le montre
mimant, en allant jusqu’au dernier détail de sa vie privée,
l’image publique de lui-même. Même sa conversation, un mélange
d’argot du monde du sport, de grognements inintelligibles variés
et de termes indiens, était devenue une parodie du fameux style
d’Hemingway27.
La nature imite l’art ; mais quand l’art est l’art des
relations publiques, les résultats, pour un écrivain sérieux, ont
de fortes chances d’être désastreux.
Norman
Mailer a eu la malchance de connaître le succès avec son tout
premier libre. The
Naked and the Dead
[Les nus et les morts] a été un best-seller immédiat. Mailer avait
vingt-cinq ans et il vivait à Paris.
« Naturellement,
j’ai été propulsé à une distance considérable du point zéro
par l’importance de son succès et j’ai passé les quelques
années suivantes à essayer d’engloutir les expériences d’un
homme victorieux alors que je n’étais absolument pas encore un
homme et que je n’avais pas de don réel pour jouir de la vie. Un
tel don provient habituellement d’une série de petites victoires
obtenues dans les règles de l’art ; mon expérience avait
consisté en de nombreuses petites défaites, quelques victoires, et
une explosion. Un tel de succès me donna une grande énergie, mais
j’ai gaspillé sa plus grande partie dans les engrenages des
vieilles habitudes, et j’ai eu une expérience qui était
explosive, magnifique, angoissante, maladroite, sinistre, - et même
je le soupçonne - crevante. Mon adieu à l’expérience moyenne
d’un homme a été trop soudain ; je ne saurais plus jamais,
de la manière ennuyeuse avec laquelle tout un chacun connaît
habituellement de telles choses, ce qui ressemblait à faire un
travail sans intérêt, ou à recevoir des ordres d’un homme que
l’on détestait. Si j’avais eu ce parcours dans l’armée,
maintenant c’était fini - il ne restait plus rien dans les
vingt-quatre premières années de ma vie pour écrire là-dessus ;
d’une manière ou d’une autre, ma vie semblait avoir été sapée
et fondue dans la grande amplitude du livre. Et ainsi, j’étais
célèbre et vide, et il me fallait recommencer ma vie ;
désormais, les gens qui me connaissaient ne pourraient plus jamais
réagir par rapport à moi comme par rapport à une personne qu’en
quelque sorte ils aimaient ou détestaient, pour
moi-même et seulement pour moi-même
(l’inévitable formule de toutes les confessions larmoyantes) ;
non, j’étais un nodule dans le nouveau paysage électronique de la
célébrité, de la personnalité et du statut. »28.
Entre
autres choses, le triomphe inattendu de Mailer au tout début de sa
carrière l’a rendu cruellement dépendant de l’opinion des
critiques dont les louanges avaient assuré le succès de son livre :
Les
nus et les morts.
Le résultat a été que, lorsque les critiques ont unanimement
renvoyé son livre suivant, Barbary
Shore
[Rivage de Barbarie], au tas de cendres de la renommée littéraire -
Anthony West disait dans le New
Yorker
que c’était un livre d’une « mauvaise qualité monolithique
parfaite » -, Mailer a été accablé par un sentiment d’échec
hors de proportion avec les défauts véritables du livre29.
Non seulement il lisait les critiques, mais il revenait à elles sans
cesse et de manière compulsive, et lorsqu’il rédigea Publicités
pour moi-même
en 1959, il en publia de longs extraits, de même qu’il publia tous
les autres commentaires désobligeants sur lui qu’il avait
soigneusement gardés au cours des années. Déjà obsédé par le
rêve de devenir un “grand écrivain”, il fut amené de plus en
plus à définir son but en termes de succès populaire et critique ;
c'est-à-dire en termes de célébrité30.
Incapable de se détacher de la communauté repliée sur elle-même,
des circonvolutions sans fin du circuit littéraire dans lequel son
succès précoce l’avait lancé, il subissait les rebuffades même
sociales comme si elles étaient des désastres artistiques, et il
les ressassait avec assiduité. Il commença son troisième livre,
The
Deer Park [Le
parc aux cerfs], avec l’intention délibérée d’écrire un autre
best-seller. « Six ou sept années de respiration de cet air
littéraire » lui avait appris qu’« un écrivain ne
restait vivant dans les circuits d’une telle haine que s’il
n’était pas assez apprécié pour être adoré par une coterie, ou
s’il était acheté en si fortes quantités par le public qu’il
excitait quelque nerf sans défense chez le snob ».
« Je
savais que, si Le parc
aux cerfs était un
bestseller majeur (le chiffre de cent mille exemplaires était devenu
magique pour moi), j’aurais alors gagné. Je serais le premier
écrivain sérieux de ma génération à avoir deux fois un
bestseller, et alors ce que l’on dirait sur ce livre n’aurait pas
d’importance. La moitié de l’édition pourrait le qualifier de
bas de gamme, d’obscène, de cherchant à faire sensation, de
qualité inférieure, et ainsi de suite, mais sa rage serait faible
et elle ne pourrait pas faire de mal car le monde littéraire tolère
d’avoir une tache de la souillure nationale - un écrivain sérieux
est certain d’être considéré comme grand s’il a également
écrit des bestsellers ; en fait, la plupart des lecteurs n’est
jamais convaincue de sa valeur avant que son livre marche bien. »31.
Le
parc aux cerfs
« marcha bien », mais il n’a pas été vendu à 100 000
exemplaires. Il n’a atteint que la moitié de ce chiffre.
« Balançant entre une vente énorme et un échec »,
Mailer a trouvé qu’« il était cruel de le considérer comme un
succès moyen ». « Comme un révolutionnaire
sous-alimenté dans mon galetas, j’avais combiné à partir du
besoin, de la fièvre, de la vision et de la peur, rien moins
que la confiance d’un fou dans l’identité de mon être et les
envies de tous les autres, et cela a été un nouveau fardeau
assommant à soulever et à porter, à savoir cette connaissance que
je ne possédais pas un magie assez grande pour précipiter le temps
de l’apocalypse, mais qu’au lieu de cela je serais vulnérable
comme tous les autres aux attritions du demi-succès et du petit
échec »32.
Or, au lieu de profiter de cette connaissance de soi - une
connaissance de soi qui caractérise tant l’ouvrage
autobiographique des Publicités
pour moi-même,
mais qui exerce aussi peu d’influence sur l’évolution de Mailer
en tant qu’écrivain -, il s’est tourné vers une nouvelle
entreprise plus grandiose que jamais, une entreprise destinée à
échouer, semblerait-il, avant qu’elle n’ait vraiment débuté.
Il s’est alors proposé d’écrire un long roman, un grand roman
sur lequel ses prétentions en tant que grand écrivain
s’appuieraient une fois pour toutes, un roman si immense, si
bouleversant, si outrageusement fidèle à la vie, qu’il ne serait
même pas imprimable aux États-Unis, mais qu’il devrait circuler,
à l’instar du
Tropique du Cancer
et d’Ulysse,
comme « un hors-la-loi de l’underground ». Son écriture
prendrait dix ans et il aurait, à son apparition, « une
profonde explosion d’effet »33.
Mais l’ampleur de cette entreprise, en même temps que la publicité
préalable avec laquelle Mailer l’a couverte, a été contraire à
l’effet recherché. Au lieu d’écrire son « long roman »,
Mailer a écrit The
Presidential Papers
[Les papiers présidentiels] et ensuite, avec l’excuse qu’il
avait besoin d’argent, il s’est tourné vers un autre ouvrage
alimentaire, The
American Dream
[Le rêve américain], qu’il vendit comme un feuilleton à Esquire
en tant que « preuve contre les publicités que j’ai
consacrées à moi-même, contre les ennemis que je me suis faits et
même contre les attentes de ceux qui étaient le plus prêts à
aimer mon travail ». Dans une interview récente, Mailer
prétend qu’il a abandonné son ambition d’être un « grand
écrivain » en faveur d’une ambition plus modeste d’être
« un écrivain professionnel - et l’un des meilleurs
écrivains professionnels du pays ». Pourtant, il parle encore
de « ce grand roman ». Il dit qu’il aura une longueur
de 3 000 pages34.
Pendant
ce temps, Mailer avait acquis une personnalité publique qu’il a
continué à exploiter de la manière imaginable la plus évidente en
écrivant une série de publicités pour lui-même, dont les
premières ont été publiées sous ce titre et dont le reste
composait Les
papiers présidentiels
de 1963. En admettant franchement son souhait de promouvoir sa
renommée, il est possible que Mailer ait vraiment évité certains
dangers psychiques relatifs à ce type de publicité. Mais la
question de savoir si Mailer croit lui-même pleinement au mythe de
Mailer n’est pas encore claire. Il est réconfortant de trouver que
ce qui est le mieux écrit dans les Publicités
est ce qui est purement autobiographique. D’autre part, tout ce que
l’on apprend sur sa vie privée - s’il est encore possible de
distinguer sa vie privée de sa vie publique - suggère que Mailer
agit de plus en plus de la manière dont il croit que son public
attend qu’il agisse. Les
papiers présidentiels
se composent de scènes dont Mailer est à la fois le reporter et le
personnage principal, et elles le montrent beaucoup en train d’agir
aussi dans
la peau
de son personnage : instruisant Kennedy dans son rôle de
leader charismatique, instruisant Mme Kennedy dans son rôle de guide
du goût national, intervenant sans y être invité dans la
conférence de presse qui a suivi le combat Patterson-Liston. « J’ai
fait ce coup pour une bonne raison », dit Mailer à Liston.
« Je connais une façon faire passer le prochain combat d’un
flop à 200 000 $ à Miami à des recettes de 2 000 000
$ à New York »35.
Les termes qu’il emploie confirment l’impression que l’on a
selon laquelle les valeurs de Mailer sont devenues impossibles à
distinguer de celles du monde du divertissement qu’il déteste,
mais de l’étreinte duquel il semble incapable de se libérer. Pour
l’écrivain américain, le succès est un miroir de fête foraine
dans lequel il ne se voit pas lui-même, mais dans lequel il voit une
distorsion cruelle de lui-même, sans qu’il ne soit plus capable
cependant de les différencier.
Mais
il y a un autre aspect à ce problème. Mailer n’est pas seulement
un écrivain, il est un radical politique et culturel qui est résolu
à provoquer « une révolution dans la conscience de notre
époque »36.
En tant que tel, il descend manifestement, en raison de toute son
excentricité apparente, de la lignée des Randolph Bourne et des
Lincoln Steffens. Comme eux, il a mené sa vie comme si elle était
une expérience. Il a essayé de tracer le cours de sa carrière de
manière délibérée afin d’atteindre une certaine fin : la
promotion de sa propre renommée, mais également la promotion, dans
un sens quelque peu démodé, du bonheur public. Ses ambitions
personnelles et politiques vont de pair et il est difficile de les
séparer. Sa détermination à écrire des bestsellers, par exemple,
reflète son ambition maladroite d’être un “grand” écrivain,
mais elle reflète aussi sa réticence légitime à se contenter d’un
lectorat limité d’intellectuels d’avant-garde. De même, son
ambition à se placer au centre de la scène politique exprime
davantage qu’un égotisme immodéré ; elle exprime également
le désir d’éviter le sort typique des intellectuels radicaux,
c'est-à-dire celui de l’inutilité politique. Mailer a eu un
aperçu de cela en 1948 quand il travaillait pour le Progressive
Party d’Henry Wallace, et son dégoût a été intensifié par une
humiliation personnelle qui lui a servi d’occasion pour quitter ce
parti en 1949. Invité à parler lors d’une “conférence pour la
paix” au Waldorf-Astoria, Mailer déçut son public en disant
(comme il s’en est souvenu ensuite) que « seul le socialisme
pouvait sauver le monde, (que) l’Amérique n’en était pas
proche, et la Russie non plus, (que) les gens ne devraient pas croire
dans des pays et de toute façon dans le patriotisme, et (que) des
conférences pour la paix comme celle-ci donnaient l’idée qu’il
était possible de le faire et (qu’)on avait tort ». Le
sentiment qu’il était en train de « trahir » ceux qui
étaient venus l’écouter l’amena au bord des larmes, « et
pour éviter ce désastre, j’ai fait une grimace tout en grognant,
car je me sentais comme un misérable rat indigne, et c’est à ce
moment-là que des flashes se sont déclenchés », de sorte que
l’image de son embarras et de son humiliation est tombée dans le
domaine public37.
Après
la campagne de Wallace, Mailer ne s’est plus hasardé dans le
sectarisme politique. Au lieu de cela, il tenta, comme Lincoln
Steffens l’avait tenté, de jouer le rôle de l’avocat du diable,
“de l’homme de cour”, ou du “bouffon du roi” ;
c'est-à-dire qu’il a tenté de parler pour l’“underground”
dans la citadelle même de l’“establishment”38.
Comme Steffens, Mailer se considère comme un “hors-la-loi” et il
partage le sentiment de Steffens, à savoir que les hommes qui ont du
succès sont aussi des hors-la-loi déguisés. C'est ainsi qu’il
décrit Kennedy comme « un sheriff hors-le -loi …
c'est-à-dire un sheriff qui avait bien pu être un hors-la-loi
lui-même », et, en adressant une série de lettres ouvertes à
Kennedy, Mailer s’adressait sciemment à lui, de la même manière
que Steffens s’était adressé aux « grands méchants » de
son époque, comme un « escroc à un autre »39.
La différence entre eux est que Mailer est beaucoup plus
profondément impliqué dans le monde de l’establishment que
Steffens ne l’avait jamais été dans le monde des grands méchants.
Non pas que Mailer ait eu plus d’influence sur la politique
nationale. Il prétend qu’il a assuré l’élection de Kennedy en
écrivant de lui qu’il était « un héros existentiel »,
mais Kennedy, une fois en fonction, n’a pas fait preuve de sa
gratitude en suivant les conseils de Mailer. Mailer n’a pas eu
d’influence perceptible sur l’administration Kennedy ;
néanmoins, il n’était pas du tout loin de partager ses valeurs
que Steffen ne l’était avec les valeurs du “bon peuple” de son
époque. Certes, Steffens, comme Mailer, adorait le succès, mais il
était suffisamment critique par rapport à ses propres mobiles pour
ne pas le poursuive en tant que tel ; la preuve de cela est
qu’il a survécu à vingt ans de négligence littéraire et qu’il
les a couronnées en écrivant, non pas un monument gigantesque à sa
propre ambition tel que Mailer l’a projeté pour lui-même, mais
l’Autobiography,
un ouvrage qui doit son charme pour une large part au fait d’être
si totalement sans prétention. Mailer, d’autre part, est bien trop
attaché à la culture qu’il prétend mépriser pour en être un
critique efficace, aussi bien de l’extérieur que de l’intérieur.
Il n’est pas tant un avocat du diable qu’un homme qui a trouvé
commode de jouer le rôle de l’avocat du diable, précisément
parce que son public attend de lui qu’il joue ce rôle. « En
Amérique », a-t-il écrit, « peu de gens vous feront
confiance si vous n’êtes pas irrévérencieux ; mais la
vérité est que ces gens vous font bien plus confiance lorsque vous
faites tout simplement
semblant
d’être irrévérencieux »40.
Le
fait est que le style de radicalisme culturel de Mailer, un mélange
de Marx et de Freud, a depuis longtemps perdu sa capacité de
choquer. Ce n’est pas que Marx et Freud eux-mêmes ne soient plus
choquants ou qu’une critique radicale de la société américaine
ne puisse pas être élaborée à partir de leurs idées. Herbert
Marcuse, un penseur radical qui n’exhibe pas de manière
ostentatoire son radicalisme, l’a fait, lui, et ce qui est encore
plus inhabituel, il y a ajouté certaines idées qui lui sont
propres41.
Mais, dans certains cercles, le marxisme et la psychanalyse sont
devenus des stéréotypes uniquement parce qu’ils ont été
associés jusqu’à un certain point à la sorte de rébellion
consciente de son image et maniérée qui était caractéristique de
Norman Mailer ; et, en tant que lieux communs, ils sont si peu
choquants qu’il est nécessaire à Mailer lui-même d’essayer
sans cesse de les dépasser, de proférer des affirmations de plus en
plus véhémentes de son non-conformisme, et finalement de lancer sa
propre personne, dans des attitudes de défi grossier et outrancier,
dans la lutte, et ce dans l’espoir d’apporter des preuves
définitives de sa sincérité révolutionnaire. Mais plus son
implication dans ce jeu consistant à choquer dans le seul but de
choquer est profonde, et plus l’effet de la rébellion de Mailer
est inoffensif. Plus la gamme des objets de son indignation est
large, et plus ses critiques sévères en viennent à ressembler à
ces interminables attaques contre le “conformisme” américain qui
étaient si populaires dans les années 1950. Plus il creuse
profondément lors de ses investigations sur les racines sexuelles
des troubles sociaux, et plus ses observations deviennent
superficielles. Il peut écrire très sérieusement, et non seulement
écrire, mais citer avec admiration cette phrase dans un autre
contexte : « L’orgasme est répugnant pour l’esprit
libéral parce qu’il est le moment existentiel incontournable »42.
The
White Negro
[Le nègre blanc] que Mailer considère comme le plus audacieux de
ses écrits et que les éditeurs du Dissent
ont publié en grande pompe, est une resucée des lieux communs sur
la sexualité du Noir ; une réaffirmation, c'est ainsi que
James Baldwin qualifia cela, « du mythe de la sexualité des
Noirs auquel Normal Mailer, comme tant d’autres, refuse de
renoncer »43.
Dans des dispositions de plus grande réflexion, Mailer peut encore
parler de manière frappante, comme quand, confronté à
l’observation de Baldwin, il a amendé sa thèse en disant que
« n’importe
quelle
classe submergée de travail va s’adonner davantage à la sexualité
qu’une classe oisive »44.
Mais des dispositions réflexives sont dans l’ensemble absentes
dans le tout dernier ouvrage de Mailer. Il continue à dire que les
Noirs sont plus sexuels que les Blancs parce qu’ils « viennent
d’Afrique » et que « les peuples tropicaux sont
habituellement plus sexuels », et, dans le même temps, il
soutient qu’en tout cas Baldwin, en critiquant The
White Negro,
« est totalitaire »45.
L’utilisation de plus en plus indiscriminée que fait Mailer du
terme “totalitarisme” indique ce qui péchait dans son analyse
sociale et politique. Visant des termes d’une condamnation ultime,
sa voix devient impossible à distinguer de la voix de ces critiques
culturels pour lesquels la qualité de la télévision ou le design
des dernières automobiles est une question politique brûlante.
Mailer dit lui-même de la télévision : « À chaque fois
que l’on voit un mauvais spectacle télévisuel, l’on regarde la
nation se préparer pour le jour où Hitler viendra »46.
Il
n’est pas surprenant qu’une grande part du radicalisme de Mailer
soit proche du libéralisme de la Nouvelle Frontière. Si l’on
enlève les propos sur l’“existentialisme”, les louanges de
Mailer sur Kennedy ressemblent fortement à celles de Richard
Rovere(*).
Si Kennedy l’a finalement déçu, c’était parce que Mailer
espérait, comme les libéraux, que Kennedy et sa femme
enclencheraient la « révolution (longuement attendue) dans la
conscience de notre époque ». Le fait que « Kennedy
était jeune, qu’il était physiquement beau et que sa femme était
séduisante » convainquit Mailer en 1960 que cette accession à
la présidence serait « un événement existentiel »47.
Sous Eisenhower, « les meilleurs esprits et les élans les plus
courageux » avaient été « éloignés » par
« l’histoire hésitante qui était menée » ; sous
Kennedy, ils pouvaient revenir vers le siège du pouvoir48.
En tant que président, Kennedy pouvait être « capable de
donner une direction au temps, capable d’encourager une nation »,
comme d’autres héros existentiels l’avaient fait, « à
découvrir les couleurs les plus profondes de sa nature »49.
Naturellement, Mailer fut déçu ; le caractère de ses attentes
ne lui laissait que peu de choix.
Entreprise
sans espoir dès le début, l’ambition de Mailer de devenir « en
quelque sorte une espèce de centre autour duquel tout ce qui avait
été perdu devait maintenant se rassembler » fut altérée par
les termes dans lesquels cette ambition a été conçue, elle fut
gâtée par la vieille confusion entre la politique et la culture50.
Les résultats politiques de ses efforts ont été négligeables, et,
si l’on en juge par ce qu’il a écrit récemment, les
conséquences littéraires ont été désastreuses. Ses tentatives
pour enrichir la vie culturelle de la nation ont fini par appauvrir
son propre art. Tout ce qui restait, c’était la vision qui était
en train de s’estomper du “grand livre”, mais « quand je
m’assois », avouait Mailer à la fin des Publicités,
« quand je m’assois, peu après que ce livre a été achevé,
pour reprendre mon roman, je ne sais pas si je peux le faire,
car, si les soixante premières pages ne sont pas du tout mauvaises,
il est encore possible que j’ai gaspillé trop de moi-même, et si
c'est le cas - quelle perte ». Encore jeune homme - il avait
trente-six ans -, Mailer, comme Randolph Bourne, pleurait la perte de
sa jeunesse. « Que c’est une pauvre chose que d’aller vers
la mort avec rien de plus que des déclarations de bonnes
intentions »51.
[
6 ]
Avec
Norman Mailer, l’ensemble des idées et des hypothèses que j’ai
dénommé le nouveau radicalisme a atteint une certaine sorte de
formulation finale et définitive. La confusion entre le pouvoir
et l’art, l’effort pour libérer l’“underground” social et
psychologique par le biais de l’action politique, la poursuite
enfiévrée de l’expérience, la conception de la vie comme une
expérience, l’identification par l’intellectuel de soi aux
parias de la société - ces choses-là ne pouvaient pas être
poussées plus loin sans les pousser jusqu’à l’absurde.
Peut-être que Mailer les avait déjà poussées au-delà de ce
point.
Mailer
n’a naturellement pas été un homme représentatif de son temps au
sens le plus strict de ce terme. Même dans les cercles littéraires
de New York, il était un excentrique ; des hommes comme Irving
Howe, le rédacteur en chef du Dissent,
et Norman Podhoretz, le rédacteur en chef du Commentary,
étaient probablement des produits typiques de ce milieu. Pourtant,
ces hommes, plus modestes que Mailer dans leurs ambitions et plus
modérés dans leur mode d’expression, partageaient néanmoins de
nombreuses opinions de Mailer et leurs écrits dévoilaient aussi les
effets, d’une part, du « sens de la camaraderie et de la
solidarité » et ceux, d’autre part, du « sentiment
d’hostilité assiégée » à l’égard du reste de la
société, des effets qui ont accompagné l’émergence des
intellectuels comme classe sociale52.
Mais je n’ai en aucun cas essayé dans l’une quelconque des
études de ce livre de m’occuper de personnes représentatives ou
typiques. Dwight Macdonald n’a pas été plus typique que Mailer ;
pas davantage non plus que Mabel Luhan, Randolph Bourne ou Lincoln
Steffens. Leurs vies expriment, non pas une sorte de norme, mais
certaines possibilités dans une certaine ligne de pensée et
d’action, que, dans beaucoup de cas, ces hommes et ces femmes ont
entrepris tout à fait délibérément d’explorer jusqu’à leurs
ultimes limites.
C'est
là-dedans que réside la fascination de ces carrières. Ce qui est
singulier est parfois plus révélateur que ce qui est normal (chose
qui, en tout cas pour ce qui concerne l’histoire des idées, est
excessivement difficile à définir), les extrêmes sont parfois plus
révélateurs que ce qui est modéré - à condition bien sûr que
l’on se souvienne précisément qu’ils sont des extrêmes. Comme
Richard Gilman l’a dit de Mailer, dans sa critique de The
Presidential Papers :
« Mailer était occupé à définir tout seul l’existence du
président, comme dans certains cas nous l’étions tous. Mais nous
étions à un niveau beaucoup plus bas et plus innocent de ce jeu,
nous ne nous étions pas institutionnalisés dans une alternative au
président ou dans son double, et nous n’avions pas de mystique et
de moyen pour l’imposer »53.
S’il est important de comprendre que « nous étions à un
niveau beaucoup plus bas et plus innocent de ce jeu », il est
tout aussi important de reconnaître, en premier lieu, que nous
jouions tous à ce jeu - c'est-à-dire de reconnaître que les rêves
mégalomaniaques d’omnipotence qui sont apparus si nettement dans
les carrières d’hommes comme Norman Mailer et le colonel House
existent, sous des formes plus voilées, chez nous tous, de même que
les ambitions du colonel House, par exemple, se reflétaient, sous
des couleurs plus pâles, chez Lincoln Colcord.
J’ai
affirmé que ces rêves de toute-puissance, en même temps que leurs
peurs concomitantes d’hostilité et de persécution, proviennent de
l’isolement des intellectuels américains, des tendances
principales de la vie américaine. J’ai soutenu en outre que
c’était leur sentiment d’isolement qui ont conduit des
intellectuels à s’identifier à ce que Benjamin Ginzburg appelait
« la vision pratique de la vie américaine ». William
James a comparé autrefois les “esprits forts” aux hommes
endurcis des centres miniers, les “esprits tendres” aux
“blancs-becs” de la Nouvelle Angleterre, trop délicats et
décadents. « Leur réaction mutuelle », disait-il, «
ressemble beaucoup à celle qui a lieu lorsque des touristes
bostoniens se mêlent à une population comme celle de Cripple
Creek(*) »54.
Bostonien lui-même, et qui faisait tout son possible pour être un
“esprit fort” dans sa philosophie, James saisit dans cette image
le fort désir et la fatuité secrète qui imprègnent une bonne
partie de l’histoire de l’intellectuel du XX° siècle. De James
à Norman Mailer, aussi différents soient-ils sous de si nombreux
aspects évidents, il y a une curieuse filiation. Un demi-siècle
après que James a fait sa première conférence sur le pragmatisme,
Norman Mailer s’est imposé en plein milieu du combat
Patterson-Liston - un autre touriste bostonien sous l’apparence
d’un “dur des Montagnes Rocheuses”.
3636
Robert Brustein : “Subsidized Rubbish” [Camelote
subventionnée], NR,
CL (11 avril 1964), p. 36.
(*)(*)
La “Massachusetts
Route 128”,
souvent simplement appelée Route
128,
est une route qui contourne Boston sur sa partie ouest. Elle
est longue de 92 km et a été tracée en 1927. Dans les années
1970, elle est devenue le symbole de la reconversion industrielle
de Boston dans les activités de pointe. (NdT).
1
Richard Rovere, dans l’essai qui donne son titre à son recueil
The American
Establishment (New
York, Harcourt, Brace & World, 1962), pp. 3-21, tente de faire
la satire de l’idée d’un establishment ; mais la satire
était soutenue de manière si peu sûre que beaucoup de lecteurs
ont trouvé difficile de dire de quel côté de la controverse
Rovere se maintenait. Le ton de l’article suggère que Rovere
était à demi-convaincu par la proposition qu’il cherchait à
discréditer.
2
Dwight Macdonald :
“Politics Past”, in Memoirs
of a Revolutionist
(New York, Meridian Books, 1958), p. 31.
3
“Amateur Journalism”, in The
Responsability of Peoples
(Londres, Victor Gollancz, 1957), p. 149.
4
Ibidem,
p. 114.
5
Macdonald a pourtant l’impression suivante: « Je suis
plus connu pour Politics
que pour mes articles
dans The New Yorker ».
« Un petit magazine », note-t-il, « est souvent
plus lu (et circule plus) que les grands magazines commerciaux, car
ils représentent une expression plus individuelle et ils plaisent
ainsi avec une force particulière à d’autres individus ayant le
même esprit ». (Memoirs
of a Revolutionist,
p. 27).
6
The Unconscious War” [La guerre inconsciente], Memoirs
of a Revolutionist,
p. 110.
7
“My Favorite General”, [Mon général favori] Memoirs
of a Revolutionist,
pp. 95-6.
8
“Horrors - Ours or Theirs ?” [Des horreurs -les nôtres ou
les leurs], Memoirs of
a Revolutionist, p.
159.
9
“The Bomb”, Memoirs
of a Revolutionist,
pp. 169-70.
10
Ibidem,
p. 170.
11
Ibidem,
p. 178.
12
“The Pacifist Dilemma”,
Memoirs of a Revolutionist,
p. 197.
13
“I choose the West” [Je choisis l’Occidents] Memoirs
of a Revolutionist,
p. 201.
14
“Politics Past”, Memoirs
of a Revolutionist,
p. 5.
15
“I choose the West” [Je choisis l’Occident] Memoirs
of a Revolutionist,
p. 201.
16
Ibidem,
p. 199.
17
“The Unconscious War” [La guerre inconsciente], Memoirs
of a Revolutionist,
p. 112.
18
“The Great Thaw” [Le grand dégel],
Memoirs of a Revolutionist,
pp. 315-16.
19
Ibidem,
p. 317.
20
Postscriptum à “I chose the West”, Memoirs
of a Revolutionist,
p. 201. Je me hâte d’ajouter que moi-même, en suivant l’exemple
de Macdonald, j’ai pris la même position pour ce qui concerne
l’élection de 1960.
21
“I choose the West”, Memoirs
of a Revolutionist,
p. 198.
22
Ibidem,
p. 200.
23
Voir Daniel Bell : The
End of Ideology
(Glencoe ; The Free Press, 1960), et en particulier le chapitre
14 et l’épilogue.
24
Macdonald : “Politics Past”, Memoirs
of a Revolutionist,
pp. 21-2.
(*)(*)
David Riesman (1909-2002) est un avocat et un sociologue américain.
Il est devenu célèbre après la publication de son livre :
The Lonely Crowd
(1950) [en français : La
foule solitaire
(1964)] sur le conformisme de la société américaine. Il fut le
fondateur avec d’autres d’une sociologie qualitative
(descriptive) des mentalités, des valeurs, des formes de vie et des
subcultures. (NdT).
25
En outre, il est difficile pour les Anglais de comprendre le
désespoir qui est à la base du radicalisme américain ou de le
partager - le sens de l’inutilité dans un pays gigantesque dans
lequel le débat politique est dominé par les organes de la
communication de masse et où l’opinion publique, mal informée et
même délibérément induite en erreur, semble à la fois
impuissante, quand il est question de persuader le gouvernement de
poursuivre des politiques plus libérales, et toute puissante,
quand il est question de le forcer à poursuivre des politiques même
plus autoritaires que celles qu’il désire poursuivre (comme dans
le cas de Cuba) - le sens de la pure inutilité, dans un tel pays,
qui afflige ceux qui cherchent à contenir l’impulsion suicidaire
que les Américains semblent enclins à suivre.
Pour une
illustration particulièrement claire de ce contraste paradoxal
entre l’optimisme européen et le désespoir américain, voir la
critique que fait George Lichtheim du livre d’Herbert Marcuse :
One-Dimensional Man
[L’homme
unidimensionnel] (New
York Review of Books
II (20 février 1964), pp. 16-19) et la correspondance qui
s’ensuivit entre Lichtheim et quelques étudiants américains qui
le prirent à partie parce qu’il n’avait pas compris pourquoi il
était nécessaire pour tout intellectuel américain sérieux de
penser la politique contemporaine en termes “négatifs”.
26
Hook : “From Alienation to Critical Integrity”, The
Intellectuals, p.
530.
27
Lilian Ross : Profile
of Hemingway [Portait
d’Hemingway] (New York, Simon and Schuster, 1931).
28
Norman Mailer : Advertisements
for Myself
[Publicités pour moi-même] (New York , G. P. Putman’s Sons,
1959) p.92.
29
Ibidem,
p. 105.
30
« Avant même mes dix-sept ans, j’avais ressenti le désir
de devenir une grand écrivain ». (Ibidem,
p. 27).
31
Ibidem,
p. 241.
32
Ibidem,
p. 247.
33
Ibidem,
p. 477.
34
Observer
(Londres), 26 avril 1964.
35
Norman Mailer : The
Presidential Papers
(New York, G. P. Putner’s Sons, 1963), p. 265.
36
Advertisements,
p. 17. Cf. Steffens : « Avant de mourir, je crois que je
peux aider à provoquer un changement essentiel dans l’esprit
américain ».
37
Advertisements,
p. 410.
38
Papers,
pp. 1, 8.
39
The Presidential
Papers (Londres,
André Deutsch, 1964) (première page de l’introduction non
paginée écrite pour l’édition anglaise).
40
Ibidem.
41
Voir Herbert Marcuse : Eros
and Civilization
(Boston, Beacon Press, 1955) ; et One-Dimensional
Man (Londres,
Routledge & Keagan Paul, 1964).
42
Papers
(Putnam’s), p. 198.
43
Ibidem,
p. 146.
44
Ibidem.
L’on doit admettre en outre que Baldwin lui-même n’est pas loin
d’adhérer au mythe de la supériorité de la sexualité du Noir.
Dans The Fire Next
Time [La prochaine
fois, le feu] (New York, Dial Press, 1963), pp. 56-7, il
accusait les Blancs américains d’être « terrifiés par la
sensualité », et il ajoutait de manière quelque peu
défensive : « Le mot “sensuel” n’est pas destiné
à évoquer de fuligineuses et frémissantes nymphes ou de
priapiques étalons noirs ». J’entends dire que, dans la
nouvelle pièce de Baldwin : Blues
for Mister Charlie,
la même idée est affirmée de manière beaucoup plus crue, sans
restrictions.
45
Papers,
pp. 146-7.
46
Ibidem,
p. 134.
(*)(*)
Richard Rovere (1915-1979) était un journaliste politique qui, de
1948 à sa mort, écrivit, dans le New
Yorker, ses
commentaires sur la vie politique américaine avec ses Lettres
de Washington. (NdT).
47
Ibidem,
p. 26.
48
Ibidem,
p.43.
49
Ibidem,
p. 42.
50
Ibidem,
p. 81. « Il demande à la politique … ce qu’elle ne peut
pas donner », écrit Richard Gilman ; « nous
pouvons parler de l’art de la politique, mais les procédures
politiques et la vérité ne sont pas les procédures et la vérité
de l’art. Un président n’est pas “supposé enrichir la vie
réelle de son peuple” ; il est supposé le protéger et le
préserver, et l’enrichissement est précisément la fonction de
l’artiste ». (“Why Mailer Wants to Be President”
[Pourquoi Mailer veut être président] NR,
CL (8 février 1964), p. 23)
51
Advertisements,
p. 477.
52
Renata Adler : “Polemic and the New Reviewers” [La
polémique et les nouveaux critiques], New
Yorker, XL (4 juillet
1964), p. 64 (une critique de : A
World More Attractive
[Un monde plus séduisant] de Howes et de Doings
and Unboings [Faits
et méfaits] de Podhoretz).
53
“Why Mailer Wants to Be President”, p. 19.
(*)(*)
Petite ville (un millier d’habitants) anciennement minière du
Colorado : pris ici comme synonyme de “trou perdu”. (NdT).
54
William James : Pragmatism
and Four Essays from The Meaning of Truth
[Le pragmatisme et quatre essais sur la signification de la vérité]
(Cleveland, Meridian Books, 1961), pp. 22-3.
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