La jeune professeure mystique embrigadée dans la guerre d'Espagne |
La douce complainte d'une anarchiste mystique
Il est intéressant de
lire ou relire Simone Weil, non pas que cette femme à l'intelligence
éblouissante soit un sérieux creuset de réflexion politique
révolutionnaire – il suffit de voir comment le semi-identitaire
Causeur la transforme en prophète de la décadence moderne et
Gallimard qui ouvre son tiroir-caisse – mais parce qu'en frôlant
souvent la vérité elle a des éclairs de génie. Sa pensée
philosophique est datée, son « enracinement » est écrit
à la veille de la fin de la Seconde Guerre mondiale, empreint des
plus grands regrets pour la débâcle française en même temps que
bizarre apologie de la nation (« le peuple français a ouvert
la main et laissé la patrie tomber par terre »), moins bête
certes que celle de Sarkozy avec l'invention originelle des gaulois
(dont se moquait déjà Simone), mais regrettant que les ouvriers ne
veuillent plus perdre leur sang pour celle-ci. Selon elle, la nation
française ne remonte qu'au Moyen âge. Mais, par endroits, la
réflexion semble faire écho à notre époque où la confusion règne
en politique et où la lutte sociale semble liquéfiée dans la
sociologie empirique moderniste, et la guerre un simple épisode de
nouvelles guerres de religion.
En lisant les pensées
philosophiques un peu décousues de l'ex-militante de la troupe de
Durruti en Espagne je me suis demandé si, finalement, de nos jours
elle ne se serait pas convertie elle aussi à l'islam, nouvelle
religion des pauvres (toutes les religions sont en compétition au
hit parade de celle qui sera la « vraie » religion des
pauvres, cette partie inoffensive et invisible de l'humanité
capitaliste. Pas du tout invraisemblable – elle en vient à se
plaindre que la religion soit « dégradée au rang d'affaire
privée » - sa pensée est complètement imbibée d'idéologie
chrétienne, ce qui est aussi aliénant que l'islam pour toute
compréhension rationnelle du passé et de l'avenir. Son soudain
mysticisme ne peut s'expliquer que par un retour en arrière au culte
du passé, typique des religions, au moins le passé c'est du béton :
ces salauds de rois ont « déraciné » nos cultures
provinciales, déraciné, pour ne pas dire éradiqués les coutmes de
nos bretons et de nos berrichon. On a oublié que la Commune de Paris
avait été au début une « explosion de chauvinisme
aigu ». L'adjectif policier en France est une des insultes les
plus sanglantes.La notion de classe sociale est indéterminée :
« Marx, qui fait reposer sur elle tout son système, n'a jamais
cherché à la définir, ni même simplement à l'étudier ».
La vraie nation pour cette pauvre Weil, qui enthousiasma le nihiliste
Camus... c'est le Christ. Et son petit Jésus, le grand Charles à
Londres.
Dans nos conversations
privées, nous avions parlé, Marc Chirik et moi, du cas Simone Weil,
dont je disais mon étonnement de la qualité de quelques parties de
son raisonnement confus et cureton charitable. Marc m'expliqua que,
avant la guerre, le milieu politique trotskiste et anarchiste face
aux staliniens était très étroit ; tout le monde se
connaissait. Il se rappelait avoir vu Simone Weil venant assister aux
réunions politiques des petits groupements de la Gauche communiste
antistalinienne, où elle avait sans doute puisé quelques unes de
ses considérations radicales, quoique en triturant les conceptions :
elle nomme impérialisme ouvrier le faux internationalisme stalinien
par exemple. Son ouvrage l'enracinement qui est une sorte de
testament de la fin de sa croyance en la classe ouvrière est terminé
peu de temps avant sa mort tragique monacale, au même moment (1943)
où la classe ouvrière en Italie vient de faire chuter Mussolini !
au fond une
anarchiste mystique. On rencontre toutes sortes de gens en politique
maximaliste, et de drôles de personnage aussi parfois.A la fin de la
guerre, Marc Chirik fait de l'auto-stop. Dans le véhicule qui
s'arrête il aperçoit un homme à la longue barbe. L'homme qui
l'embarque le fascine immédiatement par sa rectitude morale et une
poigne de fer peu commune. C'était l'abbé Pierre.
Il est une condition
sociale entièrement et perpétuellement suspendue à l'argent, c'est
le salariat, surtout depuis que le salaire aux pièces oblige chaque
ouvrier à avoir l'attention toujours fixée sur le compte des sous.
C'est dans cette condition sociale que la maladie du déracinement
est la plus aiguë. Bernanos a écrit que nos ouvriers ne sont quand
même pas des immigrés comme ceux de M. Ford. La principale
difficulté sociale de notre époque vient du fait qu'en un sens ils
le sont. Quoique demeurés sur place géographiquement, ils ont été
moralement déracinés, exilés et admis de nouveau, comme par
tolérance, à titre de chair à travail. Le chômage est, bien
entendu, un déracinement à la deuxième puissance. Ils ne sont chez
eux ni dans les usines, ni dans leurs logements, ni dans les partis
et syndicats soi-disants faits pour eux, ni dans les lieux de
plaisir, ni dans la culture intellectuelle s'ils essayent de
l'assimiler.
Car le second facteur de
déracinement est l'instruction telle qu'elle est conçue
aujourd'hui. La Renaissance a partout provoqué une coupure entre les
gens cultivés et la masse ; mais en séparant la culture de la
tradition nationale, elle la plongeait du moins dans la tradition
grecque. Depuis, les liens avec les traditions nationales n'ont pas
été renoués, mais la Grèce a été oubliée. Il en est résulté
une culture qui s'est développée dans un milieu très restreint,
séparé du monde, dans une atmosphère très confinée, une culture
considérablement orientée vers la technique et influencée par
elle, très teintée de pragmatisme, extrêmement fragmentée par la
spécialisation, tout à fait dénuée à la fois de contact avec cet
univers-ci et d'ouverture vers l'autre monde.
De nos jours, un homme
peut appartenir aux milieux dits cultivés, d'une part sans avoir
aucune conception concernant la destinée humaine, d'autre part sans
savoir, par exemple, que toutes les constellations ne sont pas
visibles en toutes saisons. On croit couramment qu'un petit paysan
d'aujourd'hui, élève de l'école primaire, en sait plus que
Pythagore, parce qu'il répète docilement que la terre tourne autour
du soleil. Mais en fait il ne regarde plus les étoiles. Ce soleil
dont on lui parle en classe n'a pour lui aucun rapport avec celui
qu'il voit. On l'arrache à l'univers qui l'entoure, comme on arrache
les petits Polynésiens à leur passé en les forçant à répéter :
« Nos ancêtres les Gaulois avaient les cheveux blonds ».
Ce qu'on appelle
aujourd'hui instruire les masses, c'est prendre cette culture
moderne, élaborée dans un milieu tellement fermé, tellement taré,
tellement indifférent à la vérité, en ôter tout ce qu'elle peut
encore contenir d'or pur, opération qu'on nomme vulgarisation, et
enfourner le résidu tel quel dans la mémoire des malheureux qui
désirent apprendre, comme on donne la becquée à des oiseaux.
D'ailleurs le désir
d'apprendre pour apprendre, le désir de vérité est devenu très
rare. Le prestige de la culture est devenu presque exclusivement
social, aussi bien chez le paysan qui rêve d'avoir un fils
instituteur ou l'instituteur qui rêve d'avoir un fils normalien, que
chez les gens du monde qui flagornent les savants et les écrivains
réputés.
Les examens exercent sur
la jeunesse des écoles le même pouvoir d'obsession que les sous sur
les ouvriers qui travaillaient aux pièces. Un système social est
profondément malade quand un paysan travaille la terre avec la
pensée que, s'il est paysan, c'est parce qu'il n'était pas assez
intelligent pour devenir instituteur.
Le mélange d'idées
confuses et plus ou moins fausses connu sous le nom de marxisme,
mélange auquel depuis Marx il n'y a guère eu que des intellectuels
bourgeois médiocres qui aient eu part, est aussi pour les ouvriers
un apport complètement étranger, inassimilable, et d'ailleurs en
soi dénué de valeur nutritive, car on l'a vidé de presque toute la
vérité contenue dans les écrits de Marx. On y ajoute parfois une
vulgarisation scientifique de qualité encore inférieure. Le tout ne
peut que porter le déracinement des ouvriers à son comble.
Le déracinement est de
loin la plus dangereuse maladie des sociétés humaines, car il se
multiplie lui-même. Des êtres vraiment déracinés n'ont guère que
deux comportements possibles : ou ils tombent dans une inertie
de l'âme presque équivalente à la mort, comme la plupart des
esclaves au temps de l'Empire romain, ou ils se jettent dans une
activité tendant toujours à déraciner, souvent par les méthodes
les plus violentes, ceux qui ne le sont pas encore ou ne le sont
qu'en partie.
Les Romains étaient une
poignée de fugitifs qui se sont agglomérés artificiellement en une
cité ; et ils ont privé les populations méditerranéennes de
leur vie propre, de leur patrie, de leur tradition, de leur passé, à
un degré tel que la postérité les a pris, sur leur propre parole,
pour les fondateurs de la civilisation sur ces territoires
Les hébreux étaient des
esclaves évadés, et ils ont exterminé ou réduit en servitude
toutes les populations de Palestine. Les Allemands, au moment où
Hitler s'est emparé d'eux, étaient vraiment, comme il le répétait
sans cesse, une nation de prolétaires, c'est à dire de déracinés ;
l'humiliation de 1918, l'inflation, l'industrialisation à outrance
et surtout l'extrême gravité de la crise de chômage avaient porté
chez eux la maladie morale au degré d'acuité qui entraîne
l'irresponsabilité.
Les espagnols et les
anglais qui, à partir du XVIe siècle, ont massacré ou asservi des
populations de couleur étaient des aventuriers presque sans contact
avec la vie profonde de leur pays. Il en est de même pour une partie
de l'Empire français, qui d'ailleurs a été constitué dans une
période où la tradition française avait une vitalité affaiblie.
Qui est déraciné déracine. Qui est enraciné ne déracine pas.
Sous le même nom de
révolution, et souvent sous des mots d'ordre et des thèmes de
propagande identiques, sont dissimulées deux conceptions absolument
opposées. L'une consiste à transformer la société de manière que
les ouvriers puissent y avoir des racines ; l'autre consiste à
étendre à toute la société la maladie du déracinement qui a été
infligée aux ouvriers. Il ne faut pas dire ou penser que la seconde
opération puisse jamais être un prélude à la première ;
cela est faux. Ce sont deux directions opposées, qui ne se
rejoignent pas.
La seconde conception est
aujourd'hui beaucoup plus fréquente que la première, à la fois
parmi les militants et dans la masse des ouvriers. Il va de soi
qu'elle tend à l'emporter de plus en plus, à mesure que le
déracinement se prolonge et augmente ses ravages. Il est facile de
comprendre que, d'un jour à l'autre, le mal peut devenir
irréparable.
Du côté des
conservateurs, il y a une équivoque analogue. Un petit nombre désire
réellement le réenracinement des ouvriers ; simplement leur
désir s'accompagne d'images dont la plupart, au lieu d'être
relatives à l'avenir, sont empruntées à un passé d'ailleurs en
partie fictif. Les autres désirent purement et simplement maintenir
ou aggraver la condition de matière humaine à laquelle le
prolétariat est réduit. (… ) L'effondrement subit de la France,
qui a surpris tout le monde partout, a simplement montré à quel
point le pays était déraciné. Un arbre dont les racines sont
presque entièrement rongées tombe au premier choc. Si la France a
présenté un spectacle plus pénible qu'aucun autre pays d'Europe,
c'est que la civilisation moderne avec ses poisons y était installée
plus avant qu'ailleurs, à l'exception de l'Allemagne. Mais en
Allemagne le déracinement avait pris la forme agressive, et en
France il a pris celui de la léthargie et de la stupeur. La
différence tient à des causes plus ou moins cachées, mais dont on
pourrait trouver quelques unes, sans doute, si l'on cherchait.
Inversement, le pays qui devant la première vague de terreur
allemande s'est de loin le mieux tenu est celui où la tradition est
la plus vivante et la mieux préservée, c'est à dire l'Angleterre.
En France, le
déracinement de la condition prolétarienne avait réduit une grande
partie des ouvriers à un état de stupeur inerte et jeté une autre
partie dans une attitude de guerre à l'égard de la société. Le
même argent qui avait brutalement coupé les racines dans les
milieux ouvriers les avait rongées dans les milieux bourgeois, car
la richesse est cosmopolite. ; le faible attachement au pays qui
pouvait y demeurer intact était de bien loin dépassé, surtout
depuis 1936, par la peur et la haine à l'égard des ouvriers. Les
paysans étaient, eux aussi, presque déracinés depuis la guerre de
1914, démoralisés par le rôle de chair à canon qu'il y avaient
joué, par l'argent qui prenait dans leur vie une part toujours
croissante, et par des contacts beaucoup trop fréquents avec la
corruption des villes. Quant à l'intelligence, elle était presque
éteinte.
Cette maladie générale
du pays a pris la forme d'une espèce de sommeil qui seul a empêché
la guerre civile. La France a haï la guerre qui menaçait de
l'empêcher de dormir. A moitié assommée par le coup terrible de
mai et juin 1940, elle s'est jetée dans les bras de Pétain pour
pouvoir continuer à dormir dans un semblant de sécurité. Depuis
lors l'oppression ennemie a transformé ce sommeil en un cauchemar
tellement douloureux qu'elle s'agite et attend anxieusement les
secours extérieurs qui l'éveilleront.
Sous l'effet de la
guerre, la maladie du déracinement a pris dans toute l'Europe une
acuité telle qu'on peut légitimement en être épouvanté. La seule
indication qui donne quelque espoir, c'est que la souffrance a rendu
un certain degré de vie à des souvenirs naguère presque morts,
comme en France ceux de 1789.
Quant aux pays d'Orient,
où depuis quelques siècles, mais surtout depuis cinquante ans, les
Blancs ont apporté la maladie du déracinement dont ils souffrent,
le Japon montre suffisamment quelle acuité prend chez eux la forme
acative de la maladie. L'Indochine est un exemple de la forme
passive. L'Inde, où existe encore une tradition vivante, est assez
contaminée pour que ceux mêmes qui parlent publiquement au nom de
cette tradition rêvent d'établir sur leur territoire une nation du
type occidental et moderne. La Chine est très mystérieuse. La
Russie, qui est toujours mi-européenne, mi-orientale, l'est bien
autant ; car on ne peut savoir si l'énergie qui la couvre de
gloire procède, comme pour les Allemands, d'un déracinement du
genre actif, ce que l'histoire des vingt cinq dernières années
porterait d'abord à croire, ou s'il s'agit surtout de la vie
profonde du peuple issue du fond des âges et demeurée
souterrainement presque intacte.
Quant au continent
américain, comme son peuplement, depuis plusieurs siècles, est
fondé avant tout sur l'immigration, l'influence dominante qu'il va
probablement exercer aggrave beaucoup le péril.
Dans cette situation
presque désespérée, on ne peut trouver ici-bas de secours que dans
les îlots du passé demeurés vivants sur la surface de la terre. Ce
n'est pas qu'il faille approuver le tapage fait par Mussolini autour
de l'Empire romain, et essayer d'utiliser de la même manière Louis
XIV. Les conquêtes ne sont pas de la vie, elles sont de la mort au
moment même où elles se produisent. Ce sont les gouttes de passé
vivant qui sont à préserver jalousement, partout, à Paris ou à
Tahiti indistinctement, car il n'y en a pas trop sur le globe entier.
Il serait vain de se
détourner du passé pour ne penser qu'à l'avenir. C'est une
illusion dangereuse de croire qu'il y ait même là une possibilité.
L'opposition entre l'avenir et le passé est absurde. L'avenir ne
nous apporte rien, ne nous donne rien ; c'est nous qui pour le
construire devons tout lui donner, lui donner notre vie elle-même.
Mais pour donner il faut posséder, et nous ne possédons d'autre
vie, d'autre sève, que les trésors hérités du passé et digérés,
assimilés, recréés par nous. De tous les besoins de l'âme
humaine, il n'y en a pas de plus vital que le passé.
L'amour du passé n'a
rien à voir avec une orientation politique réactionnaire. Comme
toutes les activités humaines, la révolution puise toute sa sève
dans une tradition. Marx l'a si bien senti qu'il a tenu à faire
remonter cette tradition aux âges les plus lointains en faisant de
la lutte des classes l'unique principe d'explication historique. Au
début de ce siècle encore, peu de choses en Europe étaient plus
près du Moyen Age que le syndicalisme français, unique reflet chez
nous de l'esprit des corporations. Les faibles restes de ce
syndicalisme sont au nombre des étincelles sur lesquelles il est le
plus urgent de souffler.
Depuis plusieurs siècles,
les hommes de race blanche ont détruit du passé partout,
stupidement, aveuglément, chez eux et hors de chez eux. Si, à
certains égards il y a eu néanmoins progrès véritable au cours de
cette période, ce n'est pas à cause de cette rage, mais malgré
elle, sous l'impulsion du peu de passé demeuré vivant.
Le passé détruit ne
revient jamais plus. La destruction du passé est peut-être le plus
grand crime. Aujourd'hui, la conservation du peu qui reste devrait
devenir presque une idée fixe. Il faut arrêter le déracinement
terrible que produisnet toujours les méthodes coloniales des
Européens, même sous leurs formes les moins cruelles. Il faut
s'abstenir, après la victoire, de punir l'ennemi vaincu en le
déracinant encore davantage ; dès lors qu'il n'est ni possible
ni désirable de l'exterminer, aggraver sa folie serait peut-être
plus fou que lui. Il faut aussi avoir en vue avant tout, dans toute
innovation politique, juridique ou technique susceptible de
répercussions sociales, un arrangement permettant aux êtres humains
de reprendre des racines.
Cela ne signifie pas les
confiner. Jamais au contraire l'aération n'a été plus
indispensable. L'enracinement et la multiplication des contacts sont
complémentaires. Par exemple, si, partout où la technique le
permet – et au prix d'un léger effort dans cette direction elle le
permettrait largement - , les ouvriers étaient dispersés et
propriétaires chacun d'une maison, d'un coin de terre et d'une
machine ; et si en revanche on ressuscitait pour les jeunes le
Tour de France d'autrefois, au besoin à l'échelle internationale ;
si les ouvriers avaient fréquemment l'occasion de faire des stages à
l'atelier de montage où les pièces qu'ils fabriquent se combinent
avec toutes les autres, ou d'aller aider à former des apprentis ;
avec en plus une protection efficace des salaires, le malheur de la
condition prolétarienne disparaîtrait.
On ne détruira pas la
condition prolétarienne avec des mesures juridiques, qu'il s'agisse
de la nationalisation des industries-clefs, ou de la suppression de
la propriété privée, ou de pouvoirs accordés aux syndicats pour
la conclusion de conventions collectives, ou de délégués d'usines,
ou du contrôle de l'embauche. Toutes les mesures qu'on propose,
qu'elles aient l'étiquette révolutionnaire ou réformiste, sont
purement juridiques, et ce n'est pas sur le plan juridique que se
situent le malheur des ouvriers et le remède à ce malheur. Marx
l'aurait parfaitement compris s'il avait eu de la probité à l'égard
de sa propre pensée, car c'est une évidence qui éclate dans les
meilleures pages du Capital.
On ne peut pas chercher
dans les revendications des ouvriers le remède à leur malheur.
Plongés dans le malheur corps et âme, y compris l'imagination,
comment imagineraient-ils quelque chose qui n'en porte pas la
marque ? S'ils font un violent effort pour s'en dégager, ils
tombent dans des rêveries apocalyptiques, ou cherchent une
compensation dans un impérialisme ouvrier qui n'est pas plus à
encourager que l'impérialisme national.
(…) C'est pourquoi la
France se sent mal à l'aise dans son patriotisme, et cela bien
qu'elle-même, au XVIIIe siècle, ait inventé le patriotisme
moderne. Il ne faut pas croire que ce qu'on a nommé la vocation
universelle de la France rende la conciliation entre le patriotisme
et les valeurs universelles plus facile aux français qu'à d'autres.
C'est le contraire qui est vrai. La difficulté est plus grande pour
les français, parce qu'ils ne peuvent pas complètement réussir, ni
à supprimer le second terme de la contradiction, ni à séparer les
deux termes par une cloison étanche. Ils trouvent la contradiction à
l'intérieur de leur patriotisme même. Mais de ce fait ils sont
comme obligés d'inventer un patriotisme nouveau. S'ils le font, ils
rempliront ce qui a été jusqu'à un certain point, dans le passé,
la fonction de la France, à savoir penser ce dont le monde a besoin.
Le monde a besoin d'un patriotisme nouveau (…) Il est facile de se
dire comme Lamartine : « Ma patrie est partout où rayonne
la France... La vérité, c'est mon pays ». Malheureusement,
cela n'aurait un sens que si France et vérité étaient des mots
équivalents. Il est arrivé, il arrive, il arrivera que la France
mente et soit injuste ; car la France n'est pas Dieu (sic!), il
s'en faut de beaucoup. Le Christ seul a pu dire : « Je
suis la vérité ». Cela n'est pas permis à rien d'autre sur
terre, ni hommes, ni collectivités, mais bien moins encore aux
collectivités. Car il est possible qu'un homme parvienne à un degré
de sainteté tel que ce ne soit plus lui, mais le Christ qui vive en
lui. Au lieu qu'il n'y a pas de nation sainte. »
Pauvre Marx qui n'était pas un saint ni immortel et qui meurt à 65 ans à peine. |
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