et le Mystère Bordiga
par Lucien Laugier (1983)
Toute la problématique
de « Socialisme ou Barbarie » tournait en effet autour de
cette question de la propriété privée des moyens de production
et du critère socialiste
fondamental lié à l'abolition de cette propriété. Revenant à un
Marx peu connu – celui de la critique du Programme d'Erfurt et de
Gotha1
- Bordiga soutenait que le critère fondamental du socialisme ne
devait pas être recherché dans la transformation des formes
de propriété (notamment en la
rendant étatique ou « du peuple », etc.) mais dans les
conditions déterminant l'abolition de toute propriété
et, en premier lieu celle qui supprime l'argent et, consécutivement
fait disparaître la nature de marchandise de
la force de travail. La nature de marchandise de cette dernière
limite en effet la part du produit qui
revient au travailleur salarié à l'équivalent nécessaire pour
satisfaire les besoins d'entretien et de reproduction de cette même
force de travail. Celle-ci, appliquée aux conditions modernes du
travail associé produit plus que
le montant de cet équivalent. Ce surplus, dans les conditions
exixtantes, reste propriété de l'entreprise (qu'elle soit privée,
étatique, coopérative, etc. peu importe) et ne peut donc avoir
d'autre utilisation que de devenir à son tour capital dans
le cadre d'une production élargie.
Je
répète ici les données élémentaires et simplifiées du
socialisme selon Marx tout en connaissant bien leur défaveur
présente auprès de l'intelligentsia qui,
sous couvert de l'échec de « l'utopie de Marx » rejette
toutes les données
que ce dernier a utilisées, en particulier celles du travail
nécessaire et du surtravail, de la plus-value et du profit, de la
force de travail et de l'aliénation du travail salarié. C'est une
question que je ne veux aborder que plus loin dans la cadre de cette
présentation générale : la critique du marxisme en tant que
connaissance du
mouvement historique de la société suppose une réflexion préalable
sur la possibilité de cette connaissance et même sur la possibilité
de la connaissance tout court. Je n'y procèderai d'ailleurs que dans
les limites bien visibles de l'expérience que j'ai entreprise de
relater. Pour le moment je me borne à situer les critères utilisés
par Bordiga dans son analyse de la « dégénérescence »
de la révolution russe, par rapport au marxisme édulcoré ou
falsifié qu'avaient utilisé à ce sujet tant les trotskystes que
les staliniens.
Selon
Bordiga, la contre-révolution stalinienne ne recelait aucune
énigme : le pouvoir des Soviets, quoique tendu vers le
socialisme par le biais de son appui total à la révolution
communiste mondiale, n'avait jamais pu, en Russie même, aller
au-delà d'une accumulation de capital rendue
nécessaire dans ce pays par une insuffisance des forces productives
que les destructions de la guerre – étrangère et civile –
avaient rendue catastrophique. Ce stade « d'accumulation
primitive » ne pouvait être dépassé qu'avec l'aide du
prolétariat européen si celui-ci parvenait à vaincre sa propre
bourgeoisie, prendre la direction de la société et aider
gratuitement la Russie des
Soviets. Mais ce prolétariat a été vaincu et abattu ; la
contre révolution stalinienne, tournant le dos à la politique
initiale et abandonnant toute perspective de révolution mondiale, a
dès lors poursuivi le développement économique péniblement tenté
par la Russie d'Octobre et, accélérant la production par les moyens
les plus barbares s'est lancée dans la voie d'une croissance
exclusivement capitaliste de
la nouvelle Russie.
Quant
à la « nouvelle classe dirigeante » russe, il était
moins important, selon Bordiga, de l'identifier physiquement que de
comprendre comment le phénomène de la modernisation et de
l'industrialisation de la Russie archaïque, avec son développement
atypique d'un capitalisme général avait pu s'intégrer dans le
cours historique général de l'impérialisme. Le renversement du
tsarisme en Russie, tout comme plus tard et davantage encore, les
bouleversements consécutifs à la décolonisation en Asie et en
Afrique sont advenus à un point extrême de l'expansion du système
capitaliste – et non pas à ses débuts, comme les révolutions du
XIIIe et XIXe siècle qui survinrent dans des économies agrariennes,
rurales et n'avaient pas à craindre – sauf en ce qui concerne
l'Angleterre – de dures concurrences pour les systèmes sociaux
qu'elles instauraient. C'est à partir de cette donnée globale que
le Marx de 1848 et le Lénine de 1917, l'un et l'autre dans un
contexte et une perspective internationaux conclurent
à la fin des capacités révolutionnaires de la bourgeoisie et donc
à la possibilité pour le prolétariat, là où subsistaient des
systèmes sociaux et politiques pré-capitalistes ,
de prendre la tête d'une révolution double ,
« bourgeoise » dans la mesure où elle abolissait les
structures féodales, agrariennes, monarchiques – prolétarienne
parce qu'elle « sautait » - au profit d'une perspective
socialiste - « l'étape » du pouvoir bourgeois et du
développement du capital.
C'était
là le schéma fondamental de l'initiative bolchevique dans la
Révolution d'Octobre – schéma aujourd'hui totalement renié par
les staliniens, et, bien entendu crassement ignoré des intellectuels
occidentax même, et, surtout, s'ils sont « progressistes ».
Le schéma était naturellement valable pour les révolutions
coloniales. Bordiga utilisait l'issue prévisible de ces révolutions
pour illustrer le fait, surprenant pour tout un chacun, que le
capitalisme pouvait triompher sans bourgeoisie
capitaliste ! En effet des
révolutions anti-féodales surgirent presque en chaîne depuis la
Seconde Guerre mondiale partout où la domination impérialiste
donnait des signes de faiblesse et où, en conséquence, la coalition
des forces de conservation sociale sur laquelle cette domination
s'appuyait présentait de profondes lézardes que pût utiliser la
révolte des couches misérables. Mais si le prolétariat mondial,
disait en substance Bordiga, n'a pas la capacité de prendre la
direction de cette révolte et de la coordonner en vue de la conduire
au-delà de la simple
indépendance nationale, la rébellion de ces peuples n'aboutira qu'à
la création de nouveaux pays capitalistes ;
l'Etat assumant cette fonction recrutera son personnel dans les
couches les plus diverses de la population (l'armée s'est avérée
être le meilleur « moule » pour que s'y fonde la
nouvelle classe dirigeante) ; la société se stratifiera en
classes privilégiées et défavorisées selon le clivage même des
nouveaux rapports de production.
En
conclusion , au stade présent de développement du capitalisme,
c'est la puissance et la luxuriance de ce développement qui ont fait
naître les nouvelles classes dominantes des pays « arriérés »
et non l'inverse. Du moins cette affirmation représentait-elle
l'application cohérente et authentique de l'analyse marxiste aux
conditions de la société moderne. Dans l'exposition qu'en faisait
Bordiga, elle tenait la première place dans la réhabilitation qu'il
tentait du « vrai programme communiste » que la contre
révolution stalinienne avait totalement effacé des sciences et
consciences, notamment en créditant les systèmes bourgeois –
démocratie, indépendance nationale, etc. - d'un nouveau « stade
progressif », dont la Révolution d'Octobre, précisément
avait signifié le deuil définitif.
Il
ne s'agissait pas, chez Bordiga, d'une formulation abstraite et
perdue dans les nimbes de la « théorie » : la
dénonciation du stalinisme, de ses mensonges et des catégories
anti-marxistes qu'il avait affublées de l'étique « socialiste »
en constituait la permanente toile de fond. Sous l'impulsion de
Bordiga, dès 1952, le PCI dans sa presse, dans ses périodiques
réunions internationales, ne cessa jamais « d'ausculter »
la situation économique et politique de la Russie. Une longue
démonstration, œuvre de Bordiga, fît justice de la vantardise
stalinienne concernant la spectaculaire croissance des
chiffres de production de
l'URSS dans les immédiates années d'après-guerre.
En
réalité, le point de départ de ces chiffres – 1945 – se
situait très bas, bien au-dessous de ceux de 1938. C'était, selon
Bordiga, une preuve éloquente de la soumission de l'économie russe
au système capitaliste dont une des grandes lois est que tout
capitalisme jeune, comme précisément celui de l'URSS, présente des
rythmes de croissance bien supérieurs à ceux des capitalismes
« anciens », depuis longtemps développés. Cependant
cette vivacité des capitalismes jeunes décroît à
mesure que le capitalisme, comme système historique, vieillit. Ainsi
le jeune capitalisme russe présentait des chiffres de croissance
inférieurs à ceux qu'atteignait le capitalisme anglais à l'époque
où celui-ci , également, était encore jeune2.
Je
répète qu'il ne s'agissait pas chez Bordiga d'une sorte de mise au
point théorique, d'une leçon d'économie marxiste. Au début des
années 1950, les illusions chez les ouvriers étaient encore très
grandes au sujet des merveilles du « socialisme » russe
dont les staliniens entretenaient le mythe en invoquant en premier
lieu la courbe ascendante des chiffres de production de l'URSS, à un
moment où l'économie occidentale n'avait pas repris l'essor
vertigineux de la décennie suivante. Preuves théoriques et
pratiques en main, Bordiga dénonçait, dans cette propagande un
double mensonge : un mensonge doctrinal et un mensonge de fait.
D'abord il n'est pas vrai que la croissance des chiffres de
production soit un critère de socialisme, ce dernier, selon Marx,
exigeant les capacités productives d'un capitalisme développé mais
se distinguant essentiellement de tout autre système par le
caractère non mercantile de la répartition du
produit. Ensuite il est (faux ? Mot manquant dans le tapuscrit)
qu'aucun autre pays n'aurait jamais connu une croissance économique
semblable à celle de l'URSS de l'après guerre.
Aujourd'hui,
toutes les illusions populaires concernant l'URSS sont perdues, aussi
bien sur le bien-être sociale que procure son « socialisme »
que sur les mérites compétitifs de celui-ci dans la course mondiale
aux chiffres élevés de production. Aussi l'intérêt de la
démonstration de Bordiga a-t-il fortement pâli. Mais surtout une
autre chose s'est aussi évanouie. Lutte comme le faisait Bordiga
contre la propagande c'était implicitement considérer que
l'efficacité de cette propagande constituait le principal obstacle
au retour du prolétariat sur ses positions révolutionnaires
traditionnelles. Or, depuis cette époque, les mensonges des
dirigeants russes ont été officiellement reconnus, y compris par
les successeurs de Staline, sans provoquer un tel retour. Bien des
raisons peuvent l'expliquer. Mais l'imposture du « socialisme
dans un seul pays » était d'une telle envergure, il y a un
quart de siècle, qu'il était difficile de l'imaginer démasquée
sans que surviennent de redoutables remous parmi les masses qu'elle
avait si longtemps influencées. Aussi le PCI accordait-il beaucoup
de temps et de peine à rechercher et à mettre en évidence tous les
détails et informations au travers desquels les dirigeants russes se
voyaient amenés implicitement – quelquefois explicitement – à
reconnaître qu'ils construisaient... non pas le socialisme mais le
capitalisme.
Autour
de Bordiga, on attachait une telle importance à cette « confession »
qu'on en vînt à lui fixer en quelque sorte un délai : un jour
se tiendrait à Moscou le « congrès des aveux » qui
entendrait les chefs du Kremlin déclarer ouvertement qu'ils avaient
renoncé au vieux rêve du communisme, tel qu'il avait inspiré
Lénine, Trotsky et toute leur génération révolutionnaire. La
clique post-stalinienne ne formula jamais explicitement de tels
aveux. Elle n'en fut pas moins contrainte d'aborder au grand jour des
problèmes dont l'existence seule apportait la preuve de cette
renonciation. Bordiga y puisa la matière d'une âpre critique que
soutenait infailliblement sa foi en la nature déterministe de
l'enchaînement des faits historiques.
La
première de ces occasions, Bordiga la trouva dans la publication, en
1953 et sous la signature de Staline, d'une brochure intitulée :
« Les problèmes économiques de l'URSS »3.
A cette date, donc peu de temps avant sa mort survenue durant la même
année, le sombre chef moustachu de toutes les Russie, se voyait
contraint de se prononcer sur les difficultés de la production
soviétique, totalement tues jusque là, et d'exposer le sens des
diverses réformes possibles : en un mot de dire
quelque chose de la façon dont
l'URSS entendait désormais poursuivre sur la voie de son
« socialisme ». En passant au crible toutes les énormités
proférées par Staline du point de vue du marxisme le plus
élémentaire, Bordiga reprit l'essentiel de ses arguments contre les
ex « centristes »4
de la Troisième Internationale lors de l'ancien conflit déformé ou
caché par ces derniers durant plusieurs décennies, et en ne perdant
aucune occasion de tourner en dérision les pirouettes de Staline –
notamment lorsque celui-ci ne pouvait faire autrement, pour justifier
le caractère « socialiste » de l'économie russe que de
coller purement et simplement cette étiquette sur des dispositions
qui rapprochaient toujours plus le système soviétique de celui de
ses rivaux occidentaux.
Dans
la production de Bordiga ce fût là le « Dialogue avec
Staline » rapidement suivi, après la mort du vieux forban, du
« Dialogue avec les morts » motivé par les déclarations
encore plus révélatrices de son successeur Nikita Krouchtchev.
Bordiga expliquait ainsi le titre de cette seconde plaquette :
la mort peut bien éliminer les révolutionnaires massacrés dans les
caves ou à la suite des procès truqués, mais non pas faire
disparaître les problèmes qu'ils ont payés de leur vie pour les
avoir soulevés ; la contre révolution, de leur vivant, en
niait l'existence mais ils renaissent tôt ou tard et, sous forme
métaphorique, contraindre les renégats et bourreaux à reprendre le
dialogue avec ceux
dont ils ont tranché la tête ou percé la nuque.
Durant
toute la seconde moitié des années 1950, le PCI consacre beaucoup
de son temps et de ses efforts à cette démolition du mythe du
« socialisme russe ». Sur les résultats de ces efforts
nous fondions alors beaucoup d'espoir, sans doute plus que Bordiga
lui-même. Il ne cessait en effet de répéter que la prochaine crise
du capitalisme ne viendrait pas de ses secteurs « arriérés »
(la Russie y étant comprise) et qu'elle ne naîtrait pas d'une phase
de stagnation de la
production (comme le pensaient ceux de « Socialisme ou
Barbarie ») mais qu'au contraire elle éclaterait dans les
centres de surdéveloppement et
en leurs moments de surchauffe.
Sans
infirmer véritablement cette prévision, la réalité des années de
maturation de la crise, à partir en gros de 1973, s'est trouvée
plus nuancée. Un des aspects désagréable d'un bilan de défaite,
c'est la nécessité de mentionner scrupuleusement les atouts qu'on a
eus en mains et qu'on n'a pas su ou pu pleinement utiliser. Le
principal de ces atouts dans le PCI de 1952 c'était la rigueur de
l'analyse de Bordiga et la sûreté de ses prévisions pour les deux
décennies à venir. Que vers la fin de ce délai, les événements
aient brusquement cessé de répondre à ces prévisions, c'est une
des questions cruciales de mon récit et je ne peux encore la poser
ici. De toute façon, si j'énumère présentement les mérites de
Bordiga – et je préfèrerais me consacrer tout de suite à la
critique possible tout en abrégeant l'apologie nécessaire – c'est
parce que j'ai rencontré, chez certains ex-militants ou
sympathisants du PCI, une telle incompréhension à son égard qu'il
me faut en prendre le contre-pied et ce, d'autant plus que pareille
« injustice » à l'égard des révolutionnaires battus
est depuis une dizaine d'années « dans le vent » - en
quelque sorte comme la rançon de Mai 68.
Le
plus important, chez le Bordiga des années 1950, c'était son
horreur du volontarisme .
Le mande a devant lui, disait-il en substance, au moins une
vingtaine d'années de prospérité,
donc deux décennies sans possibilité de crise révolutionnaire en
ses centres vitaux. Par contre, toutes les contradictions du
capitalisme étant exportées à la périphérie, elles devaient
obligatoirement y provoquer des révoltes en chaîne qui, à la
longue, ne pouvaient que poser avec toujours plus d'acuité le
problème de l'indépendance politique pour
les pays colonisé de l'Asie et de l'Afrique. En conséquence,
Bordiga accordait une grande importance à ce qu'il dénommait, non
sans quelque lyrisme, « l'ardent réveil des peuples de
couleur », qu'un développement historique entravé
contraignait à une lutte de race et
non de classe, même
si elle mobilisait déjà d'importants contingents prolétariens.
Mais
cette conviction ne s'accompagnait jamais, chez Bordiga, de la
moindre parcelle d'illusion quant à la possibilité de recommencer ,
dans les pays victorieux du colonialisme, la double
révolution anti-féodale et
anti-capitaliste comme celle de la Russie d'Octobre. A sa suite, le
PCI ne crut jamais, comme le firent tous les trotskystes, que des
mouvements et des Etats socialistes pouvaient
sortir des luttes du Tiers-monde. Ce que Bordiga attendait de ces
luttes, c'est d'une part qu'elles crééent dans les pays intéressés
les conditions d'une lutte de classe moderne – c'est à dire
qu'elles balayent, en même temps que le système colonisateur, la
xénophobie et le nationalisme locaux ayant motivé les rébellions
indépendantistes, et, d'autre part, que ces rébellions tirent de sa
torpeur le prolétariat des métropoles européennes, assoupi par les
« conquêtes sociales » permises par le productivisme
intensif du second après-guerre... et abruti par les masses d'heures
supplémentaires exigées par ce même productivisme.
Toute
cette perspective, bien évidemment, s'est vue infirmée lors des
décennies suivantes ; le grand front révolutionnaire que le
PCI espérait voir se nouer entre le prolétariat des grandes
puissances impérialistes et les masses pauvres et affamées des
ex-colonies n'a pas connu l'ombre d'une réalisation. Face au
ricanement qui peut accueillir cet aveu d'échec ches les
« réalistes » désabusés de l'actuelle génération, il
me faut montrer au passage que, pas un instant dans le PCI, nous
n'avons sous-estimé les conditions difficiles qu'impliquait la
réussite de notre prévision. Une grande occasion de discrimination
politique immédiate, un exercice difficile de sang froid et de
lucidité s'est offert à nous, à ce propos, à travers l'expérience
spécifique que nous avons vécue lors de la guerre
d'Algérie. La position à
adopter face à cette guerre nous a imposé d'esquisser, au moins au
niveau de l'étude et de la propagande concernant l'événement, une
nette distinction entre ce qu'elle pouvait apporter à la cause
prolétarienne et ce qui risquait de l'enfermer dans une perspective
exclusivement nationale, donc bourgeoise.
A
la différence des groupements ou individus5
qui apportèrent un appui inconditionnel au FLN et à sa cause, le
PCI s'efforça de discriminer, à l'intérieur du mouvement algérien,
les forces et orientations éventuellement favorables à une
inflexion prolétarienne et
celles qui, de toute évidence, y influaient dans un sens bourgeois
. Par définition, c'était le
MNA de Messali Hadj, héritier de la tradition pro-communiste de
l'Etoile algérienne de 1920, qui représentait le premier temps de
la coalition révolutionnaire. Mais la décomposition de cette
tendance, son élimination progressive à l'intérieur du FLN, et sa
quasi extermination ultérieure rendirent notre effort de
discrimination tout à fait platonique et son effet ne dépassa pas
une certaine clarification de la question à l'intérieur
du PCI. En vain, par notre
presse « avertissions-nous » les prolétaires algériens
d'avoir à se méfier de la fraction dirigeante de leur mouvement, en
vain leur prédisions-nous la répétition chez eux du précédent
historique des révolutions populaires « captées » par
leur bourgeoisie. Les héroïques insurgés des djebels n'avaient pas
plus la possibilité d'orienter leur lutte dans un sens prolétarien
qu'en France les groupements révolutionnaires n'avaient celle de
redresser, dans une perspective de classe, le mouvement ouvrier de la
métropole.
La
critique du PCI qui, au début des années 1950, saluait avec
enthousiasme la vague insurrectionnelle afro-asiatique, ne pouvait
guère, sur la fin de la décennie, que prendre acte de son issue
exclusivement capitaliste et même conservatrice (notamment
en matière de maintien du despotisme religieux, de la condition de
la femme, du polygamisme comme signe de richesses, etc.). Il était
bien vrai que les bouleversements extraordinaires survenus avec
l'accession à l'indépendance politique des pays ex-colonisés
n'avait pas provoqué la conséquence minima qu'en
espérait le PCI : le retour à sa détermination originelle
d'un prolétariat européen dont Lénine avait expliqué l'évolution
pro-réformiste par sa participation aux « miettes du festin »
dans l'exploitation colonialiste des peuples de couleur.
On
examinera cependant au moment voulu les différences qui opposent cet
échec de la prévision du PCI aux échecs identiques d'autres
groupements également issus de la filiation Engels-Lénine. Je me
contente ici de citer une seule de ces différences. Bordiga, par
exemple, n'adhéra jamais au point de vue selon lequel, la
bourgeoisie nationale des pays colonisés s'avérant incapable d'une
lutte effective contre la domination impérialiste, toute lutte
réelle contre cette domination devait nécessairement
déboucher sur la libération sociale la plus radicale, donc ouvrir
la voie de la prise du pouvoir au prolétariat et à la paysannerie
pauvre. C'était là une conviction purement trotskyste et, par
surcroît, fossilisée avec les années. Mais elles autorisaient les
trotskystes à soutenir toute rébellion dirigée contre les
puissances colonisatrices, à la saluer comme le début de la
révolution mondiale, à vouloir intervenir chaque fois qu'ils
avaient des partisans dans le pays considéré, où le
front unique que leur
préconisait la IV e Internationale en faisait les victimes
impuissantes des massacres staliniens !
Bordiga,
dès la mise au point de la « question russe », avait
liquidé l'énigme des « nouvelles bourgeoisies », et des
facteurs politico-sociaux jouant un rôle révolutionnaire ou pas.
Dès lors que le prolétariat est hors de combat à l'échelle
mondiale, la fonction de cette bourgeoisie absente peut bien être
remplie – et elle l'a été effectivement durant la révolution
afro-asiatique – par les couches sociales, les appareils
militaires, les partis politiques les plus divers. Ces « ersatz »
historiques ayant au moins ceci de commun avec la bourgeoisie
glorieuse des temps romantiques : la promptitude, une fois
parvenue aux approches du pouvoir, à massacrer la base sociale qui
les y a portés.
C'est
à la rigueur de cette thèse catégorique que le PCI doit de n'être
jamais tombé dans les illusions et fanfaronnades gauchistes dont les
ruines jalonnent le champ des espoirs ouverts par les rébellions
tiers-mondistes des années 1960. Sans doute les perspectives selon
lesquelles les révolutions nationales-coloniales d'Afrique et d'Asie
permettaient un réveil du prolétariat européen ont été
totalement démentie, mais ce ne fût jamais, d'après le schéma de
Bordiga, parce que, dans ces révolutions, le « socialisme »
aurait été trahi... En fait, ce qui l'a été – et par les
staliniens en tout premier lieu – c'est la reconstruction
de la lutte de classe, que l'on
pouvait encore, au début des années 1950 ne croire que longuement
assoupie. Les « faiblesses » de la prévision de Bordiga,
il faudra donc, le moment venu, en chercher les raisons ailleurs. En
effet, on ne peut pas davantage déplorer chez lui des lacunes ou des
erreurs en ce qui concerne la transformation générale de la vie
sociale telle que le produisit le grand boom économique consécutif
à la grande saignée de la Seconde Guerre mondiale. Bordiga a
toujours violemment combattu le mythe du degré de
développement des forces productives comme condition d'émancipation
de la classe travailleuse. Selon lui, la révolution socialiste était
possible dans une aire géo-historique donnée dès que le
capitalisme y avait supplanté les modes antérieurs de production.
Il prenait donc le strict contre-pied, aussi bien du mensonge
stalinien qui citait comme preuve de l'existence du socialisme en
Russie l'industrialisation réalisée
dans ce pays, que des promesses réformistes « à
l'occidentale » qui promettaient un socialisme quasi
automatique au terme... de l'expansion en cours du capital6.
En
outre, il a balayé l'argument fallacieux avancé par les marxistes
authentiques ou non, qui, pour justifier leur attentisme et leur
opportunisme politique, invoquaient la nécessité d'encore accroître
les forces productives.
Celles-ci, disait Bordiga, sont déjà trop développées :
elles inondent tous les aspects de la vie avec des pacotilles
inutiles et stériles, des motivations absurdes et malsaines, des
mirages et des illusions totalement décevants. Sous prétexte de
« bien-être », elles créent en réalité de nouvelles
servitudes d'autre part payées par une mécanisation et une
robotisation de tous les instants de vie. En un mot Bordiga
prononçait avant la lettre cette condamnation que la fin des années
1960 devait reprendre avec éclat lorsqu'elle fustigea sans
ménagement la « société de consommation ».
L'échec
des prévisions de Bordiga ne réside donc pas dans un imprévu non
perçu en ce qui concerne la transformation véloce des conditions
matérielles et techniques survenue depuis le milieu du siècle. Le
seul « imprévu » qu'on puisse leur imputer apparemment7
concerne l'attitude attendue, fût-ce à long terme, des masses
ouvrières. Ce que Bordiga scrutait avec la plus exigeante attention
c'était avant tout la manifestation des premiers symptômes de la
nouvelle crise en gestation dans l'économie capitaliste – crise
dont il attendait qu'elle mette définitivement un terme à la
prostration semi-séculaire du prolétariat. Mais il ne pouvait pas
ou ne voulait pas analyser l'effet des profondes transformations
survenues dans la condition ouvrière et qui pouvaient avoir vidé le
« prolétariat », tant dans la réalité que dans le
concept, de sa traditionnelle charge subversive. Chez les
révolutionnaires de la génération de Bordiga, la prise en compte
de ces transformations avait toujours été le fait de personnalités
renonçant à la
perspective révolutionnaire. Elle était donc suspecte a
priori . Peut-être aussi
Bordiga n'avait jamais nourri aucune illusion quant aux
caractéristiques subversives trop généreusement prêtées aux
ouvriers de toutes les époques. Aussi n'était-il pas impressionné
outre mesure par quelques degrés de plus atteints
par l'effacement de ces caractéristiques. A ses yeux la crise
révolutionnaire était un phénomène si violent et si impétueux
que comptait peu, face à elle, le degré d'apathie sociale réalisée
jusque là par la précédente phase de prospérité capitaliste.
Pourtant,
toujours aux yeux de Bordiga, le rôle essentiel du parti prolétarien
consistait, non seulement à découvrir les signes précurseurs d'une
telle crise mais aussi la façon dont y réagissaient les fractions
les plus combatives de la classe ouvrière. Pour que la perspective
nourrie par le PCI prenne quelque vraisemblance, il fallait que soit
vérifiée sa première condition implicite : la survivance,
dans ces fractions, d'une partie au moins de la dynamique de prestige
et de conviction créée quelques décennies plus tôt par la
révolution d'Octobre. En d'autres termes, il fallait surtout que,
par delà les vicissitudes de la pratique politique et syndicale du
stalinisme, ait survécu chez les ouvriers ce que, faute de terme
plus précis, nous avons longtemps appelé « l'instinct de
classe ». Durant les années 1960 qui connurent maints
symptômes annonciateurs de la crise sociale cet « instinct »
ne s'est nullement manifesté. Bien au contraire, les ouvriers de Mai
68 ont été prompts à accepter le marchandage proposé par leurs
syndicats – quelques pour cent d'augmentation de salaire – contre
l'indifférence, sinon le désaveu à l'égard de l'agitation
étudiante, ils n'eurent envers le climat idéologique
révolutionnaire de cette agitation que répulsion ou dégoût.
Aussi
longtemps que rien ne venait troubler le rituel revendicatif que les
partie et syndicats ouvriers enfermaient dans un réformisme
constitutionnaliste aussi inefficace que soporifique pour l'ordre
social, on pouvait imputer à une sorte d'apathie historique
l'obéissance servile que la plus grande partie des ouvriers
témoignait à ces partis et syndicats. Mais dès lors que toute la
vie économique et politique était perturbée, que des centaines de
milliers de jeunes se mobilisaient dans une contestation active, que
la grève généralisée paralysait le pays et même que les sphères
dirigeantes commençaient à donner des signes de panique, il n'était
plus possible d'ignorer ce que signifiait le maintien par la totalité
des travailleurs de leur « discipline ouvrière » à
l'égard de l'action éminemment contre révolutionnaire du PCF et de
la CGT : l'ajournement du « réveil prolétarien »
que nous avions si longtemps attendu.
Mai
68 n'était pas, et ne pouvait pas être la révolution. Dans le PCI
nous en donnâmes des raisons que je ne désavoue pas aujourd'hui.
J'y reviendrai plus loin. Malgré cela – et peut-être même à
cause de cela – l'événement fût un grand exemple – et
peut-être aussi le dernier – d'une situation où les catégories
sociales sont contraintes de se prononcer sans équivoque pour ou
contre la révolution. La « classe ouvrière » de 1968
s'est rangée dans le second camp et ce fût bien, pour nous, la
négation en actes de toute survivance « d'instinct
prolétarien ».
Pour
en revenir à la tentative amorcée plus haut de caractérisation de
la pensée et du tempérament politique de Bordiga, il est encore une
fois difficile de savoir à quoi s'en tenir quant à ses réactions
aux événements de la fin des années 1960. Il est sûr qu'il fût,
dès le début, très critique à l'égard de l'agitation étudiante
et fortement sceptique sur son rôle de « détonateur »
de la crise sociale. Mais il n'écrivit sur ce sujet que deux projets
d'articles de presse plus humoristiques que profonds. D'ailleurs, en
1968, Bordiga avait dû suspendre toute activité politique à la
suite d'une congestion cérébrale survenue l'année précédente. Sa
tentative de reprendre cette activité ne fît qu'aggraver son état
général.
La
perplexité dont j'ai fait état plus haut demeure donc entière
faute de connaître ce qu'aurait pu être la réaction de Bordiga
face au comportement aberrant des masses ouvrières lors des
événements de Mai 68. Tout à la veille de ces événements encore,
il était cependant visible que le leader de la « Gauche
italienne », expliquant par l'ampleur de la « contre
révolution » les profonds reculs subis par le mouvement
ouvrier jusque dans ses moyens de lutte les plus élémentaires
(notamment les revendications immédiates, les grèves, les
syndicats, etc.) répugnait à se pencher sur les résultats de ce
recul, notamment sur ses effets quant à la psychologie des
travailleurs, particulièrement des jeunes, de ceux qui avaient
grandi dans des conditions matérielles et morales bien différentes
de celles de leurs aînés. C'est une banalité de la doctrine
marxiste : la classe exploitée, du fait de sa situation
d'opprimée, de dépendante ,
prend pour réalité objective ce qui n'est en fait que le
déguisement pseudo-humanitaire de son exploitation. Ainsi le
travailleur salarié croit-il que c'est le capital qui le fait vivre
en lui fournissant du travail, et non son travail qui, en quelque
sorte « fait vivre » le capital. Ce phénomène, Marx lui
donne un nom curieux – la réification –
que notre marxisme rudimentaire dans les rangs du PCI a longtemps
ignoré. Eut-être les camarades plus armés théoriquement, et
Bordiga lui-même, en maniaient-ils le contenu sans user du terme. En
tout cas je ne les ai jamais entendu l'expliciter.
Or
il est très probable que plus d'attention apportée à ce phénomène
nous aurait mieux armés contre les déconvenues rencontrées par nos
tentatives de propagande en milieu ouvrier. C'est sûrement sur ce
terrain-là que se jouait la condition implicite du « réveil
prolétarien » que nous attendions et à laquelle l'épreuve
des événements n'a pas satisfait. Mais il existait aussi à ce
réveil une condition explicite
qui
n'a pas davantage été remplie. Les tentatives de résurrection
d'une lutte ouvrière autonome ne pouvaient réussir, selon Bordiga,
qu'avec la résurrection parallèle des structures élémentaires du
« parti de classe ». Si le PCI, comme nous le pensions,
en était la préfiguration, il fallait donc qu'enflent
considérablement les dimensions et les possibilités qui étaient
les siennes sur la fin des années 1960. Il est vrai qu'après mai
68, ses effectifs quintuplèrent pour le moins. Cette progression qui
eût été prodigieuse dans la sombre décennie précédente
demeurait pourtant bien inférieure à celles des groupes
gauchistes : et surtout elle était hors de proportion avec la
force qui eût été nécessaire pour seulement contester l'autorité
du stalinisme dans les syndicats et les grèves.
En
considérant globalement les deux secteurs, objectif et subjectif de
l'échec du PCI, je ne songe pas à reprocher à ceux qui le
dirigeaient leur impuissance face à la tendance défavorable prise
par la lutte sociale après les flambées de la fin des années 1960.
Mais ce qu'on eût pu mettre en cause à ce sujet, c'est leur défaut
de clairvoyance et l'invraisemblance de leur comportement. En effet,
la crise économico-sociale, si elle ne s'est pas produite dans les
termes et avec les conséquences que nous avions formulées n'en a
pas moins éclaté en prenant progressivement une ampleur qui a
dépassé toutes nos prévisions. En matière d'erreur dans les
pronostics du PCI c'est sa réponse
à
cette explosion qui apparaît extrêmement faible et tout à fait
hors de la réalité par rapport à l'événement. Vers 1973-74 cette
crise (que Bordiga avait prédit pour l'année suivante) s'amorce
sous le prétexte de l'augmentation du prix du pétrole, alors que le
PCI entre en déconfiture.
J'appartiens
au groupe qui se sépare du PCI fin 1971, donc nettement avant la
date fatidique assignée à la crise et je n'ai aucune responsabilité
dans la façon dont le PCI subit un événement qui aurait dû
combler ses vœux. Par contre, je partage dans une certaine mesure la
responsabilité de ceux qui surent si mal affronter les symptômes
précurseurs du désarroi interne au parti et, surtout, si mal
interpréter l'événement de mai 68. Il ne s'agit pas aujourd'hui de
se morfondre à propos de ce que le PCI, à cette date, ne sut pas ou
ne put pas faire, mais d'essayer le percer les raisons de sa cécité
de l'époque. Celle-ci provient en grande partie du fait que les
événements de mai se sont effectivement drapés dans les anciennes
apparences ,
qu'ils se sont effectivement manifestés sous la couverture des vieux
sigles ,
en un mot que ses protagonistes les plus en vue s'exprimaient, au
moins en grande partie, dans le vieux discours contre lequel le PCI
savait « avoir raison », comme il avait eu cent fois
raison face aux fanfaronnades « gauchistes » -
trotskystes, maoïstes et autres. Mais ce vieux discours masquait et
travestissait un éclatement nouveau dont le PCI ne sut ni
reconnaître le vrai contenu, ni déchiffrer la vraie signification.
Ceci
ne veut pas dire que la crise sociale du printemps 68 nous ait
réellement surpris. Nous avions déjà pensé que la lutte sociale
radicale n'avait guère de chance de renaître qu'avec l'apparition
d'une nouvelle
génération ,
une génération qui n'aurait connu ni la Seconde Guerre mondiale, ni
son cortège d'hystéries idéologiques, qui n'aurait pas –
écrivais-je en 1963 8-
« mangé du boche à tous les repas ». (Plus tard, dans
le même esprit, je rédigeais un article saluant avec enthousiasme
la passion subversive d'une jeunesse dont certains éléments avaient
déjà secoué l'envoûtement idéologique qui fût le carcan de leurs
aînés durant près de deux décennies »9.
Nous
percevions donc, quoique de façon confuse que la rébellion contre
les « valeurs traditionnelles » ne verrait le jour
qu'avec la venue à l'âge adulte d'une génération qui n'aurait pas
été marquée, jusque dans son inconscient, par les horreurs de la
guerre, qui n'aurait pas été tôt sevrée, en quelque sorte, de
cette fronde innée dont la misère et la faim, les bombardements et
les déportations, les répressions et les exterminations avaient
privé de façon définitive les malchanceux nés autour des années
1920. Cette rébellion survint effectivement vers le milieu des
années 1960. Elle nous surprit cependant par la façon imprévue et
foudroyante dont elle rompit le cercle étroit des revendications
économiques immédiates, nous fûmes déconcertés par les exigences
d'une jeunesse qui voulait tout
et
toute de suite .
Il est vrai que mai 68 mêlait à une radicalité vraiment nouvelle
nombre de vieilleries idéologiques empruntées aux époques les plus
décevantes de la revendication sociale. Cela rendit encore plus
difficile pour nous la compréhension d'un mouvement qui d'ailleurs
ne révéla toute la profondeur de son entreprise que bien après
son
déroulement.
Quoiqu'il
en soit, c'est à partir de mai 68 que l'usure et l'inadéquation du
« bagage théorique » du PCI commencèrent à devenir
perceptible et ce d'une façon d'autant plus frappante qu'on ne
pouvait imputer le marasme interne grandissant à aucune infraction
de principe, comme on avait pu le faire avec un certain soulagement à
la charge de « dissidences » qui s'étaient produites
dans le parti depuis le début de la décennie. Sans aucun doute
depuis le retrait politique de Bordiga l'empreinte idéo-politique
qu'il avait donné à sa petite organisation s'était-elle
subrepticement altérée mais pas au point cependant d'en altérer
ouvertement les grans fondements. Ainsi le paradoxe de la carence du
PCI après mai 68 fût qu'elle se manifesta sous le signe de la plus
stricte fidélité
aux principes ,
mettant de cette façon en cause, pour tout observateur lucide, la
validité des principes eux-mêmes. Mais avant d'en dire davantage à
ce sujet, il me faut aborder ce qui reste pour moi une énigme :
la « question de Bordiga ».
Je
m'étendrai plus tard sur les traits de caractère qui, chez cet
homme, forcèrent mas sympathie et mon admiration et qui, aujourd'hui
encore, m'incitent à penser qu'il s'agissait d'un individu
exceptionnel, encore plus grand et irréprochable après sa défaite
devant toute l'Internationale stalinisée qu'il n'avait été
brillant et prestigieux à l'époque où il y figurait au premier
plan. Dans cette première partie de l'histoire du PCI, je ne veux
encore qu'en ébaucher les grandes lignes, celles qui sont
susceptibles de la rendre intelligible grâce à une vue d'ensemble.
Du rôle déterminant qu'y joua Bordiga je n'évoquerai donc ici
qu'un aspect qui introduit dans une large mesure la période de
« déclin » dont j'ai parlé plus haut. Comme si les
difficultés d'après mai 68 se profilaient déjà à l'horizon du
parti, il vint en effet un moment où la vieille et fausse opposition
entre « théorie » et « pratique » - celle
qui fût déjà à l'origine de la scission du PC Inter en 1951-52 –
réapparut. En présence des conflits quelques fois puérils,
souvent mesquins, que faisait naître cette oscillation, Bordiga fût
implicitement sommé d'en formuler en clair la solution, telle
qu'elle devait obligatoirement découler des points de principe qu'il
avait précédemment exposés. Et c'est là qu'apparut la situation
d'incompréhension et d'impuissance dans laquelle le plaça le petit
parti qu'il avait fait renaître, qu'il avait animé avec toute sa
science et sa passion et qui, pourtant, s'avère incapable de trouver
dans ses enseignements la réponse aux questions qui le déchiraient.
Ce
hiatus surgit entre 1963 et 1965. A cette époque le PCI était
parvenu à élargir les rangs squelettiques que lui avait laissés la
scission de 1951-52. D'imposantes luttes ouvrières10
semblaient alors signifier que la période d'étouffement contre
révolutionnaire de l'après-guerre était terminée. Inévitablement
devait ressurgir la question : comment utiliser ce nouveau
climat social pour que le PCI devienne enfin un vrai parti, avec une
large audience, une presse véritablement lue par des ouvriers, des
groupes agissant selon sa ligne politique dans les syndicats, les
grèves, etc.
Le
problème semble n'avoir jamais vraiment existé pour Bordiga. Le PCI
était un embryon du parti révolutionnaire prolétarien de l'avenir.
Rien d'autre que la limite « physique » de ses moyens
matériels – nombre de militants, ressources, etc. - ne s'opposait
à ce qu'il envisage toutes les activités du vrai
parti.
A ses yeux, dès lors qu'on possédait le programme révolutionnaire
du communisme, il fallait utiliser toutes les possibilités de le
répandre et de grouper autour de ce programme les ouvriers les plus
combatifs sans s'illusionner sur les résultats à en attendre dans
l'immédiat. Mais il ne fallait cependant pas négliger ces
possibilités sous prétexte que la situation ne pouvait encore
produire des luttes radicales et généralisées.
Réponse
trop imprécise aux yeux de la plupart des militants du PCI parmi
lesquels deux tendances se dessinaient : l'une redoutait un
« activisme » qu'elle pensait être le mal latent et
caché du parti, l'autre se répandait en sarcasmes sur l'attitude de
la précédente qu'elle qualifiait « d'académique ».
Ce
débat est resté obscur jusqu'à la fin : les actes les plus
spectaculaires y furent le plus souvent des affrontements de
motivations individuelles. Je ne l'aborderai que dans les chapitres
ultérieurs qui me permettront d'en donner tous les détails
nécessaires. Ici je vais au plus direct concernant la « question
Bordiga » en mettant directement le doigt sur ce qu'on peut
appeler son « drame » en tant que continuateur et
défenseur posthume de la période héroïque de la « Gauche
italienne ». Dans l'accomplissement de cette tâche, il était
tiraillé par deux exigences contraires. D'une part, il entendait ne
rien modifier aux positions du second congrès de l'IC – qui
fixaient selon lui les lignes fondamentales de la révolution
communiste, y compris pour sa préparation pratique
(propagande,
intervention dans les luttes, etc.) et d'autre part il lui fallait
réagir à la façon purement formaliste dont les membres du PCI
manifestaient leur respect de ces positions. C'était un formalisme
qui concernait par priorité les questions de discipline
et
d'organisation :
il n'était pas difficile de la mégalomanie du premier « PC
Inter » n'y étaient pas étrangères. Bordiga ne leur cachait
pas son hostilité. On sentait que l'antiformalisme provocateur
souvent contenu dans certaines de ses formules, et qui déconcertait
nombre de militants, provenait directement de son mépris à l'égard
de cette mégalomanie originelle et mal guérie. Son agacement devant
l'incompréhension dont son enseignement était visible traversait
quelques fois l'enveloppe de froide courtoisie qu'il adoptait à
l'égard de toutes les manifestations individuelles. Camatte – un
de ceux qui furent au cœur du « conflit » dont il est
question ici, a explicité la cause profonde de cette distance
prise
par Bordiga à l'égard des chamailleries internes du PCI- cause
située bien au-delà des mesquines querelles qui déchiraient
l'organisation11.
Parce qu'il attribuait la dégénérescence du mouvement communiste
international en premier lieu aux abandons successifs de principe
consentis par l'IC sous prétexte de « moderniser » le
marxisme, parce que, en ces années de pseudo « déstalinisation »
, il avait sous les yeux mêmes une foule de « mises à jour »
idéologiques qui cachaient le plus puant des opportunismes, Bordiga
s'interdisait d'ajouter quoi que ce soit à la version
révolutionnaire
du
marxisme, la seule vraiment marxiste à ses yeux. Et aussi la seule
qui préparât le retour des conditions historiques la rendant
pleinement valable et, cette fois-ci, victorieuse. Mais ne pas
changer un iota à la ligne de Marx telle que Lénine l'avait
reformulée en Octobre 17, c'était aussi laisser le champ libre à
toutes les interprétations tendancieuses du marxisme sur les
problèmes que ni Marx ni Lénine en leur temps n'avaient eu à
affronter – notamment celui d'une « classe ouvrière »
mondiale puissamment organisée, dans sa quasi totalité, en
dehors et contre la
tradition révolutionnaire du prolétariat.
Ceci
d'ailleurs constituait la contradiction globale dans laquelle
baignèrent, non seulement Bordiga, mais, on le verra plus loin, tous
ceux qui, en ce déconcertant milieu du siècle tentèrent de sauver
le marxisme en tant que seule doctrine possible de subversion
sociale. Au début des années 1960 on approchait du moment où cet
enjeu devait apparaître dans sa totalité. Bordiga s'en doutait-il ?
En tout cas il s'attachait surtout à empêcher le conflit entre les
deux tendances qui s'affirmaient alors dans le PCI et qui prenait une
tournure qui dépassait en âpreté la « crise » de
1951-52. L'une tendait à penser que le parti agissait trop
peu ,
et ce parce qu'il britait plus de dilettantisme que de militantisme.
L'autre s'inquiétait de ce « volontarisme », redoutait
les dangers de l'obsession « organisative » (qui
naturellement la visait) et utilisait contre elle, sans trop de
discernement, certaines des déclarations à l'emporte-pièce que
Bordiga avait autrefois dirigées contre « l'activisme »
du premier PC Inter.
J'exposerai
plus loin, sans aucun détour, quelles furent mes propres
incertitudes face à cette situation à laquelle je ne trouvais
d'autre solution que celle qui s'inspirait de l'empirisme le plus
prudent : ne pas tendre à faire du parti une caserne ou une
armée, mais non plus ne pas le réduire à un simple club
.
Pour l'instant je me borne à indiquer que dans l'attitude de Bordiga
en cette circonstance résidait, et réside encore, ce qui fût
toujours pour moi son « mystère » ? Il était
visible que toutes les bisbilles créées autour du « dilemme »
évoqué plus haut concernant l'activité du parti, l'irritaient
considérablement : il était navré et déçu par l'incapacité
des camarades à y découvrir eux-mêmes la réponse à l'aide des
principes qu'il leur avait si longtemps prodigués. Peut-être le
fondement du « secret » de Bordiga tenait-il simplement
au fait qu'il appartenait à une autre époque du mouvement ouvrier,
à une autre phase d'histoire infiniment plus riche et plus
dramatique. Vis à vis des misères quotidiennes des lendemains et
surlendemains de défaite il s'en tenait à critiquer et censurer,
dans les discussions internes du PCI, ce qui s'écartait par trop de
la ligne fondamentale qu'il ne cessait de rappeler. Pour le reste,
c'est à dire pour la puérilité, le ton scolastique et creux de
bien des interventions et exposés faits par de jeunes camarades, il
manifestait une indulgence quelquefois outrancière qui, souvent,
déroutait les plus exigeants et même conduisait certains d'entre
eux à se demander si elle ne recelait pas un soupçon d'indifférence
ou même de mépris.
Pour
ma gouverne, j'ai
bien souvent été réduit à me contenter de l'explication
suivante : le souci primordial de Bordiga était d'interdire
l'accès de l'organisation à toute conception individualiste ou
personnaliste, de repousser toute tentative de porter remède aux
maux réels ou supposés du parti à l'aide de procédés s'inspirant
de l'illusion démocratique de l'efficacité des « consultations
internes », de déjouer les superstitions concernant la
possibilité de hâter le réveil révolutionnaire par n'importe
quelle recette miraculeuse, d'ordre organisatif ou tactique. Ce souci
fût visible lors
des difficultés de 1963-65 ; il ne suffit à mettre Bordiga à
l'abri d'informations erronées et partielles devant lesquelles il
était d'autant plus désarmé que ces informations, pour des raisons
surtout pratiques, lui parvenaient par la voie détournée d'opinions
déjà
faites chez les camarades de Naples – la propre section de Bordiga.
Peut-être
en saura-t-on plus un jour ; si sa famille consent à la
publication de tous les documents et notes qu'il a très probablement
rédigés au cours de ces années. En attendant l'ambiguïté
subsiste ; la maladie l'avait frappé juste au moment où le PCI
subissait la crise dont il est question plus haut. Remis d'une
première attaque – une hémiplégie – il dût rapidement
interrompre l'activité reprise, peut-être pour s'être trop surmené
au sortir de sa maladie, peut-être aussi – si l'on en croit ce
que suggérait le ton laconique et désabusé de la lettre
communiquant sa décision – parce que d'autres crises survenant
immédiatement dans l'organisation après la précédente,
précipitèrent sa rechute. Il vécut deux ans encore, complètement
isolé du parti – dans lequel les responsables faisaient toujours
miroiter son retour proche et mourut en 1970 sans laisser un texte,
une lettre d'adieu, voire un simple mot...à moins que ce papier soit
resté propriété cachée de l'entourage.
NOTES!
1Voir
citation en annexe.
2Voir
graphique en annexe.
3Après
la mort de Staline, cette brochure disparut totalement de la
circulation – librairies et bibliothèques des PC ; éliminée
en même temps que fût déboulonnée la statue de son auteur.
4Voir
tableau des sigles.
5On
les appelait les « porteurs de valises » parce que, dans
ce type de bagages ils emportaient le matériel – tract, argent –
qui circulait entre clandestins FLN de la métropole. Le « réseau
Jeanson » s'y illustra, témoignant d'un grand courage que
nous ne pouvions nier, tout en faisant des réserves sur une
activité qui, selon nous, servait l'aile la moins
révolutionnaire du mouvement
algérien.
6Le
fait qu'aujourd'hui, en 1983 et en pleine crise, la reprise de
l'expansion soit souhaitée, non plus comme condition de socialisme
mais comme merveille
capitaliste redonnant
aux travailleurs le plein emploi montre simplement que tout projet
révolutionnaire a disparu de la mentalité sociale et que les
« esclaves du capital » ne peuvent que souhaiter le bon
fonctionnement de leur esclavage en tant que seule chance pour eux
de survie.
7Apparemment
parce qu'il se peut que la cécité sur ce point fût purement
volontaire. On ne sait pas si son optimisme de principe quant à
l'infaillibilité finale de la prévision marxiste ne cachait pas un
raidissement ultime contre les écoeurements prodigués par un
siècle aussi ingrat à l'égard des espoirs révolutionnaires.
8A
propos du début de « l'escalade » américaine au
Vietnam (Dans les premiers numéros du « Prolétaire »
encore ronéotypés).
9Critique
d'un discours de Maurice Thorez sur « Le communisme et la
jeunesse » (« Le Prolétaire »). Article toujours
excellent (note de JLR)
10Notamment
la grève des mineurs belges (1961?).
11Dans
sa préface à « Bordiga ou la passion du communisme ».
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