publié dans « Le Prolétaire »
n°10 (1964)
Quelle
saveur a ce texte pour ceux qui ont vécu les fifties et les
sixties ! Un rare texte maximaliste à avoir anticipé mai 68 !
Quelle actualité si vous remplacez twist par rap, chrétien par
musulman, et communisme par islamisme! Et si vous gaussez vous aussi
de l'amplitude journaleuse attribuée à la catégorie « jeune »,
qui reste le cadet des soucis de l'Etat bourgeois, surtout pour les
non-diplômés et les sans grades. Et si vous avez compris que la
vie... politique bourgeoise est un éternel recommencement.
Mémorialiste profond et théoricien marxiste en constante évolution,
longtemps après avoir cessé de militer au parti bordiguiste, Lucien
Laugier reste méconnu. Il serait temps de lui rendre justice, comme
on le fait en ce moment pour Grandizio Munis. Il faut louer le
travail remarquable de moine copiste de François Langlet qui a
regroupé et fait circuler un grand nombre de textes lumineux de
Laugier (cf. « Les deux crises du PCI », matériaux pour
une histoire de la Gauche italienne, volume I, et avec sa revue
électronique Tempus Figut) ; Hé Ho les éditions anars
oecuméniques Cahiers Spartacus et Agone, au lieu de fuir en criant
maman chaque fois que vous apercevez le mot parti, qu'est-ce que vous
attendez?
Vous
pouvez consulter sa biographie sur le site de Smolny et ses textes
sur mes deux principaux blogs politiques (celui-ci et Archives du
maximalisme). Etonnant parcours de ce postier, proche de Bordiga (je
tâcherai de publier un jour leur étonnante correspondance) qui, au
fur et à mesure qu'il développait son travail de mémorialiste1,
s'est rapproché vers la fin de sa vie des positions du CCI. Voilà
qui fera grincer des dents à certains.Voici une des
meilleures...« plume » incontestable du mouvement
maximaliste moderne. Il a le sens de la formule et il fait mouche.
Champion
suprême de la démocratie parlementaire, le parti dit « communiste »
sait se préoccuper de ses électeurs. Non seulement de ses électeurs
présents, les adultes, mais aussi de ses électeurs futurs, les
jeunes. Ces derniers se passionnent pour la guitare et le twist au
détriment de la politique ? Qu'à cela ne tienne, le communisme
à la mode de Moscou peut très bien s'en accommoder. Qui dit
coexistence pacifique dit émulation « culturelle » :
le PCF, appliquant les lois des « voies nationales » au
socialisme, se fait fort d'offrir à la jeunesse twist, guitare
électrique et surbooms à gogo !
Mais
les « Sports et loisirs » ne sont pas tout. La jeunesse
moderne est essentiellement pratique, « concrétiste »,
paraît-il. Elle veut des carrières, des professions rémunératrices.
Le PCF ne l'ignore pas. Il promet, en cas de victoire électorale et
de règne de la « démocratie véritable », des crédits
pour l'enseignement et pour la recherche scientifique. Les jeunes
comprendront à demi-mot et traduiront tout de suite :
possibilités plus grandes de réussite professionnelle, foire
d'empoigne pour laisser l'usine aux petits copains moins instruits.
Quant à l'abolition du salariat, comment les jeunes y croiraient-ils
encore alors que leurs aînés du « plus grand parti de
France » n'y croient plus depuis longtemps ?
Mais
toute la gauche démocratique, du PSU aux syndicalistes chrétiens,
de Deferre à Guy Mollet ou Mendès-France, ne promet-elle pas la
même chose que le PCF ? Heureusement pour lui, il a sur tous
ces gens-là une supériorité incontestable qui lui vient de sa
maison-mère l'URSS inégalable en matière de recherche scientifique
et de réussites spatiales. Or la Russie est « communiste ».
Nul ne songe à le nier, hormis quelques « fous » qui
s'avisent de découvrir dans l'économie soviétique des preuves de
capitalisme. D'autre part, le parti communiste est communiste... par
définition. Personne n'en doute plus, sauf évidemment ces mêmes
fous qui, par une logique triviale rappellent que les communistes
n'ont pas de patrie et qu'un parti devenu patriote ne saurait plus
être un parti prolétarien... Dieu merci, personne ne les écoute,
tous ces citoyens conscients, toutes les personnes réalistes ont
depuis longtemps compris qu'on ne peut sans contradiction être à la
fois patriote et internationaliste, révolutionnaire et chrétien,
ennemi de l'exploitation et collaborateur du patronat, communiste et
défenseur de la propriété. Cela les générations d'adultes l'ont
parfaitement admis, pourquoi les jeunes, encore plus réalistes que
leurs aînés, ne le saisiraient-ils pas aussi ? M.Thorez, qui
s'est dérangé exprès pour eux à Marseille, le mois dernier, en
est fermement persuadé. « La jeunesse, a-t-il dit, sait faire
la différence entre ce qui est vieux et ce qui est nouveau. Elle se
tourne vers le communisme qui est la jeunesse du monde ». Ainsi
tout est pour le mieux et la campagne « pro juventus » du
PC s'annonce bien. Ce qui est « nouveau », c'est – on
le devine aisément – la programme électoral de la « démocratie
véritable ». Ce qui est « jeune » parce que
communiste, c'est – est-il nécessaire de le préciser ? - le
régime politique de M. Khrouchtchev.
Un
seul point noir dans le beau raisonnement. Toute la jeunesse n'est
pas intoxiquée par le « yé-yé ». Toute la jeunesse
n'est pas apte à se conquérir un job lucratif grâce à la
« démocratisation » promise de l'enseignement. Il y a
cette masse inquiétante de jeunes inadaptés, de « sauvages »,
dont les excès défraient la chronique. Pour nous, communistes
internationalistes, l'existence de cet abcès social incurable qu'est
la jeunesse semi-délinquante constitue une manifestation du
caractère explosif de la société moderne, la preuve aussi que, des
jeunes générations, on peut attendre tout autre chose que la
servile imitation de leurs aînés que leur propose le PCF, la
certitude enfin que la jeunesse, ce n'est pas seulement
l'inconsistant engouement pour les modes bruyantes ou le froid
carriérisme des « raisonnables », mais encore et
toujours « la révolte » contre l'ordre constitué.
Pour
nous, qui nions et l'existence du communisme en Russie et le
caractère communiste de ses partis occidentaux, il n'existe pas de
« problème de la jeunesse », mais seulement le
« problème du prolétariat ». La révolution socialiste
internationale a été perdue, l'oeuvre de Lénine détruite, la
classe ouvrière du monde entier trahie par les épigones des
bolcheviks. Ou le prolétariat subira encore longtemps l'influence
des renégats patronnés par Moscou, et la domination du capitalisme
pourrissant se perpétuera, rien ne pouvant empêcher la corruption
et la déchéance des jeunes, comme des vieux ; ou le
prolétariat s'émancipera du contrôle de ses faux chefs, se
dressera contre le capitalisme et le détruira. S'il est bien vrai
que cette dernière perspective repose essentiellement sur les
jeunes, il n'est pas moins vrai qu'ils ne semblent guère plus
capables que leurs aînés de la réaliser. Avant de leur en faire
grief, il faut d'abord s'expliquer pourquoi.
« Apolitisme »,
« incivisme », voilà les deux reproches essentiels qui
sont faits à la jeunesse d'aujourd'hui. En ce qui nous concerne, la
dialectique de Marx nous aura au moins appris que dans le « mal »
d'aujourd'hui se trouve la solution, donc le « bien », de
demain. Stérile dans l'immédiat, la désaffection des jeunes à
l'égard de la politique n'en exprime pas moins le dégoût pour la
politique opportuniste des partis. Quant à leur incivisme, il
dissimule tout simplement leur « refus » des normes et
règles d'une société qu'ils voient bien telle qu'elle est :
pourrie. Sous ces deux formes, l'attitude des jeunes est grosse d'un
rejet général des valeurs de la société bourgeoise. Cela ne peut
que nous réjouir, nous qui, alors que Thorez et les siens
travaillent à un « replâtrage » démocratique du
capitalisme, luttons pour sa « destruction ».
Dégoûtée
par la politique, la jeunesse pourrait l'être à moins. On lui
présente comme « neuf » un révisionnisme que Marx a
fustigé il y a plus d'un siècle. On lui sort des « nouveautés »
aussi vieilles que les nationalisations, la participation des
syndicats à la gestion des entreprises, la réforme fiscale et
autres slogans éculés de toutes les batailles électorales de
toutes les républiques. Sans craindre de se moquer du monde, Thorez
dit aux jeunes « De Gaulle vous a trompé », oubliant que
c'est précisément là le rôle d'un chef d'Etat bourgeois. Mais que
dire de prétendus « communistes » qui lui ont servi de
caution, qui ont tenu et tiennent encore le même langage que lui,
qui parlent comme lui des « intérêts nationaux »
au-dessus des classes, exaltent comme lui la « grandeur du
pays » ? Que dire en particulier de ce même Thorez qui
fût vice-président du Conseil aux côtés du même De Gaulle, qui
tança les mineurs parce qu'ils n'étaient pas assez enthousiastes
pour descendre dans leur antre de forçats, qui appela les ouvriers
encore en armes à s'incliner devant les « forces de l'ordre »,
à vénérer l'armée française, à glorifier le fleuve de sang
versé par les ouvriers au profit du capitalisme « national » ?
Faut-il s'étonner que les jeunes boudent la politique lorsque le
« communisme » se présente à leurs yeux sous le jour du
communisme officiel, c'est à dire comme un spectacle d'histrions
exécutant des pirouettes ? Le souvenir est là encore tout
frais, d'un parti soi-disant d'opposition qui vota les pleins
pouvoirs au gouvernement au cours de la guerre d'Algérie et permit
ainsi à l'impérialisme français d'utiliser les jeunes.
Sans
rire, Thorez dit : « La jeunesse est passionnée de
nouveau. Ce système capitaliste, ce pouvoir personnel d'inspiration
monarchiste sont ce qu'il y a de plus vieux ». Certes le
capitalisme n'est que trop vieux. Mais la « démocratie »
chère à Thorez est ce qu'il y a de plus vieux dans le capitalisme ;
plu décrépite, plus hideuse encore que le « pouvoir des
monopoles » qui, au moins, a le mérite d'exposer sans fard ce
qu'est « tout » gouvernement bourgeois : la
dictature du capital. Le communisme, répétez-vous à satiété, est
la jeunesse du monde. Il est plus que cela, il est le monde de
« demain ». Mais un monde entièrement à conquérir. Un
monde auquel la Russie des Staline et des Khrouchtchev fait obstacle.
C'est seulement comme « doctrine sociale », comme
« théorie de l'histoire » que le communisme existe
déjà ; mais cela remonte à un siècle : à 1848 et au
Manifeste de Marx et Engels. Dans le monde d'aujourd'hui ce qui est
nouveau n'est pas communiste, ce qui est communiste n'est pas
nouveau. Mais le programme et la doctrine de M. Thorez ne sont ni
nouveaux ni communistes.
Quant
à l'incivisme des jeunes, Thorez s'en tire avec quelques pirouettes,
invoquant l'éternel conflit entre les générations, le manque de
stades et de piscines. C'est pourtant quelque chose de bien plus
sérieux ; quelque chose d'incurable comme les contradictions
profondes du mode capitaliste de production, précisément parce que
cet incivisme a pour base matérielle la folie productive de
l'économie moderne et comme mobile idéologique la faillite morale
de la société bourgeoise. Thorez, sur ce sujet, est optimiste :
il s'agit des plus « désabusés » « qui font
quelques mauvais coups ». Pourquoi sont-ils « désabusés »
ces jeunes que guette la délinquance ? Parce qu'ils se sont
vite convaincus au spectacle de leurs aînés condamnés au salariat
à vie, qu'aucune réforme ne pouvait les en sauver eux-mêmes. Parce
qu'ils sentent bien que « les chances égales pour tous »
que leur promettent les Thorez et Cie cachent la plus sordide et la
plus terrible des « concurrences » entre les ouvriers,
une concurrence pour laquelle eux, les enfants délaissés des
cités-casernes, les ratés qu'élimine l'incohérente sélection
scolaire sont les plus mal armés. Parce qu'ils ont sous les yeux
l'image de générations avilies et battues qui ont subi passivement
guerre meurtrière et paix scélérate, abondance et crise, chômage
et surtravail. Parce que tout ce que les partis leur offrent – et
le parti « communiste » tout le premier – n'est que
replâtrage d'une société immonde qu'ils sentent confusément et
intuitivement ne plus pouvoir, à jamais, à tout jamais être
reformée, amendée, améliorée.
Cette
frange dévoyée et perdue de la jeunesse n'est que l'expression
négative de la violence et de la révolte qui couvent sous la croûte
de la fausse prospérité du monde capitaliste pourrissant. Mais son
désespoir n'en témoigne pas moins de la force subversive qui
s'accumule au sein de cette société. Quand le parti de classe
renaîtra, la révolte sera consciente, la conscience s'emparera de
la révolte et les jours du capitalisme seront comptés. Alors cette
jeunesse, dont tous les philistins moralisateurs déplorent le manque
de civisme, pourra manifester toutes les vertus des classes en
luttant jusqu'au bout et avec joie pour le seul but qui en vaille la
peine, non pas une « place au soleil » et beaucoup de
députés de « gauche » au Parlement, M. Thorez, mais le
triomphe de la révolution communiste.
1
Lucien connaissait très bien Bilan, projetait une étude sur la guerre
d'Espagne (« une bourgeoisie incapable d'assumer le pouvoir
sans que le prolétariat la prenne à la gorge »). Dans
l'immédiat après-guerre il avait croisé la route de Marc Chirik,
puis ils s'étaient perdu de vue. A l'hiver de sa vie il avait
cherché à le recontacter. Il en parle dans son grand plan de
travail historique du « documenteur » Marc :
« Après la mobilisation de 1939, dislocation des relations
entre les fractions belge et française ; rupture de tout
rapport entre noyaux bordiguistes au plan international ;
isolement à Marseille d'un petit groupe replié dans la zone sud
après l'armistice de 1940. Dont fait partie le « documenteur »
probable de la thèse universitaire d'où est tirée la brochure du
CCI » (p. XV des Matériaux de F.Langlet).
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire