Loin
de Paris, dans un trou perdu qui n'existe pas même sur mon GPS,
tenir une réunion fin octobre 2017 sur le thème de la révolution
d'octobre tenait de la gageure. N'allait-on pas se retrouver avec une
bande d'écolos ringards rangés des pots d'échappement, producteurs
de résine de cannabis ou véganistes sectaires? Ou une cellule de
collectionneurs de caténaires avec épicerie vendant du beurre de
contrebande (denrée désormais rare) ?
Du
tout. Ce n'est qu'après quelques pas, depuis le parking, qu'on
s'aperçoit qu'on est tombé près d'un moulin dans un écrin de
verdure et le bruissement d'une petite rivière plus rapide que les
autres, puis à l'intérieur on découvre un reliquaire de
l'industrialisme du temps jadis où c'était pas tous les jours 35
heures. Une usine pour partie transformée en loft d'accueil de
rencontres et d'échanges « pour faciliter la circulation des
idées » sans sectarisme, au milieu de ces reliques
industrielles pas si anciennes et qui nous parlent encore au plus
profond, pas si surprenant et même rassurant au pays de la recherche
des identités.
Un
groupe « orthodoxe » marxiste était invité - Robin
Goodfellow – n'allait-il pas se faire bouffer par un quarteron
d'anarchistes barbus jusqu'aux oreilles ?
- Vade retro Satanas, avec tes goulags, tes Kronstadt et Trotsky ce Staline manqué !
Mais la barbe ne fait plus le moine ni l'intégriste. Elle est in, cette masse de poils qui est en plus un vocable féminin, et qui sert comme expression de ras le bol. Elle plaît aux femmes (gare au harcèlement des barbus).
La brosser avec la Brosse Falconia!
La
première chose qui peut vous engourdir fût la durée de l'exposé :
1H30. Quoique Fidel Castro ait fait dix fois pire. Durée du débat :
1H301.
J'ai chronométré et enregistré. La deuxième chose qui choquerait
presque est que les 50 personnes présentes sont restées jusqu'au
bout et ont écouté très attentivement. Bizarre n'est-ce pas ?
On a été très intéressé à savoir dans le cours de la réunion
quelle pouvait être la nature de l'attention prêtée à un
événement si lointain et un peu abstrait chez les plus jeunes
présents ; pas très très jeune du reste, ils/elles ont
d'ailleurs répondu en confirmant leur curiosité et leur souci du
lendemain pour l'humanité.
L'exposé
était très cadré historiquement. Il défendit clairement la nature
de la révolution d'Octobre comme d'une révolution
« prolétarienne », et surtout une révolution qui
n'avait pas envie de rester isolée dans un seul pays, en gagnant le
plus vite possible le pays le plus important pour les traditions
socialistes, l'Allemagne. D'emblée le conférencier signal
l'importance des courants critiques de l'expérience russe, en
Hollande et en Italie en particulier, mais fondamentalement aux côtés
de l'expérience nommée bolchevique ; tout comme il a rappelé
les polémiques au sujet des leçons d'Octobre dans les groupes
révolutionnaires du début des années 1970. Il ne s'est pas agi
d'un événement spécifiquement russe mais d'une vague qui écumait
en Allemagne, en Hongrie, en Italie, etc. A chaque étape de son
exposé, il prenait soin de souligner qu'il y avait volonté
d'établir les premières bases du socialisme mais que cela n'avait
pas été possible ; il ajouta que « le communisme
historique n'est pas passé en Occident ». Remarque de poids
quand on nous a bassiné avec les soit disants partis communistes
staliniens des années 1930 en Europe.
Rosa
Luxemburg est évoquée pour son soutien à la révolution russe,
n'avait-elle pas dit « ils ont osé ! » dans une
Russie qui était jusqu'alors un condensé de la contre révolution
mondiale. C'est un malheur pour le prolétariat mondial que la
tentative de révolution en 1919 en Allemagne échoue ; et Rosa
est assassiné par les social-démocrates.
Lorsqu'il
revient au cas particulier de la Russie, avec une immense petite
bourgeoisie rurale, il livre une analyse réaliste des arrangements
qui sont nécessaires pour favoriser l'alliance avec la classe
ouvrière minoritaire, la question majeure de l'exploitation de la
terre, tout comme il souligne le poids des soldats, épuisés et
maltraités par trois ans de guerre, qui sont devenus à leur tour
une force sociale. Il analyse le passage de la phase révolutionnaire
démocratique en février et explique le cheminement heurté jusqu'en
Octobre où se pose naturellement la question de la dictature du
prolétariat.
Contre
la « légende de la conscience apportée de l'extérieur »,
il précise que dès 1847 a été posée la question d'un parti
autonome du prolétariat, et la nécessité d'un prolétariat en
armes : « L'organisation du prolétariat en parti a
toujours été un des fondements du marxisme ». En 1905 la
révolution ne peut pas s'affirmer encore comme prolétarienne, c'est
pourquoi Lénine produit un texte qui porte sur la « dictature
démocratique » du prolétariat et de la paysannerie, une
formulation qui ne sera plus de mise en 1917, car il y a encore des
tâches démocratiques à réaliser – dont la bourgeoisie est
incapable – et qui renvoient encore au programme minimum du
socialisme.
En
1917, le gouvernement provisoire sera un gouvernement purement
bourgeois face à l'inventivité de l'histoire et de la classe avec
la création des soviets. Le mouvement du prolétariat va se
renforcer progressivement face à l'obstination de la bourgeoisie à
continuer la guerre. Il détaille ensuite longuement la répression
au mois de juillet qui vise à liquider la force de classe et son
expression politique la plus claire. Ce n'est plus le moment pour
appeler au pouvoir des Soviets, les bolcheviques et les militants
ouvriers les plus en vue sont obligés de se cacher. Mais la contre
révolution de juillet est si faible qu'elle est finalement vaincue
par les masses ouvrières et paysannes.
On
entrera alors dans la nouvelle phase avec le gouvernement du
« Conseil des commissaires du peuple » et vers
l'application des premières mesures révolutionnaires. Le
conférencier insiste sur le processus extrêmement rapide du
changement qui s'opère. La
tâche est ardue, il faut au prolétariat reforger un mouvement
international et créer un véritable parti international.
C'est
là un résumé très succinct de ma part, et les Robin Goodfellow
pourront toujours y apporter leurs rectifications, sauf qu'il est
probable qu'ils publient l'intégral de leur exposé. Exposé
inhabituel sur le sujet, corsé et pointu mais qui pose de nombreuses questions sans réponse.
Le
débat n'allait cependant pas s'enfermer dans les arcanes de
l'histoire passée (pour spécialistes chevronnés) mais conjuguer en quelque sorte cette expérience
révolutionnaire au présent.
Pour
Pierre Hempel, jamais ni les syndicats ni un quelconque parti
révolutionnaire n'ont déclenché les révolutions. Contrairement au
conférencier, il ne pense pas que l'on puisse dire que les débuts
de la révolution prolétarienne en Russie vérifie la « constitution
de prolétariat en classe » ; au contraire le parti
socialiste russe des Lénine, Kamenev, Staline est en porte à faux,
une partie des dirigeants est prête à saboter la perspective
d'insurrection. Ce sont les masses qui poussent. Ce sont les masses
qui produisent partout des comités de toute sorte. Hempel craint
que, avec toutes ces commémorations, on noie l'essentiel :
cette révolution est un phénomène inattendu et très rapide, qui
accélère les événements comme aucune programmation syndicale ou
politique ne sera jamais capable de le faire. Ce processus n'a rien à
voir avec nos troglodytes d'une 4e internationale poussiéreuse et
inepte qui ressort Guévara de sa tombe en bredouillant « une,
deux, trois Catalogne ».
Enfin
Hempel manifeste son désaccord avec l'exposé. Pour expliquer la
dégénérescence de la
révolution (qui aurait demandé plus de
temps à un exposé déjà long) l'argument de l'isolement ne suffit
pas. Des erreurs internes ont joué contre la révolution. Ainsi le
massacre de Cronstadt – critiqué dans les isolateurs sibériens
par des compagnons de Trotsky qui vont s'éloigner de lui, comme le
rapporte Ciliga2,
il me semble. Car ce parti bolchevique était encore à l'époque
tout sauf monolithique (version des trotskiens et des bordiguiens).
Ce massacre de Cronstadt en 1921 a eu, selon lui des conséquences
très néfastes et décourageantes pour le prolétariat allemand. Et
il pose la question suivante, car il est lui pour la prise du pouvoir
(sur la société) par les conseils ouvriers, tout comme il considère
que le parti ne peut pas s'identifier à l'Etat (puisqu'il est
question de le détruire à terme) : est-ce que le parti prend
le pouvoir ?
D'autres
intervenants vont se succéder pour rappeler que les bolcheviques
n'étaient pas seuls au gouvernement au début mais avec les
socialistes-révolutionnaires, mais la discussion ne se déroula pas
pour l'essentiel sur les interprétations ou versions de la
révolution russe, ni sur la configuration Etat-Parti-Conseils ouvriers, la place de chacun ou même la mise en cause d'un Etat transitoire. Elle fut plus marquée par une série
d'interrogations sur le temps présent : qui peut faire quoi,
comment définir la classe ouvrière (éternel problème où on
attend que Godot vienne nous fournir la définition adéquate comme
si une définition pouvait résumer le mouvement de cette classe...
qui file entre les doigts), et Notre dame des landes c'est pas un
exemple ? Une partie importante fût dédiée à la question de
la violence ; beaucoup d'appréhensions, de mises en garde face
à un monde violent où la violence n'est pas généralement la bonne
solution dans la lutte sociale, où il faut réaffirmer que la nature
de la classe ouvrière n'est pas violente mais qu'elle est légitime
de se défendre. Des propositions amusantes ont fusé depuis le
concert de casseroles jusqu'au blocage des raffineries de pétrole,
pour faire tomber l'Etat en quinze jours. On s'est même demandé qui
pourrait remplacer nos grands hommes, les Marx, Engels, Lénine. Ce à
quoi il fut répondu « nous comme collectif » (mais
alors, ajouta cet autre : « les gens de Notre Dame des
Landes peuvent se penser comme collectif »?).
Il
n'y eût pas de réponse pour savoir si le parti prend le pouvoir3
ou pas, comment il peut peser sur les événements. Un intervenant
insista sur la nécessité de dénoncer l'intelligentsia petite
bourgeoise, en particulier les « nuits debout » où il
décrivit la chienlit place de la République : »...
m'enfin le pouvoir n'est pas dans la rue avec n'importe qui, qui
passe ou dit ce qui lui chante. Le pouvoir est sur les lieux de
production où les gens se connaissent, se reconnaissent, où il y a
un réel débat démocratique. Et non pas cette caricature de
démocratie de rue où on dit tout et n'importe quoi, où aucune
décision n'est suivie d'effet, où les gens se font manipuler par
d'autres qui parlent en leur nom et des représentants de groupes qui
passent leur temps à manipuler les assemblées. Il faut que les
travailleurs puissent créer leurs propres comités et agir de façon
indépendante ».
Plein
de bonnes choses ont été émises, qui sont sur l'enregistrement que
je peux communiquer à qui le désire. Mais l'essentiel n'a pas été
établi en conclusion, pour sortir du flou de la réunion et d'une
discussion assez brouillonne finalement : personne ne s'est
soucié du comment peut s'affirmer cette classe qu'on dit
révolutionnaire, quoique supposée en disparition et gouvernée par
des robots, ni non plus sur la base de quels objectifs, j'allais dire
sur la base de quel programme, pour ne pas vexer nos camarades de
Robin Goodfellow, qui en ont un eux, tout prêt et dans une boite.
Quand bien même ils ont répété à plusieurs reprises que le but
c'est de supprimer l'exploitation , l'argent, les frontières et
l'Etat (j'espère n'avoir rien oublié dans la liste).
NOTES
1Cela
n'a rien ôté à la qualité de l'exposé, le conférencier a
d'ailleurs reçu une salve d'applaudissements lorsqu'il a quitté la
salle un peu plus tard. Cependant je me permets de conseiller aux
Robin la prochaine fois de raccourcir l'introduction pour permettre
un débat... plus long. En mai 68 lorsque Sartre est venu faire son
discours à la Sorbonne il a vu atterrir sous son nez un petit
papier : « Sartre sois bref ».
2Enfin
je ne suis pas très sûr de moi a posteriori, mais je pense que le
CCI par exemple sur le sujet va un peu vite en besogne en disant que
les anarchistes ont été les premiers à critiquer Cronstadt,
sachant que les débats ont été ardus dans les assemblées du
parti, et que si Kollontaï et Serge ont approuvé de "tirer sur les marins comme des perdrix", il serait
intéressant de faire des recherches plus approfondies pour vérifier
que la répression n'a pas obtenu le consentement de la majorité,
quoiqu'il soit compréhensible dans la paranoïa ambiante, que la
plupart aient perdu tout sens critique. J'ai noté en outre une fascination
de certains pour des textes du CCI, et je n'ai pas dit le
contraire ; même si je me suis sauvé d'un organisme devenu
secte étroite, cela ne m'empêche pas d'apprécier encore nombre de
leurs articles et je ne rejette pas un passé dont ils ne sont pas
les propriétaires.
3Vieux
briscard je connais la réponse des Goodfellow (oui) vieille
position complètement ringarde, c'est fini le parti unique, le
parti UDR comme la fable d'un parti « encadrant » le
prolétariat. Laissons ces conceptions militaristes aux attardés trotskiens et à leurs amis fonctionnaires syndicaux.
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