On n’en a jamais
fini de réfléchir sur les causes de l’apparition du national-socialisme surtout
en dehors des poncifs superficiels de la propaganda bourgeoise, et des analyses
fantasmatiques a-historiques et stupides qui voient derrière chaque acte
raciste une résurgence du « fachisme ». Le fascisme sous ses diverses
formes restera avant tout un produit de la Première boucherie mondiale, déjà
célébrée préventivement à 2014 depuis le 11 novembre de cette année sans que
soit levée ou rappelée la moindre analyse des conditions de la paix provisoire
sous une énième glorification du sacrifice des pioupious ; sans non plus
aucun renvoi à la November Revolution en Allemagne… Chineur invétéré j’ai
trouvé au hasard d’une brocante le premier tome des mémoires de
Benoist-Méchin : « A l’épreuve du temps, 1905-1940) » (ed
Julliard 1989). Très intéressant malgré le parcours chaotique de ce
germanophile tôt fasciné par la bande à Hitler et qui a échappé de peu à la
guillotine en 1945 après avoir été ministre de Pétain. Malgré ce parcours peu
glorieux, il reste l’historien d’une histoire de l’armée allemande
référentielle. Ses mémoires ont l’air d’avoir été rédigées un tantinet modifiée après coup pour passer pour
anticipateur ou prévisionniste ; mais, sans modifier notre compréhension
du nazisme/fascisme comme produit du capitalisme décadent, les extraits qui
suivent permettent de mettre en lumière deux causes complémentaires à la
« montée de l’extrême droite » (pour parodier le langage de notre
gauche-bobo actuelle en France) au moment où la révolution internationale a du
plomb dans l’aille au début des années 1920 :
-
l’occupation
de la Ruhr par l’armée française au titre des « réparations » de
guerre dues par le pays vaincu, dont le tableau inflationniste et la misère
expliquent les émeutes de « résistance nationale » dont le parti nazi
va se présenter comme le principal héraut,
-
et
l’action corruptrice des syndicats – qui avaient été complices de la contre révolution en 1919 - déjà en grande partie
pré-staliniens lors des grèves « nationales unitaires », avec cette nouvelle
conception de la « grève gouvernementale » de type union nationale
(contre l’occupant impérialiste français). Ainsi est instaurée une grève
nationaliste – une sorte de national-syndicalisme - où les appels à la
fraternisation par des comètes communistes en peau de lapin comme Doriot et Cie
sentent le soufre ou plutôt déjà le bla-bla inconsistant, pas le véritable
esprit internationaliste. Hitler s'inspirera de l'expérience syndicale de Mussolini sur la base de son fameux "Etat corporatif", qui définit que tout Etat moderne a besoin de syndicats comme les ouvriers à l'époque qui ont encore besoin d'une casquette.("Les syndicats, avec le système corporatiste, se
sont convertis en engrenage de l’appareil
étatique bourgeois". Andrès Nin)
Cette partie du
témoignage de Benoist-Machin, même rewrité après-coup[1],
est illustratif de la défaite du mouvement ouvrier : quand les ouvriers
défilent en rang comme des soldats c’est qu’ils sont soumis comme en Russie et
qu’ils n’ont plus l’initiative, même si cela prendra dix ans pour les mettre
tous à la raison (…militaire), de 1923 à 1933 date de la victoire électorale d’Hitler.
Après l’écrasement de l’insurrection ratée spartakiste, le sale boulot de
dévitalisation de la lutte révolutionnaire de classe est véritablement concocté
dans cet étau de l’occupation militaire française et de la grève unitaire
chauvine des syndicats. Une grève de « défense nationale » ne peut
plus être une grève dangereuse pour l’Etat bourgeois. L’occupation arbitraire
du Capital français qui veut à tout prix se rembourser sur les masses exploitées
aboutit à les souder à leur propre bourgeoisie. En ce sens on peut souligner
brièvement comme réflexion sur cette contribution mémorielle par un historien
déchu, mais resté en grande partie lucide, que ce qui caractérise le nazisme en
premier lieu n’est donc pas le racisme mais la dissolution des intérêts de
classes opposées dans l’union nationale vers le retour (le recours) à la guerre
dans la crise, où la misère n’est plus un facteur de conscience pour l’émancipation
mais un des ferments pour le chacun pour soi…en faveur du sacrifice national-impérialiste.
Et au souvenir des humiliations de 14-18…
1923 LE DRAME ALLEMAND
(…) M.Cuno, qui
exerce les fonctions de Chancelier du Reich depuis le 22 novembre dernier, a
répondu à l’entrée de nos troupes dans la Ruhr par une décision
inattendue : il a décrété l’état de « résistance passive ». En
application de cette mesure, le Cabinet de Berlin a défendu à tous les
fonctionnaires de la zone occupée d’avoir le moindre contact avec les autorités
militaires et civiles franco-belges. Cette mesure s’assortit d’une série
d’interdictions dont la gravité ne saurait être sous-estimée : refus
d’exécuter les livraisons de charbon et
d’acier prévues au titre des Réparations en nature ; cessation
officielle des paiements ; refus de subvenir aux frais des forces d’occupation ;
grèves par ordre gouvernemental des chemins de fer, des administrations
civiles, des douanes et des postes ; abandon systématique des mines, des
voies ferrées, des ateliers ; mise hors service des signaux, des
aiguillages, des installations électriques, des téléphones. De plus, le
syndicat patronal du Charbon, qui est le cerveau du bassin minier et qui
détient tous les leviers de commande de cette organisation, a quitté Essen dans
la nuit qui a précédé notre arrivée en emportant avec lui toutes ses
archives… ».
Du coup tout est
paralysé. Je ne m’étonne plus du spectacle que m’a offert la ville ce matin,
sans un passant sans un tramway, sans la moindre équipe de travailleurs… Je me
demande si je ne brosse pas un tableau trop sombre de la situation. Mais
non : à peine…
-
Tout
cela c’est du bluff déclare le commandant Soyer d’un ton péremptoire. Jamais le
Chancelier Cuno n’aura assez d’autorité pour faire appliquer ces mesures. Le
peuple allemand n’est pas fou ! Il ne va pas se suicider pour un gouvernement
qu’il méprise ! Quand il en aura
assez de battre la semelle il se tournera vers nous pour nous supplier de lui
donner du pain et du travail. Après quelques jours de cafouillage, la situation
redeviendra normale. Le tout est de ne pas perdre notre calme et de nous
montrer décidés à imposer notre volonté !
Je souhaite que
le commandant ait raison, mais je n’arrive pas à partager son optimisme.
Certes, le chancelier Cuno n’est pas populaire. Mais là n’est pas la question.
En promulguant « l’état de défense passive », il s’est rallié la
presque totalité de l’opinion. A ce point de vue, l’attitude des syndicats est
révélatrice. Voilà bientôt deux ans que j’étudie leurs réactions. Je les
connais donc assez bien. Leur puissance et leur degré d’organisation n’ont
d’égales que leurs divisions. Ce sont ces divisions qui les ont empêchés
jusqu’ici de réussir tout mouvement d’envergure. D’une part syndicats patronaux
et ouvriers s’affrontent quotidiennement. De l’autre, syndicats communistes,
socialistes et démocrates-chrétiens sont à couteaux tirés. Au sein même des
syndicats, les diverses fédérations ne s’entendent guère : mineurs,
cheminots, métallurgistes, travailleurs du textile et ouvriers agricoles sont
constamment en désaccord. Or, cette fois-ci, pour la première fois, leurs
points de vue coïncident. Patrons, fonctionnaires, techniciens, salariés tous
sont d’accord pour appliquer les consignes de cessation du travail. Plus
encore : ils exhortent les
travailleurs à abandonner leurs chantiers sans se préoccuper du sort des
machines. Notre entrée dans la Ruhr fait l’unanimité contre nous. Je sais bien
que les services secrets de notre état-major vont s’efforcer de la briser. Mais
y parviendront-ils assez vite pour éviter le pire, c'est-à-dire l’extinction des
hauts fourneaux et l’épuisement des stocks sur les carreaux des mines ?
Car, alors, la situation deviendra proprement catastrophique.
(…) Quand
j’arrive à mon bureau, une nouvelle pile de journaux, d’appels à la grève et de
tracts s’amasse sur ma table. Décidément la résistance allemande ne faiblit
pas. Tout donne à penser qu’elle va encore se durcir. Chez nous, il a fallu
rappeler les soldats de la classe 19 et plusieurs sections de chemins de fer,
car le contingent n’y suffit plus. Ils ont repris l’uniforme en rechignant et
leur moral semble assez bas. L’état-major, de son côté, commence à s’énerver
car tous les interlocuteurs sur lesquels il comptait se dérobent les uns après
les autres. Il a l’impression – ce qui n’est pas faux – de s’escrimer dans le vide.
Pour tenter de briser la grève, nos troupes faisant tache d’huile étendent leur
action à l’ensemble du bassin minier. Le 15 janvier, elles occupent Bochum, le
centre de la production du coke ; le lendemain, Dortmund, mais sans autre
résultat que d’aggraver la crise.
Alors le
gouvernement français décide de recourir à la manière forte. Le même jour (16
janvier), la Commission des Réparations constate « deux nouveaux
manquements » de l’Allemagne, sans d’ailleurs préciser lesquels. Ce
« constat » permet à la Haute Commission Interalliée des Territoires
Rhénans de décréter la saisie de certains revenus du Reich en territoire
occupé : douanes, licences forêts domaniales, impôt sur le charbon (18
janvier). Une semaine plus tard, la Commission des Réparations déclare que
l’Allemagne est en état de « manquement général ». En conséquence,
les gouvernements français et belge décident d’interdire tout envoi de coke et
de charbon de la Ruhr à destination de l’Allemagne non occupée. Cette
interdiction est bientôt étendue aux produits métallurgiques et fabriqués.
Ainsi, déclare M. Tirard, président de la Haute Commission Interalliée, la
Rhénanie et la Ruhr vont se trouver séparées du reste de l’Allemagne ».
Mais, à mesure
que les autorités alliées multiplient les mesures de rétorsion, tout l’édifice
économique allemand s’écroule entre leurs mains. La production du charbon, qui
avait été de 90 millions de tonnes en décembre 1922, tombe à 8 millions et demi
en févier 1923 et à zéro en mas. Sur 70 hauts fourneaux en activité le 1er
janvier, trois seulement sont encore allumés le 15 mars. Les stocks de coke et
de charbon s’épuisent. Le trafic ferroviaire s’immobilise totalement. Il
devient impossible de ravitailler la population rhénane que la paralysie de son
réseau ferré risque de réduire à la famine.
L’extinction des
hauts fourneaux, l’épuisement des réserves de coke et de charbon, la paralysie
des transports ne sont pourtant pas les éléments les plus spectaculaires de ce
tableau sinistre. L’effondrement de la monnaie a des effets plus dévastateurs
encore. Celui qui n’a pas vécu l’inflation en Allemagne entre 1922 et 1924 ne
peut se faire une idée de l’impression de terreur qu’elle a laissée derrière
elle. Le dollar, qui valait 4 marks le 11 novembre 1918, en vaut 75 le 1er
juillet 1921, 401,49 le 1er juillet 1922, 7260 le 1er
juillet 1921. Après quoi la chute s’accélère d’une façon vertigineuse, pour
atteindre des chiffres que l’esprit ne parvient même plus à concevoir : un
million cent mille marks le 1er août 1923, 13 millions le 4
septembre 242 millions le 1er octobre, 130 milliards le 1er
novembre 42 000 milliards le 30 novembre. C’est dire qu’avec un dollar on
pourrait acheter toute une ville si les prix ne montaient pas d’une façon
presque aussi fulgurante. L’argent se dépréciant d’heure en heure les ouvriers
exigent de toucher leur paye deux fois par jour, à midi et le soir. Encore
leurs épouses doivent-elles se précipiter au marché pour dépenser leurs
« allocations » - on n’ose plus parler de salaires – avant qu’elles ne
soient totalement dévalorisées. Un ticket de tram – là où il en roule encore –
coûte 1 milliard de marks le lundi et 2 milliards le lendemain. Les timbres
collés sur les lettres mises à la poste le matin se déprécient à tel point dans
le courant de la journée qu’ils ne valent plus rien à l’heure où ces lettres
sont remises à leur destinataire. Un chien perdu est recueilli par la police.
Quand son maître – Kiki vonMumun – vient le chercher au commissariat où la bête
a passé la nuit on lui réclame 3 milliards de marks pour prix de sa nourriture
(une gamelle de patates avariées sans quoi ç’eut été le double). Ne sachant
plus que faire, les municipalités, les communes, voire certaines entreprises se
mettent à imprimer leur propre monnaie ; mais ces assignats se déprécient
encore plus vite que les billets de la reichsbank.
(…) Car la
résistance allemande ne faiblit pas. Elle s’intensifie et pend de jour en jour
un caractère plus agressif. Le nombre des sabotages augmente. On en compte 127
le 12 janvier ; 342 le 20 ; 1083 le 1er février. Nos
services techniques ne savent bientôt plus où donner de la tête. Ce ne sont que
câbles téléphoniques arrachés, rails déboulonnés, élévatrices mises hors de
service, locomotrices immobilisées. Les nuits, surtout, deviennent angoissantes.
Certains de nos détachements tombent dans des embuscades où des groupes de
manifestants les assaillent à coups de pierres. Demain sera-ce à coups de
grenades offensives, distribuées par des réseaux d’agitateurs
clandestins ? L’insécurité devient générale. Il est plus que jamais
recommandé de ne pas circuler en ville sans être armé.
(…) Un matin, en
entrant dans mon bureau, le commandant Soyer me remet un questionnaire
« secret et confidentiel » émanant des bureaux de la rue
Saint-Dominique. On y demande ce que pense l’état-major de l’armée du Rhin d’un
nouveau parti politique qui s’est fondé depuis peu à Munich, le Parti National
Socialiste Ouvrier Allemand ou NSDAP dont l’animateur serait un certain
Aloysius Hitler.
(…) A partir de
la première quinzaine de février, les rues retrouvent un peu d’animation. Mais
les passants que l’on croise sont mornes et hâves. Leurs conditions d’existence
sont devenues très précaires, car ils ont épuisé leurs dernières ressources et
leurs indemnités de chômage ne leur sont versées qu’à intervalles espacés. De
quoi vivent-ils ? C’est une énigme. Certes, les mineurs de la Ruhr sont
une race robuste, habituée à subir les épreuves les plus dures. Mais, bien que
leurs vêtements soient élimés et leurs visages amaigris, ils ne semblent
nullement disposés à suspendre la grève. Jusqu’à quand tiendront-ils ?
Vraiment, on n’a pas tort de les assimiler à une armée. Ils défilent au pas
cadencé en longues colonnes grises et s’assemblent par milliers devant les
soupes populaires, où la municipalité leur fait distribuer une maigre pitance
(les autorités d’occupation ont voulu s’y opposer, dans l’espoir que la faim
les obligerait à reprendre le travail, mais elles ont dû y renoncer, de crainte
de provoquer des émeutes). A présent, toujours silencieux, ils font la queue
pendant des heures en battant la semelle dans le brouillard glacé du petit
matin, jusqu’à ce qu’on leur remette une portion de chou rouge et trois louches
de soupe claire avec lesquelles ils devront se nourrir ainsi que leur famille,
jusqu’à la prochaine distribution de
vivres. Ah ! c’est bien vrai : pour les habitants de la Ruhr, l’année 1923 est « l’année
inhumaine »…
Pendant ce
temps, loin de se calmer, la tempête qui gronde autour du Stahlhof s’étend au
reste du pays. A Berlin, les ouvriers du S.P.D. organisent des meetings de
solidarité et menacent de se mettre en grève à leur tour, si le Chancelier Cuno
s’incline devant les ultimatums des autorités d’occupation. L’effervescence
gagne le Hanovre, la Saxe et la Thuringe. L’agitation dépasse même les
frontières du Reich. A Paris, où vont avoir lieu des élections générales, les
partis s’affrontent en de furieuses diatribes. Les partis de gauche, qui se
sont constitués en « Cartel », font campagne contre « l’aventure
insensée où Barthou et Poincaré ont précipité la France » et invitent
leurs électeurs à chasser du Parlement la Chambre « bleu horizon »,
née des élections de 1919. M.Tirard avait prédit que « la Ruhr se
trouverait bientôt séparée de l’Allemagne ». Or l’on assiste plutôt au
phénomène contraire : sous la pression des événements, l’Allemagne
rassemble ses forces, tandis que la France divise les siennes. Ajoutons à cela
que le Quai d’Orsay est en conflit ouvert avec Downing Street. La
« solidarité franco-britannique » n’est plus qu’un vain mot. Les
anglais, on le sait, ont désapprouvé notre intervention, ont interdit à nos
convois de transiter par leur zone ce qui nous a créé des complications sans
nombre. Ils assistent avec ironie au spectacle de notre impuissance et refusent
de nous aider de quelque façon que ce soit. Quand on songe que nous sommes
entés dans la Ruhr pour accélérer la livraison des Réparations allemandes et
que notre action a eu pour effet principal de les arrêter totalement, on
commence à se demander comment se terminera cette affaire. Faut-il s’étonner
dans ces conditions, si les actes de terrorisme se multiplient au point
d’atteindre le chiffre record de 2713 sabotages pour la seule journée du 18
février ?
C’est le moment
que choisit le Parti Communiste Français pour entrer en scène. Déjà son Bureau
Politique a publié des motions annonçant sa volonté d’apporter « son
soutien total aux grévistes de la Ruhr dans leur lutte révolutionnaire contre
les Magnats du charbon » et invitant les ouvriers français de Lorraine à
en faire autant « pour briser la tyrannie monopoliste des Maîtres de
forges ». A présent, il envoie des militants dans les centres miniers,
pour exhorter les travailleurs allemands à intensifier leur résistance, tant à
l’égard de leurs patrons que des autorités d’occupation. Le colonel Havard me
prie de me mettre en civil et m’envoie assister à une de leurs réunions.
L’orateur parle
du haut d’une petite tribune improvisée. Ses cheveux blonds taillés en brosse
et sa carrure massive me font tout d’abord penser qu’il s’agit d’un allemand.
Erreur : c’est un jeune berrichon dont j’apprendrai par la suite qu’il
s’appelle François Chasseigne (je le retrouverai quelque vingt ans plus tard
dans des circonstances très différentes et nous deviendrons d’excellents amis).
Je ne me souviens pas exactement de ses paroles. Mais je garde en mémoire sa
silhouette carrée, son visage volontaire et sa voix chaleureuse. Il suscite un
fort courant de sympathie par sa façon directe d’aborder le problème. Par son
courage aussi car il n’y va pas par quatre chemins. Enfin un français qui ose
dire tout haut ce que je ressens en moi-même depuis que je suis arrivé
ici ! Par moments, sa franchise m’effraie. J’ai peur qu’on ne l’arrête
avant la fin de la séance. Mais mes craintes sont sans fondement. De retour au
Stahlhof, un des officiers de la D.G.C.R.A. m’apprend que c’est en pleine
connaissance de cause qu’on l’a laissé parler.
-
Nous
espérons, me dit-il, qu’il sèmera la zizanie parmi les diverses tendances
syndicales et contribuera, par là, à la dislocation du Front Commun.
A quelques jours
de là, en parcourant les journaux, je tombe sur un article rédigé en français.
Il se termine ainsi : « Tant
que le danger existera, tant que la Ruhr sera occupée, tant qu’une baïonnette
française menacera la poitrine d’un ouvrier allemand, nous devons propager
notre mot d’ordre : Fraternisez ! ».
Fraternisez !
Ce seul mot suffit à m’électriser (dirai-je qu’il réveille mon « complexe
de Pollux » ?)[2].
Il s’adresse manifestement aux membres de l’armée d’occupation. Qu’attendé-je
pour y répondre ? N’est-il pas temps de mettre mes actes en accord avec
mes convictions ? Voilà assez longtemps que je vois se dérouler autour de
moi des actions qui me révoltent et auxquelles je prête la main comme si je les
approuvais. Je voudrais bien savoir qui a écrit cet article[3]
(…)
L’évolution de
la situation durant la première quinzaine d’avril prouve à quel point mes
craintes étaient fondées. La foule, qui a fait preuve jusqu’ici d’une
discipline remarquable, commence à manifester des signes de nervosité. Est-ce
le début de la grande lame de fond que chacun redoute ici, sans oser le
dire ? Jusqu’à ces derniers jours lors de mes sorties en ville je me suis
volontairement abstenu de prendre mon revolver avec moi. Je me suis mêlé,
désarmé, à la foule des chômeurs. J’ai trinqué avec des ouvriers autour des
tables en bois des Bierstuben. J’ai discuté avec les clients du Schiftchen, le
charmant petit café que fréquentait Schumann au temps où il composait sa Symphonie
Rhénane et où l’on montre encore la table où a dîné Napoléon, sans penser une
seconde que ma vie puisse être menacée. N’y avait-il pas plus de quatre ans que
la paix était signée ?
Mais, à présent,
l’atmosphère a changé du tout au tout. Où que j’aille je me sens environné par
un mur d’hostilité. Quand j’entre dans un local, on me regarde de travers et
les conversations s’arrêtent. Le temps de la « fraternisation » est
passé. Si je tentais de le faire, je crois que l’on me prendrait pour un
provocateur. Aussi ai-je décidé de ne plus quitter mon revolver.
(il raconte
ensuite la manifestation de masse à Recklinghausen où la troupe française
charge la foule, ses généraux ayant refusé de négocier)
(…) Le lendemain
à son réveil, la ville est plongée dans une sorte d’hébétude. Les deux camps
font le décompte de leurs victimes. Chez nous, il y a deux morts et huit
blessés légers. Les manifestants, eux ont treize morts à déplorer. On ne
connaîtra jamais le nombre exact de leurs blessés.
(Il décrit
ensuite les lupanars où une bourgeoisie répugnante s’éclate servant de modèle
au dessinateur caustique Georges Grosz)
… Comment
peut-on se dégrader ainsi ? C’est ça les « classes
dirigeantes », « l’élite » de l’Allemagne weimarienne ?
Non. C’est l’écume d’une société en décomposition, qui ne songe qu’à l’or, au
sexe – et à la spéculation qui permet d’accéder rapidement aux deux.
(…) Jusqu’au 11
janvier 1923, la France avait encore en main tous les atouts de sa victoire et
notamment celui qui en est l’attribut essentiel : l’initiative. Elle
aurait pu faire preuve d’imagination, prendre hardiment les devants, faire
faire à l’organisation de l’Europe un bons en avant de vingt ans. N’eût-ce pas
été une tâche à la fois exaltante et digne d’elle ? Mais il aurait fallu,
pour cela, qu’elle cessât de se cramponner au traité de Versailles, qu’elle
renonçât au rôle d’huissier hargneux exigeant obstinément l’exécution de
clauses inexécutables ; il aurait fallu, en un mot, qu’elle saisisse au
vol l’occasion qui s’offrait à elle de remplacer un texte déjà frappé de
caducité par un nouveau modus vivendi franco-allemand. Pourtant elle n’en fait
rien. Une conjuration d’intérêts égoïstes et de passions aveugles s’efforcera
de la maintenir dans la voie où elle s’est engagée.
Certes, les avertissements
et les mises en garde ne lui manqueront pas : mais ils viendront
d’ailleurs et ne seront pas écoutés. Ce sera seulement lorsque Stanley Badwin,
le Premier britannique, aura fait savoir à la Chambre des Communes « que
l’occupation de la Ruhr équivaut à un véritable désastre
économique » ; qu’il aura notifié à Paris « qu’aux yeux de
l’Angleterre, la France a outrepassé les droits que lui conférait le traité de
Versailles » ; que le comte Sforza aura déclaré au Parlement italien
« qu’en recourant à une action isolée, la France a commis la faute
impardonnable de polariser sur elle seule l’hostilité des milieux nationalistes
allemands », que Poincaré et Barthou comprendront qu’ils auraient tort de
s’obstiner. Tout ce qu’ils pourront faire alors consistera à sauver la face.
Ils « consentiront » à évacuer la Ruhr (sans voir que ce consentement
les sauve du désastre), moyennant l’abandon de la résistance passive et une
évaluation plus « réaliste » de la capacité de paiement de l’Allemagne.
Lorsque, le 13 août 1923, le chancelier Cuno sera remplacé par Stresemann et la
Chambre bleu horizon par le Cartel des gauches, une page aura été tournée dans
l’histoire de l’après-guerre, mais une chance inespérée aura été perdue ».
PS: Lire le très bon article de Nin: Le fascisme italien rédigé en 1930 extrait:
Qu'est-ce que le fascisme ?
Quand on parle du fascisme, la première chose qui s'impose est de préciser la signification du mot. Fréquemment, on considère de façon erronée comme fasciste tout gouvernement bourgeois qui passe par-dessus, ou tout comme, les institutions démocratiques et se distingue par sa politique répressive. Si cette appréciation était juste, il faudrait considérer comme fascistes, par exemple, le tsarisme russe, la dictature de Porfirio Díaz au Mexique avant-guerre, la dictature royale en Yougoslavie ou celle de Primo de Rivera, qui vient de s'abattre si peu glorieusement sur l'Espagne. C'est évident que la mise en œuvre de méthodes dictatoriales et répressives ne constitue pas l'unique trait caractéristique du fascisme.Nous essayerons de résumer, de façon concise, les causes et les particularités de ce mouvement.
À notre avis, ses causes fondamentales sont les suivantes :
- le désenchantement résultant de la guerre ;
- les inconsistances des relations capitalistes et la nécessité de les consolider par des moyens dictatoriaux ;
- la menace ou l'échec de la révolution prolétarienne ;
- l’existence d'un grand nombre d'éléments sociaux "déclassés" ;
- le mécontentement et la désillusion de la petite bourgeoisie.
- l'objectif de consolider la prédominance du grand capital ;
- le rejet des institutions démocratiques auxquelles on substitue des méthodes nettement dictatoriales ;
- la répression acharnée contre le prolétariat (destruction des organisations ouvrières par des procédés "plébéiens", selon la juste expression de Trotsky, mesures d'extrême violence, allant jusqu'à la destruction physique, contre les militants ouvriers, suppression des acquis de la classe travailleuse, établissement d'un régime d'esclavage dans les usines, etc..) ;
- l'utilisation, comme base du mouvement, de la petite bourgeoisie urbaine et rurale et des éléments "déclassés" (spécialement des ex-fonctionnaires de l'Armée rentrés du front) ;
- une politique extérieure d'expansion impérialiste.
[1] Avec l’invention
de la notion de « résistance allemande », sans doute à charge de
revanche pour ce plumitif qui avait combattu la « résistance française »…
[2] Dans la
mythologie grecque un des deux fils de Zeus en âge de porter les armes.
[3] Je ne
l’apprendrai que dix ans plus tard, au hasard d’une conversation : c’est
jacques Doriot.
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