Par Ignazio Silone[1] (1966 pour l’édition française)
(extraits)
… Les
conditions de vie qu’imposa le fascisme après la conquête du pouvoir furent
très dures pour les communistes ; elles n’en constituaient pas moins la
pierre de touche de quelques-unes de leurs thèses politiques et l’occasion de
mettre sur pied un genre d’organisation tout à fait conforme à leurs
mentalités. C’est ainsi que, plusieurs années durant, je m’efforçai moi aussi
de vivre comme un étranger dans ma patrie. Je dus changer de nom, abandonner
toute relation avec ma famille, rompre avec mes habitudes, fixer ma résidence
dans des provinces que je n’avais point fréquentées jusqu’alors, et mener une
vie qui éloignât tout soupçon d’action conspiratrice. Le parti devint famille,
école, église et caserne ; en dehors de lui, le reste du monde était
entièrement à refaire. Le mécanisme psychologique qui conduit le simple
militant communiste à s’identifier progressivement avec l’organisation
collective, est maintenant connu ; c’est celui-là même qui donne des
résultats identiques dans certains ordres religieux et certaines écoles
militaires. Tout sacrifice était le bienvenu et accepté comme une équitable
contribution personnelle au « salut commun ». Et il va de soi que les
liens qui nous unissaient au parti étaient toujours plus solides, non pas en
dépit des dangers et des sacrifices qu’ils comportaient mais à cause d’eux.
Ceci explique aussi l’attraction qu’exerce le communisme sur certaines
catégories de jeunes gens et de femmes, sur les intellectuels, sur les
personnes les plus sensibles, les plus généreuses, les plus chagrinées par la
« dissipation » de la société bourgeoise. Ceux qui, encore, à l’heure
actuelle, croient pouvoir détourner du communisme les jeunes gens les plus
sérieux en les alléchant par des locaux bien chauffés et des machines à sous,
partent d’une idée bien étroite et basse de l’homme (encore que la qualité des
membres d’un parti de masse soit évidemment différente de celle d’un petit
parti clandestin).
Il n’y a donc
point lieu de s’étonner si les premières crises politiques qui frappèrent
l’Internationale me laissèrent plutôt indifférent. Leur origine résidait dans
le fait que les principaux partis, membres de la nouvelle Internationale,
étaient bien loin d’être homogènes, même après l’acceptation formelle des
célèbres vingt et une conditions dictées par Lénine pour leur admission. Ces
partis avaient en commun l’horreur de la guerre impérialiste et de ses
conséquences et ils partageaient la critique des conceptions réformistes de la
seconde Internationale ; mais, en dehors de cela, ils reflétaient l’inégal
niveau de développement des divers pays. Notables étaient donc les divergences
entre le bolchévisme russe, né dans un milieu sans liberté politique,
pauvrement différencié du point de vue social, et les groupes de la gauche
socialiste des pays occidentaux. L’histoire de l’Internationale fut donc
l’histoire des intrigues et des violences du groupe dirigeant russe contre
toute expression indépendante des autres partis affiliés. Les uns après les
autres furent contraints de rompre avec l’Internationale communiste les groupes
les plus liés aux traditions parlementaires (Frossard), les groupes les plus
respectueux de la légalité et indignés de quelque « putsch »
aventureux (Paul Levi), les éléments libertaires qui avaient perdu leurs
illusions sur la démocratie soviétique ‘Roland Host), les syndicalistes
révolutionnaires opposés à la soumission bureaucratique des syndicats au Parti
communiste (Pierre Monatte, Andrès Nin), les groupes les plus réticents à
rompre avec les masses social-démocrates (Brandler, Bringoff, Tasca) et
l’extrême gauche contraire aux « tournants » opportunistes (Bordiga,
Ruth Fischer, Boris Souvarine). Ces crises internes naissaient et se
déroulaient dans une sphère bien éloignée de celle où nous nous trouvions en
grand nombre engagés, et nous n’y fûmes donc point directement intéressés. Je
ne m’en vante nullement, au contraire, mais j’essaie de me l’expliquer. La
croissante dégénérescence tyrannique et bureaucratique de l’Internationale
communiste m’inspirait à moi aussi dégoût et répulsion, mais de fortes raisons
m’incitaient à différer ma rupture : la solidarité qui me liait à mes
compagnons de lutte morts ou emprisonnés, l’inexistence d’autres forces
antifascistes organisés en Italie, la rapide décadence politique, et parfois
morale, de certains hommes qui s’étaient éloignés du communisme, et enfin
l’illusion qu’un assainissement de l’Internationale était possible avec l’aide
du prolétariat occidental, dans l’éventualité d’une crise interne du régime
soviétique.
Entre 1921 et
1927 j’eus plusieurs fois l’occasion de me rendre à Moscou pour participer, en
tant que membre de délégations communistes italiennes, à des congrès et
réunions. Un trait des communistes russes qui me frappa, commun à des
personnalités vraiment exceptionnelles comme Lénine et Trotsky, était leur
incapacité absolue de discuter loyalement les opinions contraires aux leurs. Le
dissident, par le simple fait qu’il osait contredire, était, à n’en pas douter,
un opportuniste, sinon un traître et un vendu. Les communistes russes
n’arrivaient pas à concevoir un adversaire de bonne foi. Quelle inconsciente
aberration, de la part de polémistes soi-disant matérialistes et rationalistes,
que d’affirmer en termes si absolus la primauté de leur doctrine sur
l’intelligence. Il a été fort justement observé que, pour retrouver une
déformation analogue, il faut remonter aux anciens procès de l’Inquisition
contre les hérétiques. Au moment de quitter Moscou, en 1922, Alexandra
Kollontaï me dit sur le ton de la plaisanterie :
-
S’il t’arrive de lire dans les journaux que
Lénine m’a fait arrêter parce que j’ai volé les couverts en argent du Kremlin,
tu sauras que c’est tout simplement parce que je ne suis pas pleinement
d’accord avec lui sur un problème de politique agricole ou industrielle.
Alexandra
Kollontaï avait emprunté à l’Occident son sens de l’humour et elle n’en faisait
montre qu’avec les Occidentaux. Mais, déjà à l’époque, en ces fébriles années
de création du nouveau régime, alors que la nouvelle orthodoxie ne s’était pas
encore emparée de toute la vie culturelle, il était bien difficile, y compris
pour nous, communiste occidentaux, de nous entendre avec un communiste russe
sur les questions les plus simples et les plus banales. Il était difficile, je
ne dis pas même de tomber d’accord, mais de se comprendre, d’entretenir un
dialogue sur la signification de la liberté pour un homme occidental, fût-il ouvrier.
Je me souviens avoir tenté un jour, plusieurs heures durant, de l’expliquer à
une dirigeante de la maison d’édition nationale, afin qu’elle prît conscience
de l’atmosphère d’intimidation et d’avilissement à laquelle étaient soumis les
écrivains soviétiques. Elle n’arrivait pas à comprendre ce que je voulais dire.
-
La liberté, dis-je, pour faire un exemple, est
la possibilité de douter, la possibilité de se tromper, de chercher,
d’expérimenter, de dire non à une autorité quelle qu’elle soit, littéraire,
artistique, philosophique, religieuse, sociale ou même politique.
-
Mais ce dont vous parlez, murmura horrifiée
l’éminente fonctionnaire de la vie culturelle soviétique, c’est la
contre-révolution. Puis elle ajouta pour prendre sa revanche :
-
Nous sommes heureux de ne pas avoir votre
liberté, mais en échange nous avons nos sanatoriums.
Quand je lui
fis remarquer que l’expression « en échange » était dépourvue de
sens, « la liberté n’étant pas une denrée d’échange », et que les
sanatoriums avaient existé bien avant dans d’autres pays, elle me rit au nez.
-
Ah, vous êtes d’humeur à vous moquer de moi
aujourd’hui, me dit-elle.
Et je fus
tellement ému de sa candeur que je n’osai plus la contredire. Il n’est pire
esclavage que celui qui s’ignore.
L’enthousiasme
de la jeunesse russe, en ces premières années de création d’un nouveau monde,
que tous souhaitaient plus humain que l’ancien, était vraiment captivant. Et
combien amère fut la déception lorsque, le nouveau régime se renforçant avec
les années, l’économie gagnant du terrain et les attaques armées de l’extérieur
cessant définitivement, la démocratisation politique promise au début vint à
manquer et que la dictature accentua au contraire son caractère répressif.
Un de mes
meilleurs amis, le chef de la jeunesse communiste russe, Lazare Tchatzky, me
confia un soir sa tristesse d’être né trop tard et de n’avoir pas participé aux
révolutions de 1905 et 1917.
-
Oh ! des révolutions il y en aura encore,
lui répondis-je, le besoin s’en fera toujours sentir, même en Russie.
Nous étions
alors sur la Place Rouge, non loin du mausolée de Lénine.
-
De quel genre ? voulait-il savoir. Et
combien de temps encore faudra-t-il attendre ?
Je lui
désignai le mausolée, encore en bois à cette époque, devant lequel défilaient
chaque jour d’interminables processions de paysans déguenillés.
-
Je suppose que tu respectes Lénine, lui dis-je.
Je l’ai connu moi aussi et j’ai gardé de lui un vif souvenir. Tu dois donc
admettre que ce culte superstitieux de sa personne transformée en momie est une
offense à sa mémoire, une honte pour une ville révolutionnaire comme Moscou.
Je lui
proposai, en quelques mots, de dénicher quelques bidons d’essence et de
célébrer, pour notre compte, une « petite révolution », en incendiant
la superstitieuse cabane du totem. Pour parler franc, je ne m’attendais pas à
ce qu’il accueillit sans réserves ma proposition, mais je pensais qu’il allait
en rire et comprendre au moins ce que je voulais dire en affirmant qu’il y
aurait toujours des révolutions parce que le besoin s’en ferait sentir. Mon
pauvre ami, au contraire, fut frappé d’une épouvante extrême et se mit à
trembler de tous ses membres. Ensuite il me pria de ne plus lui dire à lui, ni
à plus forte raison aux autres, de telles énormités. (Dix ans après, recherché
comme complice de Zinoviev, il se tua en se jetant du cinquième étage de son
appartement). Bizarreries de la mémoire : j’ai assisté à d’immenses
parades de forces populaires et armées sur la Place Rouge mais, plus fort que tout autre image, demeure en moi le souvenir
de l’émotion, de la voix apeurée de ce jeune ami qui devait si tragiquement
finir. Il se pourrait bien que ce souvenir soit « historiquement »
plus significatif.
(…) Mes
séjours à Moscou, je l’ai dit, furent peu nombreux et limités à la fonction temporaire
de membre de délégations communistes italiennes. Je n’ai jamais appartenu à
l’appareil de l’Internationale communiste, mais j’ai pu en suivre la rapide
corruption en observant l’évolution de certaines personnes de ma connaissance
qui en faisaient partie. L’une d’elles, tout à fait exemplaire à cet égard,
était le français Jacques Doriot. Je l’avais rencontré pour la première fois à
Moscou en 1921, au moment où il n’était encore qu’un jeune ouvrier modeste,
plein de bonne volonté, sentimental ; c’est évidemment sa docilité et sa
bonhomie qui le firent préférer, pour l’appareil international, à des jeunes
communistes français plus intelligents et plus instruits que lui, mais aussi
plus singuliers. Il fut parfaitement fidèle à ce qu’on attendait de lui. D’année
en année, il devint toujours plus une autorité parmi les fonctionnaires du
communisme international, toujours plus sceptique, cynique, dépourvu de
scrupules : il était, eu égard au mode politique de considérer les hommes
et l’Etat, en plein processus de « fascisation ». Si je pouvais vaincre
une répugnance, bien compréhensible je suppose, à écrire une vraie biographie
de Jacques Doriot, je développerais ce thème : « Comment, en militant
dans le mouvement communiste, on peut devenir fasciste »[2].
En 1927, je
rencontrai Doriot à Moscou, le jour même de son retour d’une mission politique
en Chine. Il nous fit, à quelques amis et moi, un rapport préoccupant sur les
erreurs de l’Internationale communiste et de l’Etat russe en Extrême-Orient ;
mais le lendemain, devant l’Exécutif réuni en séance plénière, il affirma avec
emphase tout le contraire. Nous l’écoutâmes avec ahurissement. « Un acte
de pure sagesse politique », définit-il son discours après la séance, en
nous adressant un petit sourire d’homme supérieur. Son cas mérite une mention
parce qu’il est loin d’être isolé. Les vicissitudes internes du communisme
français amenèrent plus tard Doriot à sortir de l’Internationale communiste et
lui permirent de se révéler l’aventurier qu’il était devenu ; mais bien d’autres,
qui, intimement, ne diffèrent en rien de lui, sont restés à la direction des
Partis communistes. C’est à ces phénomènes de duplicité et de démoralisation
des cadres de l’Internationale communiste, à l’atmosphère toujours plus pesante
d’intrigues et de duperies des bureaux centraux que Togliatti faisait allusion
dans la conclusion du discours qu’il prononça devant le Vie congrès de l’Internationale,
en demandant l’autorisation de répéter les paroles de Goethe agonisant : « De
la lumière, plus de lumière ».
L’internationale
communiste ne souffrait pas seulement des contradictions internes dérivant de
son hétérogénéité mais aussi des immédiates répercussions qu’avaient sur elle
les difficultés de l’Etat soviétique[3].
Après la mort de Lénine, il apparut clairement que l’Etat soviétique n’échappait
pas à ce qui est pour ainsi dire la fatalité de toute dictature, à savoir la
restriction graduelle de la sphère de ceux qui participent à la direction et au
contrôle du pouvoir politique. Le Parti communiste russe, qui avait supprimé
tous les partis concurrents et aboli toute possibilité de discussion politique
générale dans les assemblées soviétiques, tomba lui-même sous un régime d’exception :
la volonté politique de ses inscrits fut rapidement supplantée par celle de l’appareil.
Dès ce moment toute divergence d’opinion était destinée à se terminer par l’anéantissement
physique de la minorité. La révolution qui avait anéanti ses ennemis se mit à
dévorer ses fils bien-aimés. Les dieux assoiffés n’accordèrent plus de répit.
La phrase optimiste de Marx sur le dépérissement de l’Etat socialiste se
révélait une pieuse illusion.
(…) Mes
réactions à ces épisodes invraisemblables étaient, je dois l’avouer, plutôt
inconsidérées. Elles n’étaient certes point le fruit d’une morale supérieure
mais l’expression d’une spontanéité ingénue de provincial révolté, encore non
contaminé par la froideur du calcul politique. Je demandai à Togliatti :
-
Tu crois que de telles procédures sont courantes
au sacré Collège ? Ou dans le Grand
Conseil fasciste ?
S’il est vrai
que j’avais jusqu’alors manifesté envers Trotsky, qui continuait à s’asseoir à
côté de nous dans la salle des réunions, une certaine réserve, due au fait que
je ne nourrissais pas plus de préférence pour lui que pour Staline, une
impulsion bien naturelle, devant la haine insolente que lui montraient les
créatures domestiquées de l’appareil, m’engagea à modifier à adopter une
attitude tout à fait contraire. Trotsky n’était plus cet homme qui m’était
apparu pour la première fois en 1921, chef populaire de l’Armée rouge, auréolé
de la récente victoire de Pétrograd, mais un vieux lion attiré dans une fosse, sur le point d’être
tué ou capturé. Aux yeux de ceux qui le surveillaient sans relâche, chacun de
ses gestes, chacune de ses paroles acquéraient une importance disproportionnée.
Au cours de ces séances, je m’en souviens, j’offris à Trotsky quelques numéros
d’un journal clandestin turinois ; il s’en montra fort touché et me
raconta qu’il avait rédigé un petit journal semblable contre le tsarisme, à
Nicolaieff, du temps qu’il était étudiant. Il connaissait peu l’Italie, où il n’avait
fait que passer, mais il l’évoquait avec plaisir car elle lui rappelait, comme
il me le dit, « une belle amitié » : les quelques mots d’italien
qu’ils connaissaient étaient en effet gracieux et trahissaient une origine
féminine. Notre amicale conversation se déroulait durant les pauses du débat
politique et pendant la traduction des discours : elle n’échappait pas aux
regards soupçonneux des membres de l’appareil. Mais la complicité qui nous
liait, Togliatti et moi, à Trotsky, apparut encore plus évidente quand, au
terme d’un long et véhément discours, où il rabattit son caquet à l’insolent
hongrois Bela Kun, Trotsky demanda la permission de conclure, selon ses termes « par
un mot de la langue de Dante et de Togliatti », et ce mot fut : « la
maniera di Bela veramente non è una bella maniera ». Bien que cette
expression badine eût été improvisée en italien par Trotsky (son vocabulaire
arrivait tout de même jusque là) et nous eût causé une surprise égale à celle
qu’éprouvèrent les autres, on nous en attribua la paternité sans nous en
demander confirmation et on l’ajouta à nos nombreux démérites politiques. En
somme, pour citer l’expression populaire, « ça commençait à chauffer pour
nous ». Nous étions filés en permanence et soumis à divers tracas
policiers qui ne laissaient pas de provoquer mon impatience ; mais le
calme apparent de Togliatti finit par agir sur moi comme un tonique.
Pour préciser
le sens de notre attitude lors de cette session de l’Exécutif, Togliatti jugea
opportun, avant de quitter Moscou, d’adresser une lettre au Bureau politique du
Parti communiste russe.
Aucun communiste, disait la lettre en
substance, ne songe à mettre en
discussion la prééminence des camarades russes dans la direction de l’Internationale ;
mais cette situation impose aux Russes des devoirs spéciaux ; ils ne
peuvent appliquer leur droit de façon mécanique et autoritaire.
Boukharine reçut
la lettre : il nous fit appeler et nous conseilla amicalement de la
retirer pour ne pas aggraver notre situation personnelle déjà branlante.
Des journées
de sombre découragement succédèrent. Etait-ce là la véritable physionomie du
communisme ? Les travailleurs qui risquaient leur vie, ceux qui
agonisaient dans les prisons étaient-ils au service d’un tel idéal ? Notre
vie errante, solitaire, dangereuse d’étrangers dans notre patrie n’avait-elle
donc d’autre but ?
Derrière le
simulacre des institutions créées par la révolution, la réalité russe,
obéissant à une loi de décadence que la doctrine officielle ne prévoyait pas, s’était
profondément modifié. Cette prompte dégénérescence tyrannique de l’une des
grandes révolutions de l’histoire humaine était-elle inhérente au principe même
du socialisme et de la propriété nationale ? Etait-elle au contraire, le
résultat de l’idéologie léniniste et de sa forme d’organisation particulière ?
Ou bien était-elle la conséquence du milieu russe arriéré ?
Avant de
quitter Moscou, dans l’espoir que je lui prodiguerais réconfort et
encouragement, un ouvrier communiste italien vint me trouver ; il s’était
réfugié en Russie quelques années auparavant pour échapper à une sévère
condamnation d’un tribunal fasciste. (Il est encore communiste à l’heure
actuelle, je crois). Il vint me voir pour se plaindre des conditions
humiliantes de la classe ouvrière dans l’usine de Moscou où il travaillait. Il
était disposé à supporter les restrictions matérielles de toute sorte, parce qu’il
ne dépendait pas évidemment de la bonne volonté des chefs de les améliorer ;
mais il n’arrivait pas à comprendre, me dit-il, pourquoi l’ouvrier était entièrement
à la merci de la direction de l’usine et ne disposait pas, de quelque organisme
de défense, se trouvant de la sorte dans des conditions plus déplorables encore
que ses camarades des pays capitalistes. La majeure partie des droits tellement
vantés de la classe ouvrière russes étaient purement abstraits. L’échec était
donc plus grave encore que je ne l’avais imaginé.
(…) Il me
reste maintenant à vous donner ma nette opinion sur les deux malédictions que
le Parti jette contre nous au moment de la séparation. Vous êtes condamnés à l’isolement
le plus sinistre, nous crie-t-on, et à une rupture complète avec toute forme de
socialisme et de démocratie. Eh bien, que sur certains esprits craintifs, ces
sombres prédictions aient un effet d’intimidation, tout le monde le sait ;
on n’ignore pas non plus que dans les pays gouvernés par les communistes, le
sort de l’Ex est plus pitoyable encore que celui des excommuniés du Moyen Age.
Mais, partout ailleurs, on peut répondre avec assurance que notre sort dépend
exclusivement de nous. Sans vouloir faire aucune concession à l’esprit
polémique, je puis garantir, en ce qui me concerne, avoir trouvé un juste
rapport avec autrui après, et seulement après être sorti du Parti. Pourquoi l’homme
normal, pour communiquer avec son prochain, devrait-il avoir besoin d’appareils
intermédiaires ? C’est s’abuser grossièrement que de penser échapper à la
solitude en jouant les figurants à des rassemblements totalitaires. Il n’est
pas de spectacle plus grotesque, en vérité, que celui des artistes épuisés et
décadents qui cherchent une jeunesse fictive en s’alignant sur les fascistes et
les communistes.
Indépendamment
de l’époque ou du régime, la vraie solitude de l’homme est celle qu’engendrent
le mensonge, l’envie, l’égoïsme. Les écrivains et les artistes, en particulier,
sont guettés par une sérieuse menace de solitude, professionnelle, dirai-je,
qui découle de leur narcissisme. Mais aucune carte de parti ne saurait
immuniser contre cette pernicieuse maladie de l’esprit. En réalité, une
disposition naturelle à la sociabilité, à la sympathie, à la générosité, allant
jusqu’au sentiment de la présence d’autrui en nous, est un fait intime de la
conscience auquel les appareils ne peuvent en rien ajouter.
Quant la
possibilité d’une ultérieure participation à la vie politique, les Ex ne l’envisagent
évidemment pas tous de la même façon. Les réflexions sur ce point seront donc
encore plus personnelles. Certains de mes amis sont devenus trotskystes, d’autres
sociaux-démocrates, moi, comme vous le savez, je n’ai pas eu le cœur de passer
d’une milice politique à une autre, mais je suis resté à ma façon un
franc-tireur du socialisme (Mon antifascisme n’étant qu’un corollaire de
celui-ci). Mais le mot socialisme a désormais une acception si vaste et si
indéterminée qu’il ne signifie plus grand-chose de précis. Il n’est nullement
exagéré de dire qu’il faut le repenser en mettant de côté le boulet
pseudo-scientifique du siècle dernier qu’il traîne péniblement derrière lui.
(…) Une des
tragédies de notre époque est la régression du marxisme dans les pays où ses
partisans ont eu le dessus : la critique impitoyable des idéologies y est
devenue la plus dogmatique des idéologies : la revendication de la
primauté de l’homme sur les choses s’est muée en froide technocratie ; le
mouvement de libération politique, en système d’esclavage. Quand nous
appartenions encore au parti et qu’il nous arrivait de discuter avec des
marxistes russes, nous avions l’impression de converser avec des somnambules.
Ils se servent du marxisme comme d’une drogue susceptible d’émousser la
sensibilité et de rendre la douleur supportable. Selon toute probabilité, la
future révolution russe (qu’il existe en Russie les prémisses d’une nouvelle
révolution ne fait pas de doute, bien qu’on ne puisse prévoir si elle éclatera
dans dix ans ou dans un siècle) mettra au nombre de ses mots d’ordre : le
marxisme est l’opium du peuple. Il faut considérer en outre qu’aucune théorie n’est
exclusivement révolutionnaire ou progressiste et que toute théorie révolutionnaire
est passible d’une déviation réactionnaire : il suffit qu’elle tombe entre
les mains d’une classe dirigeante et se transforme en instrument de domination.
Le sort du
socialisme ou du communisme, je m’empresse de l’ajouter, n’est nullement lié au
marxisme, à mon avis. Le socialisme, ou le communisme, est une aspiration
permanente de l’esprit humain assoiffé de justice.
(…) « Nous »,
dis-je, et le nous n’est pas ici une hypertrophie du moi. Notre nombre est
légion toujours grandissante : la légion des rescapés de l’Internationale.
Nous sommes nombreux, hors de tous les partis et de toutes les églises, à
porter en secret les mêmes stigmates.
(…) Jacob
Burckhardt nous a appris que ce sont les grands simplificateurs qui mènent à la
dictature : à force de simplifier, ils opèrent des confusions. Le
véritable révolutionnaire, d’ailleurs, loin de chercher des identités, s’inquiète plus volontiers des
différences.
[1] Ignazio Silone, pseudonyme de Secondo Tranquilli, né le 1er mai
1900 à Pescina,
dans les Abruzzes
(Italie) et mort le 22 août 1978 à Genève, (Suisse), est un
militant
politique communiste et écrivain italien désenchanté
du XXe siècle.
Ignazio Silone perd une grande partie de sa famille dans le tremblement de terre d'Avezzano
en 1915.
Il adhère aux Jeunesses socialistes italiennes et en devient le chef. Il dirige
le journal du Parti socialiste italien (PSI), Il Lavoratore, à Trieste,
dont le siège social est incendié par les fascistes en octobre
1920. Il adhère
ensuite au Parti communiste italien (PCI) en 1921, dont il deviendra
l'un des dirigeants dans la clandestinité. Il quitte l'Italie en 1928 pour des missions en URSS, s'installe en Suisse
en 1930,
où il s'oppose à Staline
et prend position pour Trotski et Zinoviev. Il est alors exclu du Parti communiste. Il publie
son premier roman, Fontamara.
Il ne pourra regagner l'Italie qu'en 1945, où il est élu député (socialiste). Il renonce à la
politique, puis crée la revue Tempo
presente. Il a pris part aux activités du Congrès pour la liberté de la culture. Dans les
années 1950 il redécouvre les racines chrétiennes
de sa culture. De même qu'il est un 'socialiste sans parti' il se déclare
'chrétien sans église', invitant par ses ècrits les chrétiens à se libérer des
lourdes structures ecclésiatiques et retrouver le socialisme primitif et le
partage des biens des débuts de l'Église tel que rapporté dans le livre des Actes des Apôtres. Il est fasciné par la figure
du pape des Abruzzes,
Célestin V,
qui pour revenir à une vie de grande simplicité renonce au pouvoir pontifical
et démissionne.
Au début des années 2000, les historiens Mauro Canali et Dario Biocca ont soutenu,
à la lumière de documents retrouvés dans les archives fascistes, la thèse d'une
activité d'espionnage au profit de la police de l'Italie fasciste.
Ce double jeu d'un grand dirigeant du parti communiste aurait provoqué chez lui
une grosse dépression, due aussi à la mort de son frère dans les prisons
fasciste, et une crise de conscience qui l'aurait poussé à abandonner son
activité d'espionnage et ses responsabilités politiques, pour uniquement se
dédier à son activité littéraire (cette phrase extraite de wikipédia est très
confuse et se mord la queue, on peut supposer qu’il s’agit d’un autre dirigeant
au-dessus de Silone, dont la trahison aurait en plus contribué à son
désenchantement). Giuseppe Tamburrano a
quant à lui toujours proclamé l'innocence d'Ignazio Silone ;
un montage de cette affaire de bric et de broc par le parti stalinien
d’Italie n’est pas à exclure. Il reste un écrivain de talent, auteur
d’ouvrages incisifs et percutants dont je retiens : Fontamara (1930) ;
Le Pain et le vin (1937) ;
L'École des dictateurs (1938) ;
Sortie de secours (1965). J’ai fait plusieurs fois référence à cet
auteur, autrement plus impliqué qu’un Orwell (lui aussi découvert tardivement
comme un collaborateur des services secrets britanniques), il y a longtemps,
dans certains de mes ouvrages (cf. L’organisation eggregore), regrettant que
mes amis ou camarades maximalistes ignorent l’importance du témoignage de cet
écrivain, pour mettre un bémol à leur culte de l’organisation en soi afin de
relativiser l’héritage de la glorieuse « gauche italienne », sans
diminuer son importance majeure, historique. Silone a été longtemps aux côtés
des meilleurs, les Damen et Bordiga, et a vu de près la corruption progressive
de Togliatti, tout comme il témoigne de la proximité physique, amicale et
politique de Trotsky avec les « italiens » dans la bagarre contre l’appareil
en voie de stalinisation.
PS: objections de JMK sur le passé trouble de Silone et référence en anglais:
Les travaux de Dario Bocca et Mauro Canali ne peuvent pas être balayés d'une phrase ; ils soulèvent d'ailleurs d'intéressantes questions, la première étant celle des motivations qu'aurait pu avoir Silone à faire l'informateur. Je te mets ci-dessous un lien vers un article de la New Left Review, qui doit naturellement être pris avec quelques pincettes et analysé à l'aide des publications italiennes plus récentes. Pas simple, d'autant plus que Canali, dans un ouvrage de plus de 800 pages consacré à l'organisation et aux activités des services de répression du fascisme (Le spie del regime) paru en 2004 ne revient semble-t-il pas sur le cas de Silone.
Amicalement,
Jean Michel
http://newleftreview.org/II/3/john-foot-the-secret-life-of-ignazio-silone
La question posée par le cas Silone est plus complexe, elle est celle-ci: un agent double peut-il défendre les positions correctes de l'organisation? La réponse est oui (cf. le cas de Malinovski, membre du CC du parti bolchévik et ami de Lénine). La raison de l'ambiguïté du traître professionnel se trouve ailleurs, et ce sera l'objet d'un autre chantier pour votre serviteur.
PS: objections de JMK sur le passé trouble de Silone et référence en anglais:
Les travaux de Dario Bocca et Mauro Canali ne peuvent pas être balayés d'une phrase ; ils soulèvent d'ailleurs d'intéressantes questions, la première étant celle des motivations qu'aurait pu avoir Silone à faire l'informateur. Je te mets ci-dessous un lien vers un article de la New Left Review, qui doit naturellement être pris avec quelques pincettes et analysé à l'aide des publications italiennes plus récentes. Pas simple, d'autant plus que Canali, dans un ouvrage de plus de 800 pages consacré à l'organisation et aux activités des services de répression du fascisme (Le spie del regime) paru en 2004 ne revient semble-t-il pas sur le cas de Silone.
Amicalement,
Jean Michel
http://newleftreview.org/II/3/john-foot-the-secret-life-of-ignazio-silone
La question posée par le cas Silone est plus complexe, elle est celle-ci: un agent double peut-il défendre les positions correctes de l'organisation? La réponse est oui (cf. le cas de Malinovski, membre du CC du parti bolchévik et ami de Lénine). La raison de l'ambiguïté du traître professionnel se trouve ailleurs, et ce sera l'objet d'un autre chantier pour votre serviteur.
[2]
Cette analyse de la montée et du comportement de Doriot par Silone est
extrêmement intéressante et éclairante, à deux niveaux parce qu’elle contredit
complètement l’historiographie régnante en France par les mensonges des historiens
anciens trotskystes. D’une part on nous raconte la fable d’un Thorez plus
malléable que Doriot, quand c’était l’inverse. D’autre part Thorez jeune, au
sens critique en éveil (il s’était rangé d’abord aux côtés de Trotsky), moins malléable
à la stalinisation de prime abord, pût être retourné ensuite plus facilement
dans la lutte des places, du fait qu’il pouvait être « ferré » par sa
dérive trotskyste pour être ensuite indéfectiblement fidélisé à l’appareil,
comme son successeur Marchais, tenu à la culotte pour son passé de « travailleur
volontaire » en Allemagne nazie. Doriot, formé au culte du parti
totalitaire n’eût qu’un pas à franchir lui pour se mettre au service du pétainisme
et du nazisme. Silone a tort de s’arrêter à sa « répugnance », tant
les cas de transfuges naturels ont été nombreux. Le dernier avatar de cette
conversion pas si paradoxale qu’on pourrait le croire, est le nommé Alain
Soral, qui sévit sur le web avec l’accointance des nationalismes arabes les plus
puants, et se vante d’avoir été pendant sept années membre du parti stalinien
français. Une école de formation classique au nationalisme étroit et
obsessionnellement antisémite.
[3] Silone a
ainsi vu avant tout le monde le danger de la confusion de l’Etat russe avec l’Internationale
communiste, avec la fraction italienne et Perrone/Vercesi.
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