par ALFRED ERICH SENN
(vivement une nouvelle conférence de Zimmerwald!)
La publication des archives du socialiste suisse Robert Grimm constitue un événement que les historiens attendaient avec impatience depuis plusieurs années. Ces deux volumes concernant le mouvement socialiste international au cours de la Première Guerre Mondiale présentent la curieuse particularité d'avoir été copieusement cités bien avant leur publication effective1. Leur parution ne peut être que bien accueillie par tous ceux qui s'intéressent à la Première Guerre Mondiale et tout particulièrement à l'histoire des IIe et IIIe Internationales. Le premier des deux volumes qui porte le sous-titre Protocoles contient des comptes rendus de la Conférence de Lugano, de la conférence préparatoire de juillet 1915, de la Conférence de Zimmerwald, des sessions de la Commission de l'Internationale socialiste qui eurent lieu en février et mai 1916, de la Conférence de Kienthal — des circulaires officielles — et de la Conférence de Stockholm, ainsi qu'un choix de documents concernant l'expulsion de Grimm hors de Russie au printemps 1917. Le second volume comprend des correspondances présentées par ordre chronologique. Près de 60 % des lettres remontent à la période comprise entre les conférences de Zimmerwald et de Kienthal. Au Nachlass de Grimm, en outre, on a ajouté des pièces provenant d'autres collections tirées des richesses de l'Institut international d'Histoire sociale, notamment les archives d'Ernst Nobs, Henriette Roland Holst, Willem Van Ravesteyn et P. B. Aksel'rod. L'éditeur, Horst Lademacher, a également ajouté un choix provenant d'autres publications telles celles de Werner Hahlweg et de Jules Humbert- Droz1.
1. Horst Lademacher, éd., Die Zimmerwalder Bewegung, La Haye, Mouton & Co., 1967, 2 vol. Les références aux pages des citations, cependant, ne sont pas dignes de confiance. Cf. Ja. G. Temkin, С immerval'd- Kintal' (Zimmerwald- Kienthal), Moscou, 1967 ; et Julius Braunthal, History of the International, IÇ14-IÇ43, Londres, 1967La publication en elle-même représente un effort prodigieux de collation de documents, d'identification d'individus et de vérification de références, sans parler du travail fastidieux d'édition. Le volume considérable des archives de Grimm a empêché la publication de la correspondance complète : l'éditeur s'est trouvé dans l'obligation de faire un choix. Toutefois, l'auteur de ces lignes a eu l'occasion de comparer cette sélection avec les archives intégrales et il approuve entièrement le choix de l'éditeur en ce qui concerne la collection Grimm.
Pour le spécialiste de l'histoire russe ou de l'histoire du mouvement révolutionnaire russe, cependant, la collection est sans aucun doute précieuse, mais elle reste néanmoins inadéquate à plusieurs points de vue. L'importance de la publication réside dans la documentation qu'elle fournit sur l'organisation centrale du mouvement Zimmerwald, autour de Grimm. S'agissant des socialistes d'Europe occidentale, le commentaire de l'éditeur fait autorité. Lorsqu'il étudie le côté russe de la question, l'éditeur s'est parfois contenté d'une documentation et de généralisations superficielles, ce qui n'est pas du tout le cas de son travail sur les Européens de l'Ouest. L'affirmation de l'influence qu'aurait eue Lénine sur le texte de la déclaration de Lugano du 27 septembre 1914 témoigne de ce manque d'approfondissement. De telles assertions sont bien entendu courantes chez les auteurs soviétiques qui amplifient les témoignages originaux de G. L. Sklovskij2. Selon les termes d'un auteur récent : « Certaines idées léninistes se reflétèrent néanmoins dans la résolution de la conférence ; celle-ci soulignait surtout le caractère impérialiste de la guerre et l'égale responsabilité de tous les gouvernements impérialistes dans son déclenchement. »3 Lademacher semblait partager cet avis : les thèses de Lénine évoquées les 6 et 7 septembre servaient de « der Luganer Resolution als Vorwurf » (p. xn). Auparavant il avait soutenu que « es kann gar kein Zweifel bestehen, dass Lenins Thesen in Grimms Resolution verarbeitet wurden » (p. xin). Dans un esprit légèrement plus restrictif, il parlait de la résolution de Lugano comme « dieses in seiner Schárfe den Leninschen Thesen eng verwandte und insbesondere im 3. und 4. Abatz gevviss auch von ihnen inspirierte Dokument » (« ce document, inspiré par les thèses de Lénine ). (Les paragraphes dont il est question concernaient le problème de la responsabilité de la guerre.) Les témoignages cités à l'appui de cette affirmation sont loin d'être aussi clairs que l'indique l'auteur. Lademacher a souligné le fait que Lénine, le soir même de son arrivée à Berne, avait rendu visite à Grimm (p. xli). Toutefois, aucune citation de la version de Grimm concernant cette conversation n'a été donnée. En fait, d'après Grimm, Lénine a proclamé à cette occasion que, s'il était Suisse, il « déclarerait la guerre civile ». Et Grimm, là-dessus, a conclu : « Je me suis rendu compte que nous ne parlions pas la même langue, Puisque nous ne possédons aucun compte rendu des impressions de Lénine sur cette rencontre, la conclusion de Lademacher, selon laquelle Lénine influença Grimm à cette occasion, ne peut être considérée pour le moins que comme spéculative. Il existe également des témoignages indiquant que Grimm s'était rallié aux opinions exprimées dans la résolution de Lugano plusieurs jours avant qu'il n'ait parlé pour la première fois avec Lénine. Dans le Berner Tagwacht de Grimm daté du 31 août 1914, un article non signé intitulé « Die Internationale und der Krieg » qualifiait la guerre de « ein Krieg um kapitalistische Interessen » : « Er is das Ergebnis der imperialistischen Entwicklung. Mit Volksfreiheit, Volkergliick und Kultur hat er nichts zu tun. Nicht um die deutsche Freiheit wird jetzt auf den bluttriefenden Schlachtfeldern gekampťt, sondern um die Vormachtstellung kapitalistischer Gruppen auf dem Weltmarkt. » (Il est le résultat du développement impérialiste, et n’a rien à voir avec la liberté populaire, le peuple et la culture. Ce n’est pas pour la liberté allemande qu’on se bat maintenant sur les champs de bataille ensanglantés, mais pour la suprématie des groupes capitalistes sur le marché mondial.» Bien que l'article fût consacré surtout aux sociaux-démocrates allemands, il signalait que les socialistes ne pouvaient pas être plus heureux de la tournure des événements (« was zurzeit in andern kriegfuhrenden Lándern von sich geht »). Concernant la responsabilité de la guerre, l'auteur écrivait : « An dem europaischen Kriege ist weder Russland, Deutschland, Frank- reich, England, noch irgendein anderes Land als solches schuld. Schuld daran sind die grosskapitalistischen Klassen aller Lander, deren wirtschaftspolitik, deren Streit um den Anteil an der Beute, am Profit, deren Riistungspolitik, die aus diesem Interessenwiderstreit folgte, zu ail den explosiven Konflikten der letzten Jahrzehnte fuhrten. » ((« ce qui se passe actuellement dans d’autres pays en guerre »). Concernant la responsabilité de la guerre, l’auteur écrivait : « Ni la Russie, ni l’Allemagne, ni la France, ni l’Angleterre, ni aucun autre pays n’est responsable de la guerre européenne. La faute en revient aux classes capitalistes de tous les pays dont la politique économique, leur querelle sur la part du butin, le profit, leur politique d’austérité qui découle de cette lutte d’intérêts ont conduit à tous les conflits explosifs des dernières décennies. L'article concluait que les socialistes ne pouvaient tirer nul bénéfice de la victoire d'aucun des deux camps. En tout cas, ces vues étaient plus fortes que celles exprimées dans la résolution de Lugano.
1. Werner Hahlweg, Lenins Ruckkehr nach Russland, Leyde, 1957 '• Jules Humbert-Droz, Der Krieg und die Internationale, Vienne, 1964. 2. G. L. Sklovskij, écrivant dans les années 1920, a posé les fondements de l'historiographie soviétique sur l'activité de Lénine en Suisse pendant la guerre. Cf. Alfred Erich Senn, « The Bolshevik Conference in Bern, 19 15 », The Slavic Review, XXV, 1966, pp. 676-678. 3. « Odnako nekotorye leninskie idei vse že našli otraženie v rezoljucii konferencii, i prežde vsego v nej bylo prjamo ukázáno na imperialističeskij harakter vojny i odinakovuju vinovnosť v ее razvjazyvanie vseti imperia- lističeskih pravitel'stv » (N. E. Korolev, Lenin i meždunarodnoe rabotée dviženie (Lénine et le mouvement ouvrier international), Moscou, 1968, pp. 52-53). (*)
1. Robert Grimm, « Lenin in der Schweiz », Der ôffentliche Dienst VPOD, 13 avril 1956. Arnold Reisberg (Lenin und die Zimmerwalder Bewegung, Berlin, 1966, p. 90) insiste sur le fait que Grimm « ne comprenait pas toute la profondeur de la pensée de Lénine » et avait donc mal interprété ses paroles. Le désaccord, néanmoins, était clair.
Même la présence physique de Lénine à la conférence reste douteuse. Le protocole de la réunion ne la mentionne pas. Toutefois, un rapport de l'Ohrana en fait état. Lénine est présumé y avoir présenté ses thèses, mais on rapporte qu'à la suite du refus des délégués d'en discuter, il est resté assis, silencieux, jusqu'à la fin de la réunion1. Il n'existe aucun autre témoignage de sa présence et, en décembre 1915, Aksel'rod affirma qu'aucun représentant des pays en guerre n'était présent à la conférence (II, p. 372). On pourrait noter également qu'à la fin du mois d'août ou au début de septembre 1914, les sociaux-démocrates de Lettonie avaient publié, aux États-Unis, un manifeste contre le vote de crédits de guerre, invitant les socialistes à quitter les « ministères bourgeois » et réclamant qu'on mette fin à la paix civile par la reprise de la lutte des classes « commençant par une lutte économique quotidienne et se terminant par le soulèvement des nations et la guerre civile »2. Il est clair, par conséquent, que Lénine n'était pas le seul « internationaliste » parmi les socialistes pendant les deux premiers mois de la guerre. On peut trouver un autre exemple de documentation contestable dans le choix des textes provenant des dossiers de l'Auswàrtiges Amt allemand. Ces documents semblent avoir été choisis au hasard. Ils n'offrent pas un échantillon représentatif de l'information reçue par le Gouvernement allemand sur le mouvement Zimmerwald, et n'ajoutent pas non plus une nouvelle dimension aux archives de Grimm. Pour ne citer qu'un cas, c'est le baron Romberg, ministre allemand en Suisse, qui, le premier, a informé l'Auswàrtiges Amt des projets pour le « Second Zimmerwald », et non l'État-Major (II, pp. 491- 492). Dans l'ensemble, les documents allemands ont peu contribué à la valeur générale de cette publication. En ce qui concerne le problème de la nature des contributions russes au mouvement Zimmerwald, nous trouvons un tableau intéressant d'un mouvement d'opposition, qui, dans son sein même, abritait sa propre opposition. A cet égard, les archives de Grimm décrivent en détail l'histoire du mouvement Zimmerwald du point de vue de son organisation, mais ne donnent qu'une image fragmentaire du point de vue politique. Le tableau restera incomplet tant qu'il n'y figurera pas au moins une référence au volume 49 des Œuvres de Lénine, publiées en 1964 et dans lesquelles on peut lire son abondante correspondance écrite en 1915 et 1916. L'édition de Lademacher trace un bon portrait du réseau de Grimm composé de Morgari, Balabanova, Aksel'rod, Martov et Moses Aronson. Elle ne donne qu'un faible aperçu du réseau concurrent de Lénine, composé de Radek, Zinov'ev, Kollontaj et Litvinov.-
1. Archives de la Zagraničnaja Agentura de l'Ohrana, Hoover Institution, Stanford University, Stanford, Californie, XVIc, f. 5 : « Obzor dejatel'nosti RSDRP za vremja s načala vojny Rossii s Avstro-Vengriej i Germaniej po ijul' 19 16 g. » (Panorama de l'activité du POSDR depuis le début de la guerre de la Russie avec l'Autriche-Hongrie et l'Allemagne jusqu'en juillet 1916), année 1916, p. 8. 2. Manifeste du Secrétariat étranger de la Démocratie sociale de la Région de Lettonie, cité dans une dépêche de l'Ohrana, n° 1075, 5/1H septembre 1915 (Arch. de l'Ohrana, XHIb-i, 1915). Cf. Istorija Latvijskoj SSR (Histoire de la R.S.S. de Lettonie), Riga, 1954, H> PP- 435"436-
Selon les propres termes de Lademacher : « Der Einfluss der russischen Emigration uber die Grenzen der Schweiz hinaus auf die Opposition in den kriegfuhrenden oder neutralen Lándern ist nicht zu ubersehen » (**). Cette influence commença à se faire sentir pratiquement dès les tout premiers jours de la guerre. Le slogan « ni annexion ni indemnité » fut incorporé dans la résolution de paix de la Verein Eintracht à Zurich le 7 octobre 1914, en grande partie à l'instigation de Trotski. Lorsque le parti social-démocrate de la ville de Zurich se réunit le 26 octobre afin de discuter de la guerre, Trotski prit à nouveau la parole, insistant pour que les problèmes de défense soient confiés à ceux « qui sont maîtres des armées et qui en abusent d1. Trotski fut également le premier Russe à s'adresser à un public international par la voie de textes imprimés. Son ouvrage, Der Krieg und die Internationale, publié et distribué par l'Eintracht, parut en novembre 1914. Les sociaux-démocrates de Paris, sous la direction de V. A. Antonov- Ovseenko et D. Z. Manujlskij-Bezrabotnyj, créèrent un journal, Golos, et les sociaux-révolutionnaires internationalistes, avec Victor Černov à leur tête, publièrent leur propre journal, Mysl'. Les activités de ces émigrés à Paris, à Londres et en Suisse ouvrirent la voie à Grimm. Selon de nombreux auteurs, tels Julius Braunthal et Merle Fainsod, l'initiative de la Conférence de Zimmerwald reviendrait à la résolution du parti socialiste italien du 15 mai, mais l'édition Lademacher montre bien que Grimm, qui fut sans aucun doute le spiritus rector du mouvement qui allait s'amplifiant, était déjà depuis longtemps engagé dans cette direction. Par ailleurs, Martov et Aksel'rod ont influencé dans une certaine mesure la façon de voir de Grimm en la matière. En avril 1915, le parti social-démocrate suisse invita les partis socialistes des États neutres à une conférence qui devait se tenir à Zurich le 30 mai. Apprenant cela, Martov avertit Grimra qu'une telle réunion serait inutile. Elle ne pourrait avoir de signification que si le Bureau de l'Internationale socialiste la patronnait et il était clair que Vandervelde ne voudrait pas en entendre parler. Aussi Martov insista-t-il pour que les Suisses élargissent la base de la conférence en invitant les socialistes des pays belligérants (II, pp. 50-54).
1. Volksrecht, Zurich, 15 et 27 octobre 1914. Cf. Isaac Deutscher, The prophet armed, New York, 1965, p. 214.
Pavel Aksel'rod, qui transmit la communication de Martov à Grimm, ajouta de lui-même que le Parti suisse n'approuverait pas un tel élargissement de la réunion. Le temps pressait trop de toute manière pour qu'une conférence puisse avoir lieu dès le 30 mai ; un représentant, peut-être un député de la Douma, devrait venir de Russie. Donc, Aksel'rod suggéra qu'une conférence des partis officiels ait lieu, avec la participation des éléments d'opposition à titre ď « invités » ; ces « invités » pourraient « faire pression » sur les délégués officiels et ainsi créer une sorte d'entente (II, pp. 61-62). Grimm répondit : « Mit den offiziellen Parteien ist kaum etwas zu machen. » Le Parti suisse refuserait vraisemblablement de se porter garant d'une telle réunion. Si la conférence des pays neutres n'aboutissait à rien, alors les délégués de l'opposition « aus alien Lándern sien versammeln sollten ». Ceci cependant ne doit pas vouloir dire Spaltung, seulement le « Festlegung einer Aktionslinie fur den Kampf gegen den Krieg ». Dans ce but, un petit Initiativkomitee international doit être constitué afin d'inclure les Allemands, les Anglais, les Russes et vor allem un Français (lettre du 8 mai 1915, II, pp. 64-65). Tout en reconnaissant que l'idée de Grimm était la seule qui fût pratique, Aksel'rod exprima certaines réserves sur les chances de succès et le mit en garde dans ces termes : « leh lege námlich viel Gewicht darauf , dass die russische Delegation nicht bloss aus einigen Emigranten besteht » (II, pp. 79). Lorsque le Parti suisse prit, le 21 mai, la décision d'abandonner son projet de conférence des pays neutres, Grimm mit en avant ses propres plans en vue d'une conférence de la gauche. A la fin du mois de juin, il espérait encore que la réunion préparatoire pour la conférence inclurait les délégués de l'Angleterre, de la France et de l'Allemagne. En fait, cependant, les émigrés russes avaient tendance à dominer de tels rassemblements en Suisse. Le 30 juin à Zurich, lorsqu'une conférence des socialistes « étrangers » créa un comité pour manifester l'opposition du prolétariat à la guerre, la présidence en revint à Balabanova, tandis que Fritz Platten, Feliks Kon et Karl Radek faisaient partie du comité1.
1. Rapport de l'Ohrana, 22 août /4 septembre 1915, Arch. de l'Ohrana, XVIc, f. 5. Il s'agissait apparemment du groupe auquel se référait Morgari à la conférence préparatoire (I, p. 40).
La conférence préparatoire de Grimm eut lieu le il juillet 1915 au Volkshaus à Berne. Sept personnes, représentant quatre « pays », étaient présentes. Un examen plus approfondi révèle que cinq de ces participants pouvaient être considérés comme des émigrés russes : Zinov'ev, Aksel'rod, Varskij, Valeckij et Balabanova. Seuls Morgan et Grimm étaient des Européens de l'Ouest. A ceci, Zinov'ev rétorqua immédiatement qu'un Letton et un Polonais auraient dû être invités. Dans l'ensemble, le groupe reconnut le caractère limité de sa représentativité en faisant des projets pour une deuxième conférence préparatoire à laquelle participeraient au moins l'Angleterre, la France et l'Allemagne. Après la réunion, les contacts de Grimm avec les Russes s'intensifièrent considérablement — mais pas toujours en termes amicaux. La faction dissidente du SDKPiL, le Zarziid Krajowy, se plaignait amèrement de ne pas avoir été invitée à la conférence préparatoire. Aksel'rod, d'autre part, mettait Grimm constamment en garde contre Radek ou Lénine. « Lenin — écrivait-il — strebt danach, in die Internationale seine belieten Fraktionskampfmethoden zu uber- tragen. » Radek était « einer der leninschen Kanále oder Instrumente » (II, pp. 70-74) ( Radek était « un des canaux ou instruments léninistes »). Lénine et ses alliés, à leur tour, se plaignaient de ce que Grimm s'était entouré de centristes et de mencheviks : « II est clair que personne n'envisageait sérieusement la convocation de la soi-disant conférence de gauche. »x Dans une lettre circulaire datée du 26 août (II, pp. 97-99), Grimm tenta de résoudre le problème de la représentation des émigrés russes. Il était évident que la représentation polonaise et russe devait être limitée : « Jeder Schein ist zu vermeiden, aus dem geschlossen werden konnte, es handle sich lediglich um eine Kundgebung der russischen Emigration. » (Il faut éviter toute apparence qui pourrait être fermée, car il s’agirait simplement d’une manifestation de l’émigration russe.») Chaque groupe — le Comité central, le Comité d'Organisation, le Zarzqd Krajowy et le Zarzqd Glówny du SDKPiL, le PPS- Lewica, Naše slovo, Žizn'..., etc. — pourrait envoyer un délégué : « Damit hátte die russische und polnische Delegation noch immer acht Mandate, aussi, bestimmt mehr als die Delegationnen anderer Lànder. »2 ( Les délégations russe et polonaise ont donc toujours huit mandats, voire plus que les délégations des autres pays).En fait, les Russes dépassèrent leur quota. Douze — ou treize, en comptant Balabanova — sur les 38 personnes présentes à la Conférence de Zimmerwald en septembre, étaient originaires de la Russie impériale.
S'agissant des détails de la Conférence de Zimmerwald elle-même, lettres et protocoles publiés dans les deux volumes sont à eux seuls insuffisants. Dans de telles réunions, tout n'est pas consigné par écrit pour la postérité ; afin d'établir une vue d'ensemble, l'historien est obligé de se référer également à des mémoires écrits soit à l'époque, soit des années plus tard, aussi peu dignes de foi soient-ils. On en trouve un exemple intéressant dans les mémoires écrits par Grimm en 1956 sur la Conférence de Zimmerwald1.
1. Cf. compte rendu de Zinov'ev de la conférence préparatoire, in Olga Hess Gankin et H. H. Fisher, The Bolsheviks and the World War, Stanford, kjOo, pp. 312-315. Cf. Ja. G. Temkin, op. cit., p. 28 ; Zinov'ev, Protiv tečenija (Contre le courant), Petrograd, i^rtf, p. 294. 2. Apparemment Grimm avait l'intention d'inclure également le Bund juif dans sa circulaire.
Contestant un passage des Souvenirs de Lénine de Krupskaja, qu'il avait interprété à tort comme voulant dire que Lénine était arrivé à Zimmerwald quelques jours à l'avance afin de rencontrer les délégués2, Grimm signale avec justesse que les délégués ne se rendirent à Zimmerwald que le matin même de la conférence. D'autre part, il insiste sur le fait qu'il était le seul à connaître à l'avance le lieu de la conférence. Dans les archives d'Aksel'rod 3, on trouve une carte postale écrite par Angelica Balabanova à Aksel'rod, datée du Ier septembre 1915, indiquant que la conférence aurait lieu hôchst- wahrscheinlich (probablement comme invités) à Zimmerwald, le 5 septembre. L'installation de la Commission de l'Internationale socialiste à Berne provoqua un certain changement dans les relations entre Grimm et les émigrés russes. D'une part, Grimm chercha un soutien en faveur de la Commission auprès de groupes sympathisants ; d'autre part, il publia le bulletin officiel de la Commission. On ne peut constater sans ironie que dès l'automne 1915, l'histoire du mouvement internationaliste était devenu le sujet de controverses et que la correspondance de Grimm avec Aksel'rod portait sur des questions telles que l'inspiration originelle de la Conférence de Lugano en 1914. On doit essayer de comprendre les problèmes fastidieux auxquels Grimm devait faire face lorsqu'il avait affaire aux différentes factions russes. Il semble peu probable qu'il ait pleinement compris les questions en jeu. Aksel'rod suggéra que la Commission de l'Internationale socialiste pourrait bénéficier d'une aide financière de la « succession Schmidt » que les socialistes allemands tenaient par fidéicommis. Lénine ne voulait pas en entendre parler4. Zinov'ev envoya à Grimm une longue déclaration sur les activités du Parti, citant des publications parues en Russie qui prônaient la défense du pays afin de discréditer les mencheviks. Aksel'rod protesta contre les attaques visant son parti, mais Grimm répondit que les bolcheviks citaient des documents. Aksel'rod se plaignit également en disant qu'il avait essayé de coopérer en soumettant une courte déclaration, tandis que les bolcheviks avaient droit à plus de place dans les publications de la Commission. Zinov'ev à son tour s'opposa à toute coupure des déclarations bolcheviques. Grimm répondit que lui, et lui seul, était rédacteur du bulletin. Aksel'rod continua également à mettre en garde Grimm contre les émigrés. Il se plaignit au sujet de la publication dans le Berner Tagwacht d'un article de Radek, signé « Parabellum » (II, p. 175). Le Tagwacht devrait être « l’organe commun, en quelque sorte central de l’opposition internationaliste », l'organe qui « ne met pas au premier plan ce qui divise mais ce qui unit dans les rangs des internationalistes...» L’article de Radek, insista-t-il, pouvait être qualifié de « criminel ». La proportion des émigrés russes présents aux réunions de l'Internationale socialiste en 1916 se maintenait aux alentours du tiers des participants. Sur les 21 personnes présentes à la réunion élargie de la Commission de l'Internationale socialiste, le 5 février 1916, 7 étaient d'origine russe. A la Conférence de Kienthal, sur les 45 personnes nommées dans le protocole, les Russes pouvaient en revendiquer 14. La réunion de la Commission de l'Internationale socialiste du 2 mai 1916 accueillit 15 délégués dont 7 pouvaient être considérés comme russes. De même qu'à Zimmerwald où Trotski écrivit le manifeste de la conférence et Lénine la résolution minoritaire, les Russes ont moins dominé les réunions qu'ils n'y ont laissé l'empreinte de leurs propres divisions politiques.
Madison, 1969. Traduit par Nancy Hartmann.
1. Réédité in J. Humbert- Droz, op. cit., p. 130. 2. Grimm n'était pas le seul à avoir fait cette interprétation ; cf. Ja. G. Tem- kin, op. cit., p. 46 ; Maurice Pianzola, Lénine Genève, 1965, pp. 103-104. 3. A l'Institut international d'Histoire sociale (Amsterdam). 4. Sur la campagne de Lénine en faveur de la succession Schmidt dans les années d'avant-guerre, cf. Leonhard Haas, Lenin : Unbekannte Brief e IÇ12-IQ14, Einsiedeln, 1967.
(*)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire