Comment les bolcheviks ont créé l’Ukraine soviétique (1917-1923)
Traduction en anglais
par Stephen Velychenko (Université de Toronto)
de : « Los bolcheviques en Ucrania »,
texte publié à l’origine en espagnol
Desperta Ferro n° 59 (septembre 2023)
traduction en français: Jean-Pierre Laffitte
Les bolcheviks ne sont pas blancs certes avec leur internationalisme « forcé » basé sur la théorie réac de la « guerre révolutionnaire ». La guerre avec l'Ukraine éclata peu après la révolution d'Octobre lorsque Lénine envoya le groupe expéditionnaire d'Antonov-Ovseïenko en Ukraine et dans le sud de la Russie. La victoire militaire bolchevique aurait signifié la libération de l'Ukraine ; l'article a au moins l'intérêt de démonter la fable et de révéler l'occupation militariste « bolchevique », complètement étrangère aux principes de l'extension « permanente » d'une révolution qui doit être assumée par les prolétaires de chaque pays et pas importée même par une « armée bolchevique ». Les historiens bourgeois considèrent les réactions de Petioura à Mackno comme les expressions d'une guerre d'indépendanc ratée contreecontre les bolcheviks.
Sans nuance l'auteur met en scène par après un Staline « poutinien » en effet. Mais c'est plus complexe, il faut donc lire l'article suivant plus honnête sur ces ploucs d'ukrainiens : Révolution ukrainienne (1917-1921) — Wikirouge , même si ce dernier article est de veine trotskienne, de conservateurs marxisants incapables de tirer les leçons de l'impossibilité d'un Etat prolétarien à l'avenir (cf les textes désormais classiques de RI/CCI). La filière canado-espagnole semble plutôt animée par l'absence de principes anarchistes qui permet à de nombreux thésards d'être promus profs d'université et de sophistiquer les mêmes mensonges historiographiques que l'histoire officielle toujours haineuse au souvenir de la dernière révolution universelle.
Contexte
Au moins 5,7 millions d’habitants de l’Ukraine tsariste étaient classées en 1917 comme étant des personnes résidant en ville. Les Russes déclarés formaient approximativement 10% de la population totale, 33% de la population urbaine, 43% de la population des huit villes les plus grandes, et 52% des quatre villes les plus importantes. Sur l’ensemble des ouvriers, 17% venaient de provinces non-ukrainiennes et, sur ceux-là, 70% étaient des Russes en 1897. Les locuteurs ukrainiens constituaient en moyenne entre 30 et 50% de tous les travailleurs industriels urbains. Sur l’ensemble des travailleurs parlant ukrainien, 20% étaient des travailleurs industriels urbains, et 70% des ouvriers dans des localités qui n’étaient pas considérées comme des villes. Les statistiques d’avant 1917 n’enregistraient pas les individus bilingues.
Les Ukrainiens constituaient la majorité autochtone dominée dont la mobilité sociale dépendait de l'apprentissage d'une langue étrangère et de l’adoption de normes culturelles étrangères. Nombreux étaient ceux qui s’assimilaient et se considéraient comme russes – ainsi que plus tard le maréchal Kliment Vorochilov. Conformément à « l’image que les colonisateurs se faisaient des colonisés », beaucoup se considéraient comme des “Petits Russes”. Les Ukrainiens ethniques socialement mobiles, qui associaient leur identité à l’arriération rurale et à la pauvreté à laquelle ils cherchaient à échapper, assimilaient l’identité nationale russe à la modernité européenne à laquelle ils aspiraient. Il n’y avait pas de relation directe entre l’usage public de la langue et l’affiliation nationale. Les familles pouvaient comprendre des “Petits Russes” qui pouvaient être des nationalistes ukrainiens et des impérialistes russes. En Ukraine, les loyautés des activistes éduqués, qu’ils soient ukrainiens ou russes déclarés, n’étaient pas nécessairement celles des populations qu’ils représentaient. Dans l’Empire, la plupart du temps, l’usage de la langue des gens et leurs loyautés dépendaient des circonstances.
Un siècle de domination de la part de St Petersbourg, l’absence de frontière entre les provinces russes et ukrainiennes, ainsi que l’éducation, l’administration, l’édition et la culture de haut niveau, qui se déroulaient en langue russe, signifiaient que les colons russes de l’Ukraine n’étaient pas devenus une minorité immigrante dont la mobilité sociale dépendait de l’apprentissage d’une langue étrangère et de son assimilation dans la communauté d’accueil. Bien qu’ils ne se soient pas vus ainsi, ils peuvent être qualifiés de minorité colonisatrice dominante. Certains activistes ukrainiens de l’époque les voyaient ainsi et, en conséquence, ils catégorisaient les paysans ukrainiens comme étant des « nègres blancs ».
En décembre 1919, les socialistes ukrainiens n’étaient pas parvenus à établir un État indépendant – la République Nationale Ukrainienne (RNU). Le Parti Ukrainien des Révolutionnaires Socialistes (PURS) et le Parti Ouvrier Social-démocrate Ukrainien (POSDU) avaient été les partis dirigeants. Leurs ailes gauches étaient pro-bolchéviques et, au début de 1919, elles ont formé des partis séparés qui se sont mobilisés pour soutenir les bolcheviks, comme l’on fait également les juifs de gauche dans le Parti Ouvrier Juif Général (Bund). Les bolcheviks avait obligé tous ces partis à se dissoudre en 1925.
L’aile gauche du Parti Ouvrier Social-démocrate Russe (POSDR) était appelée les bolcheviks – renommée entre 1918 et 1925 Parti Communiste Russe (PCR). Ses dirigeants se considéraient comme étant les seuls représentants légitimes des travailleurs dans l’ensemble de l’Empire tsariste et non pas seulement des provinces ethniquement russes. L’écrasante majorité des bolcheviks ukrainiens étaient des Russes et des non-Russes russifiés. Presque 65 pour cent des membres se trouvaient dans les provinces de Kharkov et d’Ekaterinoslav dans lesquelles vivaient environ 45% des Russes d’Ukraine. Les bolcheviks ne contrôlaient pas plus d’un tiers des trois cents soviets existant approximativement en Ukraine. En 1917, ils n’avaient la majorité que dans deux soviets urbains – 88 pour cent à Louhansk, et 60 pour cent à Kiev. Sur les 68 soviets provenant de l’Ukraine, parmi les presque 300 soviets qui étaient réunis à Petrograd lors du II° Congrès Panrusse des Soviets, 43 ont soutenu la prise du pouvoir par les bolcheviks.
Le congrès des soviets d’Ukraine qui s’est réuni afin de ratifier le coup d’État à Kharkov effectué par les bolcheviks en décembre 1917, ne représentait pas plus de 49 soviets sur les 140 de la région du Donbass et 95 sur l’ensemble des soviets d’Ukraine. La “République Populaire Ukrainienne des Soviets” a mis sur pied son gouvernement avec l’aide d’approximativement 4 500 soldats et gardes rouges, lesquels en comprenaient environ 2 100 qui provenaient de Moscou, et elle revendiquait d’avoir autorité sur cinq provinces ukrainiennes. Dans les quatre autres provinces d’Ukraine, les bolcheviks demeuraient sous le contrôle du Conseil des commissaires du Peuple du Soviet de Petrograd (SNK). Le premier gouvernement bolchevik a cherché à obtenir davantage de pouvoirs que ses supérieurs de Petrograd étaient prêts à lui allouer. Certains ouvriers pro-bolcheviks de l’Ukraine le soutenaient en tant que gouvernement soviétique ukrainien, et non pas russe.
Le “Secrétariat du Peuple” de Kharkov est arrivé à Kiev le 30 janvier (12 février) 1918, et les Allemands l’en ont délogé en mars. Ce même mois, le traité de Brest-Litovsk obligeait les bolcheviks à reconnaître la RNU en tant qu’un État indépendant qui comprenait les 9 anciennes provinces ukrainiennes tsaristes. Les dirigeants centraux ont placé ensuite tous les soviets de l’Ukraine sous l’autorité de son associé de Kharkov. Cette décision évitait explicitement de légitimer la “République” bolchevique ukrainienne en termes nationaux – elle la définissait en tant qu’une « république soviétique en territoire ukrainien ». En juillet, les bolcheviks de Russie ont autorisé leurs camarades d’Ukraine, en exil à Moscou, à constituer une sous-unité provinciale dénommée Parti Communiste (bolchevik) d’Ukraine (PCU). Auparavant, les unités du parti provincial d’Ukraine n’avaient pas de relations l’une avec l’autre. Les résolutions de constitution du PCU, qui spécifiaient qu’il était une sous-section du PCR et que l’Ukraine et la Russie étaient « liées de manière indivisible » sur le plan économique, sont restées secrètes jusqu’en mars 1919. Peu de gens en dehors de l’équipe dirigeante du parti étaient au courant de cette subordination parce que, comme pour cette résolution, d’autres instructions du parti qui subordonnaient la RSS d’Ukraine et son PCU aux ministres russes et au PCR étaient également secrètes durant la période en cours d’examen. La plupart sont restées inédites jusqu’après 1956 – et certaines jusqu’après 1989.
Lorsque l’Allemagne s’est effondrée en novembre 1918, les bolcheviks russes ont retiré leur reconnaissance de la RNU, et ils ont créé un second gouvernement pour l’Ukraine dans la ville russe de Koursk. Le 19 novembre, Staline est arrivé à Koursk et il a dit aux dirigeants locaux : « Le Comité Central du PCR a décidé de créer un gouvernement soviétique – avec Piatakov à sa tête ». Le 29 novembre, Lénine expliquait au commandant en chef de l’Armée Rouge qu’il avait doté l’Ukraine d’un gouvernement fictif de telle sorte qu’une attaque future ne ressemblerait pas à une occupation. En janvier 1919, ce gouvernement proclamait la République Soviétique Socialiste Ukrainienne. Officiellement, en 1920, les bolcheviks gouvernaient l’ensemble de l’ancienne Ukraine tsariste. En réalité, leur contrôle ne dépassait guère les limites des villes. Le peuple, que les bolcheviks s’étaient aliénés en raison de leur brutalité, combattait les troupes de l’Armée Rouge sous la direction de seigneurs de la guerre anti-bolcheviks (les atamans) – la plupart d’entre eux soutenaient soit le gouvernement en exil de la RNU, soit Nestor Makhno. Certains luttaient seulement pour défendre leur comté rural. La supériorité militaire russe écrasante, la terreur, l’épuisement physique et les concessions politiques, ont mis un terme à la résistance armée en 1923.
Politique et structure du parti
Le POSDR en Ukraine était une organisation russe, et non pas le parti d’une nation opprimée. Pas plus de 7% des membres du PCU se déclaraient ukrainiens en 1918. Ce chiffre a grimpé à 19% en 1920 du fait de l’afflux des anciens SR ukrainiens de gauche (les borotbists). Iouri Lapchinski, un bolchevik russe depuis 1905 et membre du PCU, a quitté le parti en 1920. Dans une lettre ouverte, il condamnait les bolcheviks parce qu’ils constituaient « une organisation d’ouvriers russes et russifiés » qui, même après 1917, « considérait la tentative de créer un État national territorial ukrainien [bolchevik] comme une farce destinée à mener en bateau les chauvinistes ukrainiens et les étrangers…. ». Nikolaï Boukharine a qualifié en 1925 le PCU de « juif-russe ». Les juifs laïques russes et russifiés formaient en moyenne dans l’ensemble 80% des délégués aux six congrès du PCR entre 1917et 1924. En 1922, 72% des membres du PCR étaient des Russes. Les juifs et les Ukrainiens en constituaient chacun 6% en moyenne. Cette année-là, sur les 56 000 membres du PCU, 14% étaient ukrainiens, 50% étaient des soldats de l’Armée rouge russe, 80% étaient des urbains, et 13% étaient des ouvriers. 92 pour cent étaient des employés de bureau(*).
Les bolcheviks d’Ukraine étaient divisés en une minorité “fédéraliste” et une majorité “centraliste”, des factions qui différaient à propos des questions relatives aux prérogatives administratives. Les premiers cherchaient le maximum d’autonomie. Les seconds considé-raient l’Ukraine comme étant une province de la République Socialiste Fédérative Soviétique de Russie (RSFSR). La division interne était changeante. C'est le soutien du Kremlin qui déterminait quel groupe l’emportait dans n’importe quelle question politique donnée. Les dirigeants russes considéraient le statut de la “République” d’Ukraine comme un stratagème de propagande. En avril 1918, quand ils ont décidé que ce stratagème n’était plus nécessaire, Staline a dit à ses subordonnés locaux : « Vous avez assez joué à être un gouvernement et une république, ça y est, il est temps de terminer le jeu ». Le bond suivant, à savoir le troisième gouvernement bolchevik d’Ukraine, comme le deuxième, était dominé par les “centralistes” nommés par Moscou. Le bolchevik ukrainien “centraliste” Dimitri Manouïlski déclarait franchement aux Ukrainiens qu’il s’agissait d’une simple décoration – comme les indigènes que les pouvoirs coloniaux invitaient à devenir membres de l’administration locale.
En 1918, bien que l’État ukrainien indépendant, soutenu par l’Allemagne, soit reconnu officiellement, les officiels du parti écrivaient dans leurs publications qu’il n’existait d’Ukraine indépendante d’aucune sorte, mais seulement une occupation allemande qui avait divisé la Russie. Ils évitaient d’utiliser le mot Ukraine. Ils écrivaient à propos de « la partie méridionale des provinces occupées par les Allemands à l’est » que, lorsque l’occupation prendrait fin, elle redeviendrait la “Russie du Sud”. La première conférence du PCU ainsi que la deuxième, qui étaient dominées par les centralistes, ont annoncé qu’il n’existait pas de lutte de libération nationale ukrainienne, mais tout simplement une “lutte de classe” en faveur de l’unité de la Russie.
C’est le “fédéraliste” Gueorgui Piatakov qui était à la tête du gouvernement bolchevik en novembre 1918. Le Conseil Militaire Révolutionnaire de Russie a décrété le 12 novembre que le Revkom (Comité Révolutionaire – unité administrative temporaire dominée par les bolcheviks) de l’Ukraine lui était subordonné. Se rendant compte qu’il était totalement assujetti à Moscou, Piatakov s’en est plaint et il a demandé à Staline le 7 décembre si son gouvernement « provisoire n’était nécessaire que pour des objectifs fictifs ou comme un véritable centre de direction… ? ». L’on ne connaît pas la réponse. En janvier 1919, Lénine le remplaçait par le “centraliste” Christian Rakovski. Dans une circulaire adressée aux officiels locaux du parti le même mois, il expliquait que le Gouvernement ouvrier et paysan d’Ukraine avait été créé par le Comité Central du PCR et qu’il était en aucune façon indépendant. Son armée était dénommée « armée soviétique ukrainienne » de sorte qu’il ne pouvait pas être question « d’une offensive par les armées russes ». Les publications bolcheviques de cette année-là expliquaient que la structure de république était un expédient temporaire d’organisation qui ne devait durer que jusqu’à la fin de la guerre. Elles rejetaient le besoin d’un parti ukrainien séparé et d’une Ukraine indépendante en raison du fait que l’économie tsariste avait fusionné l’Empire en une seule unité. En avril et en novembre 1919, des résolutions secrètes du PCR spécifiaient que l’Ukraine et la Russie devaient être « fusionnées ». Une instruction de décembre 1919 du Politburo précisait que la RSS d’Ukraine ne pouvait pas avoir des ministères séparés parce que cela compliquerait « la fusion future des deux républiques ». Le Traité d’union de 1920 conservait la structure de la “république”, mais les “républiques” étaient en réalité des provinces de la RSFSR. Le Conseil des Commissaires du Peuple (SNK) de la Russie contrôlait toutes les fonctions administratives gouvernementales dans le territoire dirigé par les bolcheviks.
L’Armée Rouge de l’Ukraine était issue de Russie. Ses dirigeants se méfiaient du recrutement d’Ukrainiens en Ukraine. Les commandants russes ne faisaient pas confiance aux unités militaires de partisans ukrainiens qui étaient moins payées que les unités russes en Russie, qui recevaient moins de provisions et moins d’armes que les formations russes envoyées de Russie. Jusqu’en 1921, la plus grande partie de l’Ukraine était administrée par des Revkoms contrôlés par les bolcheviks. En 1920, sur les comités exécutifs de province, de district et de comté, en Ukraine, 56% étaient des Revkoms strictement assujettis à Moscou. Lénine rejetait les plaintes “fédéralistes” sur l’afflux massif des membres du parti russes. Le ministre communiste ukrainien du logement décrivait en août 1920 la subordination de l’Ukraine dans une lettre de démission. Son ministère, comme les autres, était simplement une section du PCR et les officiels de celui-ci les ignoraient totalement : « La division administrative de l’Ukraine existe seulement pour les yeux du “citoyen” idiot [hlupaka] ».
La victoire bolchevique
Les bolcheviks d’Ukraine avaient une base sociale et politique parmi la population urbaine russe et russifiée des grandes villes du Sud-est du pays, dans le lumpenprolétariat rural et urbain, et chez les partisans de la gauche du Bund et chez les borotbists. Le soutien populaire plus large que leur propagande avait suscité au début s’est dissipé une fois que le peuple a eu fait l’expérience de la réalité chaotique brutale du gouvernement des commissaires du peuple. En dernière analyse, c’est essentiellement grâce à l’Armée Rouge russe que les bolcheviks ukrainiens ont pris et gardé le pouvoir.
Les dirigeants bolcheviks de l’époque savaient qu’ils avaient conquis l’Ukraine militairement. Le chef de l’Armée Rouge, Mikhaïl Muraviov, qui s’est emparé de Kiev en janvier 1918, a proclamé qu’il avait apporté le Pouvoir rouge à l’Ukraine à la pointe des baïonnettes en venant du nord. Le 17 janvier 1919, la Pravda écrivait : « L’Armée Rouge a ouvert la voie aux céréales lors de sa conquête de l’Ukraine ». Vladimir Antonov-Ovseïenko, qui commandait les troupes bolcheviques à l’offensive en janvier 1919, expliquait sa mission comme suit : « Nous devons occuper l’Ukraine avec nos armées. Et vite. En avril 1919, Lénine a désigné notre prise de contrôle de l’Ukraine comme étant une conquête ». En mai 1920, Félix Dzerjinski, le chef de la Police Secrète (la Tchéka) écrivait à son adjoint : « L’Ukraine doit et peut être conquise uniquement par le travail quotidien persévérant des ouvriers qui sont issus du centre et qui viennent ici pour longtemps ». Léon Trotski écrivait en septembre 1920 : « Le pouvoir soviétique en Ukraine avait tenu bon jusqu’à maintenant (et pas bien) principalement grâce à l’autorité de Moscou, du communisme grand russe [russkii] et de l’Armée Rouge russe [russkaia] ». En décembre 1919, le bolchevik “centraliste” Dimitri Manouïlski a dit aux délégués du VIII° Congrès du PCR : « Ils [les Ukrainiens] nous [les bolcheviks] battent depuis longtemps et, en fin de compte, nous nous rendons naturellement compte de cette banale vérité, à savoir que, premièrement, sans les communistes russes, sans les ouvriers de Petrograd et de Moscou, le pouvoir soviétique ne peut pas être établi en Ukraine ». Des rapports d’un agent secret de la RNU datant de l’automne 1920 racontaient que des Russes qui arrivaient auraient dit à des gens du coin : « Nous vous avons vaincus, espèces de blancs [khakhly, terme péjoratif pour les Ukrainiens], et donc fermez-la et donnez-nous ce que nous voulons ».
En 1922, Rakovski, président du SNK d’Ukraine a dit : « Notre expérience [celle du PCU] nous a montré que, si nous n’avions pas eu derrière nous un pouvoir comme la Russie soviétique, la révolution en Ukraine serait morte et qu’aujourd'hui nous aurions ici un autre gouvernement … L’établissement de la dictature du prolétariat en Ukraine... n’est possible qu’avec l’aide de la Russie soviétique et du Parti Communiste Russe ». En 1923, un autre bolchevik important déclarait : « Le pouvoir soviétique n’a pas triomphé en Ukraine en vertu de sa force, mais seulement avec l’aide de la Russie soviétique qui s’était renforcée et alors que l’armée allemande s’effondrait ». Le vieux bolchevik de Kiev, I. M. Lapidus a écrit :
« Toute la trajectoire de notre révolution a montré clairement que, dans les régions limitrophes, elle ne l’a pas emporté [zavoevaniia] grâce au prolétariat local, mais elle a conquis [sic] presque toujours grâce au prolétariat du centre, et que le pouvoir soviétique dans les régions limitrophes koulaks-cosaques n’est rien d’autre qu’une occupation militaire, en particulier en Ukraine… Le khalkol a davantage de confiance en son juif [natif du pays] qu’en l’étranger moscovite parce que la plupart des Russes se comportent vraiment comme des conquérants… ».
Il n’existe pas de déclaration de politique bolchevique connue qui aurait appelé à l’extermination des Ukrainiens, comme cela a été le cas pour les Cosaques du Don russes, mais des attitudes analogues étaient probables chez certains en Ukraine. Lénine dans Comment organiser l’émulation ? (1917), déshumanisait ses opposants et appelait à leur extermination. Après 1918, il les qualifiait d’insectes, de vermine, de parasites et de microbes.
L’Armée Rouge ciblait les civils. En 1920, 20% de l’Armée Rouge, c'est-à-dire des groupes qui comprenaient un million d’individus, sur lesquels pas plus de 10% étaient des Ukrainiens, et qui étaient complétés par plus de 200 000 hommes agissant dans les bataillons punitifs spéciaux, combattaient en Ukraine. En mai de cette année-là, Dzerjinski informait Lénine ainsi : « Nos tchékistes travaillent ici [en Ukraine] comme dans un pays étranger ». En juillet, il écrivait : « L’absence de tchékistes ukrainiens [dans notre organisation en Ukraine] constitue un grand obstacle dans la lutte ». En 1921, la Tchéka en Ukraine comptait 22 000 membres, à côté d’un nombre égal d’informateurs secrets. En 1917, dans tout l’Empire, la police secrète tsariste n’était pas forte de plus de 15 000 membres.
En avril 1919, les troupes bolcheviques ont commencé à détruire des villages entiers qui s’étaient insurgés en utilisant l’artillerie lourde. Leurs chefs, qui se sont rendus compte que la destruction indiscriminée était peu judicieuse, étant donné qu’elle pouvait aussi bien tuer des partisans des bolcheviks que n’importe qui d’autre, ont interdit cette tactique le même mois. La résistance ukrainienne s’obstinait. En avril 1920, des instructions estampillées top secret ont de nouveau autorisé les commandants à détruire et à éradiquer des villages entiers qui offraient une forte résistance. En juillet, Lénine a ordonné à la Première Armée de Cavalerie (de 15 000 à 20 000 hommes et même davantage de chevaux) de se répandre à travers chaque comté ukrainien à deux reprises afin de les dépouiller de tout ce qu’elle pouvait, et en tuant tous ceux qui résistaient. En décembre de la même année, les dirigeants bolcheviks ont émis une autre instruction qui spécifiait que seules les maisons et les propriétés des partisans devaient être détruites et non pas des villages entiers. L’on ne sait pas si les troupes ont cessé de raser des villages entiers, et combien de villages elles ont totalement détruit entre avril 1919 et 1923.
Sergueï Zorin, le premier secrétaire de Leningrad, était un bolchevik russe qui pensait que la Russie devait contrôler l’Ukraine et extraire ses ressources par tous les moyens. Lors d’une réunion du Comité Central du PCU en avril 1919, il a déclaré que les gens mouraient de faim à Petrograd et il réclamait des céréales ukrainiennes : « Nous ne reconnaissons aucune sorte de nation ». Si quiconque s’opposait au ramassage des céréales en Ukraine : « alors envoyez dans l’autre monde, des milliers, des dizaines de milliers, et, si c’est nécessaire, 100 000 de ces idiots, de ces imbéciles et de ces scélérats [negodaev], mais ne perdez pas de temps ». Il a obtenu une salve d’applaudissements. L’opinion lors de cette réunion était que les bolcheviks n’avaient pas besoin de la population de l’Ukraine – uniquement de ses ressources pour les utiliser ailleurs.
Vers la fin de 1920, un camarade, Turkin, qui commandait une unité de réquisition de nourriture, a dit à un communiste ukrainien dans la ville de Pavoloch : « Nous allons incendier ces maudites provinces de Kiev, de la Podolie et de la Volynie, en ne laissant qu’un champ de ruines afin que tout le monde sache exactement ce qu’est le Parti communiste » – un rapport de seconde main qui suggère que les opinions de Zorin circulaient au sein du parti. Dans un autre rapport envoyé au gouvernement en exil de la RNU, un prisonnier de guerre ukrainien, qui avait traversé la province de Kiev contrôlée par les bolcheviks durant son évasion au début de 1920, prétendait que le chef de l’Inspectorat Ouvrier et Paysan de la Première Armée de Cavalerie, un homme dénommé Latipov, lui avait dit qu’il s’en fichait si 75 pour cent de la population de l’Ukraine mourrait de faim. Et s’ils ne le faisaient pas, ils seraient de toute façon tués. Cela rendrait les 25 pour cent restants obéissants : « Nous avons besoin de l’Ukraine, pas de son peuple ».
Consolidation
Avec la fin du conflit armé en 1922, Staline concluait qu’une « large autonomie » avait été une concession inutile qui était destinée à démontrer « le libéralisme de Moscou », mais qui avait suscité de manière inattendue l’apparition de gens « qui réclamaient une indépendance réelle dans tous ses aspects ». Il a conseillé à Lénine en septembre de renoncer à la propagande sur les “républiques” indépendantes qui s’était avérée nécessaire pour conquérir l'Ukraine. Il a rappelé à Lénine les résolutions secrètes d’avril et de novembre 1919 qui donnaient des instructions aux officiels du parti « pour préparer soigneusement des plans afin de fusionner l’Ukraine et la Russie ». Dzerjinski recommandait lui aussi d’abolir les républiques. Il pensait que ce serait un grand malheur si tous « les gouvernements des régions limitrophes » se prenaient au sérieux et faisaient « comme s’ils pouvaient être des gouvernements indépendants ».
Dans les discussions sur le statut et les prérogatives des républiques en 1920-1922, les “fédéralistes” d’Ukraine se plaignaient de la centralisation effectuée par Moscou, alors que la Commission Frounzé recommandait que le pays soit organisé comme une confédération. Lénine, qui était alors frappé d’incapacité, pensait que seulement la guerre et les affaires étrangères devraient être de la compétence de Moscou. Staline, qui était alors commissaire aux Nationalités, a ignoré Lénine, les plaintes ainsi que les recommandations de Frounzé de déléguer aux républiques le pouvoir administratif de Moscou. L’URSS qui en a résulté, proclamée en 1922, était un simulacre de fédération ; une façade derrière laquelle le PCR gardait le pouvoir et contrôlait les territoires sur lesquels il régnait. Les “centralistes” et les officiels du ministère central ont ignoré les concessions que Staline accordait en matière de langue et de culture, en refusant à employer l’ukrainien pour les affaires du gouvernement en Ukraine.
Après 1922, le PCR est resté, sur le plan organisationnel, la structure russe centralisée qu’il avait été avant 1917. Ce sujet ne figurait pas dans les délibérations qui ont précédé la formation de l’URSS. Les dirigeants du parti n’ont pas abrogé les règles dictées par Lénine en ce qui concerne l’organisation du parti, règles qui interdisaient aux non-Russes de constituer des sections autonomes en son sein. Ainsi qu’Iakov Sverdlov l’a rappelé aux camarades en novembre 1917 : « Nous [Lénine, Staline et Trotski] considérons la création d’un parti ukrainien séparé comme indésirable, peu importe comment il s’appelle et le programme qu’il adopte ». Une résolution du VIII° Congrès du PCR en mars 1919 réaffirmait cette décision. Elle spécifiait que le PCR ne se réorganiserait pas comme une fédération de partis communistes indépendants. Les différents Comités Centraux des “républiques” non-russes : … ont les droits de comités régionaux du parti et ils sont entièrement subordonnés au CC [Comité Central] du PCR ».
Sous le gouvernement tsariste, ce qui se passait dans les provinces ukrainiennes était décidé au-delà de leurs frontières – à St Pétersbourg. Sous le gouvernement bolchevik, ce qui se passait en Ukraine était de nouveau décidé au-delà de ses frontières – à Moscou.
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