"La suppression de la propriété privée... suppose, enfin, un processus universel d’appropriation qui repose nécessairement sur l’union universelle du prolétariat : elle suppose « une union obligatoirement universelle à son tour, de par le caractère du prolétariat lui-même » et une « révolution qui (...) développera le caractère universel du prolétariat ».
Marx (L'idéologie allemande)

«Devant le déchaînement du mal, les hommes, ne sachant que devenir,
cessèrent de respecter la loi divine ou humaine. »

Thucydide

lundi 17 juillet 2023

Orwell et “1984”


Orwell et “1984”

 

Timothy Garton Ash

(traduction: Jean-Pierre Laffitte) 

(Nineteen Eighty-Four, par George Orwell. The Crystal Spirit : A study of George Orwell,              par George Woodcock. Orwell ou l’horreur de la politique, par Simon Leys. Orwell, par Raymond Williams. Inside the myth : Orwell – Views from the Left, édité par Christopher Norris.              1985 : A historical report, par György Dalos, édité par Stuart Hood et Estella Schmid.                  The Orwell Mystique : A study in male ideology, par Daphne Patai. Orwell’s London,                      par John Thompson  [8 février 1985]) 

« C’était une journée froide et claire… » et Bernard Crick se met déjà à bondir. « “Une journée d’avril froide et claire” », note-t-il, « c’est le pessimisme comique typique d’Orwell » ; « et les horloges sonnaient treize heures » : « un nombre malheureux », commente le professeur Crick, d’un air savant. Ces premiers mots donnent le ton de son importante édition critique de 1984, une édition d’obscurcissement ampoulé et verbeux, assombrie par des éclairs d’esprit professoral. Crick a enterré l‘admirable texte édité par Peter Davison sous une introduction de 136 pages. Il soutient que 1984 « est un texte complexe – pas simple du tout » et « bien moins accessible qu’il ne le paraît », et c’est la raison pour laquelle nous avons besoin de son assistance savante. Loin d’être seulement une satire sur les dangers du totalitarisme, ainsi qu’Orwell le disait, il ne contenait pas moins de sept « thèmes satiriques principaux » dont le totalitarisme n'est qu’une moitié d’un thème, à côté de « La division du monde », « Les mass-média et la prolétarisation [sic] », « Le débauchage [sic] du langage », etc. Ainsi que Ferdinand Mount l’a observé, c’est un peu comme dire que « L’île au trésor est un roman hautement complexe qui contient des thèmes principaux : le fait d’être unijambiste parmi les gens de mer, l’utilisation de perroquets comme animaux de compagnie, la loi et la pratique de la piraterie, l’emploi de mousses et les mauvais traitements qui leur sont infligés, la cartographie dans les temps anciens, et bien sûr la recherche de trésors enfouis ».

La complexité auparavant insoupçonnée dans l’œuvre d’Orwell, une complexité qui a grand besoin d’une explication érudite, est une découverte faite par de nombreux spécialistes au cours de l’année civile 1984. Il est maintenant coutumier pour les spécialistes univer-sitaires d’Orwell de commencer par déplorer les “pilleurs de tombes” idéologiques et journalistiques, les Podhoretze et les Labedze, les Mount, les O’Brien et les Hitchense, tergiversant sur la tombe d’Orwell – ces chroniqueurs hebdomadaires superficiels, ces critiques aux abois et ces pamphlétaires partiaux comme … eh bien Orwell. Toutes les déclarations prenant cette forme : « Si Orwell était vivant aujourd'hui, il dirait… » sont évidemment suspectes, et pourtant le fait que des auteurs politiques de toutes les positions dans le spectre politique se sont sentis incités à faire de telles déclarations – de revendiquer Orwell pour leur tradition et d’imputer des tendances “orwelliennes” à leurs opposants – est la mesure réelle du succès d’Orwell. C’est ainsi que Daphne Patai fait d’un ton acide ce commentaire dans The Orwell Mystique : la personne qui fait l’éloge d’Orwell pour son honnêteté « dit non seulement : “Orwell est honnête”, mais également, “moi aussi je suis honnête…” ». Pour ma part, je dis seulement que si Orwell était en vie aujourd'hui, il aurait apprécié les pugilats politico-journalistiques beaucoup plus que la plupart des ouvrages universitaires en cours d’examen.

Pourtant il est particulièrement vulnérable si l’on opère des citations sélectives. Exagérations choquantes et généralisations à couper le souffle sont typiques de son style. Patai cite d’un ton désapprobateur quelques beaux exemples : « Aucun véritable révolution-naire n’a jamais été un internationaliste ». « Tous les partis de gauche dans les pays hautement industrialisés sont au fond des imposteurs ». « Un humanitaire est toujours un hypocrite ». Ainsi que V. S. Pritchett le faisait remarquer, « il exagère comme un sauvage ». Et il n’était pas un penseur politique systématique et constant. George Woodcock, qui le connaissant bien, parle « d’un manque de cohérence orwellien typique ». Son changement d’attitude concernant la nécessité de la guerre contre l’Allemagne nazie est un exemple bien connu. C’est ainsi qu’il a proféré de nombreuses choses différentes et même contradictoires, et il les a toutes dites de manière violente.

Cependant, le livre pour lequel cela est le moins vrai, c’est 1984. Le débat le plus passionné de l’année dernière tournait autour de deux questions : (1) 1984 était-il fondé essentiellement sur le socialisme soviétique ? (2) Orwell l’a-t-il écrit en tant que socialiste convaincu ? De manière prévisible, les gens de gauche ont répondu : « (1) non et (2) oui », et les gens de droite « (1) oui et (2) non ». Mais si vous lisez ce qu’Orwell écrivait alors, il est plus qu’évident que la réponse doit être : « oui et oui ». Oui, « le fondement de 1984 est en réalité la Russie de Staline », ainsi que Robert Conquest l’a démontré récemment dans un essai comme à son habitude percutant. Oui, « j’appartiens à la gauche et je dois travailler en elle, autant que je hais le totalitarisme russe et son influence pernicieuse dans ce pays », ainsi qu’Orwell l’écrivait à la duchesse d’Atholl en 1945. George Woodcock, dans une précieuse nouvelle introduction à son The Crystal Spirit [L’esprit de cristal], soutient avec conviction que ceci est « une affirmation-clé de la position qu'Orwell a continué à maintenir jusqu'à sa mort », et il continue à nous rappeler la déclaration (exagérée) caractéristique d’Orwell dans Why I write [Pourquoi j’écris] : « Tout ce que j’ai écrit de sérieux depuis 1936, chaque mot, chaque ligne, a été écrit, directement ou indirectement, contre le totalitarisme et pour le socialisme démocratique tel que je le conçois ».

Simon Leys prend à juste titre Orwell au mot – « pour le socialisme, contre le totalitarisme » –, bien que son essai par ailleurs compréhensif : Orwell ou l’horreur de la politique, fasse la suggestion bizarre que le socialisme d’Orwell était « une solution irréfutable à un problème très personnel », à savoir comment communiquer avec les classes inférieures. Il cite également l’historien soviétique distingué Alexander Nekrich : « George Orwell est peut-être le seul auteur occidental à comprendre l’essence la plus profonde du monde soviétique ». Quiconque soutient que 1984 n’a rien à voir de particulier avec le communisme soviétique se doit d’expliquer pourquoi presque tous les personnes qui ont vécu sous un système de type soviétique le pensent. Leys conclut en beauté : « Vivre en régime totalitaire est une expérience orwellienne ; vivre tout court est une expérience kafkaïenne »(*).

Raymond Williams, dans une postface stimulante à son étude d’Orwell, qui est parue à l’origine dans la série des Fontana Modern Masters, suggère qu’Orwell s’est concentré sur les horreurs du socialisme soviétique parce que :

« Le fascisme, au moment où il était en train d’écrire, venait juste d’être vaincu militairement. Le capitalisme, supposait-il, était fini et méritait d’être fini. Ce qui importait alors était quelle sorte de socialisme s’établirait, et, étant donné que son option était le socialisme démocratique, ce à quoi il devait principalement et même exclusivement s'opposer était le socialisme autoritaire. » [les italiques sont de moi]. 

Cela est plausible ; mais pourquoi Williams dit-il socialisme “autoritaire”, alors qu’Orwell emploie de manière systématique le terme “totalitaire” ?

En bref, Orwell était un socialiste anticommuniste. Nous pouvons ne pas être d’accord à propos de la cohérence et de la consistance de cette position ; nous pouvons même penser que cela est logiquement impossible ; mais c’est ce qu’Orwell supposait être lui-même. Pour Christopher Norris et la plupart des contributeurs à Inside the Myth [À l’intérieur du mythe], cela est (pour emprunter le terme d’Orwell tiré de ses “Notes on Nationalism” [Notes sur le nationalisme]) un fait intolérable. Norris écrit dans son introduction qu’Orwell est devenu  « le saint patron de la double pensée(*) actuelle de la Guerre froide ». Orwell lui-même aurait vu cette canonisation avec « une grande tristesse et dégoût », mais le fait que ses textes se prêtent à « une telle grossière appropriation » est « la preuve de leur complicité profonde avec ceux qui voudraient les utiliser de la sorte ». Par conséquent, ils (les textes coupables) doivent être sévèrement déconstruits.

La plus grande partie de ce qui suit est cependant constitué d’attaques bâclées et de mauvaise qualité, qui n’arrivent pas toujours à faire la distinction entre critiquer Orwell pour avoir dit ce qu'il voulait dire, pour ne pas dire ce qu'il voulait dire et pour avoir dit ce qu'il ne voulait pas dire. Les critères politiques et littéraires sont désespérément confus. Dans une page, Stephen Sedley nous invite à nous rendre compte de « la pauvreté de la créativité d’Orwell » en comparant les personnages de l’Animal Farm [La ferme des animaux] avec ceux de Beatrix Potter(**). Dans la suivante : « Aucun socialiste ou communiste honnête n’ignore ou ne sous-estime les problèmes et les falsifications structurelles et politiques qui ont caractérisé l’Union soviétique et les autres États qui ont suivi une voie similaire ». Ah, « problèmes et falsifications »… M. Sedley ne défend tout simplement pas les cochons ; mais  il écrit comme Squealer(***). Inside the Mythe représente toute une vigne aux raisins acides, mais aucun n'est aussi acide que M. Alaric Jacob qui a suivi Eric Blair(****) à l’école              St Cyprian, mais qui, comme il nous le raconte, contrairement à Blair, n’a pas obtenu de bourse d’études pour une école privée. Et cela continuait en utilisant la même veine : « Warburg a publié 25 000 exemplaires de 1984 le jour de mon anniversaire, en juin 1949. Quelqu’un m’en a donné un comme cadeau et je l’ai lu immédiatement. Trois mois plus tard, il a publié Scenes from the Bourgeois Life [Scènes de la vie bourgeoise], un livre autobiographique de moi avec un tirage de, je crois, 3 000 ». Ici, on a la voix authentique de Bourriquet(*****).  

L’essai le plus sérieux dans ce volume est celui de Stuart Hall, lequel fait l’éloge d’Orwell pour la raison que celui-ci identifie le problème de l’État comme central pour l’avenir du socialisme. « Le problème de l’État », écrit Hall, « est la grande question non résolue à la fois du socialisme existant réellement et du socialisme démocratique lui-même ». Comme Raymond Williams, il consacre un certain temps à la division cauchemardesque du monde, qu’effectue Orwell, en super-États qui se font la guerre de façon permanente. Il suggère qu’Orwell s’est rapproché de la théorie de l’“exterminisme” d’E. P. Thompson, et il l’enrôle de façon posthume dans le Désarmement Nucléaire en Europe (DNE). Selon Hall, Orwell « a signalé qu’il avait entendu de nombreuses conversations en Grande-Bretagne à propos de la division du monde en deux camps dominés par les USA et l’URSS, lesquelles se terminaient par cet aveu réticent : « Oh eh bien, naturellement, si l’on avait à choisir, il n’y a aucun doute là-dessus – l’Amérique ». Mais Orwell presente lui-même un argument beaucoup plus précis dans sa Defence of Comrade Zilliacus [Plaidoyer pour le camarade Zilliacus]     (en 1948) :

« Assurément, si l’on est sur le point d’écrire quelque chose à propos de la politique étrangère de quelque façon que ce soit, il y a une question à laquelle il faudrait répondre sans détours. La voici : “Si vous avez à choisir entre la Russie et l’Amérique, laquelle choisiriez-vous ?”. Il ne faudra pas, pour ergoter, donner la réponse habituelle : “Je refuse de choisir”. Car en fin de compte, le choix peut nous être imposé. Nous ne sommes pas suffisamment forts pour rester seuls, et si nous n’arrivons pas à donner naissance à une union européenne occidentale, nous serons obligés, à la longue, de subordonner notre politique à celle de l’une ou l’autre Grande puissance. Et, en dépit de tout bavardage à la mode du moment, tout le monde sait en son for intérieur que nous choisirions l’Amérique. ».

Il est certain qu’Orwell plaidait pour une union européenne occidentale – en fait, il attendait avec impatience la constitution des États-Unis d’Europe socialistes ; il est certain qu’il anticipait les dangers, aussi bien pour la démocratie que pour la paix, engendrés par les superpuissances possédant des armes nucléaires ; mais il n’a jamais pratiqué la facile équation du DNE entre les États-Unis et l’Union soviétique.

   



(*)  La citation tout entière est en français. (NdT).

(*)  Néologisme formé par G. Orwell dans son roman 1984.  La “double-pensée” est un mot novlangue signifiant “contrôle  de la réalité”. C'est le fait d’accepter deux idées opposées, simultanément et absolument. (NdT).

(**) Beatrix Potter (1866-1943) est une naturaliste et écrivaine anglaise, principalement connue pour ses livres destinées à la jeunesse. Elle est surtout célèbre pour avoir inventé un monde animalier dont le premier héros était Pierre Lapin. (NdT).

(***) Squealer (cochon ou porcelet) est l’un des cochons de la Ferme des animaux qui est responsable de la propagande de Napoléon (le cochon qui mène  la rébellion). Il a une grande force de persuasion sur les autres animaux et il peut les manipuler. (NdT).

(****)  Eric Blair est le véritable patronyme de George Orwell. (NdT).

(*****)  Bourriquet (Eeyore en anglais) est un âne de fiction imaginé par Alan Alexander Milne en 1926 pour sa série de livres sur Winnie l’ourson et devenu un des personnages principaux des adaptions cinématographiques des studios Disney à partir de 1966. (NdT).


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