La purge expurgée
Robert Conquest
(Origins of the Great Purge, par J. Arch Getty [9 mai 1986])
traduction: Jean-Pierre Laffitte
Le
travail historique relatif à l’Union soviétique de l’époque de Staline est un
art difficile. Cela l’est tout particulièrement pour les années 1930 lorsqu’une
terreur massive a frappé la paysannerie et ultérieurement le Parti Communiste
lui-même, l’armée, les intellectuels et le peuple en général. Premièrement, la
falsification et l’étouffement ont eu lieu à une vaste échelle, et la preuve
que nous en avons est à la fois incomplète et difficile à établir.
Deuxièmement, les événements sont si fantastiques qu’il n’est pas facile pour
un esprit universitaire occidental de les comprendre vraiment.
Néanmoins,
au milieu des années 1960, suffisamment de matériel était devenu disponible
pour lever les doutes qui concernaient les principales questions. En tout cas,
c'est ce que l’on aurait pensé. Mais toute l’histoire est si scandaleuse qu’il
n’est peut-être pas surprenant que, il y a quelques années, soit née une petite
école de révisionnistes qui soutient que les terreurs ont été commises à une
relativement petite échelle, et que d’autres aspects de l’époque sont plus
importants. Des journaux spécialisés dans ce domaine, soucieux à juste titre de
présenter de nouvelles idées, ont publié un certain nombre d’articles dans ce
sens, et davantage d’articles sont à venir. Et ce livre, bien que se limitant à
un sujet particulier, est un représentant de ce genre.
Le
sujet traité par J. Arch Getty, c’est la “purge”. Il fait remarquer à juste
titre que sa signification originelle, en russe comme en anglais, était un
“nettoyage” des rangs du parti, et qu’elle ne signifiait pas terreur. Et, bien
que cette dernière connotation ait été établie depuis longtemps, il préfère se
concentrer sur les exclusions du parti au cours de la période 1933-38 qu’il
considère en tout cas comme les plus importantes. Il nous conduit par
conséquent, grâce à des matériaux locaux, aux exclusions et aux raisons
officielles qui ont été données pour elles, et c’est par le biais des discours
des dirigeants du parti et d’autres matériaux de ce type qu’il en déduit les
questions politiques et économiques qu’il croit être la préoccupation
principale de la direction. L’établissement de l’autocratie stalinienne, qui
est considérée par la plupart des historiens comme étant la principale
évolution de la période, est traité comme une question passablement mineure, et
jusqu’à présent exagérée.
Quand
un auteur souhaite effectuer, et qu’il croit lui-même avoir effectué, une sorte
de révolution dans l’étude de sa période, nous devrions évaluer sa prétention
avec soin, et l’ouvrage : Origins of
the Great Purge [Les origines de la Grande purge] devrait être jugé, comme
tout travail de ce genre, en se fondant sur le fait de savoir si ses critères
de preuve sont adéquats et cohérents, si les faits connus sont enregistrés avec
précision ; et si les déductions tirées d’eux sont judicieuses, ou au
moins plausibles.
L’auteur
considère que deux versions de la période 1933-38 ont existé. La première, le
récit stalinien officiel, est fausse. La seconde, avancée par les Occidentaux
et les dissidents, est également, ou presque également, fallacieuse, avec son
idée selon laquelle Staline avait assassiné Kirov et que, à partir de là, avait
mise en place une terreur croissante ; et selon laquelle sa motivation
était de sécuriser son pouvoir personnel en installant un despotisme absolu. Cette
approche occidentale est en outre invalidée par le fait qu’elle s’appuie
prétendument sur un “modèle totalitaire” ou un “modèle du Grand homme”, qu’elle
implique une croyance en la haute efficience de la bureaucratie soviétique, et
qu’elle repose sur la supposition que Staline possédait le contrôle total des
événements. (Il y a peut-être des historiens qui entretiennent de telles
opinions, mais il est difficile de penser que c’est le cas de tous).
Dans
l’opinion de Getty, la version “occidentale” n’est pas simplement
fallacieuse ; elle détourne l’attention d’événements plus importants. Il
estime que ce sont des questions « structurelles, institutionnelles et
idéologiques », qui sont les questions importantes, et, en particulier, il
ne considère pas les purges prises comme un tout, mais la lutte
« structurelle et factionnelle » au sein du parti (et surtout les
exclusions du parti de 1933-37), comme la caractéristique centrale de cette
période. Il tire des archives de Smolensk une certaine quantité de matériaux
utiles à ce jugement au niveau du district. Et il déduit de la presse
officielle qu’il y avait des “radicaux” et des “modérés” chez les dirigeants,
les “modérés” étant ceux qui étaient en réalité chargés de l’industrie, qui cherchaient
à obtenir des objectifs plus bas que ceux qui se préoccupaient d’idéologie (les
“radicaux”). Étant donné que ces deux types de personnes ont péri au cours de
la terreur, cette distinction ne semble guère décisive pour comprendre la
période. Mais les mesures publiques ne devraient pas non plus être prises au
pied de la lettre. Par exemple, Karl Bauman, qui « semble avoir été
responsable d’une politique extrémiste à l‘égard des koulaks en 1929-30 », est qualifié de “radical”. Bauman a été
cependant rétrogradé, non pas parce qu’il pratiquait des politiques “radicales”
différentes de celles de Staline, mais parce qu’il valait mieux le rendre
responsable lui plutôt que Staline de leur échec (et il ne s'agissait de toute
façon pas du tout des koulaks, mais de la collectivisation brutale des
non-koulaks).
L’approche
de l’auteur a par conséquent une portée un peu plus limitée que celle des études
antérieures relative à la période. Il restreint lui-même également son approche
de la preuve, davantage que cela a été l’habitude, aux sources “primaires”, ce
qui veut dire pour lui les sources officielles (un peu comme si l’on fondait
une étude de l’Allemagne d’Hitler sur le Völkischer
Beobachter et les archives du parti nazi de Baden). Par ces moyens, il considère
qu’il a évité l’aberration « manichéenne » simpliste (de voir toute
chose comme une guerre entre le bien et le mal) qui est commune aussi bien à la
littérature stalinienne qu’à la littérature non-stalinienne, et qu’il a été
capable de parvenir à l’“objectivité”. Getty remarque que la plupart de ceux
qui écrivent sur cette question ont été des opposants à Staline et qu’ils sont par
conséquent « personnellement intéressés », avec l’hypothèse évidente – même
en ce qui concerne Khrouchtchev – que ce fait invalide leur preuve. De plus, il
suggère que les attitudes de “Guerre froide” et de « la période
maccarthyste » ont faussé la pensée de ceux qui ne suivent pas sa propre
ligne. Cette accusation de mauvaise foi est inappropriée pour des échanges
faisant preuve de maturité, et en tout cas tout à fait indéfendable :
l’une des plus grandes bêtes noires de Getty est Roy Medvedev, le léniniste, pour
lequel le qualificatif de « guerrier froid » ne peut sans doute pas
s’appliquer – de même qu’il ne peut pas, à nouveau, s’appliquer à un autre
« manichéen », Stephen F. Cohen, l’un des plus puissant défenseur en
Amérique de la détente(*).
Mais
c’est une illusion de croire que l’“objectivité” historique peut être atteinte
par une certaine méthodologie mécanique qui élimine l’opinion. De tels
dispositifs ne font que dissimuler l'opinion. C’est l’acceptation franche par
l’historien qu’il a bien sûr des points de vue spécifiques qui le force à
traiter la preuve aussi objectivement que possible. Ainsi que G. M. Trevelyan le dit dans Clio, A Muse [Clio, une muse] : « L’objectivité
de l’historien est une qualité qu’il est facile d’estimer à une grande valeur,
et elle ne devrait pas être confondue avec les qualités vraiment indispensables
de précision et de bonne foi ».
Selon
ses propres mots, Getty cherche « des récits internes des
participants » plutôt que ceux de « victimes exogènes du
processus » ; et, comme nous l’avons dit, il décrit les premiers
comme « principaux et par conséquent qui doivent être utilisés exclusivement
ou presque exclusivement ». Or, avant toute chose, le récit officiel est
(pour le dire de façon modérée) lourdement falsifié ; et même les
documents confidentiels de rang inférieur, au niveau de Smolensk, sont eux
aussi d’une utilité limitée, étant donné qu’ils sont presque également codés en
langage stalinien. En se reposant sur de tels récits, l’on demeurerait évidemment
ignorant de vastes événements tels que la terreur et la famine de 1933 dans
lesquelles des millions de personnes ont péri.
Le
point faible dans la vision habituelle, ainsi que Getty le voit, c’est le fait
que les preuves sont diverses et difficiles. Les récits non officiels, qui sont
souvent de seconde ou de troisième main et que les historiens de la période
stalinienne ont jusqu’à présent utilisés, sont écartés parce que peu fiables.
Mais naturellement, toutes les sources sont, d’une façon ou d’une autre,
imparfaites, et le fait qu’une source puisse être erronée ou sujette à
caution sur certains points n’invalide pas automatiquement toute ses preuves.
Ainsi que Gibbons le dit, un historien peut utiliser un tel matériel sans se
rendre lui-même « responsable… de toutes les erreurs et de toutes les
contradictions circonvoisines des auteurs qu’il a cités ».
Getty
se plaint du « spécialiste de premier plan des grandes purges »
(c'est-à-dire moi, ici en tant que critique) qui a écrit que « la vérité
ne peut… s’insinuer que sous forme de ouï-dire ». Mon point de vue,
naturellement, n’était pas que les autres matériaux devraient être négligés,
mais que, dans les conditions soviétiques, nous n’obtiendrons que très rarement
des informations appropriées sur les décisions ou les événements politiques les
plus cruciaux sauf celles qui sont de seconde ou de troisième main. Getty
attaque constamment les « raconteurs » transfuges et les « récits de seconde-main »,
et il suggère qu’une œuvre telle que celle de Roy Medvedev et que celle de
moi-même est « uniformément fondée sur des sources de mémoire » et
repose « presque exclusivement sur des récits personnels ». Ceci est
tout à fait faux, ainsi que quiconque regardant les notes de nos deux ouvrages
le verra immédiatement. Mais ce qui est vrai, c’est que les sources non officielles,
de même que les sources officielles, doivent être maniées prudemment. Getty
préfère simplement rejeter des matériaux tels que “La lettre d’un vieux
bolchevik” (1936-37) de Nicolaevski et The
Secret History of Stalin’s Crimes [L’histoire secrète des crimes de Staline]
(1954) d’Alexander Orlov.
Bien
sûr, ces deux textes ont leurs défauts, et ceux-ci ont été notés depuis
longtemps par les historiens. Voir par exemple la note bibliographique de mon
livre : The Great Terror [La
Grande terreur] publié initialement en 1968. Getty fait remarquer qu’Orlov n’a résidé
en Union soviétique pas plus que quelques jours après 1936. C'est vrai, mais
cela implique quelque chose qui n'est pas vrai – le fait qu’Orlov n’aurait pas
eu le moindre contact avec ses vieux collègues qui connaissaient les cachoteries
intimes de la police secrète de Staline. Ce n’est pas ici le lieu pour examiner
en détail le cas d’Orlov : mais depuis que j’ai écrit ce livre, son
témoignage a bien résisté à ceux fournis de manière indépendante par les
sources des samizdats et même par
Khrouchtchev. Pourtant, Getty qualifie la “Lettre d’un vieux bolchevik” de
« fallacieuse ». C’est tout simplement un abus. Il est clair, comme
je l’avais dit, qu’il s’agit d’un recueil de choses rapportées et de rumeurs,
et qu’elles doivent être traitées avec prudence. Mais ce qu’elle contient
jusqu'en mars 1936, ou bien cette part d’elle qui est à l’évidence fournie ou
confirmée par Boukharine, est d’une haute qualité, et une grande partie d’elle
a été depuis lors corroborée. Nicolaevski n’était pas un exilé quelque peu excentrique.
Il avait été à la tête de l’Institut Marx-Engels de Moscou ; il était le
beau-frère de Rykov. Il est absurde par exemple que Getty nous dise d’un ton
dédaigneux à propos des votes du Politburo sur des questions telles que
l’affaire Ryoutine, que « le seul moyen pour Boukharine de se renseigner
sur les discussion et les votes du Politburo… aurait été que quelqu'un d'autre le
lui ait dit ». Il était membre du Comité Central, et il rencontrait
constamment ceux du Politburo. Par conséquent, même s’il était de seconde main,
son récit serait précieux. Mais en réalité, selon les dires de Khrouchtchev
(qui était lui-même une source de première main), à cette époque, « les
membres du Comité Central qui se trouvaient être à Moscou étaient autorisés à
assister aux réunions du Politburo ».
L’ouvrage
de Lev Medvedev : Let History Judge
[Laissons l’histoire juger] est paru après mes propres et similaires travaux,
et il s’appuie sur des sources tout à fait différentes. Celles-ci ne sont,
elles non plus, d’aucune valeur pours Getty : « aucun des
informateurs de Medvedev n’était suffisamment proche du centre pour être d’une
réelle utilité ». Eh bien, Medvedev utilise les archives Petrovski. Il est
vrai qu’elles lui ont été données par le petit-fils de Petrovski, mais étant
donné la candidature à participation de Petrovski au Politburo, et sa survie
jusqu'en 1958, la source est sûrement assez proche pour être utilisée. Et
encore, Medvedev, bien que de manière relativement peu fréquente, cite “MS by
S-.”. Getty critique cela comme étant caractéristique de ses matériaux alors
qu’en réalité Medvedev dresse la liste de vingt-et-une sources de mémoires par
leur nom, certaines d’entre elles de première main pour ce qui concerne
d’importantes questions, et qu’il en cite plusieurs autres. Certes, là où Getty
parle (par exemple) d’une “rumeur” rapportée par Medvedev sur l’attaque finale
portée par Staline contre Iejov lors du Senioren Konvent du XVIII° Congrès en
mars 1939, Medvedev donne en réalité sa source nominalement : E. G.
Feldman, un délégué d’Odessa qui figure en tant que tel dans le compte rendu du
Congrès, et qui était – une fois encore – un témoin oculaire. Mais Getty
répugne toujours à lire ce que Medvedev dit vraiment : par exemple, il
cite Medvedev comme si celui-ci affirmait que des partis antisoviétiques
clandestins existaient en Union soviétique au début des années 1930, alors
qu’en réalité celui-ci est en train d’écrire sur les Partis communistes à l’extérieur
du pays.
L'art
réfractaire de l'histoire soviétique consiste à arracher la vérité à des
matériaux qui, officiels ou non officiels, présentent tous des insuffisances et
des difficultés. Ainsi que Jacques Barzun l’a indiqué, le processus de la
vérification historique est « mené sur plusieurs plans, et sa technique
n'est pas fixée. Il repose sur l’attention au détail, sur le bon sens, le raisonnement, sur un “sens” développé pour
l’histoire et la chronologie, ainsi que sur la familiarité avec le comportement
humain, et
avec des fonds d'informations toujours plus nombreux ». Ces principes
judicieux ne peuvent pas être remplacés par une fausse “rigueur” mécanique, en
particulier quand elle se combine avec une attitude brouillonne vis-à-vis des
textes.
Jusqu’à
présent, j'ai traité des questions de méthode en histoire, et j’ai exprimé des
doutes sur la validité (et sur la cohérence) de l'approche de l'auteur. Comment
cela se résout-il en pratique ? Alors qu'il élimine une grande partie des
preuves potentielles et qu’il considère des sujets relativement insignifiants
comme plus importants que cela l’est peut-être habituellement, il a pu néanmoins
présenter un tableau qui, bien que ni totalement véridique, ni particulièrement
intéressant, a ajouté quelque chose à notre connaissance et à notre
compréhension.
Son
travail dans les archives de Smolensk a, bien sûr, produit des matériaux qui
n’avaient pas été précédemment extraits. Ce qui est bizarre ici, c’est que,
avec son objectif qui était d’examiner la purge du parti et avec les limites
qu’il s‘imposait à lui-même du fait qu’il voulait se fonder sur les preuves, il
n’a même pas effleuré le matériel officiel considérable (si ce n’est aussi
détaillé) relatif à la purge du parti en Ukraine, un matériel qui donne un
tableau assez différent de celui de Smolensk. Certes, il y a une bonne quantité
de preuves de ce genre dans les histoires provinciales et du parti républicain
publiées dans les années 1960 et plus tard. De manière similaire, s’il doit
écrire sur les divisions dans la direction en 1933-34, il est bizarre de ne
rien trouver sur Terekhov, sur Skypnik, ainsi que sur les troubles de Kiev.
Il
est possible que nous ayons une bonne impression de la performance de l’auteur
si nous considérons son chapitre portant sur la période où Iejov occupait le
poste de patron du NKVD. Pour cela, selon lui, nous avons peu de données, mais
des « données impression-nistes » – une manière de dire que les
historiens qui l’ont précédé se sont appuyés sur des sources non officielles.
Mais, pour l’auteur, il y a suffisamment de matériel officiel pour continuer à
travailler, et l’utilisation qu’il fait de ce matériel est instructive.
Tout
d’abord, il explique la chute d’Iagoda en tant que chef du NKVD et son
remplacement par Iejov comme étant des conséquences de l’explosion de la mine de
Kemerovo qui s’est produite quelques jours plus tôt. C’est du post hoc ergo propter hoc(*) : une pure spéculation, bien qu’elle
ne soit pas illégitime. Toutes les preuves militent contre elle – la
formulation du télégramme de Staline qui ordonnait le changement, la date de
l’arrestation de Radek, le fait que des désastres similaires étaient
généralement ignorés. Et d’ailleurs il n’est pas vrai que « la Pravda du 26 septembre [cela devrait
être le 27 septembre] 1936 a fourni la seule information biographique
officielle sur Iejov » ; cet article est en fait une version rééditée
d’un article antérieur paru dans la Petite
Encyclopédie soviétique, laquelle avait omis une nomination importante.
Ensuite,
l’on nous dit que quand Iejov a révoqué les hommes d’Iagoda, il a pourvu le
personnel du NKVD avec « ses gens ». En réalité (ainsi que Medvedev
l’a indiqué, bien que cela ne puisse en aucun cas apparaître dans un rapport
officiel), seule une demi-douzaine d’eux peut être trouvée dans les postes
élevés ou assez élevés. Chacun des quinze hommes identifiables comme étant des chefs
du NKVD dans les Républiques de l’Union (ou en Extrême Orient) pendant les années
1937-38 était des personnes expérimentées, ainsi que l’étaient naturellement
les adjoints d’Iejov, Frinovski et Zakovski
Concernant
le premier triomphe de l’équipe d’Iejov, à savoir la répression du prétendu
complot du maréchal Toukhatchevski et des autres généraux, Getty est
particulièrement pervers. Il affirme que son existence ou non est un point
discutable. Mais puisque ces officiers ont tous été réhabilités à la fin des
années 1950, et que toutes les sources soviétiques – de même que les
commentateurs sérieux – sont maintenant
d’accord sur le fait qu’il s’agissait d’un coup monté, de puissantes preuves
sont exigées pour soutenir le contraire, et tout ce que Gerry fait, c’est de
produire deux sources, toutes les deux de la variété “mémoires” réprouvés, qui
racontent en réalité de possibles conspirations complètement différentes,
ourdies par des officiers complètement différents.
Gerry
considère que « l’apogée de la Iejovschina » se situe à la fin de
1937, bien que les survivants parlent de septembre-octobre 1938 comme étant la
pire période. En tout cas, l’auteur trouve que Staline n'est pas content
d’Iejov et du NKVD à la fin de 1937. Il n’est pas apparu lors de la réunion
pour le dixième anniversaire du NKVD (bien qu’il ait été présent à la
représentation musicale qui a eu lieu après). Cet élément de “preuve”, en même
temps que le compte rendu insuffisant d’un discours d’Iejov, vise à soutenir
l’affirmation selon laquelle « Iejov avait des ennuis et qu’on lui
reprochait probablement une répression excessive ». À l‘appui de sa thèse,
Getty affirme que l’adjoint du NKVD et commissaire du peuple Matvei Berman a
été transféré pour devenir commissaire aux Postes et Communications, et que
l’adjoint du NKVD et commissaire du peuple M. I. Ryzhov l’a été pour devenir
commissaire aux Eaux et Forêts, en janvier 1938. Or le transfert de Berman
avait eu lieu au mois d’août précédent, tandis que Ryzhov était en tout cas
remplacé par l’un de ses plus proches clients, Z. B. Zhukovski. En outre, en ces mois de
janvier et février précisément, deux clients d’Iejov de plus ont finalement
obtenu des postes-clés en tant que chefs du NKVD à Moscou et à Leningrad,
tandis que son secrétaire était promu peu après à la tête de l’un des
départements-clés de la Sécurité de l’État.
Il
est clair que si Staline était mécontent, il ne l’était pas d’Iejov. Il est
également clair qu’aucun mécontentement n’était dû à une répression excessive,
mais plutôt à son contraire ; et l’arrivée de Zakovski au centre en
janvier a marqué le début d’une nouvelle vague de terreur et, à la fin, il y a
eu la mise en scène à succès du procès de Boukharine.
Il y
a un certain nombre de spéculations infondées relatives à cette période – par
exemple celle qui part d’avril 1938 où Iejov s’est occupé presque tout seul du
Commissariat aux Transports fluviaux. Et Getty balaye aussi un en passant les chiffres
élevés donnés par les anciens analystes pour les victimes de la Terreur – en
partie parce qu'il ne peut pas se résigner aux remarques de Roy Medvedev et de
moi-même selon lesquelles, alors que le parti souffrait très durement, beaucoup
plus de victimes étaient des gens ordinaires. Les faits ont simples :
environ la moitié du parti a péri, et seulement environ un dixième ou un
douzième de la population adulte restante. Pourtant, en termes numériques, les
derniers dépassent largement les premiers. Getty condamne certes fortement
Staline pour son usage de la terreur – bien qu’il n’ait fait emprisonner que « plusieurs
milliers » d'innocents et en ait fait exécuter « des milliers ».
Puisque des millions d’individus ont été certainement emprisonnés, et au moins
des centaines de milliers tués, même ici l’on peut peut-être voir une
inclinaison partiale de la balance en faveur de Staline.
Getty
conclut son livre avec un long appendice portant sur l’assassinat de Kirov.
Comme le reste de son ouvrage, il est parsemé d’erreurs factuelles. Il tient
absolument à faire remarquer que les purges n’ont pas été décidées en situation
d’urgence par le “décret Kirov” : mais elles ne pouvaient pas, étant donné
que le décret était procédural, ne pas avoir été pénales. Il dissocie
l'implication de la police secrète de la politique en faisant condamner les
policiers de Leningrad par « leurs camarades d'un comité du NKVD » :
en fait, ils ont été jugés, comme toutes les affaires politiques majeures, par
le Collège militaire de la Cour suprême sous la direction d’Oulrikh.
Getty
soutient qu’il n’y a pas de preuves de l’existence de différends politiques
entre Staline et Kirov, et il ignore par conséquent à la fois le témoignage de
la Pravda (17 novembre 1964) et le
récit de première main de Khrouchtchev à propos d’une violente dispute entre
les deux hommes (laquelle portait sur un problème précédemment rapporté par
Orlov).
L’auteur
maintient l’innocence de Staline dans cet assassinat. La principale raison pour
croire qu’il est coupable est pourtant simple : aucune autre hypothèse ne
colle avec les faits admis. Quand Khrouchtchev a senti qu’il n’avait pas encore
réussi dans ses accusations ouvertes (et non obliques) contre Staline, duquel,
a-t-il dit à Tvardovski, il était tout à fait certain de la culpabilité, Getty
transforme cependant cela en un aveu d’innocence. Ensuite, il remarque (comme
si c'était une évidence) que certaines personnes ne croyaient pas que Staline
était impliqué, et il prend pour exemple Trotski. Or Trotski écrivait dès 1935
que toute l’affaire avait été à l’évidence organisée par Staline ou que, ainsi
que son fils et porte-parole L. Sedov l’a écrit en 1936, Staline était à la
fois « politiquement » et « directement » responsable. (Il
est vrai que Trotski et Sedov ont dit que Staline avait eu l’intention
d’arrêter l’assassinat au dernier moment. Il n'y a pas de garantie pour ce correctif
extraordinaire, sauf l'idée qu’un marxiste comme Staline s’abstiendrait de la
« terreur individuelle ». Quatre ans plus tard, Trotski devait découvrir
à ses dépens que le marxisme de Staline était après tout assez flexible pour
l’autoriser).
Les
critères historiques de Getty sont inacceptables, et il s’est même écarté d’eux
quand cela convient à ses arguments. Mais tout ceci est mineur par comparaison
avec sa réduction simultanée de toute la scène fantastique à des questions
insignifiantes d’administration et à des conflits économiques rationnels. Comme
Orwell le disait, comprendre l’Union soviétique demande un effort aussi bien
d’imagination que d’intelligence. Ce qui fait défaut ici avant tout, c’est un
sens du despotisme exotique et primitif, ou de l’ambiance d’une étrange secte
millénariste. L’on voit Staline et ses partisans commettre des cruautés et des
falsifications, mais tout sentiment pour leurs pulsions et leurs motivations, ainsi
que pour toute la culture étrangère qui est incarnée en elles, est absent.
Les
points de vue établis ne sont pas toujours justes, et de nouvelles
interprétations sont les bienvenues. Le livre de Getty est en réalité meilleur
que certains autres ouvrages récents portant sur le même sujet. En outre, il a
le mérite de s’attaquer, ou de s’attaquer en partie, au thème dont trop peu
d’érudits se sont occupés. Mais ce manque d'intérêt est sans aucun doute en
partie la raison pour laquelle un tel travail a été pris plus au sérieux qu'il
ne le mérite.
(*)
En français dans le texte. (NdT).
(*)
Expression latine signifiant littéralement : « à la suite
de cela, donc à cause de cela ». C'est un paralogisme (voire un sophisme)
qui consiste à prendre pour la cause ce qui n’est qu’un antécédent,
c'est-à-dire à prétendre que si un événement suit un autre, alors le premier
doit être la cause du second. (NdT).
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