Le capitalisme, c’est la
guerre !
par Daniel De
Leon
Introduction
Daniel De Leon n’a
pas traversé l’expérience de la Guerre mondiale. Sa mort le 11 mai 1914 l’a
privé de la possibilité d’appliquer à la Première Guerre mondiale cette recherche
incessante des causes fondamentales, de mettre à profit cette analyse
passionnée et pénétrante des phénomènes sociaux, politiques et économiques,
après laquelle, ce qui est rare, il n’est pas resté beaucoup à faire ou à dire
sur eux – en termes essentiels du moins. Mais une tragédie encore plus grande a
été que le fait que le monde, et tout particulièrement le monde du socialisme,
le monde prolétarien, a été privé d’un avantage, à savoir de la lumière
directrice qui aurait été le fruit de son esprit rigoureux, de son génie
extraordinaire.
Cependant, bien
que De Leon n’ait pas connu la Guerre mondiale, il connaissait le capitalisme –
et il le connaissait comme bien peu d’autres le connaissaient. Il le
connaissait comme un organisme social cancéreux qui devait être éliminé si la
société devait recouvrer la santé.
Les éditoriaux qui
sont inclus dans cette brochure ne représentent qu’une petite partie des écrits
de De Leon à propos de la guerre. Mais une partie très intéressante et
instructive. Ils ont été rassemblés dans l’intention d’exposer différents
éclairages importants sur la guerre capitaliste qu’aucun autre socialiste n’a
développés aussi bien que lui.
Il est à espérer
que le lecteur reconnaîtra que cette collection d’éditoriaux a plus de valeur
qu’une simple valeur historique. De Leon faisait partie de ces rares personnes
qui avaient le don de prescience. En analysant les incidents de la Guerre
hispano-américaine, de la Guerre russo-japonaise, des jours précédant la
Première Guerre mondiale, De Leon analysait le capitalisme. Ses conclusions demeurent aussi fraîches que si elles
avaient été écrites aujourd'hui, aussi valides que s’il avait vécu pour voir la
dégénérescence du capitalisme, laquelle est maintenant visible aux hommes et
aux femmes qui réfléchissent et qui ont l’esprit social, et dont la vision
n'est pas brouillée par des intérêts matériels privés et égoïstes.
L’on ne peut pas
choisir de meilleure illustration de sa prescience que celle qui figure dans Un mot adressé au prolétariat d’Espagne.
Écrit lors du déclenchement de la Guerre hispano-américaine, ce texte est
vraiment prophétique relativement au fait
que le sort des travailleurs américains, espagnols et cubains, n’a pas été
amélioré, mais qu’au contraire le sort de ces travailleurs a été très
sérieusement dégradé par le développement du capitalisme au point que, quel que
soit le résultat de la Guerre hispano-américaine et des guerres qui ont suivi,
le sort des travailleurs en Espagne et à Cuba se rapproche de celui des animaux
qui ne sont pas engraissés avant d’être abattus, et au point que, aux
États-Unis, l’on a oublié le fait de prétendre que le sort des travailleurs
américains serait très différent de celui des autres travailleurs.
L’on pourrait
choisir beaucoup d’autres illustrations relatives à la préscience de De Leon. Le pacifisme d’aujourd'hui,
par exemple, est exposé comme étant la chose vaine qu’il est dans Une lettre ouverte. Il soulève fort bien
la question que de s’attaquer aux effets
laisse la cause intacte, une leçon que toute personne qui déteste la guerre
devrait apprendre. Malheureusement, il faut bien le dire, les pacifistes n’ont
pas appris la leçon. En effet, de nombreux pacifistes, dont certains d’entre
eux s’imaginent être des socialistes, ont suivi la voie logique de leur
réticence à reconnaître la cause de la guerre, ainsi que le besoin de déplacer
cette cause. Leur liste est longue et elle inclut beaucoup de noms de
“libéraux” dont l’opposition à la Première Guerre mondiale, si elle n’était pas
fondamentale, était constante. Cette voie logique, c’est presque superflu de le
dire, est favorable à la Seconde Guerre mondiale qui, dans de si nombreux cas,
a été déclenchée pour payer les dividendes au comptant et pour restaurer quelque
peu des réputations salies. Pour une explication de ce phénomène, nous devons
encore une fois nous tourner vers De Leon. L’explication peut être trouvée dans
l’éditorial La conception matérialiste de
l’histoire qui fait partie de la brochure : “L’abolition de la
pauvreté”.
L’hypocrisie
capitaliste est montrée de façon magistrale dans L’on jette Washington par-dessus bord, un largage qui a été accompli
une fois de plus durant le processus consistant à faire passer d’urgence la loi
du “prêt-bail” devant le Congrès au début de l’année 1941. L’imposteur du
mouvement ouvrier est photographié tel qu’il est réellement dans Caricatures. Cet éditorial de 1898 a dû
être écrit dans le but de coincer William Green, John L. Lewis et leurs
lieutenants. La valeur des indignations du président Franklin D. Roosevelt à
propos du naufrage des navires américains remplis de munitions (ils arboraient
le drapeau panaméen) et le torpillage de destroyers américains (pendant qu’ils
chassaient des sous-marins allemands) est présenté dans L’honneur national, texte qui a été écrit à la réception de
l’information relative au naufrage du Maine.
L’aiguillon qui incite les leaders des différentes classes dominantes à la
guerre est exposé au lecteur par la lecture de Pourquoi la guerre ?
Le lecteur
trouvera naturellement de nombreuses applications plus actuelles des analyses
de De Leon. Une autre découverte (pour ceux qui n’ont jamais lu ce grand
socialiste américain auparavant) sera l’incomparable tissage de mots qui
réalise la tâche rarement accomplie d’une littérature qui crée tout en
perfectionnant la science. L’étudiant devra bien étudier ces éditoriaux tout
simplement pour leur style, pour leur concision, pour leur beauté en tant que
littérature. Cependant, le besoin de compréhension sociale étant si grand, et
le temps étant une denrée rare, il est conseillé au lecteur d’employer toute
son énergie à étudier leur contenu, et à aider à répandre le message qu’ils
recèlent aussi largement que possible.
À la
question : « Quelle est l’attitude du Socialist Labor Party vis-à-vis
de l’antimilitarisme ? », De Leon répond :
« Organisez
la classe ouvrière de manière intégrale et industrielle. C'est seulement alors
que la révolte contre le militarisme débouchera sur un Waterloo pour la classe
[capitaliste] qui vit en parasite, au lieu du massacre de la classe qui
travaille. ».
La Socialist
Industrial Union est donc la réponse au danger de guerre et de militarisme, de
même qu’elle est la réponse à la menace continue et croissante du
capitalisme décadent lui-même. Dans le langage vigoureux et direct de De
Leon :
« La [Social]
Industrial Union, organisée intégralement, est l’arme que l’Évolution sociale
met entre les mains du prolétariat en tant que le moyen de son
émancipation ».
Seule cette arme
puissante, et non pas les armes destructrices et négatives du militarisme et de
la guerre, servira aux travailleurs dans leur lutte pour le bonheur social, la
paix et la liberté.
Le capitalisme,
c’est la, guerre !
Seul le socialisme
assurera la paix !
15 novembre
1941
JOHN TIMM.
Pourquoi la guerre ?
La vague de la
guerre, qui, il y a une quinzaine, frappait haut, et qui est ensuite quelque
peu redescendue, est presque remontée jusqu’à sa ligne précédente de hautes
eaux. Sa persistance montre la force des intérêts qui sont derrière elle. Ce
sont ces intérêts que nous avons en partie indiqués dans des numéros
antérieurs. Mais il reste un autre “intérêt”, parfois un intérêt déterminant.
Une guerre
extérieure a toujours été le refuge des tyrans vis-à-vis du danger représenté
par des éléments turbulents à l’intérieur du pays. Les massacrer tout
simplement, et ainsi s’en débarrasser, n’est pas une tâche aisée, aussi absolu
que soit le pouvoir du tyran. Il peut se livrer à des massacres locaux et
isolés, car ils ne choqueront pas la conscience publique ; mais ils sont
inadéquats. Une guerre extérieure satisfait à toutes les exigences de cette
affaire. Au moyen d’un généreux roulement de tambour patriotique, même
l’élément intérieur considéré comme dangereux chez lui est attiré dans l’armée ;
la guerre une fois engagée, le carnage accompli parmi ces éléments est considéré
comme quelque chose d’inhérent à la guerre ; et, quelle que soit l’issue
de la guerre, le tyran qui l’a provoquée est vainqueur sur ce point-là :
les éléments turbulents qui l’avaient inquiété sont décimés ; les plus
dociles, étant moins passionnés, ne sont pas allés au front, et
ils demeurent un masse plus facile à vivre. Ce sont précisément de tels
motifs qui sont derrière la vague de guerre que nous connaissons à l’heure
présente, et ce sont eux qui lui donnent la persistance qu’elle a.
Notre classe
capitaliste observe avec une inquiétude qu’elle cherche à dissimuler, mais elle
n’y parvient pas, les masses de pauvres que son système engendre. Ces masses
pauvres ont été gardées dans une si profonde ignorance qu’elles n’ont aucune
compréhension de leur véritable condition. Elles se sentent pressurées,
harcelées et opprimées. Mais le pourquoi et le comment sont des secrets pour
elles. Elles croient même que leurs épreuves sont naturelles et que le système
social qui les broie est “éternel”. Et pourtant, malgré tout cela, elles sont
agitées. C’est leur ignorance même qui les rend violentes quand elles ne
réfléchissent pas ; et inconstantes, elles courent derrière des chimères
politiques lorsqu’elles réfléchissent vraiment, dans la mesure où il leur est
donné de réfléchir. Dans les deux cas, elles sont source de danger. La guerre
est un exutoire. Aujourd’hui, la classe capitaliste d’Amérique dans son
ensemble est en faveur de l’occasion qu’offrira une effusion de sang à grande
échelle, sans avoir à supporter l’accusation d’inhumanité, mais au contraire en
lui donnant une chance d’affecter une dévotion patriotique.
Le carnage est un
spectre qui ne lâche pas d’une semelle le capitalisme – ce « meilleur de
tous les systèmes sociaux possibles ».
The People, vol. VII, n° 51, 20 mars 1898
Caricatures
À plusieurs
reprises, et à chaque fois en illustrant l’affirmation avec un fait, nous avons
indiqué que le syndicat pur et simple n'est pas une organisation ouvrière, mais
une caricature de capitalisme. Un incident qui a eu lieu au cours de ces jours
de guerre, va nous aider à démontrer ce fait.
Tous les
observateurs intelligents savent que la guerre actuelle, qui a pour prétexte la
sympathie pour Cuba, est seulement, entre autres choses, une méthode adoptée
par la classe capitaliste pour soulager le marché congestionné du travail, et
pour aider à éliminer l’attaque d’apoplexie dont la nation est menacée. La
classe capitaliste se rend compte que c’est le capitalisme qui est la cause de
la congestion : les outillages de production, qui sont possédés
privativement, supplantent le travail et provoquent la congestion qui menace de
faire effondrer le tout. Éliminer la cause de la maladie et placer l’appareil
de production entre les mains de la nation ne fait pas partie du programme
capitaliste. Aucune classe qui serait consciente de ses propres intérêts n’est
disposée à se couper la gorge. Proposer d’éliminer la cause des convulsions
actuelles qui menacent la société équivaudrait, de la part de la classe capitaliste,
à décréter sa propre mort. Intelligemment, en tant que classe, elle cherche à
éviter les conséquences de son propre système en laissant ses victimes, la
classe ouvrière, saigner abondamment. Une guerre emporte des membres de la
classe ouvrière par milliers ; c’est ainsi qu’une guerre soulage une situation,
du moins pour un temps. La guerre est une méthode employée par une classe
capitaliste qui ne manque pas d’intelligence pour se préserver.
Et maintenant, que
découvrons-nous quand c’est un syndicat pur et simple qui agit ? La congestion
du marché du travail en raison du remplacement du travail par des machines, laquelle
fait que la classe capitaliste tremble pour son existence, a pour effet de
faire baisser les salaires. L’organisation du travail intelligente, le nouveau
syndicalisme, en connaît la raison ; et comme il a une conscience de
classe, il cherche à éliminer le mal en en supprimant les causes :
c'est-à-dire à mettre l’appareil de production entre les mains du peuple afin
que, au lieu que des êtres humains soient remplacés, le labeur, à savoir les
heures de travail, soit diminué et que plus de temps soit gagné pour le plaisir
de la vie. Pas question donc de la forme pure et simple, ou bien britannique, d’organisation.
Avec les capitalistes, celle-ci cherche à soulager la pression, mais elle fait
tout pour conserver la cause ; et, avec les capitalistes, elle adopte une
méthode qui sacrifie sa propre classe. Plusieurs de ces syndicats purs et
simples non seulement appellent maintenant à la guerre, mais ils indiquent
également pourquoi ils veulent la guerre, à savoir pour dégonfler le marché du
travail ; et, comme les capitalistes, ils proposent des encouragements à
leurs membres pour partir à la guerre, ce qui signifie s’en aller et laisser leur
emploi à d’autres, ce qui rend par là même l’obtention d’un emploi et le fait
de le conserver, quand il a été obtenu, un peu plus facile.
Ce que la classe
capitaliste cherche, le syndicat pur et simple le cherche aussi. Mais ce que le
premier cherche en ayant une conscience de classe, et par conséquent de façon
intelligente, le second le cherche en étant dépourvu de conscience de classe,
et par conséquent en n’étant qu’une
caricature du premier.
The People, vol. VIII, n° 5, 1° mai 1898
Une lettre ouverte
À
Wm. C. McDowell,
Président de la League of Peace [Ligue de la Paix],
New York.
Cher monsieur,
Ce n’est pas que
le Daily People soit avide de guerre,
et ce n'est pas non plus que le Daily
People ne reconnaisse pas le désir de paix internationale – au contraire,
c’est pour la raison même que le Daily
people, étant un organe du Socialist Labor Party, fait tout son possible en
faveur de la paix sur terre qu’il se doit de décliner votre demande de coopérer
avec vos efforts en vue de la constitution d’un “collège électoral” des
“Nations Unies du Monde”, avec la Cour internationale à La Haye en tant que son
“Département judicaire” et un Exécutif dont le titre devrait être “le
Pacificateur”.
Pouvons-nous être
francs avec vous sans vous offenser ? Votre plan se situe en étroit
parallèle avec le Greenback Movement [Mouvement du dollar]. Le Greenback
Movement aspirait à instituer une monnaie socialiste avant d’instituer une
production socialiste – une absurdité. Vous aspirez à instituer la paix sociale
avant d’instituer la paix économique – une même absurdité.
Notre pays
subissant la Loi du capital, il n’est pas plus que tout autre pays exempt
d’alliances enchevêtrées, ainsi que vous imaginez à tort que les États-Unis le
sont.
Tout autant que d’autres
gouvernements, le nôtre est impliqué dans des alliances avec d’autres,
lesquelles engendrent la guerre. La raison devrait en être évidente.
Comme les autres
gouvernements, le nôtre est en situation de guerre sociale avec la majorité de
sa population – la classe ouvrière. La guerre chez soi contraint à conclure des
alliances à l’étranger.
La classe ouvrière
de ce pays et des autres pays, dans la mesure où elle devient consciente de ses
intérêts de classe, et par conséquent de sa mission, s’alliant sans délai avec
la classe ouvrière de tous les autres pays, la classe capitaliste de ce pays et
des autres pays en fait de même, étant donné qu’elle est parfaitement consciente
de ses propres intérêts de classe, et par conséquent de sa mission cosmopolite,
qui consiste à conclure une alliance étroite avec la classe dominante des
autres pays.
En outre, la
guerre chez soi impose une politique différente aux deux classes. Tandis que
pour la classe qui est gouvernée, la classe ouvrière, la guerre chez soi impose
la paix avec ses alliés, c'est-à-dire avec l’ensemble de la classe ouvrière à
l’étranger, et par conséquent la paix internationale par excellence, la guerre
chez soi impose à la classe qui gouverne, la classe capitaliste, la paix
seulement avec certains de ses alliés à l’étranger et la guerre avec les
autres. La raison de l’effet différent de la guerre chez soi sur les deux
classes réside dans leur anatomie sociale.
L’anatomie sociale
de la classe ouvrière exige la paix. L’anatomie sociale de la classe
capitaliste exige la lutte. La loi d’existence de la classe ouvrière est la
fraternité. La loi d’existence de la classe capitaliste est : « La
main de chaque homme sur la gorge de tous les autres ». Espérer la paix
internationale, ou bien qu’un quelconque “dispositif astucieux” puisse assurer
la paix internationale, tant que le système capitaliste prédomine, revient à
ignorer les prémisses de la paix, aussi complètement que le mouvement du Greenback
a ignoré les prémisses de la monnaie socialiste. Il ne faudra pas beaucoup de
temps, si jamais votre mécanisme pour la paix mondiale est lancé, avant que
votre Exécutif, “le Pacificateur”, ne ressemble à l’arbitre proverbial lors
d’un match de baseball.
Profondément
convaincu de la sagesse biblique qui met en garde contre le fait de prêcher la
paix, la paix, là où il n’y a pas de paix possible, et animé de l’aspiration
socialiste raisonnablement noble et noblement raisonnable de mettre fin au
régime actuel de guerre universelle, l’organe du Socialist Labor Party n’a pas
d’autre choix que d’exposer le caractère utopique de votre projet, et il
continuera à se conformer le plus possible aux lignes que la science sociale
fixe – c'est-à-dire à promouvoir par l’agitation et par l’éducation
l’organisation de la classe ouvrière dans le but de renverser le règne
capitaliste de l’exploitation humaine et de le remplacer par le règne
socialiste de la justice humaine.
The
People, vol. XII, n° 184, dimanche 31 décembre 1911
Un Trust international garantit qu’il y aura bien une guerre internationale
De retour de leur
participation au Congrès métallurgique de Bruxelles où en fait l’International
Steel Trust a été lancé, J. A. Farrell, le président de la United States Steel
Corporation, et Charles M. Schwab, le président de la Bethlehem Steel Corporation,
ont été catégoriques à propos de leur affirmation selon laquelle le Congrès
avait posé la fondation de la paix internationale. Comme preuve de leur
affirmation, ces messieurs n’ont pas fait part du fait qu’ils en revenaient
avec dans leurs poches des contrats portant sur des blindages passés avec
l’Italie. Il a mieux valu qu’ils ne le fassent pas. Il y a une limite à leur
hypocrisie.
Il est beaucoup
plus sûr, dans cette la circonstance, de présenter le fait que l’International
Steel Trust fournira des rails pour les chemins de fer. Cet argument, qui a
déjà été annoncé, devra avoir pour effet que les chemins de fer promeuvent la
communication ; la communication le commerce ; et le commerce la
paix. Par conséquent, le Trust, étant un fabriquant international de rails, est
un promoteur de la paix. Rien n’est dit naturellement sur les “routes
militaires”, telles que celle à double voie qui traverse la Sibérie, et de
celles à voies multiples qui, nombreuses, partent de l’Asie mineure vers l’est.
Mais si l’on laisse de côté cette contradiction, les contrats portant sur des blindages
passés par l’Italie en disent assez pour réfuter le fait qu’il n’y a pas
contradiction.
Le blindage ne
promeut pas la communication ; ne fomente pas le commerce ;
n’encourage pas la paix. Le blindage contrôle le commerce, paralyse le
commerce ; frappe la paix à la tête. Le blindage est profitable. Ce
produit de base du Trust doit trouver un marché. La où le marché n’est pas à
portée de main, il doit être “accéléré”. Le fin mot de l’histoire est que le
Trust nouvellement créé, déjà un instigateur national de guerre – combien a
donc pu être ramassé par la personnalité de premier plan Carnegie, le roi de
l’acier et du fer, lors des “Conférences de la paix” –, sera par
conséquent un incitateur international d’hostilités.
Un exemple actuel
des contradictions qui sont inhérentes au système capitaliste est concrétisé
dans tout cela. Le commerce exige la paix, et pourtant il provoque la guerre
dans le but “d’ouvrir des marchés” ; et maintenant un International Trust,
qui est supposé éliminer la guerre, est un très sérieux Trust des hostilités
internationales.
The People, vol. XII, n° 63, vendredi 1° septembre
1911
Le nuage de la guerre en Europe
Il y a peut-être
beaucoup plus que des ragots oiseux de journaux dans les dépêches européennes
qui sont arrivées dernièrement concernant l’imminence de la guerre. Les
bourrasques de la guerre, dont nous sommes devenus familiers au cours de ces
trente dernières années, pourraient aisément être ignorées. Mais il y a quelque
chose dans les informations actuelles qui font résonner une note dans une gamme
différente.
Pourquoi Napoléon
III[1] aurait-il dû vouloir la
guerre avec l’Allemagne en 1870 ? N’avait-il pas suffisamment de choses à
s’occuper chez lui, ou bien ses guerres à l’étranger, en particulier son raid
sur le Mexique, l’ont-elles enivré de leurs vapeurs martiales ? Le fait
est que les causes silencieuses ont un pouvoir d’entraînement puissant. Ceux
qui entraînent et ceux qui sont entraînés agissent de la même manière,
c'est-à-dire de manière inconsciente. C'est un tel pouvoir qui a entraîné
Napoléon III à sa perte. Ce qui aurait pu prendre à la France de nombreuses
années pour le faire – la chute de l’Empire et dans la foulée la restauration
d’une république bourgeoise –, Napoléon l’a accompli en quelques mois. La
guerre qu’il a imposée à l’Allemagne l’a renversé. Elle n’a pas fait que cela,
mais elle a été la cause, ainsi que Castelar[2] l’a exprimé de manière
incisive, de la naissance d’une république en France « par la poudre à
canon de droit divin », et ce droit divin lui-même, « à peine revenu
à Berlin, a vu tout autour de son trône le spectre de la démocratie renaissante ».
Les rumeurs de
guerre qui proviennent à l’heure actuelle de l’Europe et qui concernent le
mouvement panslave qui enflamme la Russie, lequel pousse à la guerre avec
l’Allemagne et émet des notes aiguës de “changements révolutionnaires internes”,
sont si menaçantes que cela dépasse le pouvoir du gouvernement de les maîtriser
– les détails relatifs à ces rumeurs jouent une note de la gamme qui rappelle
les journées de 1870 quand Napoléon III s’est précipité dans la guerre avec
l’Allemagne.
C’était en tant
que “Français” et qu’incarnation de “tout ce qui est français” que Napoléon III
a lancé son défi à l’Allemagne – et c’est en tant que “Slave” et qu’incarnation
de “tout ce qui est slave” que le régime du tsar est maintenant en train
d’agiter son épée sous le nez de l’Allemagne.
C’était un acte de
désespoir de la part de Napoléon III d’imposer la guerre ; comme son
régime, il sentait le sol natal trop dangereux pour lui ; tous deux ont
ressenti cela longtemps avant que des tiers aient deviné ce fait, ou que les
boutefeux des boulevards de Paris eux-mêmes se soient rendu compte que ceux-ci étaient
très loin d’avoir réussi ; il n’avait pas le choix ; sa position était
devenu impossible chez lui ; il devait bondir en avant et vaincre ou tout
perdre ; – le régime du tsar est placé dans une situation similaire ;
l’esprit révolutionnaire, présumé étranglé par des milliers de gibets, règne
sur le pays depuis l’Oural jusqu’à la Vistule ; que les boutefeux en Russie
soient conscients ou non de leur succès, le cri panslave, encouragé par le
gouvernement, avec la guerre contre l’Allemagne qui se profile en arrière-plan,
est un acte de désespoir dynastique qui consiste à tout miser sur un coup de
dé.
Si en effet, les
rumeurs actuelles de guerre en Europe doivent leur existence aux forces
silencieuses qui sont à l’œuvre, lesquelles ont établi une république en France
« par la poudre à canon de droit divin », et ont ainsi incité à établir
une « démocratie renaissante » jouant le rôle d’un spectre autour du
trône de Berlin, nous pouvons alors nous attendre à voir la même « poudre à
canon de droit divin » allemande provoquer le renversement du tsarisme en
Russie, ainsi que l’acte, qui sera effectué au cours de cette génération,
quarante et quelques années plus tard que 1870, consistant à donner à son tour,
à une « démocratie renaissante » autour du trône impérial des
Hohenzollern, un coup de main proportionnellement plus net, avec des
conséquences qui sont incalculables.
Toutes les guerres
ne se font pas pour les marchés. Quelques guerres sont des explosions
volcaniques qui sont puissamment marquées par la saveur de la Révolution – de
la marche vers la Révolution
The People, vol. XIII, n° 287, dimanche 13 avril 1913
L’honneur national
Aucun homme, quoi
qu’il puisse faire, ne peut rejeter sur un autre le déshonneur qui peut peser
sur lui ; l’honneur d’un homme est d’être en accord avec soi-même, et non
pas avec d’autres. Il en est ainsi pour des individus, et il en est de même
pour des nations. L’honneur d’une nation n'est pas d’être d’accord avec
d’autres. Ce n’est pas la conduite d’autres nations qui honore ou déshonore une
autre ; une nation est honorée ou déshonorée par ses propres actes chez
elle. L’application de ces principes irréfutables arrive maintenant à point
nommé.
Plusieurs
centaines de fusiliers marins des États-Unis ont récemment trouvé la mort dans
le port de La Havane. Imaginons le pire que l’on puisse imaginer : imaginons
que le gouvernement espagnol ait été lui-même coupable de la stupidité qui
entoure la mort de ces hommes ; c'est-à-dire qu’il a conçu, planifié et
exécuté, cet acte odieux. Cela ne fait pas de doute qu’une telle action,
selon les États-Unis, est une insulte à notre égard. Mais qui est et qu’est ce
gouvernement qui doit réparer le tort qui a été fait à notre honneur ? Son
habilitation à demander et à exécuter cette réparation dépend de son caractère.
Est-il habilité pour cela ?
Le gouvernement
des États-Unis ne représente pas notre peuple, mais une petite minorité de
celui-ci ; il ne représente pas l’honneur, le travail, les forces de la
nation ; il représente le déshonneur de la nation ; il
représente exclusivement la classe capitaliste, c'est-à-dire une classe
criminelle. En tant que représentant de cette classe, le gouvernement actuel
est, de la tête aux pieds, rouge du sang non pas de quelques centaines, mais de
milliers et de milliers d’invalides du travail de cette nation – hommes, femmes
et enfants – que, quotidiennement, il fait exploser, tue, mutile et fait mourir
de faim à petit feu, dans les mines, les gares de triage, les moulins et les
ateliers. La classe que ce gouvernement représente est même maintenant au banc
des accusés à Wilkes-Barre, Pennsylvanie, pour le meurtre à grande échelle de
travailleurs, et, à l’aide de sa prostituée de presse, elle est en train de
maquiller les preuves au point de faire passer les criminels pour des innocents
et les innocents pour des criminels, et par conséquent en ajoutant l’insulte
aux blessures. Un tel gouvernement si peu recommandable, qui n’a aucun honneur
de soi à protéger, peut-il vraiment venger l’insulte faite à notre
drapeau ?
Non.
Quelle que soit
l’insulte qui nous provienne de l’étranger, elle ne peut, par la nature même
des choses, être vengée que lorsque cette classe, en même temps que tous ses
agents électoraux de tous degrés appelant à la guerre, aura été renversée, et
que sa classe ouvrière, sa seule partie honorable, et cette partie dotée d’une
majorité écrasante, sera parvenue au pouvoir en s’emparant du gouvernement.
La réparation de
n’importe quel affront, qui nous serait tombé dessus depuis l’étranger, doit,
de par la nature même des choses, être reportée jusqu’au jour où nous pourrons
régler nos comptes avec ceux qui nous insultent dans notre propre nation, soit
la classe capitaliste qui gouverne à l’heure actuelle, pour tous les affronts
dont elle submerge quotidiennement et insolemment le peuple.
Indignons-nous des
insultes faites à notre nation, et travaillons à la venger par tous les moyens.
The People, vol. VII, n° 49, 6 mars 1898
L’on jette Washington par-dessus bord
Les journées
actuelles de guerre nous fournissent l’occasion d’étudier l’esprit du
capitalisme de très près. Beaucoup de choses que nous avons dites à propos du
caractère interne du système capitaliste doivent avoir semblé
“théoriques” ; les faits historiques sur lesquels nous avons fondé nos arguments
ne relevant pas de l’observation personnelle des masses, nos conclusions ont
été ignorées. Cependant, les faits sont maintenant à portée de main ; tout
le monde peut les voir, les entendre, les éprouver, les renifler.
Menacé par
derrière par la révolution sociale, le capitalisme se retourne contre le
prolétariat en révolte et, avec un froncement de sourcil moralisateur, il
invoque le passé comme étant une chose sacré, qui doit être vénérée et devant
laquelle l’on doit s’incliner. Ah bon ?! Le mouvement socialiste veut-il
rompre avec les habitudes “ancestrales” du pays ? Quoi ?! Doit-on se
débarrasser des principes de l’américanisme qui ont été consacrés par les pères
de la Révolution ? Quoi ?! C’est avec horreur que les piliers de la société
lèvent les bras au ciel, et la conviction devient évidente à leurs yeux que,
étant donné que les socialistes n’ont pas de vénération pour le passé, ils doivent être anéantis.
Néanmoins, nous
avons constamment soutenu qu’il n’y a rien de plus infidèle que le
capitalisme ; tous ses dieux, ses idoles, ses principes, sont facilement
sacrifiés à chaque fois qu’il peut transformer ses choses sacrés en argent. Il
est venu au monde en décapitant tout ce qu’il avait à portée de vue et tout ce
qui était hors de vue ; en éradiquant les églises, en renversant les
autels, en défonçant les idoles, et il est toujours prêt à faire la même chose
à nouveau.
La guerre le
prouve.
Parmi les figures
les plus vénérées du pays, Washington occupe très généralement une place de
premier plan ; nos politiciens, professeurs et ecclésiastiques, capitalistes
se sont toujours tournés vers lui ; ses paroles sont constamment
citées ; et parmi les mauvaises choses qui sont imputées aux mauvais
socialistes, l’on a mentionné plus d’une fois leur intention de « répudier
Washington ».
Et pourtant, que
voyons-nous maintenant ?
Au Congrès, dans
la presse, en chaire, l’avertissement washingtonien contre les alliances qui
empêtrent, les conquêtes, etc., lequel est maintenant prononcé fréquemment à
l’encontre du projet de garder les Philippines, de prendre Hawaï, etc., etc.,
est accueilli par quoi ? Par rien de moins qu’un ricanement adressé à
Washington, par une annonce qui équivaut à déclarer qu’il est “dépassé”, bref, par
le fait de le jeter par-dessus bord.
Washington, disent
maintenant ces mêmes personnes qui étaient encore tout récemment de fervents
partisans du passé, ne pouvait pas prévoir les conditions modifiées dans
lesquelles nous vivons à l’heure actuelle ; Washington, nous disent-ils,
écrivait, parlait et pensait, en d’autres temps et pour d’autres temps ;
Washington, pour résumer, n’a désormais plus d’importance.
Parmi les nombreux
symptômes de l’époque, cet affranchissement des capitalistes de leurs propres
dieux est le symptôme le plus certain de la révolution imminente. Le navire
capitaliste est en train de larguer ses amarres. Étant à la dérive,
qu’adviendra-t-il de cette embarcation imbibée d’eau ?
The People, vol. VIII, n° 13, 26 juin 1898
Échanges de l’injure “traître !” au
Sénat
Si l’on en juge
par ce que publient les journaux à sensation [que l’on appelle ici les journaux
“jaunes” (NdT)], qui vont du jaune safran le plus doux à l’ambre jaune le plus
profond, les États-Unis présentent un contraste remarquable avec
l’Espagne : tandis qu’en Espagne le pays est déchiré par des dissensions,
ici, avec nous, le spectacle est celui d’un morceau d’humanité uni, fort de
presque quatre-vingt millions d’habitants, en parfaite osmose, enchanté du centre
vers la périphérie, et vice-versa, avec l’admiration mutuelle et la confiance
réciproque de ses innombrables unités. Effectivement, le spectacle serait
remarquable s’il était vrai ; mais il n’est pas vrai ; et il est
naturel qu’il ne soit pas vrai, quand l’on voit l’intense antagonisme de classe
et de sous-classe qui règne ici, et c’est le spectacle de la nécessité qui
règne forcément dans un pays comme le nôtre où le système capitaliste est le
plus exubérant(*). Le pays ne présente
pas le spectacle de l’admiration et de la confiance mutuelles universelles.
C'est exactement le contraire ; et le conflit a éclaté au Congrès avec une
telle intensité que les journaux à sensation méritent vraiment l’estime que
l’on accorde à leur “habileté”, car ils sont parvenus, ainsi qu’ils l’on fait,
à étouffer l’affaire, et à continuer à propager leur roman de fiction.
C’est le lundi 25
avril que la scène suivante a eu lieu au Sénat des États-Unis, telle qu’elle a
été recueillie par le Congressional
Record publié deux jours plus tard :
Le sénateur
Butler, de Caroline du Nord, avait la parole ; lui et ceux qui
l’approuvaient lançaient des regards de défi à un groupe qui leur faisait face,
avec le sénateur Hawley, du Connecticut, en son centre. Qu’est-ce qui divisait
ces deux coteries ? Le “patriotisme” ainsi que chacun le comprenait. Le
premier groupe, celui qui se rassemblait autour du sénateur qui avait la
parole, avait fait ses preuves en vendant le pays au Silver Syndicate [syndicat
de l’argent] et en faisant tirer sur les ouvriers des mines d’argent lorsqu’ils
demandaient de meilleures conditions ; le second groupe avait fait ses
preuves en vendant le pays à l’Armor-Plate Trust [société de plaques de
blindage], entre autres, et en menaçant de la baïonnette les travailleurs afin
de les soumettre. L’équipe du Silver Syndicate n’avait pas réussi à se faire
acheter en bloc par l’Armor-Plate Trust ; l’Armor-Plate Trust n’était pas
parvenu à se faire rafler par le Silver Syndicate. Naturellement, le
patriotisme de chacun était à couteaux tirés avec celui de l’autre. Leur
inimitié mutuelle est brûlante – d’autant plus que chacun “cherche à se remplir
les poches” dans cette guerre. Dans ce contexte, l’on comprend mieux la performance
qui a été accomplie.
C'est le sénateur
Butler, de l’équipe du Silver Syndicate, qui tenait le crachoir : il
parlait, en rentrant dans les détails de l’arnaque, des plaques de blindage, et
il s’étendait en long et en large sur les bouches d’aération qui ont été
vendues au gouvernement par l’Armor-Plate Trust ; pour ne pas être accusé
d’imprécision, il est rentré dans les détails, en précisant les navires et les
parties de chacun qui avaient été blindées par des bouches d’aération. Il poursuivait
à ce rythme lorsqu’il y eut des interruptions soudaines en provenance du groupe
de l’Armor Plate Trust, avec le sénateur Hawley en son centre. Les interruptions ont gagné en fréquence et
en violence jusqu’à ce que le sénateur Hawley se soit mis à hurler :
« Je me dois de
protester contre cela. Si le sénateur de la Caroline du Sud devait écrire à
titre privé une communication au gouvernement espagnol afin de lui révéler les
défauts qui concernent certaines plaques de blindage, et de les lui indiquer,
il serait (en pointant son doigt de façon menaçante en direction du sénateur
Butler) COUPABLE DE COMPLICITÉ DE TRAHISON ! ».
Ce coup tiré par
le camp du patriotisme de l’Armor-Plate Trust a eu pour réponse cet autre coup
tiré par le camp du patriotisme du Silver Syndicate, avec le sénateur Butler
comme artilleur :
« Si quelqu’un
est COUPABLE DE TRAHISON, ce sont ceux, Y COMPRIS LE SÉNATEUR DU CONNECTICUT,
qui ont eu une position partisane en faveur de l’Armor-Plate Trust, qui les ont
aidés à perpétrer ces fraudes vis-à-vis du gouvernement, et QUI ONT OBTENU UNE
RÉMUNÉRATION EXORBITANTE POUR AGIR DE LA SORTE, EN METTANT AINSI EN DANGER NOS
NAVIRES, LA VIE DE NOS MARINS, ET SANS DOUTE L’HONNEUR DE NOTRE
DRAPEAU. ».
« Trahison ! »,
telle est l’injure échangée dans la plus haute division du Congrès par des
traîtres à leur pays ; chacun d’eux, à sa façon, a fait de son mieux pour
déshonorer notre peuple dans l’intérêt de sa propre sous-classe du capitalisme
et est maintenant en train de faire tout ce qu’il peut pour se retirer de la
guerre ; il fait non seulement la clarté sur le “patriote” capitaliste,
mais il met aussi en relief la totale impossibilité de l’unité dans le camp
capitaliste – même par temps de danger national.
The People, vol. VIII, n° 7, 15 mai 1898
L’amiral Togo
La plus grande
figure historique vivante est originaire du Japon – c’est l’amiral Togo[3].
Il y a ceux qui
pensent que le message de Togo au monde consiste dans « la stratégie
navale incomparable déployée dans la mer du Japon, et au moyen de laquelle un
pays, jusqu’alors comparativement obscur, s’était élevé à la hauteur des plus
en vue ».
Cette opinion
erronée, qui est soutenue par les admirateurs des exploits destructeurs, est
peut-être la cause qui pousse des sentimentaux pleurnicheurs à filer à la
position opposée extrême en répandant leur mépris pour « le boucher du
détroit de Tsushima ».
Il est vrai que
l’acte qui a attiré le regard du monde sur Togo était un acte effectué avec la
“manière forte”, et par conséquent un acte de force qui gaspille la vie
humaine. Mais telles sont les limites de la plus grande partie de l’humanité, à
savoir qu’elle n’apprendra que par la souffrance : c’est seulement la
souffrance qui accoutumera ses sens à la réceptivité pour tout message. Si la
plus grande partie, ou simplement la moitié, de l’humanité était composée de Marx, de Jules Guesde, de
Pablo Iglesias, ou d’Hervé, la République socialiste ou industrielle serait
maintenant un fait établi, et les horreurs du capitalisme seraient une chose du
passé. L’oreille de l’esprit l’humanité ne peut être atteinte que par et à
travers les gémissements des hommes.
C'est par ce moyen
que Togo a délivré ce message – la réfutation de la théorie des “races
arriérées” engendrée par la vanité et retardant le progrès.
Mais, comme toute lutte
ou déformation des conquêtes de la science, la guerre navale exerce, et de
loin, les plus fortes pressions sur l’intelligence, sur la fibre morale et
physique du combattant. Depuis l’amiral jusqu’au canonnier de marine, le
guerrier naval se classe à un niveau plus élevé que le soldat terrestre
correspondant. Conquérir, avec des instruments modernes de la guerre navale,
par la stratégie que Togo a mise en œuvre, témoigne d’une haute catégorie
d’homme, non pas simplement de l’homme qui a commandé la conquête et de ceux
qui étaient associés à lui, mais de la nation qui l’a et les a produits. La
flotte de Togo, différemment de celle de toutes les autres nations, et
certainement différente de la nôtre, avait des officiers et des hommes
exclusivement japonais. Elle représentait la réussite de la race japonaise.
Faisant référence,
et même faisant envieusement référence, dans l’enceinte de la Chambre des
Lords, à la victoire du Japon sur la Russie, réalisée sous l’excellent
commandement de Togo, lord Curzon[4] a dit de cet événement
qu’il « était un coup de tonnerre qui a résonné à travers les galeries des
chuchotements d’Asie ». Bien que les paroles de lord Curzon aient été
lourdes de sens, elles n’étaient pas à la hauteur du fait dans ses prémisses.
La victoire du Japon, qui a été assurée grâce au talent mental et physique de
Togo, était un message lancé d’une voix tonnante aux “races supérieures”, et de
manière suffisamment forte pour fracasser la superstition concernant les “races
arriérées”. En tant que tel, c’était un message qui mettait fin à une ère et
qui marquait le début d’une autre ; c’était un message de
l’humanité ; un élément contributeur à l’ordre international ; une
des pierres angulaires sur lesquelles doit être élevée la structure dont la
coupole verra se déployer le drapeau rouge de la fraternité humaine,
l’emblème du mouvement socialiste.
Il importe peu que
Togo « ait bâti mieux qu’il ne savait ». Les trompettes, à travers
lesquelles l’évolution sociale claironne son message, ne sont pas des
“flutiaux”, mais elles sont des instruments faits d’un métal du meilleur choix,
forgé sur les enclumes du temps.
The People, vol. XII, n° 41, jeudi 10 août 1911
Deux coups de feu
Maintenant que les
journées de Dewey, avec leurs célébrations et leur enthousiasme, sont terminées,
il est possible que l’esprit public soit suffisamment dégrisé pour considérer
sérieusement ce qui s’est réellement passé à Manille le 1° mai 1898.
Dans l’histoire de
notre pays, ont été tirés deux coups de feu qui ont marqué une époque L’un a
été tiré à Lexington(*), au
siècle dernier ; l’autre a été tiré dans la baie de Manille, l’année
dernière. Tous deux ont résonné dans le monde entier. Lors des deux, le monde a
été surpris : tous deux annonçaient l’entrée sur la scène de l’histoire
d’un nouvel élément, une nouvelle nation, avec laquelle toutes les autres et
l’histoire mondiale allaient devoir compter.
À Lexington, il y
a cent ans, le fracas des tirs de mousquet proclamait que l’Amérique coloniale
coupait le cordon ombilical qui la raccordait au féodalisme, et qu’elle entrait
dans l’ère du capitalisme ; dans la baie de Maille, l’an dernier, les
canons de l’Olympia(*) ont proclamé que l’Amérique ploutocratique
coupait le cordon ombilical qui la raccordait au conservatisme capitaliste.
À Lexington, le
fracas des tirs de mousquet annonçait l’avènement sur la scène de l’histoire
d’une nation de citoyens indépendants ; les canons de l’Olympia proclamaient que cette époque
était terminée.
À Lexington, le
fracas des tirs de mousquet inaugurait le conservatisme et l’exclusi-visme
nationaux ; les canons de l’Olympia
ont mis l’exclusivisme en lambeaux et elle annonçait d’une voix tonnante au
milieu des nations internationalement en guerre le fait de l’arrivée dans
l’arène d’une force nouvelle et puissante.
À Lexington, le
fracas des tirs de mousquet a délimité le champ de la lutte interne ; les
canons de l’Olympia ont franchi ces
limites et les ont étendues aux confins du monde.
Pour résumer, à
Lexington, les mousquets ont annoncé la naissance d’une révolution
sociale-économique ; les canons de l’Olympia
ont proclamé que cette révolution était achevée, et qu’elle était par là
même le héraut de l’arrivée prochaine de la nouvelle – la RÉVOLUTION SOCIALE de
notre temps.
Telle est la
signification de l’événement qui s’est déroulé dans la baie de Manille le 1° mai 1898 ; et, en tant que tel, en
tant que pierre blanche qui suggère avec certitude l’imminence de l’aboutissement
de la révolution de toutes les révolutions – la révolution sociale qui
donnera naissance à la République socialiste –, il peut très bien être salué
avec joie.
The People, vol. IX, n° 29, dimanche 15 octobre 1899
Un mot adressé au prolétariat d’Espagne
Camarades
travailleurs – Le comités respectifs, dénommés gouvernements, de la classe
dominante dans nos deux pays nous ont donné l’ordre de nous sauter mutuellement
à la gorge.
L’état d’esprit
dans lequel vous et nous avons été mis vis-à-vis de l’autre illustre
l’inhumanité profonde, l’absurdité monstrueuse, du système social dans lequel
nous vivons.
Quelle querelle
avez-vous avec nous, ou nous avec vous ? Aucune. L’on dit que c’est le sol
de Cuba qui serait l’objet du litige. Sa possession par la classe qui vous
gouverne vous a-t-elle bénéficié le moins du monde ? La richesse, la
richesse croissante, tirée du sol de Cuba, a-t-elle coulé dans vos mains pour
un quelconque montant perceptible ? La “Perle des Antilles” est-elle une
pierre précieuse qui brille sur votre front ? La question semble presque
cruelle. Non seulement la richesse tirée de Cuba ne vous a jamais touchés,
mais, constamment, à certaines périodes moins, et à d’autres davantage, vous
avez été forcés de mêler le sang de vos propres veines à la sueur du front de
la classe ouvrière de Cuba afin d’assurer à vos exploiteurs communs la jouissance
de la fertilité de Cuba. La “Perle des Antilles” n’a jamais été qu’un bijou de
famille de vos tyrans et une malédiction supplémentaire pour vous. Pour le
moins, en ce qui vous concerne.
Et quant à nous,
nous savons très bien que, si Cuba “nous” est dévolu ou bien est rendu “libre”,
notre sort ou bien le sort des travailleurs de Cuba n’en sera pas amélioré.
Même cause, même effet. Le système social dans lequel nous vivons tous deux
restera le même. Par conséquent, le problème n’est pas quelque chose qui nous
concerne. Qui concerne-t-il ?
En dehors des
intérêts capitalistes généraux et conflictuels dans nos deux pays, les intérêts
immédiats et représentatifs concernés sont ceux de nos deux gouvernements. Notre
gouvernement républicain cherche à se perpétuer à l’aide d’une guerre ; le
gouvernement de votre reine-régente cherche à empêcher sa chute, laquelle
résulterait certainement de l’abandon de Cuba. Ce sont des intérêts apparentés
qui sont rassemblés derrière chacun d’eux.
La théorie, qui
est fondée sur une longue série de faits, a depuis longtemps établi le principe
selon lequel la paix et la civilisation ne peuvent jamais durer tant que
les nations sont dirigées par la classe de brigands qui détient les rênes du
pouvoir à l’heure actuelle. Il s’ensuit par conséquent le principe selon lequel
la classe ouvrière de toutes les nations n’a qu’un seul ennemi – la classe
capitaliste de toutes les nations, et sa propre nation est en tête de liste.
La guerre qui a
éclaté entre nos deux nations en fournit l’illustration la plus récente.
Aveuglés par le manque de conscience de classe, nombreux sont ceux de notre
classe, des deux côtés de l’océan, qui peuvent encore se permettre d’être
absorbés et fascinés par leurs exploiteurs. Néanmoins, l’espoir est justifié
que cela puisse être l’une des dernières expériences qu’ils devront
faire ; et que, se haussant à la pleine hauteur de leur classe, ils
puissent bientôt adopter la position qui seule garantira la paix du monde.
En attendant, à
travers la fumée des canons crachant le feu, et les flots de sang humain que cette
guerre fera couler, nous, le prolétariat d’Amérique ayant une conscience de
classe, nous vous tendons la main de la fraternité.
The People, vol. VIII, n° 5, 1° mai 1898
[1] Louis Bonaparte (1808-73), neveu
de Napoléon Bonaparte, a dirigé la France en tant que Napoléon III de 1852 à
1870.
[2]
Emilio Castelar y Ripoll (1832-99) était président (1873-74) de la Première République d’Espagne
quand il a été renversé par un coup d’État militaire qui a conduit à la
restauration de la monarchie espagnole.
(*)
De Leon emploie l’adjectif rank
qui signifie aussi “nauséabond”. Difficile choix pour le traducteur !
(NdT).
[3] C’est l’amiral Heihachiro Togo
(1846-1934) qui commandait les forces navales japonaises qui ont infligé une
défaite aux flottes russes à Port Arthur et à Tsushima au cours de
la guerre russo-japonaise de 1904-1905.
[4] George Nathaniel Curzon
(1859-1925), un politicien du Parti conservateur britannique qui est entré au Parlement
en 1886 et qui a été vice-roi de l’Inde de 1895 à 1905, était un membre de la
Chambre des Lords et chancelier de l’Université d’Oxford lorsque cet éditorial
a été écrit en 1911.
(*) Les batailles de Lexington et de
Concord sont les premiers engagements militaires de la Guerre d’Indépendance
des États-Unis. Elles se sont déroulées en 1775. (NdT).
(*)
Le commodore George Dewey avait fait de l’Olympia son navire amiral. (NdT).
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