par Lucien Laugier
Vous
l'avez sans doute remarqué, je ne me suis aucunement associé aux
commémorations hypocrites et sociales du demi-siècle écoulé
depuis mai 68. Je n'avais aucune envie de me mêler au dégueulis
éditorial et aux fadaises des anciens combattants d'une mémoire
tronquée, hypocrite ou surfaite. Je ne résiste pas à vous
présenter post-festum cet excellent petit texte du mémorialiste
hors pair Lucien Laugier, écrit vers le mitan des 70, comme toujours
tout en finesse et en profondeur. Cela fera plaisir à l'ami Xavier
qui a eu la chance de le connaître et de militer avec cet homme
d'honneur, comme d'autres vieux bordiguistes et qui le sont restés.
Je
dois constater aujourd'hui, non sans quelque étonnement rétrospectif
que le retrait forcé de Bordiga à la suite de sa première maladie,
ne nous affecta pas outre mesure. De même d'ailleurs que
l'élimination des deux camarades1
qui étaient entrés en conflit avec la direction du Parti au sujet
des questions dont j'ai parlé précédemment (Encore que de la façon
aussi inélégante qu'obscure dont fût accomplie cette élimination
laissa à quelques uns d'entre nous un certain goût d'amertume sur
les raisons auxquelles il sera opportun de revenir ultérieurement
plus en détail).
Peut-être
ces deux faits également marquants, quoique à des échelles
différentes n'obscurcissent pas complètement l'opinion de la
plupart en raison des événements des années suivantes : dès
1965-1966 survint un changement sensible du climat politique et
idéologique de la société gaulliste, surtout chez les jeunes.
Avec
le recul il est désormais possible de vérifier la réalité d'un
phénomène dont nous n'eûmes à l'époque qu'une perception limitée
bien que ses divers indices le cessèrent d'aiguiser notre curiosité.
Après des années et des années de monopole stalinien sur la
littérature ouvrière - monopole aux effets fastidieux et
écoeurants – on se mettait de divers côtés à publier des
textes, des études ramenant au jour, au moins partiellement, la
vérité étouffée durant les sombres années de la période à
laquelle Edgar Morin a donné le nom de « glaciation
théorique » et qui est totalement imputable à la toute
puissance du stalinisme (surtout parmi les intellectuels occidentaux)
durant la première décennie de l'après-guerre. J'en fournirai
preuves et exemples dans d'autres chapitres, me bornant ici au seul
aspect que nous en connaissions dans le PCI et qui concernait
l'apparition, dans la capitale, d'un nouveau « jeune public »
avide de connaître la véritable histoire des mouvements
révolutionnaires et particulièrement sur les chapitres que le
stalinisme avait totalement falsifiés. Progressivement, les
camarades de Paris se lièrent avec quelques éléments faisant
partie de ce public et commença alors, lentement mais avec
régularité, un fait qui contribua à nous faire oublier les tristes
mésaventures relatées plus haut : l'accroissement numérique
du parti.
Je
passerai ici sur l'enthousiasme que suscita cet événements ainsi
que sur la responsabilité qu'il porte dans le renforcement ultérieur
de notre « mégalomanie ». J'en viens tout de suite aux
bouleversements survenus sur la fin de la décennie et à leurs
répercussions sur l'histoire de notre « groupuscule ».
Parmi
ceux qui, en 1971, devaient quitter le PCI – et je dirai plus loin
quelle part je pris dans cette décision – l'habitude fût vite
acceptée d'expliquer la « crise » ayant provoqué notre
départ par les conséquences directes ou indirectes de MI-JUIN 1968
– opinion directement empruntée à ce qu'en disait J.Camatte,
l'un des deux « sortants » de 1965, dans sa revue
« Invariance ». Une affirmation qui peut être admise
dans la mesure où Mai 68 a mis au grand jour la fonction à laquelle
étaient désormais réduites les traditionnelles « avant-gardes
révolutionnaires » et dans la mesure aussi où les
conséquences immédiates de l'événement ont fait du PCI un
groupuscule parmi les autres.
En fait, trois ans plus tôt, tout le monde politique avait été
surpris par la violence et la soudaineté de la révolte des
étudiants, mais le PCI le fût moins par l'éclatement de cette
révolte que par le style et les formes qu'empruntait cette
intrusion aussi exaltante qu'éphémère de la Révolution au cœur
de la société gaulliste. Je dois souligner en effet, sans pour
autant en vouloir tirer argument en faveur de la « clairvoyance »
du PCI que la rébellion des jeunes, sur la fin des années 1960, ne
fût pas vraiment chose inattendue pour nous. On pourra d'ailleurs le
vérifier ultérieurement à l'examen de la presse et de nos
compte-rendus de réunion de l'époque. En ce qui me concerne plus
particulièrement, je me souviens avoir été vivement intéressé et
impressionné au printemps de 1968 par les colonnes que la presse de
gauche consacra à l'effervescence régnant alors dans la Faculté de
Nanterre2.
Phénomène surprenant : les étudiants en sociologie et en
sciences économiques, en principe destinés à devenir les futurs
cadres de la production industrielle se mettaient à dénoncer le
rôle de garde-chiourmes auquel, sous prétexte de « psychologie
du travail », on les promettait. Ils démystifiaient froidement
cet avenir en montrant quelles savantes spéculations de la
psychotechnique n'avaient d'autre but que de dissimuler la réalité
répressive de la fonction qui leur était par avance dévolue. Ils
s'insurgeaient également contre tous les tabous de la société
gaulliste et contre les ségrégations culturelles qu'elle
entretenait. Bref ils laissaient prévoir la maturation d'une révolte
appelée à s'en prendre à tous les préjugés et interdits qui
avaient paralysé la génération précédente.
Dans « Le Prolétaire » nous en avions relevé divers
indices dès 1967. Si nous ignorions tout du moment où
surgirait la rébellion des jeunes et plus encore des revendications
qu'elle avancerait, nous la sentions pourtant venir –
affichant, il est vrai, avec trop de certitude la conviction qu'elle
s'orienterait dans le sens que nous espérions. Il est vrai aussi –
et cela nous déconcertait quelque peu – que les rares contacts
pris avec les « jeunes » nous les montraient sensiblement
différents de ceux qu'ils auraient du être selon notre attente.
C'est qu'ils s'exprimaient à travers les aberrations « gauchistes »
dont nous avions depuis longtemps fait le procès : nous nous
polarisions sur l'infantilisme de ces fanfaronnades sans deviner la
poussée qui s'exerçait derrière. En ceci d'ailleurs nous
subissions le lot des intéressés eux-mêmes, parmi lesquels seuls
les situationnistes détenaient une perspective nette.
En dehors des « Enragés » de Nanterre et du
« Mouvement du 22 mars », ce qui ressortait de la
« contestation » étudiante et qui imprégnait toute la
presse gauchiste (Pour les trotskystes notamment « Lutte
Ouvrière », « Rouge », etc.), c'était une sorte
de réformisme radical réclamant pour les étudiants :
« l'égalité des chances pour tous », la suppression des
cours magistraux, l'abolition de la sélection, etc... Toutes
transformations absurdes, impossibles ou décevantes si on les posait
à travers le maintien des structures de la société
existante. (Là résidait d'ailleurs la pseudo « arme secrète »
des trotskystes et qu'ils révélaient volontiers de bouche à
oreille : il fallait encourager les revendications concernant
des réformes impossibles car cette poussée en ferait éclater les
limites et poserait le problème politique au pouvoir3.
Soit dit au passage, tout autre était le sens du slogan
d'inspiration situationniste : « Soyez raisonnable,
réclamez l'impossible » qui tendait au contraire à dépasser
tout de suite le cadre d'une réforme de la société).
A quelques rares éléments du PCI, le radicalisme de
cette dernière expression ne passe pas inaperçu. Je fus parmi
ceux-là, mais, je dois le dire, pour des raisons surtout
passionnelles. De toute façon une grande divergence d'interprétation
de Mai 68 s e produisit entre les groupes de Paris et de Marseille
sur la fin du mouvement.
Dans leur appréciation de la « révolte
étudiante », la plupart des camarades de la capitale
maintenaient contre eux l'invective grossière ( à senteur fortement
stalinienne) qui leur reprochait de n'être qu'une manifestation de
« fils à papa » , de privilégiés qui n'étaient
soucieux que de leur avenir de futurs cadres de la société
capitaliste et qui, à ce titre, ne méritaient pas l'appui ni même
la simple considération des vrais prolétaires-ouvriers. A Marseille
au contraire nous commençions à percevoir , quoique d'une façon
timide et contradictoire, la nature subversive du courant d'idées
qui animait une rébellion qui était devenue celle de toute une
fraction de la jeunesse. Nous nous efforcions d'en discerner les
causes et d'en dégager les composantes au-delà d'une rudimentaire
classification sociologique. Nous découvrions que la
« démocratisation de l'enseignement », c'est à dire
l'ensemble des tentatives répétées d'élargir à des couches
populaires la pépinière des futurs cadres de la société, n'avait
guère favorisé la « promotion sociale » dans les
milieux vraiment défavorisés ; mais, par contre, elle avait
introduit dans la place, c'est à dire dans la nouvelle université
élargie aux dimensions et styles d'une caserne un redoutable cheval
de Troie : une masse trublionne de jeunes gens, suffisamment
instruits pour se défier et se gausser des contre-sens historiques
d'une idéologie que leurs aînés n'avaient admise qu'au travers de
travestissements passionnels (antifascisme, Résistance, mythe du
« socialisme » russe, etc.) et assez subtile pour
s'abriter derrière l'alibi de la revendication d'une
« réforme de l'Université » (sur laquelle, il est vrai,
les « contestataires » rangés ont fait couler des flots
d'encre) afin de pratiquer un nihilisme destructeur dont il n'existe
pourtant qu'une seule théorisation intelligente (en déni elle
aussi, de ses limites : le situationnisme4.
En un certain sens, la jeunesse de cet état-là, en
défiant la « société de consommation », en méprisant
ses plus hauts symboles – les autos qu'elle allait jusqu'à brûler
devant les barricades du Quartier Latin – avait sauté à pieds
joints dans la critique bordighienne du « welfare », de
la « prospérité », du productivisme, du carriérisme,
telle que la presse du PCI la développait depuis le début des
années 60. Mais elle le faisait en se référant à Marcuse et non à
Bordiga. Cela suffisait à fermer les yeux à beaucoup d'entre nous.
Ce n'est pas encore ici que j'entreprendrai la
laborieuse critique de l'événements Mai 68, dont ce que je viens de
dire constitue la face cachée souvent masquée par le souci
groupusculaire de « conquérir les ouvriers ». Je ne
parle pour l'instant que de ses répercussions sur l'évolution du
PCI dans les années qui suivirent et au cours desquelles les
conclusions de l'événement furent tirées de façon sensiblement
discordantes.
Mai 68 avait confirma, avec un peu d'avance, la
prévision par Bordiga de l'éclatement d'une vaste crise sociale
dans la décennie ultérieure (1975 pensait-il). Mais dans la
première manifestation de cet éclatement ce n'était pas le
prolétariat qui s'était dressé, c'était une fraction atypique des
nouvelles classes moyennes : la jeunesse de facultés et des
collèges. A ce propos, le désaccord caché qui régnait dans le PCI
durant les années 1969-1970 tenait à ceci que les uns voyaient dans
l'agitation étudiante et la grève qui l'avait suivie les prémisses
sûres d'un grand « réveil prolétarien » déjà en
acte, tandis que les autres restaient fortement sceptiques à l'égard
de cette perspective – impressionnés comme ils l'avaient été par
l'énergique fonction contre révolutionnaire assumée par les
centrales staliniennes, au prestige demeuré malgré cela intact, et
sur la redistribution des rôles qui faisait de la CFDT,
syndicat ex-chrétien, une organisation plus combative que la CGT et
dont le verbalisme pseudo-révolutionnaire permettait pourtant aux
maoïstes les plus actifs d'y trouver refuge contre les exactions des
« gros bras » de la CGT.
A la première de ces deux interprétations de Mai 68, à
son optimisme et à son triomphalisme, l'agitation ouvrière en
Italie – le « Mai rampant – de la péninsule en 1969 –
donna une forte impulsion, mettant à jour des initiatives qui
devaient jouer un rôle déterminant dans la « seconde crise »
du PCI.
NOTES
1Il
s'agit des deux célèbres Camatte et Dangeville.
2Sans
doute dans Le Nouvel Obs. Cf. également l'article que j'ai écrit
dans Le Prolétaire sur le discours de Thorez : « Les
jeunes et le communisme ».
3Profonde
remarque de Laugier sur le machiavélisme trotskien (politique de
nature délibérément bourgeoise et anti-marxiste), on peut
constater la même « tactique » concernant la tolérance
envers les milieux islamistes et les appels férocement humanitaires
et culpabilisateurs à l'ouverture totale aux vagues migratoires de
la part du NPA et des lobbies des taxis de la mer. Le pognon prévu
pour la piscine à Macron à Brégançon ne pourrait-il pas investi pour soigner la
gale des migrants qui débarquent et de ceux qui s'entassent au
milieu de leurs tas d'ordures porte de la Chapelle ? Ne serait-ce pas là une revendication plus « radicale »
et vraiment soucieuse de la santé des réfugiés plongés dans la
misère en France ? Plutôt que les simples cris de meetings ou
les pleurnicheries des frères Poutou et Besancenot. On retrouve les
mêmes revendications radicalement « impossibles » chez
les enfants syndicalistes des gauchistes de 68 à la SNCF, à EDF, à
Air France. C'est super pour démoraliser la classe ouvrière
complètement perlée ! (note de JLR)
4Avec
sa perspective de création de Conseils ouvriers, directement
inspirée de la Révolution allemande, les situationnistes, en mai
68, tentaient un retour au marxisme authentique, dont ils ne
voyaient qu'un seul vrai modèle : la Première Internationale.
Cette perspective fût soldée par un échec total, mais elle modela
l'expression idéologique de
l'événement parce qu'elle avait su trouver un réel répondant
matériel :
le mécontentement de dizaines de milliers d'étudiants (et bientôt
de lycéens) et un concours de circonstances les ayant précipités
vers une quasi émeute. Les notions de « prolétarisation »,
« réification », « société de consommation »,
trouvaient alors une résonance réelle et permettaient une
perspective qui paraissait plausible face à l'état d'usure du
gaullisme et aux hésitations et incertitudes d'un pouvoir
déshabitué de
toute lutte sociale radicale depuis vingt ans. En dépit des échecs
et désillusions finales, le tout aboutit à la généralisation,
dans la jeune génération de l'idée
de révolution ,
à l'acceptation, contrainte et forcés par toute la société, du
droit de cité d'un tel concept (d'ailleurs
seul moyen de la récupérer, par la suite, au profit du maintien du
système existant).
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