« On
pourrait dire que le progrès a lieu là où il s’arrête. Cette
image est cryptée dans un concept que tous les camps diffament
aujourd’hui d’une seule voix, celui de décadence ». Adorno
« La
fonction liée aux Lumières de la société bourgeoise tardive n’est
pas sans impact positiviste : sa décadence tient d’abord
(l’impact criminalistique) dans le fait que la société bourgeoise
tardive dévoile et exprime ce que la bourgeoisie cachait jusqu’alors
sous le couvert idéologique de la morale » (notes de Notes
de Hans-Jürgen Krahl)
« La
décadence est l’extrême individuation. Le caractère allégorique
de la décadence qui, comme Baudelaire, selon Benjamin, voit aussi le
cadavre de l’intérieur (ibid).
De passage en région parisienne, et
consultant les activités du weekend sur le web je notai la tenue de
cette RP sur le thème des sinistres meurtres du 13 novembre 2013. Je
décidai de m'y inviter.
Les militants rangeaient les tables en
circonférence avec ce dévouement typique du communisme intégral
comparable à la bonne qui nettoie consciencieusement la chambre
d'hôtel avec le valet de chambre, sauf s'il se nomme DSK.J'ai retrouvé avec plaisir presque depuis deux décennies écoulées des camarades fort blanchis sous le harnais mais l'oeil toujours pétillant.
Devant une quinzaine de participants,
pour la plupart venus de province, l'exposé reprit dans ses grandes
lignes la prise de position du groupe sur son site internet,
insistant pour la compréhension des événements sur l'absence de
perspectives alternatives à la barbarie capitaliste et sur le
phénomène d'exclusion sociale.
D'entrée de jeu, je déclarai mon
accord général avec cette analyse, quoique je pense que les notions
de décadence et de décomposition du capitalisme aient besoin d'être
dépoussiérées. Après un salut au souvenir de la camarade
Bernadette, récemment décédée du cancer, qui refusait de
considérer que nous, « la génération perdue de 68 »
étions des has been, j'ai fait référence à la notion bien
ancienne de décadence selon les critères marxistes de la IIIème
Internationale, terme que l'on retrouve chez les Trotsky et Rakosi,
mais chez l'étonnant Lénine de 1918 dans « les tâches
immédiates du pouvoir des soviets » en lien avec la place de
la petite bourgeoisie :
« Et il est évident que tous
les éléments de décomposition de la vieille société, fatalement
très nombreux et liés pour la plupart à la petite bourgeoisie (car
c'est elle que chaque guerre ou crise ruine et frappe avant tout), ne
peuvent manquer de « se manifester » dans une révolution
aussi profonde. Et ils ne peuvent « se manifester »
autrement que multipliant les crimes, les actes de banditisme, de
corruption et de spéculation, les infamies de toute sorte. Pour en
venir à bout, il faut du temps et il faut une main de fer ».
Epatante réflexion du Lénine au
pouvoir, si actuelle et qui demande à être réfléchie. Avec
aménité mon but était de questionner sur l'instrumentalisation de
l'islam par toutes les fanfares de l'Etat bourgeois, sa fonction de
remplacement du stalinisme et la question de comment lutter contre la
guerre opaque que nous subissons.
La discussion s'orienta d'abord sur la
question de la menace de guerre mondiale où un premier participant
démontra très bien que la guerre mondiale était pour l'heure une
lubie, plus un processus de guerre diffuse généralisée couplée
avec des opérations de police. Idée appuyée à plusieurs reprises
par les militants avec la vieille analyse du blocage des classes,
c'est à dire une bourgeoisie bloquée dans son désir d'aller à la
guerre totale par un prolétariat non consentant, et peu adepte du
pavoisage de l'oriflamme national aux fenêtres.
Une participante de province estima que
dans la durée de l'état d'urgence, l'instrumentalisation de
l'islamisme restait couplée avec le stalinisme, toujours dans son
rôle anti-ouvrier et anti-communiste ; que cette utilisation de
l'islamisme était un produit de la décomposition, qu'on a affaire
en effet à une immigration de guerre qui ne va pas cesser. Enfin que
la bourgeoisie avait tout fait en novembre pour empêcher le
développement de la solidarité avec les victimes des attentats
comme lors de celles de janvier.
Une polémique opposa Galar, habitué
depuis des lustres à fréquenter les RP du CCI, et les représentants
de ce groupe sur la question de la guerre dans le capitalisme. Selon
Galar, il ne faut pas tout mettre sur le dos du capitalisme dans
l'histoire humaine qui reste rythmée dans un temps immémorial par
une quasi permanences des guerres, et guerres entre cultures
différentes. Il affirma que notre époque de crise capitaliste
vérifie plus que jamais les analyses de Marx (alors que le
prolétariat apparaît endormi). Nous vivons une crise de
valorisation du capital, lequel a de moins en moins besoin de travail
vivant, légitime un chômage massif, une explosion massive
d'improductifs. Aux USA, 40% de la population est considérée comme
improductive. Il s'agit donc d'une crise à la fois économique et
anthropologique. Dans ce cadre, daech n'est qu'un épiphénomène. Le
terrorisme est un phénomène endogène. On invoque la religion mais
on s'aperçoit qu'en fait on parle de tout autre chose. Il faudrait
relire Castoriadis. La notion de décadence n'explique rien, c'est un
terme pour cacher son ignorance.
Piqués au vif par cette saillie,
plusieurs militants s'efforcèrent de rétorquer à Galar sur la
décadence, mais avec ces arguments ressassés mille fois depuis plus
de trente années : putréfaction de la société bourgeoise,
absence de projets pour l'humanité, blocage des classes, chômage de
la jeunesse.
La discussion visait trop large à mon
avis en brassant les grands concepts de risque de destruction de
l'humanité, les guerres dans l'histoire en général et des redites
sur la crise du capitalisme moderne ; ce que le président de
séance saisit parfaitement en relançant la discussion sur les
tâches du prolétariat et le rôle des révolutionnaires dans la
phase de décadence. Si, ensuite, chacun s'efforça d'expliciter les
motivations des jeunes tueurs et l'instrumentalisation du terrorisme,
on parla peu finalement de « Godot », cette classe
ouvrière plutôt absente de l'équation, ou plutôt en termes de
potentialités historiques, ou comme j'ai insisté sur un combat non
assumé contre la division en entreprise et sur le terrain électoral
par l'infection communautariste et religieuse entretenue par la
gauche bobo. La classe ouvrière était évoquée en quelque sorte
« en creux », non parce qu'elle n'existerait plus ni
qu'on accepterait sa négation médiatique, mais parce qu'elle n'a
plus depuis longtemps affirmé sa présence par des actions
d'envergure comme la grève de masse en Pologne en 1981.
Les questions que j'avais posées
initialement sur le grand remplacement du stalinisme par l'islamisme
ainsi que la question d'un combat contre la guerre (qui ne soit pas
cette sérénade humanitariste gauchiste de secourisme aux réfugiés)
ne trouvèrent ni écho véritable ni réponses.
Galar, avec son aisance de
petit-bourgeois cultivé, sympathique et bourré d'humour, remit le
couvert pour réaffirmer qu'on en est revenu à un capitalisme de
type classique mais qui, avec la raréfaction du travail vivant,
s'oriente vers un blocage généralisé, excluant de plus en plus des
masses gigantesques de la population, où les problèmes posés lors
des « révolutions arabes » ressurgiront de façon plus
gravissime.
Pour un membre du CCI, il n'est pas
possible de comparer à la façon de Galar les guerres d'hier et
d'aujourd'hui. Jadis elles pouvaient être de nature différente,
désormais elles sont d'une certaine façon unifiées et fonctionnent
de la même manière impérialiste. Il fit tout un développement sur
la confiance en l'avenir qui marquait le mouvement ouvrier avant 1914
alors qu'après et jusqu'à aujourd'hui domine le marasme, la
dispersion (mais je n'ai pas noté toute son argumentation). D'autres
insistèrent sur le critère de conscience dans la classe ouvrière,
sur la concentration d'armements comme expression typique de la
décomposition du système, l'instrumentalisation de l'islam par ceux
qui prétendent être ses représentants ou les bateleurs d'un islam
« progressiste ».
J'ai regretté qu'on n'ait pas analysé
plus le rôle de la petite bourgeoisie qui, bien que touchée par la
crise ne se résout pas à « tomber dans le prolétariat »,
partage le pouvoir de la confusion un peu partout et dont les partis
politiques seront parmi les derniers obstacles à l'affirmation du
prolétariat comme les partis anarchistes et socialistes
révolutionnaires en 1917. Les tueurs du Bataclan sont eux-mêmes une
émanation de la petite « beurgeoisie » flouée par le
système plus que des connaisseurs du coran. J'ai mis en cause enfin
cette curieuse notion de solidarité (populaire?) invoquée dans ses
articles par le CCI lors des attentats de janvier et novembre –
nous n'avons pas à accompagner les funérailles bourgeoises –
ainsi que cette affirmation invraisemblable « la génération
du Bataclan qui avait rêvé de reprendre le flambeau de 68 ».
Je n'ai pas bien entendu si
l'intervenant suivant estimait qu'on ne pouvait considérer les
spectateurs du Bataclan comme des petits bourgeois ou non, mais il
semblait s'aligner sur l'interprétation du CCI de l'émotion
(suscitée par le meurtre de masse) comme une manifestation de la fin
de l'individualisme. Il conclut en disant qu'il fallait s'attendre
tôt ou tard à un mouvement qui viendra de « l'indignation »
de la classe ouvrière mais pas des révolutionnaires en premier
lieu.
La conclusion générale resta modeste,
considérant que des éléments de réponse avaient été fournis,
essai d'explications dans le cadre de la décadence, face au blocage
des classes (+ manque de perspectives pour les jeunes). Le grand vide
de proposition du capitalisme est l'explication de base aux
comportements destructeurs, au développement de cet esprit de
revanche de ceux qui veulent « punir l'occident ». De
nombreuses questions sont ainsi posées à la classe ouvrière pour
qu'elle pousse plus loin sa réflexion.
La réunion s'était déroulée d'une
manière fraternelle, avec des polémiques sans agressivité, mais
j'ai tenu à commémorer au final un anniversaire peu commun. Le
groupe avait informé sur son site avoir tenu son 40ème congrès,
j'ai donc informé la réunion que le camarade bourgeois Galar était
le plus ancien sympathisant (on nomme ainsi par défaut tout présent
aux réunions des petits cercles politiques, pour peu qu'ils soient
réguliers) depuis 40 ans ! présent dès le moment de la
fondation en 1976 aux réunions dites alors simplement « ouvertes ».
J'ai donc demandé une standing ovation, mais j'ai été seul à
m'applaudir.
La réunion a posé finalement plus de
questions qu'elle n'en a résolu, et en ce sens ils pourront estimer
leur but atteint. Si chacun s'attelle aux nécessités de recherches
approfondies pour démystifier ce monde qui nous opprime.
NOTES
SUR LA DECOMPOSITION ET LA DECADENCE
Contrairement
à ce qu'a remarqué un autre très vieux sympathisant du CCI, je ne
pense pas que
l'information largement répandue des deux concepts
véhiculés par le CCI – en l'état actuel de leur théorisation
poussiéreuse – puisse aider vraiment le développement de la
conscience du prolétariat. Une réflexion plus analytique reste à
mener, un effort d'argumentation et une capacité à comprendre que
les meilleurs linéaments de réflexion sur l'aspect réactionnaire
du capitalisme se trouvent dans la première période des années de
contre-révolution, les années 1930, chez les théoriciens du
communisme bolchevique, chez Lukacs et Adorno, dans la revue Bilan,
quoique faiblement.
On
peut regretter une « décomposition du marxisme », pour
parodier Sorel, lorsque l'on se contente de répéter ou d'user d'une
notion ambiguë comme le terme décomposition. Marx utilise les
termes de putréfaction et de décomposition à une époque où les
découvertes de la science étaient limitées, il est un peu trop
influencé par l'école physiocratique. Du pourrissement d'une
société peut bien ne rien renaître. Une décomposition totale
n'est pas un passage obligé vers une renaissance ou l'apparition
d'une nouvelle plante, même clonée ; son image de la vieille
taupe ne fut pas très heureuse... lorsque la taupe atteint l'air
libre elle est aveugle !
Si la décomposition se généralise on
peut, comme l'explique la biologie moderne, imaginer la disparition
de l'espèce humaine, même si il n'en reste que des alevins... En
biologie, la décomposition, appelée aussi putréfaction,
est le processus par lequel des corps organisés, qu'ils soient
d'origine animale ou végétale dès l'instant qu'ils sont privés de
vie, dégénèrent sous l'action de facteurs biologiques modifiant
complètement leur aspect et leur composition. Le processus de
décomposition fait intervenir une succession de micro-organismes
tels que les champignons
et les bactéries,
le plus souvent anaérobies.
Autrement dit, il s'agit de la dégradation des molécules
organiques par l'action de micro-organismes.
La décomposition est à la base de la constitution de l'humus
et de certains réseaux
trophiques temporaires (par exemple après avoir pondu, les
saumons mouraient
autrefois par millions près des sources. Leurs cadavres se
décomposaient en donnant source à des bactéries et
microinvertébrés qui seront la nourriture des alevins.
Pour la DECADENCE le Larousse est plus
précis que le CCI, et le camarade bourgeois Galar avait raison de
noter qu'une décadence se vérifie a posteriori (surtout quand on
n'est pas capable de démontrer que la société communiste du futur
devrait être supérieure au capitalisme) :
- État d'une civilisation, d'une culture, d'une entreprise, etc., qui perd progressivement de sa force et de sa qualité ; commencement de la chute, de la dégradation : Entrer en décadence.
- Période historique correspondant au déclin politique d'une
civilisation.
J'ai collecté d'intéressantes réflexions sur le phénomène de la décadence (tant pis pour le camarade bourgeois) – dans un long texte académique que vous pouvez consulter sur le web et au titre certes ronflant (Dialectique de l’esthétique : Hans-Jürgen Krahl et le « marxisme occidental » entre art et politique) mais dans un site marxologue très valable et véritable mine d'or: Cahiers du GRM https://grm.revues.org/392 . La notion de décadence peut tout à fait être enrichie avec la notion de crise de civilisation, défendue par Munis. Il y a aussi un aspect culturel qui est négligé par le groupe politique (les groupes politiques modernes ne fournissent plus de théoriciens d'envergure) ; l'internationalisme ne signifie pas la destruction des cultures nationales ni cette espèce de noria communautariste mondialiste, qui nous est servie comme breuvage universaliste d'avenir.
- « Le concept de « décadence » est à cet égard décisif dans la reconstruction lukácsienne du devenir de la culture bourgeoise : il indique à la fois la réaction idéologique du monde bourgeois contre le mouvement prolétarien et la partie de la culture bourgeoise qui refuse d’être « héritée » par le communisme. Autrement dit, la culture bourgeoise se livre à la décadence dans la mesure où elle renonce, face à l’essor de la lutte de classes du prolétariat, à ses idéaux d’émancipations, que le marxisme devra et pourra relayer, en les incorporant à la perspective communiste tout en les libérant de leurs contradictions. Dans le schéma lukácsien, l’horizon communiste hérite de la grande culture bourgeoise, et la culture bourgeoise trouve dans le communisme sa vérité. La décadence représente la rupture de ce rapport et de cette transmission ». (dialectique de l'esthétique https://grm.revues.org/392 ) (G. Lukács, « Marx et le problème de la décadence idéologique » (1938), in Problèmes du réalisme=
- « Le titre de l’essai lukácsien utilise le terme Verfall (« déclin »), pas celui de Dekadenz. Chez Marx, ce mot désigne l’incapacité de la pensée économique post-classique à reconnaître les contradictions de la société capitaliste – la nécessité structurelle des crises et de l’exploitation – que Ricardo et Smith avaient été capables de formuler tout en restant dans l’horizon bourgeois. Pour Marx, le « déclin » est un déclin théorique, qui coïncide avec une volonté apologétique de construire dans l’idéologie des harmonies miraculeuses et des conciliations verbales au lieu de reconnaître le réel irréductible des conflits sociaux : les cibles de cette critique sont des théoriciens comme Malthus, James et John Stuart Mill, Frédéric Bastiat, etc. Aussi lorsque Lukacs emploie le mot Dekadenz comme synonyme de Verfall en vient-il à transformer le concept marxien en diagnostic général portant sur la crise de la civilisation. D’abord, parce que, dans la mesure où le mot Dekadenz renvoie au Décadentisme, le domaine esthétique devient le domaine privilégié où l’analyse de la crise culturelle bourgeoise pourra être menée. Ensuite parce que l’introduction de la notion de Dekadenz permet à Lukács d’articuler la phénoménologie des positions subjectives associées au devenir des pratiques esthétiques depuis la fin du XIXe siècle aux stratégies que la bourgeoise déploie pour éviter toute confrontation traumatique avec le réel historico-social : l’esthétisme, le sentiment d’anomie, la fascination pour la mort et le macabre, la perte de réalité, la précarité des repères objectifs et subjectifs – tous ces traits subjectifs du « caractère décadent », qui correspondent à des thèmes ou à des styles dans la sphère des arts, deviennent pour Lukács des « apologies indirectes » de la réalité capitaliste, par lesquelles la bourgeoisie décadente renonce à assumer une position active et créatrice devant l’histoire ». ( Lukács, « L’idéal de l’homme harmonieux dans l’esthétique bourgeoise » (1938), in Problèmes du …).
(…) Par cette opération, Lukács fait d’une notion marxienne relativement anodine le pivot d’une analyse marxiste-occidentale de la crise de la civilisation bourgeoise. La problématique qui domine cette analyse s’inspire des critiques de la civilisation européenne moderne menées par Max Weber et par Georg Simmel, et dont le précurseur est incontestablement Nietzsche. C’est ce dernier, d’ailleurs, qui a élevé le mot Dekadenz au rang de concept de la philosophie de l’histoire et de la critique de la civilisation : chez l’auteur de Zarathoustra, ce concept a un statut très proche de celui que lui assignera Lukács – la décadence est l’incapacité à instaurer un rapport authentique et créateur à la réalité historique, qui se traduit par une subjectivité fragmentée, instable et incohérente, incapable de se référer à une Totalité du sens et de la valeur. Dekadenz signifie ainsi avant tout la dissolution de cette Totalität que la pensée classique allemande avait érigée en horizon idéal sous les formes de la construction spéculative de l’Absolu et de l’humanisme esthétique. Le « déclin » de la bourgeoisie se manifeste dans l’incapacité, non seulement de tolérer les contradictions, mais aussi de se confronter à une réalité contradictoire sans céder sur l’horizon d’émancipation que promet l’idéal bourgeois de l’homme harmonieux. Les grands théoriciens de l’« aspiration à l’harmonie entre les aptitudes et les forces de l’homme », « depuis la Renaissance jusqu’à Hegel en passant par Winckelmann », ont reconnu et formulé la contradiction entre le déploiement maximal de toutes les puissances collectives de l’humanité – ce qui implique le développement du commerce, de la technologie et de l’État moderne – et les effets néfastes que ce déploiement exerce sur les êtres humains, dans la mesure où ces développements ne peuvent avoir lieu que dans une société divisée en classes :
(8 Ibid., p. 231-232. )
Les grands hommes de
la Renaissance ont travaillé au développement de toutes les forces
productives de la société. Leur grandiose objectif était (…) la
création d’un état social où seraient libérées toutes les
capacités humaines, toutes les possibilités de connaître à fond
les forces de la nature et de les soumettre à fond aux buts de
l’humanité (…). [Mais] plus les forces productives du
capitalisme se développent, plus vigoureusement se déploie l’effet
asservissant de la division capitaliste du travail. La période de la
manufacture fait déjà de l’ouvrier un spécialiste étroit,
ossifié, d’une seule opération, et l’appareil d’État de
cette époque commence déjà à transformer ses employés en
bureaucrates sans idées ni âme (…). [Chez les penseurs importants
des Lumières] l’âpre critique de la division capitaliste du
travail cohabite toujours, immédiatement mais sans lien avec elle,
avec l’encouragement énergique au développement des forces
productives (…). Les grands poètes et esthéticiens des
Lumières et de la première moitié du XIXe siècle (…) ne sont
pas non plus en mesure de résoudre les contradictions existantes de
la société capitaliste. Leur grandeur et leur audace tiennent à ce
que (…) ils critiquent impitoyablement la société bourgeoise et
cependant ne renoncent jamais un seul instant à s’affirmer pour le
progrès ».
Les forces qui s'opposent à la dissolution de
l'homme :« [Il y a toute une série d’écrivains] qui figurent avec l’intensité de la vie la lutte de chaque jour, voire de chaque heure, que l’homme de ce temps doit mener contre l’environnement capitaliste afin de conserver son intégrité humaine. Il est condamné à succomber dans cette lutte s’il s’en remet à ses seules forces individuelles ; il ne peut la mener que s’il trouve un lien vivant avec les forces populaires qui garantissent la victoire finale de l’humanisme au plan économique et politique, social et culturel" (Lukacs)
Lukacs s'oppose in fine au stalinisme en rappelant qu'on ne peut pas faire table rase de la tradition culturelle de la bourgeoisie révolutionnaire :
« [La division du travail physique et intellectuel] différencie le travail intellectuel en divers domaines séparés, qui se mettent à représenter des intérêts particuliers, matériels et intellectuels, se faisant concurrence, et forment par conséquent une espèce particulière de spécialistes (…). Le trait particulier du développement capitaliste (…) consiste en ce que les classes dominantes y sont également soumises à la division du travail. Tandis que les formes plus primitives de l’exploitation, en particulier celles de l’économie esclavagiste gréco-romaine, ont créé une classe dominante qui est demeurée pour l’essentiel épargnée par la division du travail, cette dernière, dans le capitalisme (…), s’étend aussi aux membres de la classe dominante dont la “spécialité” consiste à ne rien faire. Par conséquent, la division capitaliste du travail ne se soumet pas seulement l’ensemble des domaines de l’activité matérielle et intellectuelle, mais s’enfonce profondément dans l’âme de chaque homme et y cause de profondes déformations qui apparaissent ensuite, sous des formes diverses, dans les divers modes d’expression idéologiques. Quand la pensée et la création littéraire décadentes se soumettent sans lutte à ces effets de la division du travail, quand elles acceptent sans contradiction les déformations psychologiques et morales qui en découlent, quand elles vont jusqu’à les approfondir encore et à les parer de vertus, on a là un des traits essentiels les plus importants de la période de décadence".
Quelques rares intellectuels formés par l'idéologie bourgeoise peuvent connaître des « failles » dans leur conscience où la décomposition peut être un ferment de dissolution-régénération face à la « vie mutilée »:
« La bourgeoisie ne possède que l’apparence d’une existence humaine. C’est pourquoi, chez tout individu issu de la classe bourgeoise, doit surgir une contradiction vivante entre l’apparence et la réalité et il dépend alors largement de l’individu lui-même qu’il laisse endormir cette contradiction sous l’effet des anesthésiants idéologiques que sa classe lui impose sans cesse ou alors que la contradiction reste vivante en lui-même (…). Il n’est pas du tout inévitable que dès l’origine sa rébellion contre cette apparence contienne une tendance (…) à la rupture avec sa propre classe. Dans la vie même, de telles rébellions partielles des individus se produisent sans cesse et massivement, mais on doit ajouter qu’en particulier dans les conditions de la décadence générale, il faut que l’individu ait une grande force intellectuelle et morale pour trouver ici une issue ».
« L’abstraction mortifère de l’existence capitaliste est la base des analyses que Benjamin consacre à l’allégorie dans « Paris, capitale du XIXe siècle », in Œuvres III, traduit de l’allemand par Maurice de Gandillac, Pierre Rusch et Rainer Rochlitz, Paris, Gallimard, 2000, p. 58-59 : « Le génie de Baudelaire, nourri de mélancolie, est un génie allégorique. Avec Baudelaire, Paris devient pour la première fois un objet de la poésie lyrique. Cette poésie n’est pas un art local, le regard que l’allégoriste pose sur la ville est au contraire le regard du dépaysé. C’est le regard du flâneur, dont le mode de vie couvre encore d’un éclat apaisant la désolation à laquelle sera bientôt voué l’habitant des grandes villes. Le flâneur se tient encore sur le seuil, celui de la grande ville comme celui de la classe bourgeoise. Aucune des deux ne l’a encore subjugué. Il n’est chez lui ni dans l’une ni dans l’autre. Il se cherche un asile dans la foule. On trouve chez Engels et chez Poe les premières contributions à une physiognomonie de la foule. Celle-ci est le voile à travers lequel la ville familière apparaît comme fantasmagorie et fait signe au flâneur ». Benjamin insiste encore sur l’écart, et l’opposition, entre la position de la vie excentrique du décadent vis-à-vis de la société capitaliste et celle de la politique révolutionnaire : « Dans la personne du flâneur, l’intelligence va au marché. Pour en contempler le spectacle, croit-elle, mais, en vérité – pour y trouver un acheteur. A ce stade intermédiaire où elle a encore des mécènes, mais déjà commence à se familiariser avec le marché, elle se présente comme bohème. Au flou de sa situation économique correspond le flou de sa fonction politique. Laquelle apparaît de la façon la plus visible chez les conspirateurs professionnels, qui tous viennent de la bohème. Leur premier champ d’action est l’armée, puis la petite bourgeoisie, occasionnellement le prolétariat. C’est pourtant parmi les véritables chefs du prolétariat que cette couche sociale trouve ses adversaires. Le Manifeste communiste met fin à son existence politique. La poésie de Baudelaire tire sa force du pathos de la rébellion que cultivent ces groupes » (Ibid., p. 59).
NOTA BENE :
Il faut jeter un œil du côté des milieux intellectuels où s'abreuve l'idéologie bourgeoise, où ces gens-là s'inspirent partiellement de la radicalité du maximalisme, ou parfois en font de beaux prolongements (mais dans un cadre non marxiste). J'aurais l'occasion de revenir sur l'article de Zizek que j'ai évoqué à la réunion publique, qui contient du mauvais et du bon, comme par exemple : « Les réfugiés, eux, incarnent la manifestation la plus évidente de ce « désir d'Occident », leur désir n'est en rien révolutionnaire ».
bibliobs.nouvelobs.com/.../les-mille-salopards-de-cologne-par-slavoj-i-ek.
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Zizek loue le petit livre de Badiou
« Notre mal vient de loin, penser les tueries du 13
novembre », que j'avais évoqué superficiellement. Cette
conférence est, malgré des critiques nécessaires, incandescente.
Il faut absolument lire ce compte-rendu, souvent ébouriffant,
quoique marqué par un fond d'idéologie mao-tiers-mondiste. (ed
Fayard, 5 euros). J'y reviendrai.
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