(extraits de "Rimbaud,
la Commune de Paris et l'invention de l'histoire spatiale1,
ed les prairies ordinaires, diffusion Les Belles Lettres 2013)
de
Kristin Ross
... JE
EST UN AUTRE
Les activités et le
quotidien de Gustave Courbet pendant la Commune sont bien connus.
Membre de la Commune, délégué à la mairie, membre de la
commission de l'éducation, président de la Fédération des
artistes, il est, selon ses propres dires, "dans les affaires
politiques jusqu'au cou": "je me lève, je déjeune, je
siège et préside douze heures par jour. Je commence à avoir la
tête comme une pomme cuite. Malgré ce tourment de tête et de
compréhension auquel je n'étais pas habitué, je suis dans
l'enchantement. Paris est un vrai paradis".
On connait loins, en
revanche, les activités du cordonnier Napoléon Gaillard. Dans les
mois qui suivent la Commune, pas moins de la moitié des cordonniers
de Paris manquent à l'appel – massacrés, arrêtés, en exil. "La
cordonnerie est le dernier des métiers. Si l'on trouve des
cordonniers au premier rang un peu partout là où les ouvriers ne
devraient pas être, c'est qu'ils sont les plus nombreux, les moins
occupés et les moins abusés sur la gloire de l'artisan".
Gaillard est un cordonnier renommé, membre de l'Internationale,
auteur d'un traité sur le pied, orateur emprisonné en 1869 pour
avoir pris la parole dans des assemblées publiques, figure
flamboyante et buveur invétéré – un "sublime" selon
les catégories diagnostiques de Poulot. Agé de cinquante-six ans en
1871, il dirige la construction des barricades pendant la Commune.
Mais il y a peut-être plus significatif que son activité de
cordonnier, et que le fait qu'il ait arrêté de fabriquer des
bottes pendant la Commune pour construire des barricades: son
insistance à se faire photographier devant la barricade qu'il a
érigée (...) Gaillard ne choisit pas de revendiquer haut et fier
son statut de travailleur. Au lieu de cela, il transgresse une
barrière, peut-être la plus inflexible et la plus ancienne de
toutes, celle qui sépare les hommes qui accomplissent un travail
utile de ceux qui méditent sur l'esthétique. En s'affirmant
"l'auteur" de son travail, Gaillard lance une attaque
contre le bon travailleur, contre l'identité même de
"l'être-ouvrier" tel qu'on le concevait – attaque dont
on peut trouver le pendant dans la résistance de Rimbaud à
l'identité de "bon parnassien" qu'il prêtait, non sans
reproche et espièglerie, à Verlaine. Ces deux manières de fuir le
particularisme du métier se combinent dans une même image
dialectique. Et c'est de ce geste – qui va dans le même sens que
la critique au XIXe siècle, de la spécialisation et de la division
du travail – que j'ai essayé de retrouver la trace chez Reclus,
Lafargue, et les autres figures qui gravitent autour de la Commune.
Mon étude est partie de Rimbaud et de la manière dont il cherchait
à fuir "l'être poète", fuite qui prit forme, non pas
avec son célèbre silence, son départ pour l'Afrique, mais en 1870,
année où il écrivit son premier poème. Rimbaud abandonna la
littérature avant même d'y parvenir.
"Maîtres et
ouvriers, écrit-il dans 'Mauvais sang', tous paysans, ignobles".
Et "J'ai horreur de tous les métiers". Le Communard
anarchiste Elisée Reclus, dont l'invention, la géographie sociale,
dut s'effacer pour que s'institutionnalise la géographie
universitaire se fait sans le savoir l'écho de 'Mauvais Sang':
"Celui qui commande
se déprave, celui qui obéit se rapetisse. Des deux côtés, comme
tyran et comme esclave, comme préposé ou comme subordonné, l'homme
s'amoindrit. La morale qui naît de la conception actuelle de l'Etat,
de la hiérarchie sociale, est forcément corrompue. "La crainte
de dieu est le commencement de la sagesse", nous ont enseigné
les religions, elle est le commencement de toute servitude et de
toute dépravation, nous dit l'histoire".
Reclus comme beaucoup
d'autres de sa génération, était un faiseur de slogans, et l'on
pourrait dire que Paul Lafargue, qualifié par son beau-père, Karl
Marx, dans une lettre à Engels datée de 1882, de "dernier
bakouninien", a développé l'un de ces slogans, "Travaillons
à nous rendre inutile", dans 'Le droit à la paresse'. Lafargue
écrit son manifeste huit ans après la Commune, au moment où la
gauche cherche à promouvoir l'image du Communard bon travailleur et
travailleur modèle, en réponse aux calomnies de la droite2,
qui dépeignaient les Communards comme une horde de prostituées,
d'ivrognes et de vagabonds mettant Paris à feu et à sang. Dans les
hagiographies de gauche (resic) de cette période et des années
suivantes, le Communard apparaît en bon père de famille qui ne bat
jamais sa femme ni ne touche à l'eau-de-vie. Il n'a qu'un désir: se
consacrer quinze heures par jour à son métier. C'est donc au moment
où le travail est porté au pinacle par la gauche comme par la
droite que Lafargue se fait le défenseur de la paresse.
La menace que
représentent Lafargue, Reclus, et Rimbaud, tous exilés ou figures
du déplacement, réside dans la nature "bâtarde" de leur
pensée. Reclus affirme que sa géographie, écrite principalement
après la Commune, durant son exil en Suisse, n'est rien d'autre que
de "l'histoire dans l'espace". La poésie de Rimbaud
mélange l'utile et le somptueux, l'artistique et l'artisanal, les
métaux précieux et la camelote. Et dans 'Le Droit à la paresse',
Lafargue laisse entendre que la pratique révolutionnaire, l'attaque
contre l'ordre existant, ne vient pas d'une classe ouvrière pure et
vertueuse, parvenue à sa pleine maturité, mais d'une contestation
des frontières 'entre' le travail et le loisir, le producteur et le
consommateur, l'ouvrier et le bourgeois, le manuel et l'intellectuel.
"Quel siècle à
mains!" s'écrie Rimbaud. "Je n'aurai jamais ma main".
Etre émancipé, dans le droit civil romain, signifie être libéré
de l'autorité; du latin mancipare ,
saisir avec la main (manus). Dans
les années 1970, Rancière pose que l'émancipation prend pour point
de départ, non la solidarité ou la communauté ouvrière, mais
plutôt leur atomisation dans la société capitaliste: la sérialité
aliénée des travailleurs contraints de se faire concurrence pour le
travail. Il montre que l'utilité qui donne au travailleur une place
dans la ville est précisément ce qui l'empêche de faire autre
chose – d'être citoyen, par exemple: "Mais le travail n'est
pas, par lui-même, un principe de liberté ou d'égalité. Et la
défense de ses intérêts peut être la politique d'un "nouvel
esclavage".
(...)
"Je ne suis pas contre l'asocial", dit Bertolt Brecht dans
une conversation avec Walter Benjamin, "je suis contre le
non-social" (...) Rimbaud, indiférent aux normes
conventionnelles du comportement – qu'elles soient morales,
sexuelles, nationales, artistiques, ou lexicales – est asocial. Et
rien n'est plus social que l'asociabilité de Rimbaud. (...) Les
oeuvres ultérieures de Rimbaud mettent en scène la dialectique de
la ville et du désert (ou de la ville et de la mer dans Le
bateau ivre ) - la foule et une
solitude absolue, vertigineuse, non humaine, ou plus qu'humaine: le
beateau ivre comme atome incandescent. Ces textes révèlent un
penseur pour qui l'émancipation est la préoccupation prioritaire.
MARX
ET LA COMMUNE
"Les
inventions d'inconnu, écrit Rimbaud en mai 1871, réclament des
formes nouvelles". Au cours de l'été de cette année, il
compose une "constitution communiste" (aujourd'hui perdue)
s'inspirant de la forme et de l'organisation de la Commune (...) Pour
Marx aussi, l'abolition du gouvernement représentatif
(parlementaire) mise en oeuvre sous la Commune était totalement
imprévue, elle constituait une véritable "invention de
l'inconnu". Les écrits de Marx sur la Commune ouvrent sans
doute une "troisième phase" de sa pensée, différente de
sa phase dite "scientifique" et mature, où il revient sur
certains thèmes de ses écrits "immatures" des années
1840. En 1871, face au caractère inattendu de la Commune, Marx met
l'accent sur ce qu'il tient pour la grande découverte des
Communards: celle de "la forme politique (...) qui permettrait
de réaliser l'émancipation économique du travail". En
d'autres termes, l'émancipation économique du travail présuppose
des formes politiques elles-mêmes émancipatrices.
(...)
Les Communards se définissaient résolument comme des Parisiens, et
leur premier souci était moins de s'approprier les moyens de
production que d'éviter l'expulsion (...) la violence communarde
visait moins le capitaliste industriel que les figures emblématiques
chargées du aintien des classifications sociales et du contrôle de
la vie quotidienne: le curé, le gendarme et le concierge.
(...)
Déjà en 1843, dans sa Critique de la Philosophie du droit
de Hegel, Marx avait affirmé
que, dans une vraie démocratie, l'Etat politique disparaîtrait.
(...) Si la séparation entre l'Etat et la société civile n'existe
pas, alors la politique n'est qu'une branche parmi d'autres de la
production sociale. Il faut entendre par émancipation politique,
l'émancipation de la politique comme activité spécialisée. Marx
conclut sa critique de Hegel par la suppression de la politique et la
disparition de l'Etat.
1Ayant
toujours suivi de près l'ensemble des travaux de Kristin Ross, j'ai
été très déçue de la voir se livrer sur une chaîne espagnole
à une apologie du triste sire B. Kouchner présenté comme un héros
de 68, un beau mec (!?); en réalité cet ex-petit chef maoïste a
bouffé à tous les rateliers, conseiller
gauchiste occulte de
Mitterrand puis laquais de Sarkozy. Kristin Ross fait partie de ces
universitaires qui ont pompé leur radicalité de chaire au
maximalisme. Elle cite à plusieurs reprises mon premier livre sur
68, dans l'ouvrage qui l'a rendue célèbre "Mai 68 et ses
suites", parce qu'elle a simplement repris notre thèse
(prolétaro-marxiste) que 68 ce n'est ni les hippies, ni les
féministes bourgeoises, ni le médaillé Cohn-Bendit, mais les
masses, les mêmes "inconnus" qu'en 1871!
2C'est
typiquement dans la manière simpliste et a-historique que l'école
américaine plaque les notions de gauche et de droite sur la
qualification des classes sociales et de leur camp d'appartenance;
ce qui se nommait alors mouvement ouvrier (anarchiste et marxiste)
face à la classe dominante des bourgeois et des curés n'avait rien
à voir avec les notions de gauche et de droite... bourgeoises
ensemble de nos jours, élites corrompues et hâbleuses jusqu'à la
moelle!
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