L'affiche islamophile heureusement refusée par la RATP |
(Première partie)
Les Arabes musulmans réclament l’émancipation de leur
religion. Quelle émancipation réclament-ils ? L'émancipation totale
policière de la société civile.
Bruno Askolovitch n’a pas osé leur répondre ceci :
En France, personne n'est politiquement émancipé. Nous-mêmes ne sommes pas
libres. Comment pourrions-nous vous libérer ? Vous êtes, vous autres Arabes,
des égoïstes, vous réclamez pour vous, parce que vous êtes musulmans,
une émancipation particulière. Vous devez travailler, en votre qualité de
français, à l'émancipation industrielle de la France, et, en votre qualité
d'hommes, à l'émancipation humaine. Et l'espèce particulière de votre
oppression et de votre avilissement, vous devez la ressentir, non pas comme une
exception à la règle, mais plutôt comme ce qui la confirme.
Ou bien les Arabes demandent-ils à être assimilés aux sujets
laïcs ? S'ils reconnaissent l'État bourgeois comme fondé en droit,
ils reconnaissent le régime de l'asservissement général. Pourquoi leur joug
spécial leur déplaît-il, si le joug universel leur plait ? Pourquoi le
français s'intéresserait-il à l'émancipation du musulman, si le musulman ne s'intéresse pas à l'émancipation de l'Arabe ?
L'État bourgeois ne connaît que des privilèges.
L’Arabe musulman possède en lui-même
le privilège d'être musulman. Il a, en tant que musulman , des droits que les
laïcs n'ont pas. Pourquoi réclame-t-il des droits, qu'il n'a pas et dont
jouissent les laïcs ?
En réclamant ses prérogatives musulmanes de l'État
bourgeois multiculturaliste, il demande que l'État bourgeois renonce à son
préjugé laïc. Et lui, l’Arabe , renonce-t-il à son préjugé religieux ?
A-t-il donc le droit de demander à un autre d'abdiquer sa position politique
sécularisée ?
L'État bourgeois ne peut, de par son essence, émanciper
l’Arabe . Mais, ajoute Askolovitch, l'Arabe ne peut, de par son essence, être nationalisé
« l’inquisition laïque dans les assiettes mahométanes de France »).
Aussi longtemps que l'État reste laïc et tant que l’Arabe reste musulman, tous deux sont aussi peu
capables, l'un de donner la naturalisation, l'autre de la recevoir :
« Nous tentons au quotidien de vous expliquer notre religion, mais cela ne
vous intéresse pas » p.37.
À l’égard des Arabes musulmans, l'État bourgeois ne
peut avoir que l'attitude de l'État bourgeois. Il doit, par manière de
privilège, autoriser que l’Arabe croyant soit isolé des autres sujets; mais il
doit ensuite faire peser sur cet Arabe l'oppression des autres sphères, et cela
d'autant plus durement que l’Arabe croyant se trouve en opposition religieuse avec
la politique dominante. Mais l’Arabe ne
peut, de son côté, avoir à l'égard de l'État qu'une attitude de musulman ,
c'est-à-dire d'étranger : à la nationalité véritable, il oppose sa nationalité
chimérique, et à la loi, sa loi illusoire coranique; il se croit en droit de se
séparer du reste de l'humanité; par principe, il ne prend aucune part au
mouvement historique et attend impatiemment un avenir qui n'a rien de commun
avec l'avenir général de l'homme car il se considère comme un membre du peuple Arabe
et le peuple musulman comme le peuple élu.
À quel titre, Arabes , demandez-vous donc la
naturalisation ? A cause de votre religion ? Elle est l’ennemie mortelle de la
laïcité d'État. En tant que citoyens ? Il n'y a pas de citoyens selon la charia.
Parce que vous êtes hommes ? Vous n'êtes pas des hommes, pas plus que ceux à
qui vous faites appel.
Askolovitch a donné à la question de la naturalisation
arabe une position nouvelle, après avoir fait la critique des anciennes
positions et des anciennes solutions de la question. Quelle est, demande-t-il,
la nature du musulman qui doit
être émancipé, et quelle est la nature de l'État laïc qui doit émanciper ? Il
répond par une critique de l’islamophobie, il analyse l'opposition des
quartiers où vivent ses amis entre la foi coranique et le ghetto
multiracial, il nous explique l'essence de l'État raciste, et tout cela avec
hardiesse, netteté, esprit et profondeur et dans une langue aussi précise que
solide et énergique.
Comment Askolovitch résout-il donc la question
musulmane ? Quel est le résultat ? La formulation d'une question est sa
solution. La critique de la question musulmane est la réponse à la question
musulmane. Voici le résumé :
Il faut nous émanciper nous-mêmes, avant de pouvoir
émanciper les autres.
La forme la plus rigide de l'opposition entre l’Arabe et le citoyen, c'est l'opposition religieuse.
Comment résout-on une opposition ? En la rendant impossible. Comment
rend-on impossible une opposition religieuse ? En supprimant la
religion. Dès que l’Arabe et le citoyen
ne verront plus, dans leurs religions respectives, que divers degrés de
développement de l'esprit humain, des « peaux de serpent » dépouillées par
le serpent qu'est l'homme, ils ne se trouveront plus dans une opposition
religieuse, mais dans un rapport purement critique, scientifique, humain.
La science constitue alors leur unité. Or, des oppositions scientifiques
se résolvent par la science elle-même.
A l’Arabe français,
notamment, s'oppose le manque d'émancipation politique en général et le
multiculturalisme prononcé de l'État. Mais, dans le sens d’Askolovitch, la
question musulmane a une signification générale, indépendante des conditions
spécifiquement françaises. Elle est la question des rapports de la religion et
de l'État, de la contradiction entre la prévention religieuse et l'émancipation
politique. S'émanciper de la religion, voilà la condition que l'on pose
aussi bien à l’Arabe, qui demande son droit de vote, qu'à l'État, qui doit
émanciper et être lui-même émancipé.
« Bien, dit-on, et l’Arabe le dit lui-même; mais l’Arabe ne doit pas être émancipé parce qu'il est musulman
, parce qu'il possède un principe moral excellent et universellement humain; l’
Arabe prendra plutôt rang
derrière le citoyen et sera citoyen, bien qu'il soit musulman et doive rester Arabe . En d'autres termes, il
est et reste Arabe , bien qu'il soit citoyen et vive dans des conditions
universellement humaines : sa nature arabe et limitée remporte toujours et en
dernier lieu la victoire sur ses obligations humaines et politiques. Le préjugé
subsiste néanmoins bien que sa nature soit débordée par des principes
généraux. Mais, s'il en est ainsi, elle déborde au contraire tout le reste. »
- « Ce n'est que dans un sens sophistique et d'après
l'apparence que, dans la vie politique, l’ Arabe pourrait rester musulman ; par conséquent,
s'il voulait rester musulman , l'apparence serait donc l'essentiel et
remporterait la victoire; autrement dit, la vie de l’Arabe dans l'État ne serait qu'une apparence ou une
exception momentanée à l'essence et à la règle»
Voyons d'autre part comment Askolovitch fixe la
mission de l'État :
« Pour ce qui est de la question musulmane, la France,
dit-il, nous a donné récemment , - ainsi qu'elle le fait du reste
constamment dans toutes les autres questions politiques depuis la
révolution de juillet - le spectacle d'une vie qui est libre, mais qui révoque
sa liberté dans la loi et la déclare donc une simple apparence, tandis que,
d'autre part, elle réfute sa loi libre par ses actes. » (La Question arabe, p.
64.)
« En France, la liberté universelle n'est pas encore
érigée en loi, et la question arabe n'est pas résolue non plus, parce
que la liberté légale - c'est-à-dire l'égalité de tous les citoyens - est
restreinte dans la vie encore dominée et morcelée par les privilèges religieux,
et parce que la liberté légale reflète cet asservissement de la vie dans la loi
: elle contraint à sanctionner la distinction des citoyens naturellement libres
en opprimés et oppresseurs. » (La Question arabe, p. 65.)
Quand donc la question musulmane serait-elle résolue pour
la France ?
« L’Arabe, par exemple, aurait vraiment cessé d'être musulman,
si sa loi ne l'empêchait pas de remplir ses devoirs envers l'État et ses
concitoyens, d'assister le jour de la prière aux séances de la Chambre des
députés et de prendre part au débat public. Il faudrait, du reste, supprimer
tout privilège religieux, donc également le monopole d'une église
privilégiée; et si d'aucuns ou même la très grande majorité croyaient encore
devoir remplir des devoirs religieux, cette pratique devrait leur être
abandonnée comme une affaire d'ordre absolument privé. » (La Question arabe,
p. 65.)
- « Il n'y aura plus de religion, le jour où il n'y
aura plus de religion privilégiée. Retirez à la religion sa puissance
exclusive, et elle n'existera plus. » (La Question arabe, p. 66.) - « M.
Martin du Nord a vu, dans le projet de ne pas faire mention du dimanche
dans la loi, la proposition de déclarer que la bigoterie avait cessé d'exister;
au même titre (et ce droit est absolument fondé), déclarer que la loi du coran
n'oblige plus l’Arabe reviendrait à
proclamer que c'en est fait de l'existence de la religion musulmane. » (La
Question arabe, p. 71.)
Askolovitch exige donc, d'une part, que l’Arabe ne renonce pas au coran et l'homme, somme
toute, à la religion, pour être émancipés civiquement. Et, d'autre part,
en conséquence logique, il considère la suppression politique de la
religion comme la suppression de toute religion. l'État, qui présuppose la
religion, n'est pas encore un État réel et véritable. « Évidemment, la
représentation religieuse donne des garanties à l'État. Mais à quel État ? A quelle
espèce d'État ? » (La Question arabe, p. 97.)
C'est ici que nous voyons que Askolovitch ne considère
la question musulmane que d'un côté.
Il ne suffisait nullement de se demander : Qui doit
émanciper ? Qui doit être émancipé ? La critique doit se poser une
troisième question. De quelle sorte d'émancipation s'agit-il ? Quelles
conditions sont fondées dans l'essence de l'émancipation réclamée ? La
critique de l'émancipation politique n'était elle-même que la critique
finale de la question musulmane et sa véritable résolution en la « question générale
de l'époque ».
Parce qu'il n'élève pas la question à cette hauteur,
Askolovitch tombe dans des contradictions. Il pose des conditions qui ne sont
pas fondées dans l'essence de l'émancipation politique. Il soulève des questions qui ne rentrent pas
dans son problème, et il résout des problèmes qui laissent subsister sa
question intacte. Quand Askolovitch dit des adversaires de l'émancipation arabe
: « Leur unique faute n'était que de supposer que l'État bourgeois était le
seul vrai et de ne pas le soumettre à la même critique que celle qu'ils
adressaient au coran. » (Ibid...), nous voyons l'erreur de Askolovitch dans ce
fait qu'il soumet seulement à la critique l' « État chrétien » et non pas l' «
État en soi », qu'il n'examine pas le rapport de l'émancipation politique et de l'émancipation humaine et pose donc des conditions qui ne
s'expliquent que parce que, manquant de sens critique, il confond l'émancipation
politique et l'émancipation universelle humaine. Si Askolovitch demandait aux Arabes : Avez-vous, en vous plaçant à votre point de
vue, le droit de revendiquer l'émancipation politique ? Nous posons
la question inverse : Le point de vue de l'émancipation politique a-t-il
le droit de demander à l’Arabe la
suppression du coran, et à l'homme la suppression de toute religion ?
La question musulmane se pose de façon différente
suivant l'État où réside l’Arabe. Aux Etats Unis Allemagne, où il n'existe pas
en majorité, d'État en tant qu'État, la question musulmane est une question
purement multiculturaliste. L’Arabe se trouve simplement en opposition religieuse avec l'État US, qui proclame
le christianisme comme son fondement. Cet État est théologique ex professo.
La critique est ici la critique de la théologie, une critique à deux
tranchants, la critique de la théologie chrétienne, la critique de la théologie
musulmane. Et tout en restant dans la critique, nous ne sortons pas de la
théologie.
En France, État constitutionnel, la question musulmane
est la question du constitutionnalisme, la question de l'imperfection de
l'émancipation politique. Comme l'on conserve en France l'apparence d'une
religion d'État, sous la forme insignifiante et contradictoire, il est vrai,
d'une religion de la majorité, la situation des Arabes conserve, vis-à-vis de l'État, l'apparence d'une
opposition religieuse théologique.
Ce n'est que dans les États libres de l'Amérique du
Nord, du moins dans certains de ces États, que la question musulmane perd sa
signification théologique et devient une question véritablement laïque. Ce
n'est que dans les pays où l'État existe avec son développement complet que le
rapport de l’Arabe et, en général, de
l'homme religieux, avec l'État politique, par conséquent le rapport de la
religion avec l'État, peut se manifester avec son caractère propre et sa toute
pureté. La critique de ce rapport cesse d'être de la critique théologique, dès
que l'État cesse de se placer vis-à-vis de la religion à un point de vue
théologique, dès qu'il se place au point de vue politique et qu'il agit
vraiment en État. La critique devient alors la critique de l'État politique. En ce point, où la
question cesse d'être théologique, la critique de Askolovitch cesse d'être critique.
« Il n'existe aux États-Unis ni religion de l'État, ni religion déclarée celle
de la majorité, ni prééminence d'un culte sur un autre. L'État est étranger à
tous les cultes. » (Marie, ou
l'esclavage aux États-Unis, etc., par G. de Beaumont, Paris, 1835, p.
214.) Il y a même des États de l’Amérique du Nord, où « la constitution
n'impose pas les croyances religieuses et la pratique d'un culte comme
condition des privilèges politiques. » (Ibid.,
p. 225.) Et pourtant « on ne croit pas aux États-Unis qu'un homme sans
religion puisse être un honnête homme ». (Ibid., p. 224.) Et l'Amérique du Nord n'en reste pas moins le
pays de prédilection de la religiosité, ainsi que Beaumont, Tocqueville et
l'Anglais Hamilton l'assurent d'une seule voix. Les États de l'Amérique du Nord
ne nous servent cependant que d'exemple. La question est celle-ci : Dans quel
rapport l'émancipation politique achevée se trouve-t-elle vis-à-vis de
la religion ? Si, dans le pays de l'émancipation politique achevée, nous trouvons
non seulement l'existence, mais
l'existence fraîche et vigoureuse de la religion, la preuve est faite
que l'existence de la religion ne s'oppose en rien à la perfection de l'État.
Mais, comme l'existence de la religion est l'existence d'un manque, la source
de ce manque ne peut être recherchée que dans l'essence même de l'État.
Nous ne voyons plus, dans la religion, le fondement, mais le phénomène de
la limitation laïque. C'est pourquoi nous expliquons l'embarras religieux des
libres citoyens par leur embarras laïque. Nous ne prétendons nullement qu'ils
doivent dépasser leur limitation religieuse, dès qu'ils abolissent leurs
barrières laïques. Nous ne transformons pas les questions laïques en questions
théologiques. Nous transformons les questions théologiques en questions
laïques. Après que l'histoire s'est assez longtemps résolue en superstition,
nous résolvons la superstition en histoire. La question des rapports de
l'émancipation politique et de la religion devient pour nous la question
des rapports de l'émancipation politique et de l'émancipation humaine. Nous
critiquons la faiblesse religieuse de l'État politique, en critiquant l'État
politique, abstraction faite de ses faiblesses religieuses, dans sa construction
laïque. La contradiction entre l'État et une religion déterminée, l’islamisme par exemple, nous lui donnons une
expression humaine, en en faisant la contradiction entre l'État et des éléments
laïques déterminés, en transformant la contradiction entre l'État et la religion
en général en contradiction entre l'État et ses présuppositions en général.
L'émancipation politique du musulman, du
chrétien, de l'homme religieux en un mot, c'est l'émancipation de
l'État du coran, du christianisme, de la religion en général. Sous sa forme
particulière, dans le mode spécial à son essence, comme État, l'État s'émancipe de la religion en s'émancipant de la religion
d'État, c'est-à-dire en ne reconnaissant aucune religion, mais en s'affirmant
purement et simplement comme État. S'émanciper politiquement de la
religion, ce n'est pas s'émanciper d'une façon absolue et totale de la
religion, parce que l'émancipation politique n'est pas le mode absolu et total
de l'émancipation humaine.
La limite de l'émancipation politique apparaît
immédiatement dans ce fait que l'État peut s'affranchir d'une barrière
sans que l'homme en soit réellement affranchi, que l'État peut être un État
libre, sans que l'homme soit un homme libre. Askolovitch le concède
lui-même tacitement, en liant l'émancipation politique à la condition suivante
: « Il faudrait, du reste, supprimer tout privilège religieux, donc également
le monopole d'une église privilégiée; et si d'aucuns ou même la très grande
majorité croyaient encore devoir remplir des devoirs religieux, cette pratique
devrait leur être abandonnée comme une affaire d'ordre absolument privé. »
L'État peut donc s'être émancipé de la religion, même si la très grande
majorité ne cesse pas d'être religieuse, du fait qu'elle l'est à titre
privé.
Mais l'attitude de l'État, de l'État libre surtout,
envers la religion n'est que l'attitude, envers la religion, des hommes qui
constituent l'État. Par conséquent, c'est par l'intermédiaire de l'État, c'est
politiquement, que l'homme s'affranchit d'une barrière, en s'élevant au-dessus
de cette barrière, en contradiction avec lui-même, d'une manière abstraite et
partielle. En outre, en s'affranchissant politiquement, c'est par un détour,
(Umweg) au moyen d'un intermédiaire, intermédiaire nécessaire, il
est vrai, que l'homme s'affranchit. Enfin, même quand il se proclame athée par
l'intermédiaire de l'État, c'est-à-dire quand il proclame l'État athée,
l'homme demeure toujours limité au point de vue religieux, précisément parce
qu'il ne se reconnaît tel que par un détour, au moyen d'un intermédiaire. La
religion est donc la reconnaissance de l'homme par un détour et un
intermédiaire. L'État est l'intermédiaire entre l'homme et la liberté de
l'homme. De même que Mahomet est l'intermédiaire que l'homme charge de toute sa
divinité, de toute sa limitation religieuse, l'État est l'intermédiaire
que l'homme charge de toute sa non-divinité, de toute sa limitation humaine.
L'élévation politique de l'homme au-dessus de
la religion participe à tous les inconvénients et à tous les avantages de
l'élévation politique en général. L'État comme tel supprime par exemple la propriété
privée, l'homme décrète, politiquement, l'abolition de la propriété privée,
dès qu'il décide que l'électorat et l'éligibilité ne sont plus liés au cens,
ainsi qu'on l'a décidé dans bon nombre d'États de l'Amérique du Nord. Hamilton interprète très exactement ce
fait au point de vue politique : « La grande masse a remporté la victoire sur
les propriétaires et la richesse financière. » La propriété privée n'est-elle
pas supprimée idéalement, lorsque celui qui ne possède rien est devenu le
législateur de celui qui possède ? Le cens est la dernière forme
politique de la reconnaissance de la propriété privée.
Cependant l'annulation politique de la propriété
privée, non seulement ne supprime pas la propriété privée, mais la présuppose.
L'État supprime à sa façon les distinctions constituées par la naissance, le
rang social, l'instruction, l'occupation particulière, en décrétant que la
naissance, le rang social, l'instruction, l'occupation particulière sont des
différences non politiques, quand, sans tenir compte de ces
distinctions, il proclame que chaque membre du peuple partage, a titre égal,
la souveraineté populaire, quand il traite tous les éléments de la vie
populaire effective en se plaçant au point de vue de l'État. Mais l'État n'en
laisse pas moins la propriété privée, l'instruction, l'occupation particulière
agir à leur façon, c'est-à-dire en tant que propriété privée,
instruction, occupation particulière, et faire prévaloir leur nature spéciale.
Bien loin de supprimer ces différences factices, il n'existe plutôt que dans
leurs présuppositions; il a conscience d'être un État politique et ne fait prévaloir son universalité
que par opposition à ces éléments. Hegel détermine donc, d'une façon absolument
juste, le rapport de l'État politique avec la religion, quand il dit : « Pour
que l'État puisse exister en tant que réalité consciente et morale de l'esprit,
il faut qu'il soit distingué de la forme de l'autorité et de la foi. Mais cette
distinction ne se manifeste qu'autant que l'élément ecclésiastique en arrive
lui-même à la séparation. Ce n'est que de cette façon que, par-dessus les
églises particulières, l'État a conquis l'universalité de la pensée, le
principe de sa forme, et qu'il leur donne l'existence. » (Hegel, Rechtsphilosophie, 2° édition, p. 346.)
C'est vrai ! Ce n'est qu'au-dessus des éléments
particuliers que l'État se constitue comme universalité.
L'État politique parfait est, d'après son essence, la
vie générique de l'homme par opposition à sa vie matérielle. Toutes les
suppositions de cette vie égoïste continuent à subsister dans la société civile
en dehors de la sphère de l'État,
mais comme propriétés de la société bourgeoise. Là où l'État politique est
arrivé à son véritable épanouissement, l'homme mène, non seulement dans la
pensée, dans la conscience, mais dans la réalité, dans la vie, une
existence double, céleste et terrestre, l'existence dans la communauté politique,
où il se considère comme un
être général, et l'existence dans la société civile, où il travaille comme
homme privé, voit dans les autres hommes de simples moyens, se ravale lui-même
au rang de simple moyen et devient le jouet de puissances étrangères. L'État
politique est, vis-à-vis de la société civile, aussi spiritualiste que le ciel
l'est vis-à-vis de la terre. Il se trouve envers elle dans la même opposition,
il en triomphe de la même façon que la religion triomphe du monde profane : il
est contraint de la reconnaître, de la rétablir et de se laisser lui-même
dominer par elle. L'homme, dans sa réalité la plus immédiate, dans la
société civile, est un être profane. Là, où lui-même et les autres le
considèrent comme un individu réel, il est un phénomène inauthentique. Dans
l'État, par contre, où l'homme vaut comme être générique, il est le membre
imaginaire d'une souveraineté imaginaire, dépouillé de sa vie réelle et
individuelle et rempli d'une généralité irréelle.
Le conflit dans lequel l'homme, en tant que professant
une religion particulière, se trouve avec sa qualité générale de citoyen et
avec les autres hommes en tant que membres de la communauté, se ramène à la
scission laïque entre l'État politique et la société civile. Pour
l'homme considéré comme « bourgeois », la « vie dans l'État n'est qu'une
apparence ou une exception momentanée à l'essence et à la règle ». Le
« bourgeois », il est vrai, tout comme l’Arabe , ne reste que par un
sophisme dans la vie politique, comme le « citoyen »
ne reste que par un sophisme musulman ou
bourgeois. Mais cette sophistique n'est pas personnelle. C'est la sophistique
de l'État politique même. La différence entre l'homme religieux et le
citoyen, c'est la différence entre le commerçant et le citoyen, entre le
journalier et le citoyen, entre le propriétaire foncier et le citoyen, entre l'individu
vivant et le citoyen. La
contradiction, dans laquelle l'homme religieux se trouve avec l'homme
politique, est la même contradiction dans laquelle le bourgeois se
trouve avec le citoyen, dans
laquelle le membre de la société
bourgeoise se trouve avec sa peau de lion politique.
Cette opposition laïque, à laquelle la question
musulmane se ramène finalement, le rapport de l'État politique avec ses
présuppositions, qu'il s'agisse des éléments matériels, tels que la propriété
privée, ou des éléments spirituels, tels que la culture, la religion, cette
opposition de l'intérêt général à l'intérêt privé, la scission entre l'État
politique et la société bourgeoise, ces oppositions profanes, Askolovitch les
laisse subsister, tandis qu'il polémique FOG ou Finkielkraut. « C'est précisément son
fondement, c'est-à-dire le besoin qui assure à la société bourgeoise son
existence et lui garantit sa nécessité, c'est ce fondement qui expose
son existence à des dangers continuels, entretient en elle un élément
incertain, et produit ce mélange continuel et toujours changeant de pauvreté et
de richesse, de détresse et de prospérité, en un mot le changement (p. 8). »
On peut comparer tout le chapitre : « La société
bourgeoise » (pp. 8-9), construit d'après les principes fondamentaux de la
philosophie du droit de Hegel. La société bourgeoise, dans son opposition à
l'État politique, est reconnue nécessaire, parce que l'État politique est
reconnu nécessaire.
L'émancipation politique constitue, assurément,
un grand progrès. Elle n'est pas, il est vrai, la dernière forme de
l'émancipation humaine, mais elle est la dernière forme de l'émancipation
humaine dans l'ordre du monde actuel. Entendons-nous bien : nous parlons ici de
l'émancipation réelle, de l'émancipation pratique.
L'homme s'émancipe politiquement de la
religion, en la rejetant du droit public dans le droit privé. Elle n'est plus
l'esprit de l'État où l'homme,
bien que de façon spéciale et limitée et dans une sphère particulière, se
comporte comme être générique, en communauté avec d'autres hommes; elle est
devenue l'esprit de la société bourgeoise, de la sphère de l'égoïsme, de la
guerre de tous contre tous. Elle n'est plus l'essence de la communauté, mais
l'essence de la distinction. Elle est devenue ce qu'elle était originellement;
elle exprime la séparation de l'homme, de sa communauté, de lui-même et des
autres hommes. Elle n'est plus que l'affirmation abstraite de l'absurdité
particulière, de la lubie personnelle, de l'arbitraire. Le morcellement infini
de la religion dans l'Amérique du Nord, par exemple, lui donne déjà la forme
extérieure d'une affaire strictement privée. Elle a été reléguée au nombre des
intérêts privés et expulsée de la communauté considérée en son essence. Mais,
il ne faut pas se faire illusion sur la limite de l'émancipation politique. La
scission (Spaltung) de l'homme en homme public et en homme privé, le déplacement de la religion qui passe de l'État à la société
bourgeoise, tout cela n'est pas une étape, mais bien l'achèvement de
l'émancipation politique, qui ne supprime donc pas et ne tente même pas de
supprimer la religiosité réelle de l'homme.
La division de l'homme en musulman et citoyen, en
protestant et citoyen, en homme religieux et citoyen, cette division n'est pas
un mensonge contre le système politique ni une tentative pour éluder
l'émancipation politique; c'est l'émancipation
politique même, la manière politique de s'émanciper de la religion.
Évidemment, à des époques où l'État politique comme tel naît violemment de la
société bourgeoise, où l'affranchissement personnel humain cherche à
s'accomplir sous la forme de l'affranchissement personnel politique, l'État
peut et doit aller jusqu'à la suppression de la religion, jusqu'à
l'anéantissement de la religion, mais uniquement comme il va jusqu'à la
suppression de la propriété privée, au maximum, à la confis cation, à l'impôt
progressif, à la suppression de la vie, à la guillotine. Aux moments où l'État prend particulièrement
conscience de lui-même, la vie politique cherche à étouffer ses conditions
primordiales, la société bourgeoise et ses éléments, pour s'ériger en vie générique
véritable et absolue de l'homme. Mais elle ne peut atteindre ce but qu'en se
mettant en contradiction violente avec ses propres conditions
d'existence, en déclarant la révolution à l'état permanent; aussi le drame
politique s'achève-t-il nécessairement par la restauration de la religion, de
la propriété privée, de tous les éléments de la société bourgeoise, tout comme
la guerre se termine par la paix.
Bien plus, l'État musulman parfait, ce n'est
pas le prétendu État musulman, qui reconnaît la Charia comme sa base,
comme la religion d'État, et prend donc une attitude exclusive envers les
autres religions; c'est plutôt l'État athée, l'État démocratique, l'État
qui relègue la religion parmi les autres éléments de la société bourgeoise. L'État,
qui est encore théologien, qui professe encore officiellement la charia, qui
n'a pas encore osé se proclamer État, n'a pas encore réussi à exprimer sous une
forme laïque et humaine, dans sa réalité d'État, la base humaine dont le coran
n’est pas l'expression transcendante. L'État soi-disant musulman est tout
simplement un État inexistant (Nichsstaat); en effet, ce n'est pas le
coran en tant que religion, c'est uniquement le fond humain de la
religion musulmane qui peut se réaliser en des créations vraiment humaines.
L'État dit musulman est la négation musulmane de
l'État, mais nullement la réalisation politique de la charia. L'État, qui professe
encore le coran sous forme de religion, ne le professe pas encore sous la forme
d'État, car il conserve à l'égard de la religion une attitude religieuse. En
d'autres termes, un tel État n'est pas la réalisation
véritable du fond humain de la religion, parce qu'il s'en rapporte encore à
l'irréalité, à la forme imaginaire de ce noyau humain. L'État dit musulman est
l'État, imparfait, et la charia est pour lui le complément et la
sanctification de son imperfection. La religion devient donc nécessairement un
moyen; et c'est l'État de l'hypocrisie. Il y a une grande différence entre ces
deux faits : ou bien l'État parfait compte, à cause du manque inhérent à
l'essence générale de l'État, la religion au nombre de ses conditions; ou bien
l'État imparfait proclame, à cause du vice inhérent à son existence
particulière, c'est-à-dire en tant qu'État imparfait, la religion comme son
fondement. Dans ce dernier cas, la religion se transforme en politique imparfaite. Dans le premier
cas, l'imperfection même de la politique parfaite se montre dans la religion.
Le prétendu État musulman a besoin de la religion musulmane, pour se compléter
comme État. L'État démocratique, le
véritable État, n'a pas besoin de la religion pour son achèvement politique. Il
peut, au contraire, faire abstraction de la religion, parce qu'en lui le fond
humain de la religion est réalisé de façon profane. L'État dit musulman a tout
au contraire une attitude politique vis-à-vis de la religion, et une attitude
religieuse vis-à-vis de la politique. S'il ravale les formes politiques à une
simple apparence, il ravale tout aussi bien la religion.
Pour rendre cette opposition plus compréhensible, nous
allons considérer la construction que Askolovitch nous donne de l'État
occidental, construction qui est le résultat de son étude de l'État
germanopratin.
« On a récemment, dit Askolovich, pour prouver l'impossibilité ou la non-existence d'un État musulman, rappelé à
plusieurs reprises ces hadits du coran auxquelles l'État actuel ne se conforme
pas et ne peut même se conformer, à moins de vouloir se désagréger
complètement. »
- « Mais la réponse définitive est moins facile. Que
demandent donc ces paroles coraniques ?
La renonciation surnaturelle, la soumission à
l'autorité de la révélation, l'éloignement de l'État, l'abolition des
conditions profanes. Or tout cela, l'État musulman le réclame et le réalise. Il
s'est assimilé l'esprit du capitalisme; et, s'il ne le rend pas avec les
lettres mêmes dont le coran se sert pour l'exprimer, cela provient simplement
de ce qu'il exprime cet esprit en formes politiques, c'est-à-dire en des formes
qui sont bien empruntées au système politique de ce monde, mais qui, dans la
renaissance religieuse qu'elles sont forcées de subir, sont réduites à de
simples apparences. On s'éloigne de l'État, et l'on se sert de cet éloignement
pour réaliser les formes de l'État, les formes politiques (p. 55). »
Askolovitch continue ensuite son exposé : le peuple de
l'État musulman n'est plus un peuple, il n'a plus de volonté propre; il a sa véritable
existence dans le cheik auquel il est soumis; mais ce caïd lui est, de par son
origine et sa nature, étranger, puisqu'il lui a été imposé par Dieu sans qu'il
y soit personnellement pour quelque chose; les lois de ce peuple ne lui
appartiennent pas comme son œuvre mais comme des révélations positives; son
caïdat a besoin, dans ses relations avec le vrai peuple, avec la masse,
d'intermédiaires privilégiés; et cette masse se décompose elle-même en une
foule de clans distincts, qui sont formés et déterminés par le hasard, qui
diffèrent par leurs intérêts, leurs passions particulières et leurs préjugés
spéciaux, et qui, en guise de privilège, reçoivent la permission de s'isoler
les uns des autres, etc. (p. 56).
Mais Askolovitch dit lui-même : « La politique, si
elle ne doit être que de la religion, n'a pas besoin d'être de la politique,
pas plus que le récurage des marmites, s'il est considéré comme un acte
religieux, ne doit être regardé comme une affaire de ménage (p. 108). » Or,
dans l'État germanopratin, la religion est une « affaire économique » tout
comme une « affaire économique » est de la religion. Dans l'État germanopratin,
le pouvoir de la religion est la religion du pouvoir.
Séparer l' « esprit du coran » de la « lettre du coran
» constitue un acte irréligieux. L'État qui fait parler le coran dans
les lettres de la politique, dans des lettres autres que les lettres de l’ange
Gabriel, commet un sacrilège, sinon aux yeux des hommes, du moins à ses propres
yeux religieux. A l'État qui donne le coran comme sa charte et la charia comme
sa règle suprême, il faut objecter les paroles arabes de l'Écriture
sainte; car l'Écriture est sainte jusque dans ses paroles. Cet État, aussi bien
que les « balayures humaines » sur lesquelles il est édifié, se trouve impliqué
dans une contradiction douloureuse, insoluble du point de vue de la conscience
religieuse, quand on le renvoie « à ces paroles du coran auxquelles il ne se
conforme pas et ne peut même se conformer, à moins de vouloir se désagréger
complètement ». Et pourquoi ne veut-il pas se désagréger complètement ? Devant
sa propre conscience, l'État musulman officiel est un « devoir », dont la
réalisation est impossible; il ne peut constater la réalité de son existence qu'en se mentant à lui-même; aussi
reste-t-il toujours à ses propres yeux un sujet de doute, un objet incertain et
problématique. La critique est donc absolument dans son droit quand elle force
l'État, qui s'appuie sur le coran, au désarroi total de la conscience, de façon
qu'il ne sait plus lui-même s'il est une illusion ou une réalité, et que l'infamie de ses buts profanes, auxquels la
religion sert de voile, entre dans un conflit insoluble avec l'honnêteté de sa
conscience religieuse, à laquelle la religion apparaît comme le but du
monde. Cet État ne peut échapper à ses tourments intimes qu'en se faisant le recours
de la mosquée musulmane. En face de cette mosquée, qui déclare que le pouvoir
laïque est entièrement à ses ordres, l'État est impuissant, ainsi que le
pouvoir laïque qui prétend être la domination de l'esprit religieux.
Ce qui vaut dans l'État dit musulman, ce n'est pas
l'homme, c'est l'aliénation. Le seul homme qui compte, le pacha, diffère
spécifiquement des autres hommes et est, en outre, un être encore religieux se
rattachant directement au Ciel, à Dieu. Les relations qui règnent ici sont
encore des relations fondées sur la foi. L'esprit religieux ne s'est donc pas
encore réellement sécularisé.
Mais l'esprit religieux ne saurait être réellement
sécularisé. En effet, qu'est-il sinon la forme nullement séculière d'un
développement de l'esprit humain ? L'esprit religieux ne peut être réalisé que
si le degré de développement de l'esprit humain, dont il est l'expression, se
manifeste et se constitue dans sa forme séculière. C'est ce qui se produit dans
l'État démocratique. Ce qui fonde cet État, ce n'est pas la charia, mais
le principe humain du musulman de base. La religion demeure la conscience
idéale, non séculière, de ses membres, parce qu'elle est la forme idéale du
degré de développement humain qui s'y trouve réalisé.
Religieux, les membres de l'État politique le sont par
le dualisme entre la vie individuelle et la vie générique, entre la vie de la
société bourgeoise et la vie politique; religieux, ils le sont en tant que
l'homme considère comme sa vraie vie la vie politique située au-delà de sa
propre individualité; religieux, ils le sont dans ce sens que la religion est
ici l'esprit de la société bourgeoise, l'expression de ce qui éloigne et sépare
l'homme de l'homme. Musulmane, est la démocratie politique en tant que l'homme,
non seulement un homme, mais tout homme, y est un être souverain, un
être suprême, mais l'homme ni cultivé ni social, l'homme dans son existence
accidentelle, tel quel, l'homme tel que, par toute l'organisation de notre
société, il a été corrompu, perdu pour lui-même, aliéné, placé sous l'autorité
de conditions et d'éléments inhumains, en un mot, l'homme qui n'est pas encore
un véritable être générique. La création imaginaire, le rêve, la soumission le
postulat du coran, mais de l'homme réel, tout cela devient, dans la démocratie,
de la réalité concrète et présente, une maxime séculière.
La conscience religieuse et théologique s'apparaît à
elle-même, dans la démocratie parfaite, d'autant plus religieuse et d'autant
plus théologique qu'elle est, en apparence, sans signification politique, sans
but terrestre, une affaire du cœur ennemi du monde, l'expression de la nature
bornée de l'esprit, le produit de l'arbitraire et de la fantaisie, une
véritable vie d'au-delà. Le coranisme atteint ici l'expression, pratique de sa signification religieuse
universelle, parce que les conceptions du monde les moins variées viennent se
grouper dans la forme du coranisme, et surtout parce que le coranisme n'exige
même pas que l'on professe ce coranisme, mais que l'on ait de la religion, une
religion quelconque (voir Beaumont). La conscience religieuse se délecte dans
la richesse de la contradiction religieuse et de la variété religieuse.
Nous avons donc montré qu'en s'émancipant de la
religion on laisse subsister la religion, bien que ce ne soit plus une religion
privilégiée. La contradiction dans laquelle se trouve le sectateur d'une
religion particulière vis-à-vis de sa qualité de citoyen n'est qu'une partie
de l'universelle contradiction entre l'État politique et la société
bourgeoise. L'achèvement de l'État musulman, c'est l'État qui se reconnaît
comme État et fait abstraction de la religion de ses membres. L'émancipation de
l'État de la religion n'est pas l'émancipation de l'homme réel de la religion.
Nous ne disons donc pas, avec Askolovitch, aux Arabes : Vous ne pouvez être émancipés politiquement,
sans vous émanciper radicalement du coran. Nous leur disons plutôt : C'est
parce que vous pouvez être émancipés politiquement, sans vous détacher complètement
et absolument du coran, que l'émancipation politique elle-même n'est pas
l'émancipation humaine. Si vous voulez être émancipés politiquement, sans vous
émanciper vous-mêmes humainement, l'imperfection et la contradiction ne sont
pas uniquement en vous, mais encore dans l'essence et la catégorie de
l'émancipation politique. Si vous êtes imbus de cette catégorie, vous partagez
la prévention générale. Si l'État évangélise lorsque, bien qu'État, il
agit multiculturellement à l'égard des Arabes , l’Arabe fait de la politique lorsque, bien que Arabe ,
il réclame des droits civiques.
Mais du moment que l'homme, bien qu’arabe, peut être
émancipé politiquement et recevoir des droits civiques, peut-il revendiquer et
recevoir ce qu'on appelle les droits de l'homme ? Askolovitch répond par
la négative. « Il s'agit
de savoir si l’Arabe en soi,
c'est-à-dire l’Arabe musulman qui
reconnaît lui-même être contraint par sa véritable essence à vivre
éternellement séparé des autres, est apte à recevoir et à concéder à autrui les
droits généraux de l'homme. »
« L'idée des droits de l'homme n'a été découverte,
pour le monde arabe, qu'au siècle dernier. Elle n'est pas innée à l'homme; elle
ne se conquiert au contraire que dans la lutte contre les traditions
historiques dans lesquelles l'homme a été élevé jusqu'à ce jour. Les droits de
l'homme ne sont donc pas un don de la nature, ni une dot de l'histoire passée,
mais le prix de la lutte contre le hasard de la naissance et contre les
privilèges, que l'histoire a jusqu'ici transmis de génération en génération. Ce
sont les résultats de la culture (Bilding); et seul peut les posséder qui les a
mérités et acquis. »
Or, l’Arabe musulman peut-il réellement en prendre
possession ? Aussi longtemps qu'il sera arabe, l'essence limitée qui fait de
lui un musulman l'emportera forcément
sur l'essence humaine qui devait, comme homme, le rattacher aux autres hommes;
et elle l'isolera de ce qui n'est pas musulman. Il déclare, par cette
séparation, que l'essence particulière qui le fait musulman est sa véritable essence suprême, devant
laquelle doit s'effacer l'essence de l'homme.
« De même le musulman comme tel ne peut pas accorder
des droits de l'homme (pp. 19-20). »
D'après Askolovitch, l'homme doit sacrifier le «
privilège de la foi », pour pouvoir recevoir les droits généraux de l'homme.
Considérons un instant ce qu'on appelle les droits de l'homme, considérons les
droits de l'homme sous leur forme authentique, sous la forme qu'ils ont chez
leurs inventeurs, les Américains du Nord et les Français ! Ces droits de
l'homme sont, pour une partie, des droits politiques, des droits qui ne
peuvent être exercés que si l'on est membre d'une communauté. La participation
à l'essence générale, à la vie politique commune à la vie de l'État,
voilà leur contenu. Ils rentrent dans la catégorie de la liberté politique, dans
la catégorie des droits civiques qui, ainsi que nous l'avons vu, ne
supposent nullement la suppression absolue et positive de la religion, ni, par
suite, du coranisme. Il nous reste à considérer l'autre partie, c'est-à-dire
les « droits de l'homme », en ce qu'ils
diffèrent des droits du citoyen.
« Nul ne doit être
inquiété pour ses opinions même religieuses. » (Déclaration des droits
de l'homme et du citoyen, 1791, art. 10.) Au titre de la Constitution de 1791
il est garanti, comme droit de l'homme : « La liberté à tout homme d'exercer le
culte religieux auquel il est attaché».
La Déclaration des droits de l'homme, 1793, énumère
parmi les droits de l'homme, art. 7 : « Le libre exercice des cultes. » Bien
plus, à propos du droit d'énoncer ses idées et ses opinions, de se réunir,
d'exercer son culte, il est même dit : « La nécessité d'énoncer ces » (Voir la
Constitution de 1795, titre XIV, art. 345.)
« Tous les hommes ont reçu de la nature le droit
imprescriptible d'adorer le Tout-Puissant selon les inspirations de leur
conscience, et nul ne peut légalement être contraint de suivre, instituer ou
soutenir contre son gré aucun culte ou ministère religieux. Nulle autorité
humaine ne peut, dans aucun cas, intervenir dans les questions de conscience
et contrôler les pouvoirs de l'âme. » (Constitution de Pennsylvanie, art. 9, §
3.)
« Au nombre des droits naturels, quelques-uns sont
inaliénables de leur nature, parce que rien ne peut en être l'équivalent. De ce
nombre sont les droits de conscience. » (Constitution de New-Hampshire,
art. 5 et 6.) (Beaumont, pp. 213-214.)
L'incompatibilité de la religion et des droits de
l'homme réside si peu dans le concept des droits de l'homme, que le droit d'être religieux, et de l'être à
son gré, d'exercer le culte de sa religion particulière, est même compté
expressément au nombre des droits de l'homme. Le privilège de la foi est un droit
général de l'homme.
On fait une distinction entre les « droits de l'homme » et les « droits du
citoyen ». Quel est cet « homme » distinct du citoyen ? Personne d'autre
que le membre de la société bourgeoise. Pourquoi
le membre de la société bourgeoise est-il appelé « homme », homme tout court,
et pourquoi ses droits sont-ils appelés droits de l'homme ? Qu'est-ce qui
explique ce fait ? Par le rapport de l'État politique à la société bourgeoise,
par l'essence de l'émancipation politique.
Constatons avant tout le fait que les « droits de
l'homme », distincts des « droits du citoyen, » ne sont rien d'autre que les
droits du membre de la société bourgeoise, c'est-à-dire de l'homme égoïste, de
l'homme séparé de l'homme et de la communauté. La Constitution la plus
radicale, celle de 1793, a beau dire : Déclaration des droits de l'homme et du
citoyen. « Art. 2. Ces droits (les droits naturels et imprescriptibles) sont :
l'égalité, la liberté, la sûreté, la propriété. »
En quoi consiste la « liberté » ? « Art. 6. La
liberté est le pouvoir qui appartient à l'homme de faire tout ce qui ne nuit
pas aux droits d'autrui. » Ou encore, d'après la Déclaration des droits de
l'homme de 1791 : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas
à autrui. »
La liberté est donc le droit de faire tout ce qui ne
nuit pas à autrui. Les limites dans lesquelles chacun peut se mouvoir sans nuire à autrui sont marquées par la
loi, de même que la limite de deux champs est déterminée par un piquet. Il
s'agit de la liberté de l'homme considéré comme monade isolée, repliée sur
elle-même. Pourquoi, d'après Askolovitch, le musulman est-il inapte à recevoir les droits de l'homme
? « Tant qu'il sera musulman, l'essence bornée qui fait de lui un musulman l'emportera forcément sur l'essence humaine
qui devrait, comme homme, le rattacher aux autres hommes; et elle l'isolera de
ce qui n'est pas musulman . » Mais le droit de l'homme, la liberté, ne repose
pas sur les relations de l'homme avec l'homme mais plutôt sur la séparation de
l'homme d'avec l'homme. C'est le droit de cette séparation, le droit de
l'individu limité à lui-même.
L'application pratique du droit de liberté, c'est le
droit de propriété privée. Mais en quoi consiste ce dernier droit ?
« Le droit de propriété est celui qui appartient à
tout citoyen de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus,
du fruit de son travail et de son industrie. » (Constitution de 1793, art. 16.)
Le droit de propriété est donc le droit de jouir de sa
fortune et d'en disposer « à son gré », sans se soucier des autres hommes,
indépendamment de la société; c'est le droit de l'égoïsme. C'est cette liberté
individuelle, avec son application, qui forme la base de la société bourgeoise.
Elle fait voir à chaque homme, dans un autre homme, non pas la réalisation,
mais plutôt la limitation de sa liberté. Elle proclame avant tout le droit « de
jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son
travail et de son industrie ».
Restent les autres droits de l'homme, l'égalité et la
sûreté.
Le mot « égalité » n'a pas ici de signification
politique; ce n'est que l'égalité de la liberté définie ci-dessus : tout homme
est également considéré comme une telle monade basée sur elle-même. La
Constitution de 1795 détermine le sens de cette égalité : « Art. 5. L'égalité
consiste en ce que la loi est la même pour tous, soit qu'elle protège, soit
qu'elle punisse. »
Et la sûreté ? La Constitution de 1793 dit : « Art. 8.
La sûreté consiste dans la protection accordée par la société à chacun de ses
membres pour la conservation de sa personne, de ses droits et de ses
propriétés. »
La sûreté est la notion sociale la plus haute de la
société bourgeoise, la notion de la police : toute la société n'existe que pour
garantir à chacun de ses membres la conservation de sa personne, de ses droits
et de ses propriétés. C'est dans ce sens que Hegel appelle la société
bourgeoise « l'État de la détresse et de l'entendement ».
La notion de sûreté ne suffit pas encore pour que la
société bourgeoise s'élève au-dessus de son égoïsme. La sûreté est plutôt
l'assurance (Versicherung) de l'égoïsme.
Aucun des prétendus droits de l'homme ne dépasse donc
l'homme égoïste, l'homme en tant que membre de la société bourgeoise,
c'est-à-dire un individu séparé de la communauté, replié sur lui-même,
uniquement préoccupé de son intérêt personnel et obéissant a son arbitraire
privé. L'homme est loin d'y être considéré comme un être générique; tout au
contraire, la vie générique elle-même, la société, apparaît comme un cadre extérieur
à l'individu, comme une limitation de son indépendance originelle. Le seul lien
qui les unisse, c'est la nécessité naturelle, le besoin et l'intérêt privé, la
conservation de leurs propriétés et de leur personne égoïste.
Il est assez énigmatique qu'un peuple, qui commence
tout juste à s'affranchir, à faire tomber toutes les barrières entre les
différents membres du peuple, à fonder une communauté politique, proclame
solennellement (1791) le droit de l'homme égoïste, séparé de son semblable et
de la communauté, et reprenne même cette proclamation à un moment où le
dévouement le plus héroïque peut seul sauver la nation et se trouve réclamé
impérieusement, à un moment où le sacrifice de tous les intérêts de la société
bourgeoise est mis à l'ordre du jour et où l'égoïsme doit être puni comme un
crime (1793). La chose devient plus énigmatique encore quand nous constatons
que l'émancipation politique fait de la communauté politique, de la
communauté civique, un simple moyen devant servir à la conservation de
ces soi-disant droits de l'homme, que le citoyen est donc déclaré le serviteur
de l' « homme » égoïste, que la sphère, où l'homme se comporte en qualité
d'être générique, est ravalée au-dessous de la sphère, où il fonctionne en
qualité d'être partiel, et qu'enfin c'est l'homme en tant que bourgeois, et non
pas l'homme en tant que citoyen, qui est considéré comme l'homme vrai et
authentique.
Le « but » de toute « association politique
» est la « conservation des droits naturels et imprescriptible de l'homme
». (Déclar., 1791, art. 2.) - « Le gouvernement est institué pour
garantir à l'homme la jouissance de ses droits naturels et imprescriptibles. »
(Déclar., 1791, art. 1.) Donc, même aux époques de son enthousiasme encore fraîchement
éclos et poussé à l'extrême par la force même des circonstances, la vie politique
déclare n'être qu'un simple moyen, dont le but est la vie de la société bourgeoise.
Il est vrai que sa pratique révolutionnaire est en contradiction flagrante avec
sa théorie. Tandis que, par exemple, la sûreté est déclarée l'un des droits de
l'homme, la violation du secret de la correspondance est mise à l'ordre du
jour. Tandis que la « liberté indéfinie de la presse » est garantie (Déclar. de
1793, art. 122) comme là conséquence du droit de la liberté individuelle, elle
est complètement anéantie, car « la liberté de la presse ne doit pas être
permise lorsqu'elle compromet la liberté publique ». (Robespierre jeune;
Histoire parlementaire de la Révolution française, par Buchez et Roux, tome
XXVIII, p. 159.) Ce qui revient à dire : le droit de liberté cesse d'être un
droit, dès qu'il entre en conflit avec la vie politique, alors que, en
théorie, la vie politique n'est que la garantie des droits de l'homme, des
droits de l'homme individuel, et doit donc être suspendue, dès qu'elle se
trouve en contradiction avec son but, ces droits de l'homme. Mais la
pratique n'est que l'exception, et la théorie est la règle. Et quand même on
voudrait considérer la pratique révolutionnaire comme la position exacte du
rapport, il resterait toujours à résoudre cette énigme : pourquoi, dans
l'esprit des émancipateurs politiques, ce rapport est-il inversé, le but
apparaissant comme le moyen, et le moyen comme but ? Cette illusion d'optique
de leur conscience resterait toujours la même énigme mais d'ordre psychologique
et théorique.
La solution de ce problème est simple.
L'émancipation politique est en même temps la désagrégation de la vieille société sur
laquelle repose l'État où le peuple ne joue plus aucun rôle, c'est-à-dire la
puissance du souverain. La révolution politique c'est la révolution de la
société bourgeoise. Quel était le caractère de la vieille société ? Un
seul mot la caractérise. La féodalité. L'ancienne société bourgeoise avait
immédiatement un caractère politique, c'est-à-dire les éléments de la vie
bourgeoise, comme par exemple la propriété, ou la famille, ou le mode de
travail, étaient, sous la forme de la seigneurie, de la caste et de la
corporation, devenus des éléments de la vie de l'État. Ils déterminaient, sous
cette forme, le rapport de l'individu isolé à l'ensemble de l'État,
c'est-à-dire sa situation politique, par laquelle il était exclu et séparé des autres
éléments de la société. En effet, cette organisation de la vie populaire
n'éleva pas la propriété et le travail au rang d'éléments sociaux; elle acheva
plutôt de les séparer du corps de
l'État et d'en faire des sociétés particulières dans la société. Mais de
la sorte, les fonctions vitales et les conditions vitales de la société
bourgeoise restaient politiques au sens de la féodalité; autrement dit, elles
séparaient l'individu du corps de l'État; et le rapport particulier qui
existait entre sa corporation et le corps de l'État, elles le transformaient
en un rapport général entre l'individu et la vie populaire, de même qu'elles
faisaient de son activité et de sa situation bourgeoises déterminées une activité
et une situation générales. Comme conséquence de cette organisation, l'unité de
l'État, aussi bien que la conscience, la volonté et l'activité de l'unité de
l'État, le pouvoir politique général, apparaissent également comme l'affaire particulière
d'un souverain, séparé du peuple et de ses serviteurs.
La révolution politique qui renversa ce pouvoir de
souverain et fit des affaires de l'État les affaires du peuple, qui constitua
l'État politique en affaire générale, c'est-à-dire en État réel, brisa
nécessairement tous les états, corporations, jurandes, privilèges, qui ne
servaient qu'à indiquer que le peuple était séparé de la communauté. La
révolution politique abolit donc le caractère politique de la société
bourgeoise. Elle brisa la société bourgeoise en ses éléments simples, d'une
part les individus, d'autre part les éléments matériels et spirituels
qui forment le contenu de la vie et la situation bourgeoise de ces
individus. Elle déchaîna l'esprit politique, qui s'était en quelque sorte
décomposé, émietté, perdu dans les impasses de la société féodale; elle en
réunit les bribes éparses, le libéra de son mélange avec la vie bourgeoise et
en fit la sphère de la communauté, de l'affaire générale du peuple, théoriquement indépendante de ces éléments particuliers
de la vie bourgeoise. L'activité déterminée et la situation
déterminée de la vie n'eurent plus qu'une importance individuelle. Elles ne
formèrent plus le rapport général entre l'individu et le corps d'État.
L'affaire publique, comme telle, devint plutôt l'affaire générale de chaque
individu, et la fonction politique devint une fonction générale.
Mais la perfection de l'idéalisme de l'État fut en
même temps la perfection du matérialisme de la société bourgeoise. En même
temps que le joug politique, les liens qui entravaient l'esprit égoïste de la
société bourgeoise furent ébranlés. L'émancipation politique fut en même temps
l'émancipation de la société bourgeoise de la politique, et même de l'apparence
d'un contenu d'ordre général.
La société féodale se trouva décomposée en son fond,
l'homme, mais l'homme tel qu'il en était réellement le fond, l'homme égoïste.
Or, cet homme, membre de la société bourgeoise, est la
base, la condition de l'État politique. L'État l'a reconnu à ce titre dans les droits de l'homme.
Mais la liberté de l'homme égoïste et la
reconnaissance de cette liberté est plutôt la reconnaissance du mouvement effréné des éléments spirituels et
matériels, qui en constituent la vie.
L'homme ne fut donc pas émancipé de la religion; il
reçut la liberté religieuse. Il ne fut pas émancipé de la propriété; il reçut
la liberté de la propriété. Il ne fut pas émancipé de l'égoïsme de l'industrie;
il reçut la liberté de l'industrie.
La constitution de l'État politique et la
décomposition de la société bourgeoise en individus indépendants, dont les
rapports sont régis par le droit, comme les rapports des hommes des
corporations et des jurandes étaient régis par le privilège, s'accomplissent
par un seul et même acte. L'homme tel qu'il est membre de la société
bourgeoise, l'homme non politique, apparaît nécessairement comme l'homme naturel. Les « droits de l'homme
» prennent l'apparence des « droits naturels », car l'activité consciente se
concentre sur l'acte politique. L'homme égoïste est le résultat passif,
simplement donné, de la société décomposée, objet de la certitude immédiate,
donc objet naturel. La révolution politique décompose la vie bourgeoise en
ses éléments, sans révolutionner ces éléments eux-mêmes et les soumettre à la
critique. Elle est à la société bourgeoise, au monde des besoins, du travail,
des intérêts privés, du droit privé, comme à la base de son existence, comme
à une hypothèse qui n'a pas besoin d'être fondée, donc, comme à sa base
naturelle. Enfin, l'homme tel qu'il est, membre de la société bourgeoise, est
considéré comme l'homme proprement dit, l'homme par opposition au
citoyen, parce que c'est l'homme dans son existence immédiate, sensible et
individuelle, tandis que l'homme politique
n'est que l'homme abstrait, artificiel, l'homme en tant que personne allégorique,
morale. L'homme véritable, on ne le reconnaît d'abord que sous la forme de
l'individu égoïste, et l'homme réel sous la forme du citoyen abstrait.
Cette abstraction de l'homme politique, Rousseau nous
la dépeint excellemment : « Celui qui ose entreprendre d'instituer un peuple
doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine, de transformer
chaque individu, qui par lui-même est un tout parfait et solidaire en partie
d'un plus grand tout, dont cet individu reçoive, en quelque sorte, sa vie et
son être, de substituer une existence partielle et morale à l'existence
physique et indépendante. Il faut qu'il ôte à l'homme ses forces propres pour
lui en donner qui lui soient étrangères et dont il ne puisse faire usage sans
le secours d'autrui. » (Contrat social, livre II.)
Toute émancipation n’est que la réduction, du monde humain, des rapports, à l'homme
lui-même.
L'émancipation politique, c'est la réduction de l'homme d'une part au membre de la société bourgeoise, à l'individu égoïste et indépendant, et
d'autre part au citoyen, à la
personne morale.
L'émancipation humaine n'est réalisée que lorsque
l'homme a reconnu et organisé ses forces propres comme forces sociales et ne
sépare donc plus de lui la force sociale sous la forme de la force politique.
A suivre…
ADDENDUM
Intro de Robert Mandrou au texte originel de
Marx :
L'un des premiers textes importants de
Marx... toujours dénoncé par les ignorants.
Publication réalisée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.
Publication réalisée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.
…« Il faut nous émanciper nous-mêmes avant de
pouvoir émanciper les autres » : cette formule toute simple que Marx reprend de
Bauer lui permet d'exposer en clair sa théorie de l'aliénation, telle que la
société allemande la peut illustrer. Les Juifs allemands réclament l'abolition
des mesures qui les isolent à l'intérieur des villes et des campagnes :
quartiers juifs dans les grandes cités, villages peuplés uniquement par eux
dans l'Allemagne méridionale notamment. De même que les Juifs français ont
obtenu cinquante ans plus tôt l'abolition du péage corporel, la reconnaissance
de leur liberté de culte sans restriction, de même les Juifs allemands
revendiquent l'égalité civile et les libertés religieuses. Marx démontre
comment cette émancipation suppose une société bourgeoise qui a réalisé
certaines transformations et abandonné le régime féodal. La société allemande
dans la première moitié du XIX° siècle n'en est pas là : « Il n'y a pas de
citoyens en Allemagne », écrit-il pour montrer que cette émancipation des
Juifs ne se comprend pas sans celle de tous les Allemands encore soumis à des
États « théologiques » qui confondent la religion et leur pouvoir, et ne
peuvent reconnaître une société civile où l'homme serait un « être profane ».
Surtout, Karl Marx situe cette revendication des Juifs par rapport à leur
condition dans les ghettos de l'Europe centrale. Leur « nationalité chimérique
» ne se comprend point autrement que par cette existence séparée : elle rend
compte de leurs activités et, bien sûr, de leur conscience propre, à Vienne
comme dans l'Allemagne occidentale : même les formules apparemment méprisantes
employées par Marx dans ses dernières pages s'expliquent par cette
identification des caractères propres aux groupes juifs enfermés dans leurs
communautés. Ces termes de dérision (tout comme les invectives souvent signalées
qui figurent dans sa correspondance, Juifs mielleux ...) relevèrent moins d'une
haine de soi-même (Judisches Selbsthass) trop souvent stigmatisée ou des
souvenirs d'enfance évoqués naguère par le psychanalyste Arnold Kunzli, que
d'une lucidité sans complaisance à l'égard des mythes et des fantasmes suscités
par une ségrégation multiséculaire imposée à ces ghettos. Émancipation
politique, émancipation humaine, le problème juif doit à ces traits sa
spécificité.
Chemin faisant, Karl Marx analyse longuement les
contradictions contenues dans les déclarations les plus solennelles de la
société bourgeoise : celles de 1791 et 1793 en France comme celles de différents
états américains lors de l'Indépendance. Entre la définition générale de la
liberté « qui ne nuit pas à autrui » et le principe de propriété privée qui
consacre le droit de l'individu à jouir de ses revenus, rentes et produits de
ses biens sans se soucier des préjudices infligés à d'autres, Marx met à jour
une des plus fortes illusions de la bonne conscience bourgeoise et quelles
injustices peut recouvrir l'invocation solennelle et sommaire de la liberté.
Leçon utile et toujours oubliée, qui constitue un des plus pénétrants
commentaires des grands textes élaborés à la fin du XVIII° siècle. Autant que
la longue définition de la laïcité nécessaire de l'État comme étape de
l'émancipation humaine, cette critique virulente des faux-semblants
révolutionnaires est aussi d'une actualité qui justifierait une réédition.
Au total, ni Bruno Bauer, ni Marx ne peuvent être
considérés comme des antisémites, au sens commun du mot; sans doute ces deux
écrits, lus trop vite, ou mal compris, par des commentateurs malveillants, ont
pu être utilisés mal à propos, lorsque l'antisémitisme contemporain prend forme
au tournant du siècle. Mieux vaut les lire comme des témoignages profonds et
percutants sur un problème fondamental hérité de l'Ancien Régime : la
ségrégation des Juifs et leur émancipation humaine. En ce sens, La Question
juive demeure un grand livre ».
[1] Ceci est
un pastiche du grand texte de Marx « La question juive » nullement
antisémite contrairement aux affabulations des ignorants les mains pleines, et
surtout une moquerie du cuistre Claude Askolovitch, petit journaliste itinérant
de journal en journal toujours un peu comme simple larbin idéologique de l’Etat
(il est ami de ses princes ministériels Valls et DSK). On notera la formule
géniale et révolutionnaire peu commentée par les cuistres, de Marx :
« l’émancipation politique n’est pas l’émancipation définitive de
l’humanité » ; mais cela est une considération trop élevée pour un
petit plumitif comme Askolovitch.
Cet individu se targue de son origine juive
(« juif de gauche »… une référence) comme supplément d’âme pour faire
la leçon avec les modes propagandistes de l’Etat, sous Sarkozy comme sous
Hollande. Il avait enquêté chez les lambertistes à la manière policière ;
il avait traité Besancenot de « Le Pen à l’envers » pour avoir
ripaillé avec Rouillan exigeant qu’on interdise « l’extrême gauche
anti-capitaliste ». Il commit à la fin de l’année dernière un brouet
« Nos mal-aimés ces musulmans dont la France ne veut pas » assurant
que « nous sommes devenus islamophobes » ce qui avait déclenché une
polémique de salon entre les marionnettes bien connues du ghetto médiatique
entre eux et avec leurs critères serviles (les Chebl Ramadan, Finkielkraut,
Fourest, E.Levy, etc. tas de
confusionnistes. En matamore éthique il
défendit l’aliénation du voile et les rites musulmans avec des arguties tirées
surtout de son cercle de potes, mêlant vie privée bobo dans une enquête
hystérique pour défendre les douceurs du multiculturalisme. Jamais n’est
abordée la question non d’une intégration post-coloniale mais d’un appel réel à
l’émancipation de toutes les religions et à leur envahissant folklore. En
vérité l’islamisme a remplacé le stalinisme comme faire-valoir de l’idéologie
dominante, et il y a une importante clientèle d’intellos post tiers-mondistes
qui n’aiment jamais tant que véhiculer la haine contre tout ce qui provient de
l’Occident et se repaît des clichés éculés contre les « petits
blancs » anciennement « beaufs » devenus
« islamophobes » dans le charabia dominant. Si la religion juive a
encore comme mauvaise réputation celle d’être la religion des riches, et que
Marx l’a entièrement dénudée comme composante de l’esprit capitaliste, la
religion musulmane qui se prévaut d’être la religion des pauvres ne vaut pas
mieux puisqu’elle permet aux plus riches croyants coraniques d’abuser des
peuples entiers en maintenant des rapports féodaux. Le croyant de base n’est
pas en cause et il lui faudrait une réelle transformation de la société moderne
pour que quiconque puisse lui reprocher sa croyance. Mais tous ceux qui sont
sortis définitivement des superstitions antiques devraient-ils s’interdire de
manquer de respect et de tolérance
envers des croyances fabulatrices millénaristes ? Dans ce pastiche, après
avoir conservé l’essentiel du texte de Marx je remplace Bauer par Askolovitch,
qui ne lui arrive tout de même pas à la cheville, mais en le ridiculisant avec
les formules parfois énigmatiques de Marx, encore jeune philosophe emprunté.
J’ai volontairement ignoré les délires du psychiatre islamophile Daniel Sibony,
qui s’autorise aussi de sa médaille de « juif d’origine », qui se
contorsionne dans l’égarement freudien
sur la notion de culpabilité hors de toute pensée politique rationnelle (cf.
l’invention du rapport pathologique au fantasme des « français » sur
la pilosité de la femme musulmane sur la question du voile,). Le petit monde
pervers des éditocrates d’Etat en pleine jouissance sous les ordres de leurs
maîtres.
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