Lucien Deslinières (1857-1937)
Drôle de bonhomme ce Lucien Deslinières, militant
du parti ouvrier français de Guesde, franc-maçon puis social-patriote en 14, et
enfin carrément ministre du gouvernement bolchevique en Ukraine (commissaire du
peuple à l’agriculture) en 1920. Cette trajectoire était l’aboutissement d’un
persévérant « chercheur de socialisme », animé par la volonté de
fixer des cadres précis et concrets à la société qui devait succéder au
capitalisme. Malgré certaines propositions datées ou incongrues – il était pour
ôter tout travail aux femmes et contre le travail et les aides aux immigrés –
il est pour le moins superficiel, comme le font Jean Imbert et Guy Thuillier,
de qualifier cet homme d’ « inventeur du socialisme bureaucratique »
même s’il a fini apôtre du capitalisme d’Etat national.
J’avais découvert l’existence de Deslinières en
1991 lors de mes travaux pour mon livre « Programmes et perspective
communiste », auquel C.Bitot avait répondu indirectement par son « Le
communisme n’a pas encore commencé ». Depuis nous avons continué tous deux
sur deux trajectoires différentes, lui vers toujours plus de remise en cause du
marxisme et de la nature du prolétariat, moi le contraire. Deslinières, malgré
des aspects dépassés ou maniaque de la comptabilité, me paraît bien plus utile
à une réflexion moderne sur la question de la réorganisation de la société
après une révolution globale que la croyance au miracle d’un effondrement
soudain du capital. Il est déjà honorable pour s’être mis au service de
l’expérience en Russie, pour laquelle il a gardé un grand respect, malgré son
antimarxisme. Il est de plus intéressant de savoir que, contrairement à
certaine légende plutôt monolithique, version stalinienne ou bordiguiste, le
parti n’était pas seul avec ses « purs militants » à gérer l’Etat, et
qu’il a eu recours à des ingénieurs comme Krassine ou à des originaux comme
Deslinières qui ne se concevaient pas comme purs marxistes ni des bureaucrates
mais s’efforcèrent de contribuer à la « remise en route d’une société
centralisée » par un Etat … pas vraiment transitoire. « Comment
expliquer qu’un théoricien de cette valeur ait pu rester méconnu », écrit
Marc-Py en 1923 : « Socialiste inflexible, il condamnait les
faiblesses des réformistes, en même temps qu’homme de raison, il dédaignait le
verbalisme déclamatoire des révolutionnaires. En opposition avec le marxisme
dominant, il ne cessait de préconiser l’étude de la préparation des
institutions de la société future… ». Marc-Py oublie que le projet final
codifié de Deslinières n’était plus du tout révolutionnaire ni une voie vers la
communisme, mais n’anticipons pas.
Double enterrement de l’effort de Deslinières
avec sa caricature comme prétendu membre de la cohorte des inventeurs modernes
de la bureaucratie d’Etat par son biographe superficiel Thuillier. Triple
enterrement par le même qui a essayé de l’annexer au PS bourgeois français
comme possible ancêtre de l’idéologie collaboratrice du « programme
commun » des bandes à Mitterrand et Marchais[1].
Deslinières mérite mieux comme postérité, celle du réexamen par le courant maximaliste
de ses projections, intuitions et mises en garde contre toute
« rapidité » de la transformation sociale révolutionnaire.
Natif de Vierzon le 7 décembre 1857, il est le
fils d’un fier républicain cheminot. Il interrompt ses études à 16 ans et devient
journaliste. Vers 1880 il publie une première brochure « L’impôt
unique » : « Prenant dans tous des inspirations, mais ne pouvant
se rallier sans réserve à aucun système, j’en étais arrivé, vers l’âge de vingt
et un ans, à la conception d’une société dans laquelle une étroite et complète
solidarité couvrait chaque membre de
toutes les pertes accidentelles ; sur cette question spéciale j’avais
écrit une brochure, publiée en 1880. Quant à la propriété, je ne m’imaginais
pas qu’on pût raisonnablement en changer la nature et je la conservais sous sa
forme actuelle »[2].
Journaliste radical, républicain et donc pas au sens commun utilisé de nos
jours, il fonde en 1883 la Loge Union et Solidarité à Montluçon. Il fonde par
après La Démocratie bourbonnaise et se présente aux élections en 1889 contre le
candidat bonapartiste et le candidat socialiste. Il ne sera jamais élu. En 1891
il surprend tout son monde en virant socialiste. Il croise la route d’un autre
théoricien du passage au socialisme, Eugène Fournière. Déçu par l’opportunisme
du parti républicain il tente l’aventure entrepreneuriale, puis la viticulture
algérienne. Il reste un militant socialiste isolé mais est considéré par les
prima donna du parti à l’époque. Jaurès préface en 1898 « L’application du
système collectiviste ». Ses « Entretiens socialistes » ont
quelque succès en 1901, mais dans les loges maçonniques. Il publie une brève
revue intitulée « La Société future ». A la veille de la guerre de
1914 il publie son principal ouvrage : « Projet de Code
socialiste » (3 volumes), pratiquement sans écho. Renouant avec les
utopies fouriéristes, il voulait appliquer ses préceptes collectivistes en
fondant des colonies agricoles au Maroc. Ce projet n’est pas pris en
considération par le parti socialiste. Il publie en 1912 « Le Maroc
socialiste ». En 1914 il est dans la majorité social-patriote du parti
avec Jules Guesde. La guerre n’est pas finie qu’il publie en 1917 :
« Organisons-nous. Solution des problèmes d’après-guerre. Organisation,
compétence, responsabilité ». En 1919, de plus en plus séduit par ce qui
se passe en Russie, il publie « Comment se réalisera le
socialisme ? ». Obstiné chercheur de socialisme à concrétiser, il
tente de passer de Suède en Russie mais échoue en janvier 1919. Il reprochait au
parti bolchevique, encore socialiste, comme aux partis socialistes d’Occident
d’avoir négligé la préparation de la société nouvelle, et prétendait combler ce
vide.
Tous ses projets de réforme de l’administration en France ayant échoué
pendant la guerre, il avait déjà commencé dès 1917 à tenter sa chance vers la
Russie. En août, il se fait recommander par Albert Thomas auprès de Tchernov,
ministre de l’Agriculture du gouvernement Kerenski ; mais ce dernier, vite
éliminé de la scène par la marche à pas forcés de la révolution, n’eût pas le
temps de se pencher sur la requête de Deslinières. Il échoue de la même manière
auprès du bref ministère Tseretelli en Georgie. Avec la consolidation du
pouvoir bolchevique, Deslinières fonce à nouveau. Il va rencontrer Litvinov à
Stockholm mais ne peut passer en Finlande. Retour en France. Au printemps 1920
il passe par Berlin, Stettin et finit par atterrir à Petrograd puis Moscou où il
retrouve Cachin, Frossard et Jacques Sadoul. Le « capitaine » Sadoul
présente Deslinières à Lénine. Notre voyageur impénitent à la poursuite du
socialisme se décrit comme technicien de la construction socialiste et réussit
à intéresser apparemment Lénine puisque celui-ci l’envoie à un poste de haute responsabilité en
Ukraine[3].
Là-bas, Rakowski, président du Soviet des commissaires du peuple (avec ce
paradoxe que les institutions gouvernementales se paraient du terme Soviet,
forme prolétarienne qui avait été vidée de son contenu en moins de six mois
après l’insurrection) en fait son commissaire du peuple à l’Agriculture. Plus
tard Deslinières sera chargé de diriger l’enseignement agricole. A son poste de
ministre « prolétarien », il préconisa un regroupement des terres
délaissées et mal gérées en unités d’environ cinq mille hectares. Chaque unité,
autonome, devait constituer une entité démographique et administrative
urbanisée, dotée de services publics et sociaux, en même temps qu’une cellule
économique qui, à l’exploitation savante du sol, devrait adjoindre des
activités artisanales et industrielles. La valeur économique et humaine de
l’exemple attirerait les paysans individualistes qui, sans contrainte,
rejoindraient l’entreprise collective. Il comptait aussi sur la formation de la
jeunesse paysanne, pour laquelle il rédigea un manuel traduit en ukrainien. La
guerre civile, l’intervention militaire étrangère, les difficultés économiques
contrarièrent ces projets. Après la fin victorieuse de la guerre civile, Deslinières
se rendit à Moscou en quête des accords nécessaires pour l’action de son commissariat
(= ministère en sabir bolchevique) à Kiev. Famine puis agitation paysanne ne
permirent pas de lui donner le feu vert. Il fût envoyé au Turkestan où le
président de la branche locale du gouvernement bolchevique (appelé elle aussi
Soviet) fût intéressé par ses plans de réorganisation de la culture cotonnière,
mais Deslinières avaient déjà fait ses valises pour retourner en France à cause
de ses problèmes d’artériosclérose.
Il considéra que « le désordre de
l’époque le condamnait à l’échec », mais il ne se mit pas à mépriser
l’expérience en Russie. Lorsque Rakowski est nommé ambassadeur à Paris, il va
le trouver pour lui remettre son « Projet d’introduction graduelle d’une
organisation communiste dans l’économie de l’Union soviétique », qu’il
fait parvenir également à Trotsky. J.R. qui a rédigé la bio pour le Maitron, en
a le dentier qui tombe par terre : « Comment… Lucien Deslinières,
petit bourgeois français, journaliste provincial de la République opportuniste,
aurait-il pu compter, ne fût-ce qu’un moment, parmi les acteurs d’une
révolution qui ébranlait le monde ? ». Mais oui il en avait fait
partie si l’on écarte la bêtise doctrinale de J.R. Deslinières restait un
honnête homme : « Aujourd’hui encore, écrivait-il à soixante-dix ans,
à l’adresse des maîtres de la Russie, tout en déplorant leurs erreurs et en
combattant leur politique parce qu’elle s’écarte de plus en plus du socialisme,
je sens que quelque chose de mon cœur est resté avec eux » (cf. Le
Socialisme reconstructeur).
Même dans son ouvrage de 1922
« Délivrons-nous du marxisme », il reste plus « marxiste »
que les adorateurs du stalinisme qui vient alors : « L’auteur de ce
livre vécu près d’un an dans la Russie
soviétique ; il y a rempli des fonctions importantes qui l’ont mis à même
de tout voir. N’ayant eu qu’à se louer de l’accueil qu’il a reçu de ses frères
d’idéal, il conserve d’eux, avec un affectueux souvenir, une vive admiration
pour leur foi, leur abnégation, leur indomptable courage. Il sait que si leurs
actes n’ont pas toujours été heureux, leurs intentions étaient pures :
c’est pour l’affranchissement de l’humanité qu’ils se sont jetés dans la
fournaise où tant ont déjà péri, où tant d’autres, peut-être, périront à leur
tour. Aucune comparaison n’est possible entre des caractères d’une telle
attitude et les misérables profiteurs qui dominent le reste du monde pour
s’engraisser de sa misère. Mais d’autre part, ils ont compromis leur œuvre par
d’énormes fautes, et comme on nous donne en exemple leurs pires erreurs, c’est
un devoir impérieux de rétablir la vérité, pour épargner à notre pays, si
cruellement atteint lui-même, les épreuves de la malheureuse Russie »[4].
Deslinières n’a pas tort de souligner les effets
néfastes d’une brutale réorganisation étatique :
« La supériorité de l’entreprise collective
sur les entreprises individuelles est considérable ; mais, tandis que ces
dernières fonctionnent isolément tant bien que mal dans un milieu anarchique,
l’entreprise collective ne porte tous ses fruits qu’avec une forte organisation
d’ensemble. Il était donc élémentaire de ne supprimer les entreprises
individuelles que graduellement, au fur et à mesure que l’entreprise nationale
était prête à prendre leur place. Au lieu de procéder avec cette prudence, les
communistes détruisirent brutalement les organismes privés ; et les
administrations improvisées qu’ils installèrent pour leur succéder étaient
tellement défectueuses, tellement insuffisantes que la production et les
échanges furent presque complètement arrêtés. Dans toutes les administrations
soviétiques, le chef responsable qui jadis avait autorité pour diriger le
service, fut remplacé par des Comités où la responsabilité, partagée, devenait
nulle pour chaque membre. Dans ces comités, on passait le temps à d’éternelles
discussions et on ne décidait jamais rien. Et si, par exception, on prenait une
décision ferme, son exécution était neuf fois sur dix paralysée par un Comité
voisin dont les attributions, mal définies, empiétaient sur celles du
premier ».
Il traite d’enfantillage la planification selon
Lénine :
« Lénine, à qui l’idée de l’électrification
fut suggérée, s’en engoua et ne vit plus qu’elle. Toutes les questions économiques
se condensèrent en son esprit dans ce mot magique : électrification. Ce
fut sa grande pensée et il semble qu’il ait voulu, en en poursuivant
l’exécution, affirmer son génie économique dont certains doutaient. Il alla
même, selon la presse communiste russe, jusqu’à prononcer dans un Congrès cette
parole d’une absurdité totale : « Le communisme, c’est le régime des
Soviets, plus l’électrification !... Et pendant que les champs restaient
incultes, que les mines n’étaient pas remises en état de production, que les
usines chômaient presque complètement, une légion d’ingénieurs dressaient des
plans d’électrification générale. Des milliers d’ouvriers travaillaient à la
création de stations électrique dans les tourbières des environs de Moscou. La
principale fut détruite par un incendie, et, dans l’ensemble, ce projet mal
venu, on pourrait dire cet enfantillage, fut abandonné devant des
préoccupations plus urgentes ».
Subtil observateur de la bureaucratie naturelle
et en expansion du syndicalisme, Deslinières démontre – contrairement aux
théories fumeuses des syndicalistes révolutionnaires et de leurs héritiers
anars contemporains – que le syndicalisme est un obstacle et une hérésie pour
une société en voie vers le communisme :
« L’élément le plus nuisible à la bonne
marche de l’administration soviétique fut peut-être le syndicalisme. Obligés de
s’appuyer sur les masses ouvrières, les chefs communistes devaient compter avec
lui et subir ses exigences. Il introduisit partout l’esprit démagogique dont il
était imprégné. Ce fut lui notamment qui, contre l’avis des communistes purs,
mieux avisés, fit remplacer par des Comités ouvriers les anciens directeurs
d’usines, qui écarta également par des mesures vexatoires les ingénieurs et les
techniciens, ce qui désorganisa la production industrielle ».
CONTRE LE MYTHE BORDELIQUE DE L’AUTOGESTION
Deslinières défend mordicus le principe de la
centralisation contre le système électif dit autogestionnaire. Il s’opposait à
la conception de Jaurès avant guerre « à savoir qu’au lieu de prendre
lui-même la direction de la production, l’Etat la délèguerait à des groupes
ouvriers corporatifs et autonomes, élisant librement leurs chefs et à peu près
affranchis de toute tutelle administrative ». Thuillier en déduit que
Deslinières soutenait que l’ouvrier n’était pas capable de cette gestion
autonome, or là n’était pas le problème pour lui[5]. Le
souci de Deslinières va au-delà de la capacité gestionnaire de tel ou tel
ouvrier, ce qu’il signifie (et en cela il est très bordiguiste plus que conseilliste
façon CCI sur le sujet) est que la conception autonomiste de corporations
n’aboutit qu’au morcellement de la collectivité. Sous une autre forme ce n’est
que la reconstitution de la production privée, artisanale, chère aux arriérés
anarchistes. L’organisation des ouvriers en partis et en conseils politiques
autonomes n’est valable que pour l’époque de la lutte contre le capital et pour
préparer la révolution. Mais après le triomphe de la révolution, qu’est-ce qui
peut justifier que ces organismes deviennent des organismes gestionnaires
puisqu’ils, les ouvriers « n’auront pas à se défendre contre l’Etat
nouveau qui sera une émanation d’eux-mêmes » ? Certes Deslinières est
à ce moment sur la position bolchevique classique de « l’Etat
prolétarien », mais parce qu’il ne voit pas d’autre solution à la lutte
contre la bureaucratisation. N’y a-t-il pas le risque que les corporations
d’ouvriers (toujours des minorités claniques), arcboutées sur des positions de
pouvoir « cherchent à obtenir pour leurs membres des privilèges
spéciaux ? », et se fichent complètement de l’ensemble de la
collectivité ? En dénonçant ces « concepts libertaires
abstraits », Deslinières s’avère être en réalité le premier vrai critique
du stalinisme qui commençait à développer l’ouvriérisme fumiste en s’appuyant
en effet sur le personnel syndicaliste ; même est déjà sur les rails de la
théorie capitaliste d’Etat avec son « tout Etat », avec ses écrits
d’avant 14. Il désigne parmi les premiers une engeance qui va faire les gorges
chaudes tout au long du XXe siècle concernant le faux communisme cosaque :
« La paperasse soviétique s’est rendue célèbre dans le monde entier, et en
effet nulle ne l’égale. La quantité de démarches à faire, de signatures et de
cachets à obtenir pour l’objet le plus simple dépasse tout ce qu’on peut
imaginer. Sauf à Moscou, où règne un ordre relatif, personne ne travaille dans
la bureaucratie soviétique : chaque employé, pour toucher plusieurs
traitements et plusieurs payoks (rations), exerce des fonctions dans plusieurs
services à la fois ; il ne fait dans tous que de courtes apparitions et
réduit sa besogne à un minimum très rapproché du néant ».
MARX N’A JAMAIS ABORDE LE PROBLEME DE LA
RECONSTRUCTION D’UNE AUTRE SOCIETE…
En 1927, dans Le Socialisme reconstructeur il
revient sur les carences présumées de Marx : « l’expérience (en
Russie 1920) a été malheureuse, mais dans les conditions où elle a été faite,
elle ne saurait conclure contre le principe socialiste » ; l’échec
est dû à l’épuisement de l’économie à la fin de la guerre, aux difficultés nées
de la guerre civile, au blocus, à la sécheresse exceptionnelle entrainant la
famine. Il rappelle aussi que « les révolutionnaires russes n’étaient pas
seulement des hommes d’opposition, habitués à conspirer et par conséquent peu
aptes à gouverner ; ils étaient avant tout et exclusivement de purs
marxistes. Du socialisme, ils ne connaissaient que ce que Marx en avait dit. Et
Marx s’étant toujours tenu sur le terrain de la critique du capital, sans jamais
aborder celui de la reconstruction, ses adeptes russes n’étaient en aucune
façon préparés à la tâche redoutable qui leur incombait. Non seulement ils
ignoraient tout de l’économie socialiste, mais ils ne savaient pas qu’il en
existait une. Fatalement, ils devaient donc tomber dans les plus grossières
erreurs. Le socialisme[6] qu’ils
essayaient de mettre debout n’était qu’une caricature du socialisme véritable.
Ceci ne peut être encore bien compris des lecteurs, même socialistes, car tous
les socialistes du monde entier sont plus ou moins imprégnés de culture
marxiste et ils ne sont, en général, pas mieux renseignés que les bolcheviques
sur l’économie socialiste dont Marx n’a jamais dit un mot et sur laquelle nul
n’a rien écrit, sauf l’auteur de ce livre ».
Jaurès, qui avait préfacé « L’application du système
collectiviste » avait été très emballé : « Dès maintenant, il
faut que tous les hommes de science, tous les techniciens qui acceptent l’idée
socialiste, les ingénieurs, les agronomes, les chimistes, les statisticiens
entrent dans la voie que M. Deslinières vient d’ouvrir (…) le parti socialiste
peut être surpris par les événements s’il ne s’habitue pas à se demander :
Que ferait le prolétariat si demain il était le maître ? (…) Depuis bien
des années, sous prétexte de ne pas verser dans le socialisme
« utopique », les socialistes s’interdisaient la description précise
de la société future. Et à coup sûr, il est impossible d’en dessiner le détail
exactement. La vie sociale est trop complexe aujourd’hui, et l’ordre socialiste
de demain enveloppera trop de rapports, pour qu’il soit possible de les prévoir
minutieusement. Seules les directions générales nous apparaissent : seuls
les grands traits se laissent fixer (…). Toute description du régime socialiste
est doublement une hypothèse, d’abord parce que l’extraordinaire complication
des rapports sociaux dépasse la force de prévision de l’entendement humain,
ensuite parce que la forme précise de l’ordre socialiste est subordonnée au
moment précis de son apparition (…) En France, esquisser l’Etat de
l’avenir, est nécessairement suspect d’utopisme, et les socialistes
« scientifiques » ne veulent pas qu’on évoque dans le détail l’ordre
nouveau »[7].
Or Jaurès s’est laissé berner par le
projet ambitieux de Deslinières qui va nous entraîner finalement non seulement
vers un projet niais qui ne peut même
pas être comparé à l’utopisme initial.
Mais dans une Codification aride et décevante qui sera en réalité plus
utile aux fossoyeurs de l’esprit bolchevique. Il va nous révéler qu’il est au
fond un fabricant de système réactionnaire pour une gestion centralisée et
planifiée du capital national, à l’imagination étroite, sans aucune vision
mondiale et universelle.
LE PROJET DE CODE SOCIALISTE
« Or précisément ce qui nous a coûté
plusieurs décennies de travail et de peine énormes pour balayer hors de
l'esprit des ouvriers allemands et ce qui leur donnait un poids théorique (et
donc pratique aussi) supérieur à celui des Français et des Anglais, à savoir le
socialisme utopique et les jeux
d'imagination sur les constructions futures de la société, c'est ce qui s'étale
de nouveau, et dans sa forme la plus creuse, si on la compare non seulement à
celle des grands utopistes français et anglais, mais même à celle de Weitling.
Il est évident que l'utopisme qui, avant le temps du socialisme matérialiste et critique, renfermait ce dernier en
germe, ne peut plus être, s'il revient par la suite, que niais, insipide et de fond en comble
réactionnaire ».
ENGELS et MARX
Le projet de Deslinières en 3 volumes s’avère être un
très long projet de loi en 1294 articles, véritable délire réglementaire qui
n’a pour cadre que la nation :
(3 FONDEMENTS : NATIONALISATION – TRAVAIL OBLIGATOIRE –
PLANIFICATION)
-
Nationalisation :
« agriculture et industrie sont la propriété collective de la
nation »
-
Il
faut deux parlements, un deuxième pour contrôler l’autre (mais le Sénat n’existait-il
pas déjà!?)
-
Obligation
au travail pour tous : « Toutes les personnes de nationalité
française, non comprises dans les exceptions portées à l’article 20 ci-après,
ont le droit de participer au travail social. Cette participation est la
condition de leur droit à une part des produits. Le chômage involontaire
qu’elles peuvent subir, quelle qu’en soit la durée, ne diminue en rien la part
qui leur revient ».
-
« Sont
exceptées du travail obligatoire : les femmes mariées, veuves ou divorcées
chargées d’enfants. Une liste des dispensés du travail est établie par commune.
Tous ceux qui ne sont pas portés sur la liste sont exclus du groupe
social » (Article 123).
-
Les
étrangers n’ont pas droit au travail (article 125), n’ont pas droit aux secours
sociaux (article 1150) et ceux qui sont sans ressource doivent être rapatriés!
-
Les
personnes qui ne veulent pas travailler doivent être enfermées dans des dépôts
et n’auront droit à aucun des secours sociaux.
-
Ceux
qui se livreraient à la mendicité seront transportés dans une colonie au régime
sec.
-
Comme
un certain nombre de professions sont supprimées (cela concerne beaucoup de
fonctionnaires) il faut être inscrit sur une liste de travail qui suppose un
reclassement forcé de la main d’œuvre(art 133) : « si la surabondance
de la main d’œuvre dans certaines professions oblige temporairement à en
supprimer ou à en restreindre le recrutement, les jeunes gens seront invités à
faire le choix d’une autre carrière »; l’article 136 est loin du
batifolage de Marx berger et musicien à ses heures, çà rigole pas dans la
reconstruction à Deslinières : « Chacun aura le droit de changer de
profession aussi souvent qu’il le jugera à propos, à la condition de justifier
d’aptitudes suffisantes et de trouver du travail dans sa profession
nouvelle ».
-
Tous
les emplois doivent être fonctionnarisés et strictement hiérarchisés.
-
Concernant
les toutes petites entreprises, bêtes noires pour Bordiga et tous les
maximalistes qui veulent les voir disparaître : « Article 941 :
Ne sont pas considérées comme appartenant à l’industrie les petits
établissements destinés à satisfaire les besoins locaux : pose,
réparations, entretien, soins à la personne et généralement toutes les petites
productions à faire sur place avec un personnel restreint et un outillage
principalement manuel. Ces petits établissements sont rattachés soit au service
du commerce, soit aux autres services auxquels ils appartiennent le plus
naturellement. La classification en est faite par décret ».[8]
En effet donc Deslinières a concrétisé une reconstruction, mais ni une
construction approchant des critères classiques du socialisme révolutionnaire ni
une orientation vers une société libérée du capitalisme. La plupart de ses
codifications ont d’ailleurs été appliquées dans les économies de guerre et
pendant la Seconde Guerre mondiale. Et à force de tout vouloir codifier il
finit par justifier l’émergence du capitalisme d’Etat. Deslinières invente paradoxalement le contrôle des changes dans un monde où tout
internationalisme a disparu – on se souvient pourtant de comment il se moquait
de la bureaucratie soviétique – qui rappelle la longue existence du Mur de
Berlin : « il sera établi aux ports et aux gares frontières des
bureaux de change où, sur production d’une carte d’identité (sic!) prévue à
l’article précédent (resic!), tout citoyen désireux de voyager à l’étranger
pourra échanger contre de la monnaie étrangère une quantité de papier monnaie
français représentant au plus le triple de son salaire mensuel, et dont le
montant sera porté sur la carte d’identité ». Ouh le beau socialisme de
caserne!
Inutile de conclure qu’il faut encore répondre avec Rosa Luxemburg,
contre tous les aspirants codificateurs pas marrants de la société de l’avenir
qu’il faut faire confiance à l’énergie et à la capacité d’imagination des
masses elles-mêmes.
ANNEXE. Lucien
Deslinières : éléments sur le site
de La Bataille socialiste :
Militant du
P.O.F. à partir de 1891, franc-maçon, suit le virage social-patriote de 1914
avec la majorité du parti socialiste. Travaille comme conseiller pour les
bolcheviks en 1920, (commissaire du peuple à l’agriculture en Ukraine) mais
rentre dès 1921, souffrant d’artériosclériose. Dans une brochure de poche comme
Entretiens socialistes, on lit clairement que le socialisme qu’il
propose est un collectivisme qui maintient le salariat (et même la hiérarchie
des salaires).
TEXTES:
- 1889 L’application du système collectiviste pdf externe
- 1901 Entretiens socialistes
- 1908 Projet de code socialiste. Tome 1 & Tome 2
- 1912 Le Maroc socialiste
- 1913 Projet de code socialiste. Tome 3
- 1918-10 Programme économique du Parti pour l’après-guerre pdf
- 1919 La France nord-africaine: étude critique de la colonisation anarchique pdf externe
[1]
Par son biographe partiel et partial d’ailleurs : Aux origines du Programme
commun: Lucien Deslinières et le projet de code socialiste (1907-1912) Guy THUILLIER La
Revue administrative 30e Année, No. 180 (NOVEMBRE DÉCEMBRE 1977), pp.
572-582Published by: Presses Universitaires de FranceArticle Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40767747
[2]
Toutes les citations et la base de mon résumé sont basés sur l’ouvrage de Guy THUILLIER. Bureaucratie et bureaucrates en
France au XIXe siècle. Genève, Droz, 1980. In-8°, XIX-672 pages (Centre de
recherches d'histoire et de philologie de la IVe section de l'Ecole pratique
des hautes études. V : Hautes études médiévales et modernes.)
[3] Le site La Bataille socialiste qui ne fournit qu’une
brève notice sur Deslinières a fait un excellent boulot en fournissant les PDF
de plusieurs de ses ouvrages (cf. mon annexe). Un correspondant russe, qui a eu
accès à des correspondances internes à l’Etat bolchevique signale la méfiance
de Lénine concernant Deslinières, pour des raisons plus
« patriotiques » que personnelles : « Mikhail Engelgardt dit: Deslinières était hautement
apprécié par les SR russes. Lénine n’avait pas de confiance en Deslinières
(bien que membre de la rédaction de l’ "Internationale Communiste" et
commissaire du peuple pour l’agriculture en Ukraine). La biochronique de Lénine
(en russe), v.X, 11 fev. 1921: Lénine écrit a Krassine (commissaire pour le
commerce extérieur) de ne pas laisser Deslinières aller à l’étranger dans la
délégation car il y a l’information confidentielle qu’il n’est pas sûr (son
appartenance aux franc-macs ? JLR). Après avoir réussi de sortir de la
Russie soviétique, Deslinières a pris les positions antimarxistes (son livre de
1923 "Délivrons-nous de marxisme" ainsi que ses livres de
1927-31).M.E. (Leningrad, ex-URSS)
[4]
Moins la limitation nationale, ces constats ne sont-ils pas les mêmes que ceux
du courant maximaliste de la Gauche communiste internationale à l’époque ?
(du KAPD aux fractions dites italiennes)
[5]
Quand bien même il est très lucide sur le succès de la démagogie syndicaliste
qui n’était plus l’étape préparatoire mais un regroupement des ouvriers sur une
conception simpliste de la lutte de classes, de plus en plus adaptée à l’ordre
du capital national.
[6]
Dans son ouvrage « Projet de Code socialiste », Deslinières écrivait,
prémonitoire : « Il est évident que moins nous aurons préparé notre
organisation avant de prendre le pouvoir et moins nous serons en état
d’appliquer nos principes. Or, nous n’aurons pas même la possibilité de gagner
du temps en continuant à administrer avec la législation actuelle, car le
capital, qui restera, dans cette période transitoire, le moteur indispensable
de l’activité humaine, se sentant sous le coup d’une dépossession imminente,
fera grève et nous laissera toute la production sur les bras ».
[7]
Deslinières considéra toujours Marx comme un intellectuel métaphysicien, ce qui
n’est pas faux : « Je suis venu au collectivisme de mon propre
mouvement et suivant mon propre raisonnement et sans avoir subi l’influence de
Karl Marx, ni de ses continuateurs, ni d’aucune autre école. J’ai pris un
chemin différent pour arriver au même but. Positiviste renforcé, la théorie
pure m’impressionne peu, même quand elle est déduite de faits logiquement
certains : j’y trouve toujours une part de cette métaphysique haïssable
qui a causé toutes les grandes erreurs de l’humanité ».
[8]
Il ne faudrait pas se moquer du souci de Deslinières (n’y voir que « manie
réglementaire » comme le charge Thuillier) quand dans le chaos il faut
tout réorganiser, ni sa négligence à son époque d’activités de type « aide
à la personne » qui ont pris une place considérable à notre époque, et qui
seront de plus en plus indispensables et honorables, dans la société en voie
d’abolition de l’exploitation et du salariat, comme je l’ai remarqué dans la
polémique avec Bitot. Pour le secteur de la santé Deslignères est ambigu. Aux
articles 1134-1135 il oscille entre système autoritaire et libéral : il
imagine créer un double secteur des soins de santé, mais il prévoit que pour le
secteur libre « aucun recours n’est ouvert (aux médecins) devant les
tribunaux pour le recouvrement de leurs honoraires ». Typiquement
brejnévien et à faire fuir les couches moyennes libérales !
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