Le titre de
cet article est recopié d’un titre de chapitre du livre d’Angelo Tasca :
« Naissance du fascisme », une référence dans la compréhension de
l’apparition du phénomène fasciste, pour la première fois au monde, et en
Italie. Pourquoi est-il né en Italie ? L’Italie au début du XXe siècle
concentre la problématique majeure pour le marxisme d’un pays secondaire où le
prolétariat ne s’est pas développé aussi lentement et longtemps qu’en
Angleterre et en France, et qui, lorsqu’il surgit dans l’explosion industrielle
de ce pays tardivement unifié résume toute la contradiction des prévisions
marxistes (avec la Russie) en posant la question de la révolution prolétarienne
alors qu’elle devait se poser dans les pays plus développés, plus tôt
industrialisés. Cette contradiction n’en est pas une en soi, puisque aussi bien
le prolétariat russe qu’italien, dans des pays encore en partie dominés par les
restes de la féodalité, présentent de fortes concentrations prolétariennes à
vocation internationaliste dans un marché déjà mondialisé et régi par la
compétition impérialiste. Le prolétariat italien n’a jamais pu être très
national et fût un des premiers viviers d’immigration massive dans un aller et
retour vers une mère patrie peu considérée comme telle. Ce prolétariat était
originellement en quelque sorte « citoyen du monde ». Je ne me
souviens plus de qui a dit que les italiens modernes se vantaient d’avoir perdu
toutes leurs guerres[1].
Ce n’est pas un hasard si on trouve des italiens partout à la naissance du
mouvement d’émancipation communiste, les Buonarrotti et Blanqui dès après la
révolution française.
Aucune étude
n’a été consacrée au nombre considérable de théoriciens produits par ce
mouvement transalpin, incomparablement supérieurs à ce qui a éclot dans tant
d’autres pays pour tout le XXe siècle. Pis encore les rares défricheurs puis
militants de cette école ont souvent eux aussi, en privilégiant tel ou tel
personnage d’envergure parmi les fondateurs du premier parti communiste
d’Italie, contribué à édulcorer la richesse de l’ensemble de ces acteurs de la
lutte de classe, les uns privilégiant Bordiga comme le summum de la pensée
bolchevique appliquée à l’Europe occidentale, d’autres son concurrent Damen,
d’autres encore les théoriciens de la revue en Belgique Bilan, avec Vercesi
pendant la Seconde Guerre mondiale. Ont été systématiquement rejeté dans
l’ombre ceux dits de « l’aile droite » comme Angelo Tasca, au même
titre que Boukharine en Russie (du fait de son alliance opportuniste et
malheureuse avec Staline) tout comme Gramsci. Or, ces théoriciens dits de
« l’aile droite » ont des choses à nous apprendre, même dans leurs reniements; ils ont été partie
prenante des multiples débats dont le contenu ne peut être dissous en
qualifiant « l’aile gauche » maximaliste d’infaillible et pour
continuer à oublier les objections et contributions de « l’aile
droite » taxée de minimalisme et d’opportunisme, où toute la problématique
oscille entre les diverses fractions sans toujours présenter des délimitations
claires et en se fixant sur la trajectoire d’un tel ou de tel autre.
La négligence historique des petits cercles
révolutionnaires est comparable à la méthode anarchiste qui rejette toute la
IIème Internationale comme intégralement bureaucratique bourgeoise, quand l’on
sait, pour qui a pris connaissance des débats dans cette Internationale, que de
l’affrontement des points de vue opposés, où chacun n’a pas entièrement tort et
où apparaissent de lumineuses idées, est née la configuration des partis les
plus marquants du début du XXème siècle. Les historiens pipoles ont pour leur part
cadenassé la réflexion et la prise de connaissance des clivages par une
fixation rigide sur la fracture de 1920
et les 21 conditions de l’Internationale communiste. L’ossification de la
théorie bolchevique en stalinisme a tendu à simplifier outrageusement les
questions essentielles, en gommant ou en stigmatisant comme bourgeoises et
dépassées les objections des perdants de « l’aile droite », comme
s’ils avaient toujours été des fourriers du capitalisme et des réformistes
intrinsèques.
Or la pensée
communiste ne peut se laisser enfermer dans les carcans ou aléas de l’histoire
des partis successifs. Une tâche immense reste pour des historiens conséquents
de rétablir certaines vérités qui ont résistées à l’usure du temps. Il est de
notoriété publique désormais que Bernstein et Kautsky n’ont pas dit que des
âneries ; un Lénine conseillait même de relire leurs vieux écrits. Pour
illustrer ce début d’investigation je me propose de réhabiliter le
« droitier » Angelo Tasca. Contrairement à la plupart des autres
initiateurs du courant maximaliste[2],
Tasca a fait œuvre d’historien avec plusieurs livres de référence à son actif.
Tasca n’est pas n’importe qui, il a été lui aussi
un des fondateurs du PC d’Italie de l’époque héroïque. Jeune étudiant
socialiste il s’est fait remarquer en 1912 lors du débat dans la Jeunesse
socialiste avec l’autre jeune marquant Amadeo Bordiga sur la question des socialistes face à la
culture et à l’éducation. Tasca, pas encore proche de Gramsci, défendait des
thèses favorables à l’assimilation de la culture bourgeoise par les jeunes
socialistes et s’opposait à l’orientation antimilitariste, anticléricale et
anti-réformiste de la presse socialiste des jeunes. Bordiga défendait une
orientation de la presse comme organe politique et non culturel de la lutte de
classes et s’opposait à sa transformation en un périodique culturel. Par rapport
à l’éducation, Tasca proposait une réforme du système éducatif italien dans le
sens laïc et démocratique. Bordiga contestait que cette réforme puisse changer
le caractère bourgeois et anti-socialiste de cette éducation. Bordiga
caractérisait la culture et l’éducation bourgeoises d’anti-solidaire,
compétitive, individualiste et darwiniste. La politique socialiste se devait d’être
solidaire et altruiste et ne pouvait se développer que comme négation de la
culture dominante, dans la pratique de la lutte de classes. Amadeo Bordiga fût considéré comme vainqueur
de la polémique. Dans la dynamique vers la création du parti communiste, les
barrières des différents groupements sont mouvantes. On assiste dans la section
de Turin à une fusion d’une partie des
abstentionnistes (Parodi, Boero), des communistes électoralistes
(Togliatti, Tasca, Terracini) et du groupe «éducation communiste» (Gramsci, Bianco).
Les partisans de la fondation du parti communiste en Italie se réunissent en
une Conférence nationale de la Fraction communiste du PSI à Imola. Y
participent les abstentionnistes, les deux groupes ordinovistes, des
maximalistes de gauche et la Jeunesse socialiste. On prépare une motion pour
fonder le parti communiste lors du prochain congrès du PSI. Les ordinovistes
ont alors abandonné leurs thèses conseillistes[3].
Tasca semble avoir été fustigé par le centre maximaliste et la gauche
bordiguiste parce qu’il souhaitait le rattachement des conseils ouvriers aux
syndicats existants[4]. Il
aurait été abonné à Bilan, après son exclusion de l’IC stalinisée, la revue de
la fraction italienne de gauche en exil à Bruxelles mais aucunement dans une
démarche d’approfondissement des principes de classe ; les anciens exclus
s’observent toujours du coin de l’œil [5]!
&&&&&&&&&&&&
Dans le PC qui
succède au parti socialiste – parti qui avait de beaux restes puisqu’il avait
été le seul parti avec le PS russe à refuser de participer à la guerre – on
retrouve les mêmes clivages avec une direction « maximaliste » qui
signifie alors une mixture d’idéalisme radical et de réformisme dans les actes.
Sans entrer dans les détails de la configuration classique – centre (groupe
dirigeant maximaliste), gauche (les dits abstentionnistes et Bordiga) et droite
(Gramsci et Tasca) – il faut considérer que les clivages sont mouvants[6].
Ainsi en 1920 Tasca rompt avec Gramsci, lequel reste isolé quand le vieux
socialiste Terracini et Togliatti (encore plus ou moins abstentionniste et
futur caïd stalinien) se rapprochent de la direction maximaliste. En 1924, au
cours de la Conférence clandestine du PCI à Como, la Gauche du PCI obtient la
majorité mais surgissent trois fractions : Droite (Tasca),
Centre (Gramsci), Gauche (Bordiga)[7].
La gauche avec Bordiga se réclamera plus tard d’un maximalisme conséquent et
non pas de sa première variété sentimentalo-réformiste.
BORDIGA
EMPORTE A NOUVEAU LA POLEMIQUE SUR LES CONSEILS D’USINE
Après échec de la grève des aiguillles en 1920
Gramsci s’était rapproché des positions de Bordiga. Dans le n°1 d’Il Soviet Bordiga avait mis
tout le monde d’accord et marqué une leçon indélébile d’histoire pour les
positions de principe :
« Avec le développement de la révolution,
avec l’élimination graduelle des classes parasitaires, les fonctions politiques
deviennent toujours moins importantes par rapport aux fonctions économiques
mais dans un premier temps, et surtout lorsqu’il s’agit encore de lutter contre
le pouvoir bourgeois, l’activité politique est au premier plan. Le véritable
instrument de la lutte de libération du prolétariat, et avant tout de la
conquête du pouvoir politique, c’est le parti de classe communiste. Sous le
pouvoir bourgeois, les conseils ouvriers ne peuvent être que des organismes
dans lesquels travaille le parti communiste, moteur de la révolution. Dire qu’ils
sont les organes de libération du prolétariat sans parler de la fonction du
parti, comme dans le programme approuvé par le Congrès de Bologne, nous semble
une erreur. Soutenir, comme le font les camarades de « l’Ordine Nuovo » de
Turin, qu’avant même la chute de la bourgeoisie les conseils ouvriers sont déjà
des organes non seulement de lutte politique mais aussi de préparation
économico-technique du système communiste, est un pur et simple retour au
gradualisme socialiste celui-ci, qu’il s’appelle réformisme ou syndicalisme,
est défini par l’idée fausse que le prolétariat peut s’émanciper en gagnant du
terrain dans les rapports économiques alors que le capitalisme détient encore,
avec l’Etat, le pouvoir politique »[8].
C’est clair et net, et la force du raisonnement
de Bordiga découle des leçons issues du long travail polémique de la IIème
Internationale. Cette analyse place non seulement la gauche en tête du jeune
parti communiste mais en fait un digne rejeton de l’expérience en Russie. Mais
les choses vont se compliquer avec l’apparition du fascisme dont Bordiga est
chargé de décrire la nature par les instances de l’Internationale communiste,
et il le fait brillamment ; la résolution de l’IC de 1923 caractérise à sa
suite le fascisme comme « phénomène de décadence »[9] .
Ce n’est pas l’objet de cet article de revenir sur les diverses interprétations
du fascisme et son utilisation comme diable moderne n°1 et éternel pour la
bourgeoisie mondiale actuelle.
Il nous fallait réexaminer, à côté des rabachages
des textes « intangibles » de la gauche par les minorités
maximalistes contemporaines, la contribution plus argumentée et sociologique de
Tasca, que beaucoup n’ont d’ailleurs jamais lu. Tasca écrit son livre en 1938,
près de dix ans après avoir été exclu de l’IC stalinisée. Il s’est éloigné du
credo communiste et tente une approche plus culturelle mais qui reste néanmoins
solidement reliée aux analyses marxistes, et fidèle à son brillant discours au
congrès du PCF à Marseille en 1922 (cf. ma note 7). Il estime que la victoire
du fascisme a été plus due aux divisions du mouvement communiste et socialiste
qu’au fascisme lui-même, plus force policière que rival politique ; la
bourgeoisie italienne disposait de forces policières en trop faible nombre[10].
Il tombe dans l’œcuménisme de la théorie du « front unique » qui
aurait pu soi-disant éviter au fascisme de triompher, ce qui est totalement
erroné, comme il le démontre d’ailleurs souvent par devers lui : des
fronts uniques ont été mis en place, cartels de partis impuissants à rallier
l’ensemble de la classe ouvrière ou même au niveau activiste militaire des
Arditi del popolo. Bordiga défendait lui aussi l’idée de front unique mais des
masses ouvrières socialistes et communistes. Tasca se contredit en analysant
près de deux décennies plus tard tour à tour les principales raisons, d’abord
le soutien de la police bourgeoise aux bandes fascistes, la dispersion puis le
désarroi du prolétariat lui-même, duquel il finit par dire qu’il était vaincu
déjà depuis l’échec des grèves de 1920, avec une analyse pertinente comme on le
verra de la gréviculture
anarcho-communiste, voire maximaliste et de ses insuffisances[11].
L’ambivalence du fascisme italien à ses débuts prête
à sourire quand on le compare avec les mesures anti-ouvrières que prend
l’actuel « gouvernement socialiste » en France, et à ses souteneurs
comme la vice-présidente du Sénat Caroline Tasca, fille d’Angelo. Les faisceaux
de combat défendent initialement un programme à faire rougir les supporteurs du
programme commun français des années 1970 et leur tonton Mitterrand :
« Suppression du Sénat (…) Création de Conseils nationaux techniques
(comme ceux de Kurt Eisner en Bavière), journée légale de huit heures, Retraite
pour les vieux travailleurs à 55 ans, remplacement de l’armée permanente par
une milice nationale, expropriation partielle de toutes les richesses,
confiscation des biens de toutes les congrégations, révision de tous les
marchés de guerre avec prélèvement de 85 % sur le bénéfice ». Même nos
pauvres gauchistes et anarchistes, avec leur slogan thorézien « faire
payer les riches » font figure de pâles réformistes démagogiques face à ce
« maximalisme fasciste » ! Sans oublier l’origine mussolinienne
du concept altermondialiste des nations du sud face aux riches du nord ;
pour Mussolini la SDN était un piège tendu par les nations riches aux
« nations prolétariennes » ![12]
Un thème est récurrent dans l’ouvrage de Tasca,
c’est sa critique et moquerie du maximalisme, et de ses expressions successives
(alors qu’à la fin de sa carrière il vantera le réformisme spécieux de Gramsci).
Il en réfère en 1919 au parti socialiste, alors que n’a pas encore eu lieu la
scission, parti oscillant, dominé par la fraction maximaliste (les centristes
pas encore la gauche avec Bordiga, encore qu’on ne voit pas en quoi il aurait
été hostile dans la forme au Manifeste qui suit), qui publie en août ledit
manifeste :
« L’instauration de la Société socialiste ne
peut s’accomplir par décret ou par décision d’un Parlement ou d’une
Constituante. Les formes hybrides de collaboration entre Parlement et Conseils
ouvriers devront également être condamnées et rejetées. Il faut au contraire
pousser le prolétariat à la conquête violente du pouvoir politique et
économique, qui devra être entièrement et exclusivement confié aux Conseils des
Ouvriers et des Paysans, avec des fonctions en même temps législatives et
exécutives »[13].
Mais en même temps ce maximalisme radical en apparence prône de lutter
« sur le terrain électoral et dans les institutions de l’Etat
bourgeois » ! Tasca a raison de taxer ce maximalisme de
« réformisme honteux ». A ceux qui pourraient sourire de l’aspect
radical du manifeste d’août, il est compréhensible pour Tasca qui rappelle la
gravité de la situation sociale: « entre octobre 1919 et mai 1920
quelques centaines d’ouvriers et de paysans ont été tués ou blessés dans toutes
les régions d’Italie ».
Là où Tasca devient passionnant dans son
témoignage c’est lorsqu’il sort des généralités maximalistes ultérieures (à la
Bordiga qui font fi des nuances en parlant en général du prolétariat), en
rentrant dans le détail des grèves orchestrée par l’aristocratie syndicaliste
sous la manœuvre bourgeoise :
« Au cours de la grève des cheminots, en
janvier 1920, les syndicats « blancs » avaient donné l’ordre de
continuer le travail, et la grève non seulement s’était terminée par un accord
signé avec la seule organisation « rouge » qui l’avait déclenchée
mais le ministre des Travaux avait livré aux représailles du Syndicat des
cheminots les membres de l’organisation catholique qui n’avait pas suivi ses
ordres »[14].
L’épidémie de grèves « sévit et atteint son maximum en 1920, en Italie
comme ailleurs : elle tombera partout sous la douche froide de la crise
économique (…) C’est une énorme dispersion d’énergies, une cascade de
mouvements qui arrivent à paralyser, dans certaines zones rurales, la
production pendant de longues semaines et des mois, mais dont le coefficient
politique reste nul »[15].
Ces mouvements débordent le parti socialiste et les syndicats mais :
« On traite cette hypersensibilité des masses par une sorte de douche
écossaise, en leur recommandant le calme et ne leur promettant la
révolution (…) derrière ce bavardage il n’y avait absolument rien ».
1920 n’est pas 1910 : « Le parti
socialiste et la CGL ne sont plus les organisations d’une
« aristocratie » ouvrière : des masses nouvelles sont entrées en
mouvement ; pour les guider il faut autre chose que les expédients et les
recettes d’autrefois (…) Une bourgeoisie de plus en plus intelligente »
(suite dans l’extrait en fin de cet article). Ce même parti socialiste se
dédouane de l’échec du mouvement en rejetant ses flous tactiques sur
« l’apathie des masses », tout comme il se permet de mépriser les
anciens combattants, les laissant ainsi dans les bras des cliques fascistes.
LE FASCISME UN SIMPLE PARASITE DE LA
CONTRE-REVOLUTION
Tasca, comme Trotsky et Bordiga, n’estime pas la
montée résistible du fascisme comme la contre-révolution, son chapitre VII
s’intitule : « La contre-révolution posthume et préventive ». En
postface il combat la légende selon laquelle « le fascisme aurait sauvé
l’Italie du « bolchevisme » : « Le fascisme a utilisé un
changement qui s’est produit dans la situation italienne par réaction contre
les erreurs des socialistes et l’échec de leur « révolution » ;
il a été le parasite et non l’agent de cette mutation. Le maximalisme « bolchevique »
s’est détruit de lui-même, succombant à sa sottise et à son impuissance »
(p.382)[16].
A la fin de 1920, le fascisme généralise ses
« expéditions punitives » criminelles. En 1921, les bandes fascistes
exploitent les rancoeurs contre les
« allogènes », les « slaves » et les
« communistes ». Ils finissent par détruire toutes les Bourses du
travail, les syndicats et coopératives. Ils essaiment dans les régions où le
prolétariat agricole est moins nombreux, avec l’aide vengeresse des commerçants
et des agrariens.
Selon Tasca 20 ans après son discours de
Marseille et moins sûr de ce qu’il défendait à l’époque, l’infériorité dans
laquelle finit par se trouver la classe ouvrière ne s’explique pas par le
simple écroulement des idéaux socialistes (faiblesse des chefs et d’une partie
des masses) mais dans « le caractère militaire de l’offensive
fasciste » ; on voit là la contradiction de Tasca qui regrettait une
forme idéale du « front unique » puisqu’il révèle a posteriori que la
répression fascisto-policière est bien l’élément déterminant et aussi in fine
une faiblesse historique de la classe ouvrière italienne, pas la simple
politique aléatoire du parti socialiste.
Puis il ajoute une autre explication plus
profonde encore qui expliquerait mieux la dispersion du mouvement socialiste
face à la réaction fasciste : « Le manque d’une conscience nationale
achevée, le cloisonnement municipal ont constitué un très grave handicap pour
le socialisme italien ». C’est le même type d’explication qui fût celui
des révolutionnaires allemands après la défaite länder par länder à la même
époque dans cette Allemagne aussi tardivement unifiée ! Sans rejoindre la
thèse d’Arno Mayer sur un fascisme aux sources aristocratiques – pour Bordiga
le fascisme n’est nullement un retour au féodalisme[17]
- il faut bien reconnaître que la faible centralisation bourgeoise lui a été
d’un grand secours et nous permet de comprendre de nos jours l’invention de la « communauté
européenne » avec ses « régionalisations européennes », arme
typiquement anti-prolétarienne, qui découpent les nations en morceaux beaucoup
plus contrôlables !
Tasca rectifie encore son point de vue en manière
de résumé, et il semble là bien proche de l’analyse de Bordiga : « du
milieu de 1921 à octobre 1922 (…) l’infériorité militaire de la classe ouvrière
italienne a été la conséquence d’une infériorité politique, due à l’atmosphère
« maximaliste » dans laquelle elle était plongée (…) Or, le
maximalisme italien était un maximalisme de foules inarticulées, chaotiques,
sans cohésion d’esprit ni de perspectives (…) C’était la fourmilière à la merci
de la légion » ; « Dans la classe ouvrière, paralysée par la
scission politique et par la crise économique, le recul est évident ». Ce
recul se traduit au niveau électoral par l’affirmation du parti fasciste dont
les « communistes » ont favorisé l’ascension en s’attaquant
principalement à leur ancien parti socialiste en mai 1921 : « Le
« bolchevisme » italien était désormais bien peu dangereux, puisqu’on
pouvait confier, fin mai 1921, des arsenaux et des fabriques d’armes à cette même
Fédération métallurgique qui avait, huit mois auparavant, décidé l’occupation
des usines »[18].
Pourtant, là encore Tasca est contradictoire, il
vient apporter une autre explication que la simple division électorale des
partis qui se réclament chefs du mouvement ouvrier. Le ministre Giolitti opère
à une grande manœuvre avec les commissions parlementaires en faisant approuver
de nouveaux tarifs douaniers pour « défendre l’industrie et l’agriculture
nationale ». Montebourg était d’accord avec Giolitti.
« Dirigeants de la CGL et dirigeants
industriels sont d’accord à ce sujet, car cette mesure va « créer du
travail » et permettre à nouveau un certain partage des surprofits entre
capitalistes et ouvriers syndiqués du Nord ». Pas de pot le gouvernement
Giolitti est renversé cinq jours après, mais le chemin est encore long pour
Mussolini et ses bandes. Tasca vante une renaissance du « front
unique » gênante pour Mussolini alors qu’il s’agit en fait surtout de
réactions dispersées certes mais extrêmement violentes du prolétariat, créant
ses propres groupes armés jusque dans les campagnes, qui rend encore coup pour
coup aux exactions fascistes » (cf. les Arditi del Popolo).
Tasca se prend à rêver en postface, écrire une
histoire du socialisme qui : « … amènerait à juger d’une façon moins
négative le maximalisme lui-même, cette avitaminose, cette « maladie
infantile » du socialisme italien. Le maximalisme trahit certes une grave
absence de maturité politique (il vise aussi le maximalisme ultérieur de
la gauche avec Bordiga, classés dans les « infantiles » par Lénine
soi-même, ndr); il permet tous les alibis, naïfs ou calculés, en face des problèmes
qui commandent l’action. Mais il tire sa force de sentiments élémentaires et
sains, de cette primauté des facteurs moraux que Roberto Michels avait
remarquée il y a longtemps déjà dans notre mouvement socialiste. Il existe un
maximalisme des masses dont les premiers élans furent l’expression d’un
idéalisme militant qui subsiste même dans ses tâtonnements. C’est de là que
sont partis les socialistes dignes de ce nom pour provoquer, accélérer la
formation au sein de la classe ouvrière et autour d’elle, d’une conscience
politique adéquate ; c’est de là qu’il faudrait encore partir pour
reprendre leur œuvre. Ces sentiments élémentaires sont aujourd’hui exploités
pour empêcher le développement d’une véritable conscience ; la chose est
possible parce qu’ils n’ont pas été fixés en doctrine et, par conséquent,
subissent ou alimentent des schèmes mentaux qui les corrompent ou les
trahissent. Les communistes qui ont liquidé dans leur camp le maximalisme
trotskiste, utilisent sans scrupules les poussées du « maximalisme des
masses » pour une politique et à des fins où le socialisme perd, en même
temps que sa sève la meilleure, sa propre raison d’être ».
Par le terme « communistes », utilisé
ici par Tasca, il faut entendre à l’époque de cet écrit les
« staliniens » évidemment puisque les vrais communistes italiens ou
autres sont en prison au goulag ou chez Mussolini, et que le « communiste
Tasca » a été parmi les premiers exclus. Tasca incrimine aussi la
« découvert » tardive du marxisme par certains intellectuels
italiens. On a vu qu’au congrès du PCF à Marseille en 1922, Tasca, délégué du
PC d’Italie, avait expliqué dans un français très correct, que l’échec de 1920
avait été dû à l’absence d’un parti politique fortement organisé, quand vingt
après il ne défendra plus cette vision de type trotskiste et bordiguiste, car
comme la poule et l’œuf, le prolétariat italien dispersé et sans fortes
traditions n’avait pas pu pondre le parti adéquat à la sensation de révolution
qui était dans tous les esprits.
LA FAUTE A LA NOUVELLE ARISTOCRATIE
OUVRIERE ?
Cette postface est diablement intéressante. Tasca
nous livre d’autres éléments pour comprendre la faiblesse de la classe ouvrière
non seulement face au fascisme, non seulement en Italie, mais jusqu’aux temps
présents :
« L’organisation syndicale italienne, une
fois dépassé le stade de la symbiose avec le mouvement mutualiste (qui n’a
jamais tout à fait cessé) fut d’abord animée par des « aristocraties
ouvrières » appartenant à des catégories intermédiaires entre l’artisanat
et la grande industrie, tels les typographes et les chapeliers. Un autre type
« d’aristocratie ouvrière » se constitue plus tard, sans éliminer le
premier, tout particulièrement au sein de la grande industrie mécanique ;
il donne naissance à un prolétariat qualifié, qui sera l’un des facteurs les
plus important de succès. C’est de cette élite ouvrière que la FIOM (Fédération
Italienne des Ouvriers Métallurgistes) a tiré ses cadres et la possibilité de
devancer les autres catégories dans les conquêtes économiques et sociales.
Cette organisation présente certains traits communs avec celles des
« aristocraties ouvrières » en Angleterre et en Allemagne ».
« C’est surtout en Italie au début du siècle
dernier qu’on a connu une fréquence de grèves interminables qui dépassent
finalement leur cause économique initiale et obéissent à des exigences
d’honneur et de dignité dont la puissance échappe à ceux qui n’ont pas vécu les
grandes grèves de l’Emilie… ». Tasca aurait pu ajouter qu’on n’a
pratiquement jamais vu de telles grèves par exemple en France, toujours
enfermées dans le corporatisme le plus stupide et la défense éternelle des
privilèges du secteur public contre le secteur privé.
Il ajoute que le syndicalisme italien comporte
des zones d’ombre d’où découle : « … une « collaboration »
naturelle entre une corporation bien payée, satisfaite, toujours plus habile,
et des dirigeants industriels portés à prendre sans cesse de nouvelles
initiatives, à perfectionner continuellement leur fabrication (…) Il était
apparu en Italie une industrie sidérurgique importante qui ne pouvait vivre que
grâce à des barrières douanières très élevées. Là encore il y avait coïncidence
entre les intérêts ouvriers et les intérêts capitalistes, mais elle cessait
d’être « progressiste » parce qu’elle se réduisait à une répartition,
si inégale qu’elle fût, de la charge ainsi imposée à l’ensemble de l’économie
et de la population (…) L’ « aristocratie ouvrière » de l’Italie du
Nord avait elle aussi, dans l’Italie du Sud, une sorte de colonie rurale à sa
disposition ».
Puis Tasca s’égare en faisant remonter l’échec
face au fascisme à la déplorable expulsion des anarchistes de la Première
Internationale. Puis il confond le bolchevisme première manière avec
l’impérialisme stalinien. Le socialisme italien aurait été submergé par le
« maximalisme acéphale ». Il rejette le rôle révolutionnaire du
prolétariat : « … dont les chaînes totales devaient faire l’agent
d’une totale libération, (qui) finit par se forger et subir de nouvelles
chaînes sans que les anciennes soient toujours vraiment brisées ».
« Ce qu’il (Marx) n’avait pas prévu c’est que le « troupeau des
prolétaires » serait soumis au régime du mensonge qu’il croyait spécifique
du « troupeau bourgeois ». Mais il donne une bonne citation de
Malatesta en 1923 : « Disons-le franchement, si douloureux que ce
soit à constater, il y a des fascistes même hors du parti fasciste. Il y en a
dans toutes les classes et tous les partis : c'est-à-dire qu’il y a des
gens qui, sans être fascistes, tout en étant même antifascistes, ont pourtant
l’âme fasciste, le désir de violence qui caractérise les fascistes ».
UNE REFLEXION POUR AUJOURD’HUI …
Arrêtons-nous enfin sur cette partie du
raisonnement de Tasca « sans que les anciennes (chaînes) soient toujours
vraiment brisées ». Parmi ces anciennes chaînes il faut bien reconnaître
comme ferment de division ininterrompue, le maintien d’une « aristocratie
ouvrière », que je qualifie en général d’aristocratie syndicale. Via la
défense de la nationalisation de type stalinien et des garanties « statutaires »
(du programme du CNR français en 1945), la défense du « service public »,
la gauche et ses gauchistes continuent à encadrer et à diviser le prolétariat. Nos
maximalistes modernes aussi en appelant sentimentalement et indistinctement au
mot d’ordre idéaliste : « unité des prolétaires du privé et du public ».
Depuis les années 1930, cette fable de l’unité du public et du privé, a fait un
immense tort à la classe internationale parce que dans son invariabilité
creuse, elle ne modifie en rien la division du prolétariat ; avec son
supplément fallacieux de syndicaliste de base : « on veut que ceux du
privé aient les mêmes avantages que ceux du public ». Autant demander à un
petit patron de faire les mêmes concessions à des collaborateurs du management
que dans la grande industrie ou dans les gros services publics. Les attaques
successives des gouvernements contre les retraites où le syndicalisme du
public, malgré des déclarations « maximalistes » en faveur d’un même
régime, a laissé tomber le privé cible des premières attaques, puis a fait mine
de déplorer l’absence de soutien du privé lors du tour réservé au public !
Des prolétaires éternellement incapables de solidarité de classe sont une honte
au souvenir des grèves généreuses des ouvriers italiens de 1920, pourtant
généralement illettrés et sans bac + 5.
La raison d’Etat (bourgeois) est simple : il
y a tout intérêt à s’associer et à garantir mieux la situation des fortes
concentrations de prolétaires que celle du secteur dit productif des myriades
de PME. A ce niveau le prolétaire du public est le criminel puisqu’il ne fait
jamais grève pour soutenir celui du privé, et tant qu’il en sera ainsi, aucun
mouvement de masse révolutionnaire ne sera possible. Comme dans les années
1920, la bourgeoisie restera triomphante et fière de tenir en laisse par ses
vieilles chaînes rouillées l’immense majorité des prolétaires consentants,
consuméristes et sans conscience.
Cet article n’a aucunement pour but de rallier
les sophistes qui arguèrent que la vague révolutionnaire des années héroïques
de la Russie à l’Italie aurait été « prématurée », mais renvoie aux
faiblesses de ces mêmes années du prolétariat des pays industrialisés qui a été
placés dans des conditions (pays dits victorieux de la guerre et donc sans
raison de se plaindre) où il a été incapable de relayer ses frères de classe
dans les pays en ébullition révolutionnaire. Les aristocraties syndicales et
leurs cercles d’ouvriers bien rétribués en portent la plus lourde responsabilité
jusqu’à nos jours en même temps qu’elles ne sont que le reflet de la passivité
du prolétariat dit ironiquement développé. Cela est au-dessus de la simple
sociologie de M. Tasca, devenu ponte de la social-démocratie européenne. Tasca
finit par rejoindre les pires confusionnistes qui veulent gommer les apports
incontestables du maximalisme communiste de Lénine à Bordiga. Il est un père
spirituel pour la noria maoïste qui va sévir en Italie à la fin des sixties. En 1954, il déclara que les articles de
Gramsci publiés dans l'Ordine nuovo en 1919-20 « constituent
l’expression la plus originale et la plus puissante de la pensée socialiste de
ces cinquante dernières années ». Or la pensée de Gramsci fût un curieux
mélange de marxisme mal digéré, de libéralisme dépassé accouchant comme
conseiller intellectuel du stalinisme et du maoïsme, et refuge pour la planète
des intellectuels vagabonds.
EXTRAIT DU CHAPITRE VI DU LIVRE DE TASCA :
GRANDEUR ET
DECADENCE DU MAXIMALISME
« Les ouvriers de l'industrie italienne
n'avaient pas le sens de la solidarité qui était si caractéristique de la
plupart des prolétariats européens. Il y avait un fort taux de migration de la
campagne vers la ville, et beaucoup d'ouvriers conservaient leurs comportements
paysans et avaient des emplois agricoles à temps partiel. En outre, la plupart
des usines fonctionnaient sur une très petite échelle de production. Ces
facteurs engendraient un bas niveau général de compétence chez les ouvriers
italiens industriels. L'Italie
dans son ensemble ne manquait pas d'ouvriers qualifiés, mais la plupart d'entre
eux étaient employée dans les activités artisanales préindustrielles – et la
tradition artisanale en Italie s'opposait avec ténacité à l'institution de
l'industrie moderne. En Italie, il n'y avait pratiquement aucun stade
intermédiaire entre l'ouvrier non qualifié et l'ouvrier hautement qualifié,
« entre l'artisan et le paysan transformé en ouvrier – le manœuvre [manovale] qui n'a pas de
connaissances mais sa jeunesse et la force de son bras. L'"ouvrier
ordinaire", un type caractéristique dans des stades de développement plus
avancés, l'ouvrier avec une scolarité relativement standard et des
connaissances professionnelles, ne se voyait pas encore beaucoup ».
Une tactique particulière
– du moins dans sa fréquence – au mouvement ouvrier italien, ce fut la grève
générale urbaine, qui au bout du compte se transformait en grève générale
nationale. Les grèves étaient, ainsi que Procacci l'affirme, une combinaison de
grève ouvrière typique et de « formes traditionnelles de manifestations
populaires ». Étant essentiellement politiques, elles ne pouvaient être
menées que par les Chambres du Travail. La première grève générale urbaine en
Italie eut lieu à Turin en février 1902. Comme nous le verrons, cette ville
joua un rôle important dans cette forme typiquement italienne de
protestation ouvrière.
Au début des années 1900
environ, les ouvriers turinois, séparément de leurs organisations et en
opposition avec elles, commencèrent à développer un militantisme virulent. La
première grève générale urbaine dans l'histoire italienne eut lieu à Turin en
février 1902. Provoquée par l'utilisation de soldats comme remplaçants des
ouvriers du gaz en grève, elle fut imprévue et spontanée, ne recevant que le
soutien peu enthousiaste de la Chambre du Travail.
Les opérations militaires des Alliés en Russie, en 1918-19,
provoquèrent une protestation massive de la part de tous les groupes
socialistes italiens. La grève générale internationale des 20-21 juillet 1919
fut le sommet de cette protestation. Cette grève était destinée à exprimer la
solidarité avec les soviets russes et hongrois, et elle devait avoir lieu simultanément
en Angleterre, en France, et en Italie. Finalement, seuls les Italiens y
participèrent, mais la participation fut presque totale en Italie.
Le Parti n'était pas toujours clair sur les buts et les résultats des
grèves, la seule tactique grâce à laquelle il dirigeait réellement les masses.
Beaucoup de socialistes semblaient considérer les grèves comme la seule action
nécessaire pour déclencher la révolution. D'autres sous-estimaient les
conséquences psychologiques dangereuses, dans une période révolutionnaire, de grèves même les plus
réussies. La grève générale de juillet 1919 en est un bon exemple. Bien que
beaucoup de chefs socialistes aient été assez prudents pour désigner cette
affaire comme « démonstrative et non révolutionnaire », le mouvement fut
si grandiose qu'il gaspilla toute l'énergie des ouvriers sans améliorer leur
position politique. D'une manière ou d'une autre, les ouvriers attendaient une
révolution, et son absence, ainsi que la CGL en rendit compte plus tard,
« créa, non pas du découragement, mais une violente désillusion chez les
ouvriers; et elle incita les industriels, qui manquaient auparavant de fermeté,
à commencer à lutter pour briser la puissance des syndicats ».
C'est pour ces raisons
que Gramsci, en septembre 1919, déclara que « la constitution d'un système
de conseils représente la première affirmation concrète de la révolution
communiste en Italie ». Il lui faudra laisser passer encore un peu de
temps avant qu'il ne se rende compte que le mouvement des conseils fut aussi la
dernière avancée faite par la
« révolution communiste en Italie ».
Dans le jugement de
Gramsci, l'erreur la plus grossière, relative aux origines historiques du
mouvement syndical, était la tendance de nombreux dirigeants à considérer sa
lutte économique avec le capitalisme comme l'activité essentielle en faveur de
la révolution sociale. Gramsci considérait cette lutte comme contingente et non comme permanente. Le syndicat lui-même vit
le jour en réaction aux conditions historiques hostiles (imposto), plutôt que comme
formulation autonome des ouvriers (proposto).
Dépendant des lois capitalistes comme l'était le syndicat, il n'eut pas
« une ligne de développement constante et prévisible »; et donc il
fut incapable d'incarner un mouvement révolutionnaire positif.
Puisque le mouvement
syndical n'était qu'une forme de la société capitaliste, il organisa les
ouvriers comme un groupe à l'intérieur du régime capitaliste qui était chargé
de vendre une denrée nommée "travail". Afin de vendre cette denrée au
prix le plus élevé, les syndicats organisèrent les ouvriers selon l'un de deux
principes, cela dépendait des circonstances : selon l'outil d'un métier
particulier, ce qui eut pour résultat un syndicalisme de métier; ou selon la
matière qui devait être transformée (par exemple le minerai de fer en acier),
ce qui eut pour résultat le syndicalisme industriel. Ces deux principes furent
imposés aux syndicats par le régime capitaliste. Puisque l'emploi d'un tour
plutôt que d'un métier à tisser, par exemple, ou la fabrication de l'acier
plutôt que du tissu, dépendait des différents niveaux de capacité et de
formation chez les ouvriers, les quantités d'effort et les quantités de gain
étaient toutes les deux souvent fortement stratifiées. Cela amenait les
ouvriers à considérer leur travail non pas comme « un processus de
production, mais comme un pur instrument de gain ».
Le conseil d'usine, au
contraire, amenait l'ouvrier à se considérer comme un producteur, non comme un
salarié, parce qu'il se voyait « comme une partie inséparable de tout le
système de travail qui se résumait dans l'objet manufacturé ». Le conseil
l'aidait à prendre conscience de « l'unité du processus industriel, qui
exige la collaboration de l'ouvrier non qualifié et qualifié, de l'employé administratif,
de l'ingénieur, et du directeur technique ». Gramsci insistait sur le fait
que cette conception était essentielle pour le processus révolutionnaire.
Bien que le syndicat ait été un instrument de
la lutte des classes (ou de la "concurrence des classes"), il n'avait
remporté aucune victoire importante sur les institutions de
Gramsci n'était pas en
désaccord avec les idées politiques et les suggestions contenues dans la
lettre. Mais il avait le sentiment que les éloges de Lénine, destinés aux
« communistes » italiens (c'est-à-dire aux maximalistes), étaient
immérités et que, en fait, ils « approuvaient une situation qui n’était ni
heureuse ni rassurante ». Selon les propres doctrines de Lénine, le
révolutionnaire "professionnel" devait connaître le processus de
développement de la révolution, et non pas être un simple agitateur. Le
prolétariat mondial et la Troisième Internationale avaient reconnu que ce
processus était maintenant caractérisé par la montée des conseils. Mais le PSI
n'avait rien fait pour faire avancer le développement concret des conseils. Au
lieu de donner force à un système de soviets et de lutter pour y conquérir une
majorité communiste, le PSI avait conservé son « corporatisme syndical et
son sectarisme de parti ». Selon Gramsci, les paroles mêmes de Lénine
condamnaient la politique des maximalistes. Le groupe Serrati n'avait aucune
intention d'engager une attaque en règle contre les réformistes, ainsi que
Lénine souhaitait qu'ils le fassent. Aussi, comme noté auparavant, les
politiques actuelles du PSI n'étaient pas conçues pour agir selon la
recommandation de Lénine de « gagner au communisme tout le … prolétariat agricole ».
Il est clair que le
désaccord de Gramsci avec Serrati et les maximalistes était général, car fondé
sur une conception entièrement différente du processus révolutionnaire. Serrati
envisageait le processus comme « essentiellement l'œuvre d'une poignée de
"techniciens" de la politique, de la propagande, de l'administration,
et du syndicalisme, dont la tâche est d'entraîner toute la masse indifférenciée
des travailleurs ». Alberto Caracciolo utilise le terme de blanquisme pour décrire cette opinion
« aristocratique » et « sectaire » du Parti, à cause de sa
similarité avec les idées d'Auguste Blanqui, le révolutionnaire français du
XIX° siècle. Gramsci abhorrait cette conception du Parti et de la révolution.
Il croyait que le Parti était simplement l'"agent" de la révolution;
les ouvriers eux-mêmes devaient être l'incarnation de la révolution. C'est
pourquoi Gramsci mettait l'accent sur la combinaison d'une profonde démocratie
dans les usines avec un programme d'éducation "communiste". La
fracture entre Gramsci et les maximalistes fut donc la plus nette sur la
question des conseils d'usine.
Conformément à la
décision du Congrès de Bologne, un Conseil National du PSI, qui se tint à
Florence en janvier 1920, approuva un plan établi par Nicola Bombacci pour la
création de conseils. Les conseils devaient être « les organes uniques de
pouvoir et de direction suprême pour l'organisation de la production et de la
distribution, ainsi que pour la réglementation de tout le complexe des
relations économiques, morales et politiques, qui en découlent ».
[1]
Tasca dit en tout cas très justement : « Le peuple italien n’a ni traditions
révolutionnaires, ni goût des armes » ; les fascistes italiens si, se
considérant comme « révolutionnaires jacobins » !
[2]
Je reviendrai plus loin sur les nuances que ce qualificatif a recouvré à des
moments différents.
[3] Cf. la théorisation des conseils
ouvriers comme organes de gestion prolétarienne dans la société capitaliste, à
la suite des grandes grèves de 1919 et 1920.
[4] John
M.Cammett rappelle la charge de Gramsci contre la position ambiguë de Tasca
concernant les syndicats : « Il avait sûrement Tasca à l'esprit quand
il fit allusion, dans sa déclaration de programme, à certaines personnes
« irresponsables », « qui s'attachent aux intérêts établis des
syndicats et des coopératives » et qui « travaillent dans des
brasseries et des cabales syndicales » plutôt que parmi les masses ».
[5] Tasca, sous le pseudo d’A.Rossi,
a écrit plusieurs ouvrages dérangeants concernant l’histoire du PCF et en
particulier sur Le pacte
germano-soviétique du 23 août 1939. On lit ceci sur le web : « Publié en 1949, sa compilation basée sur des
archives demeure quasi inconnue, preuve que Staline a encore de nombreux
complices, y compris parmi des individus se prétendant historiens. Evidemment,
au lieu de soumettre le livre d'A. Rossi à la critique historique, il est plus
facile de tenter de disqualifer son contenu parce que Angelo Tasca aurait été
collabo. Un collabo de la première heure, dès septembre 1939, comme le parti
communiste français? Non, Tasca a fait partie des nombreux socialistes qui ont
participé à “L'Effort”, “Organe socialiste de reconstruction nationale”, revue
d'anciens de la SFIO dirigée par Charles Spinasse et Paul Rives. Un journal dit
collabo ou qui a servi le gouvernement de Vichy, comme François Mitterrand! Ou
encore plus grave, la collabo Marguerite Duras (son le nom d'Antelme) qui a
servi dans la Propaganda Staffel de l'occupant nazi de la France! Et on veut
nous fait croire par une falsification systématique de l'histoire avec un
bourrage de crânes quasi quotidien, que la gauche
aurait résisté et la droite collaboré! Il est plus facile de
réécrire l'histoire que de la faire! ».
[6] « Les maximalistes contrôlaient les organes
centraux du Parti et son journal quotidien. Les abstentionnistes avaient un
réseau national de groupes de faction et un soutien prédominant dans la
Fédération de la Jeunesse Socialiste. En fait, la section socialiste de Turin
elle-même fut souvent contrôlée par une majorité abstentionniste. C'est donc le groupe abstentionniste déjà
existant qui fut la force qui coordonna les différentes factions communistes du
Parti Socialiste durant les derniers mois de 1920 ». (John M. Cammett dont l’excellent travail est critiqué
par Robert Paris comme insuffisant et trop court)
[7] On notera l’apparent
paradoxe d’une exclusion première des tenants de la droite (Angelo Tasca
considéré comme le leader de l’aile droite du parti) en 1929. Onorato Damen,
Luigi Repossi et Bruno Fortichiari, de l’aile gauche sont exclus du PCI peu
après, Bordiga seulement en 1930.
[8] Bordiga s’est toujours opposé à l'idée des conseils ouvriers en tant
qu'organismes révolutionnaires. L'idée des conseils, en tant qu'instruments économico-techniques
du contrôle de la production, n'était que pur réformisme, « l'erreur selon
laquelle le prolétariat peut s'émanciper en gagnant du terrain dans les
rapports économiques tandis que le capitalisme tient toujours le pouvoir
politique par l'intermédiaire de l'État ». Il soutint que « le
contrôle de la production n'est concevable que lorsque le pouvoir est passé
entre les mains du prolétariat », et accusa le groupe de l'Ordine nuovo d'accorder trop
d'importance à cette question, peut-être parce que les conditions avancées de
production à Turin y conduisaient les chefs de la classe ouvrière à exagérer le
poids de l'usine dans la vie nationale.
[9]
Cf en annexe de mon livre – Le nazisme et son ombre sur le siècle – p.300.
Tasca dénonce plus tard pareillement « l’ambivalence » du fascisme à
ses origines. Les bolcheviks avaient du mal à le comprendre, Lénine avait par
exemple qualifié D’Annunzio (le rigolo de Fiume) comme d’un
« révolutionnaire », choquant même le directeur de l’Avanti Serrati.
Bordiga ne croyait pas au début à la victoire possible du fascisme, cf. son
texte dans Il comunista de 1921 où il dit que « le fascisme est impuissant
à se définir lui-même, mais est bien « le parti d’une classe décadente ».
Lire aussi sur le site ESPACE CONTRE CIMENT : « Les voies qui
conduisent au noskisme » (1921).
[10]
Dans l’ensemble l’ouvrage de Tasca a le mérite rare de rappeler dans le détail
les nombreuses exactions fascistes contre la classe ouvrière et les partis
démocratiques : meurtres, incendies des maisons, etc.
[11]
Pour ce qui concerne « l’année révolutionnaire » italienne de
1919, Bordiga n’est pas le seul critique
des gramscistes, Tasca dénonce déjà l’application mécanique du modèle
russe car, provenant d’un lointain passé,
les conseils italiens relèvent « d’une démocratie de village et
d’usine » : « ces « Soviets » ne sont pas faits comme
en Russie, et les soi-disants chefs, s’abstient à en créer de toutes pièces sur
le modèle russe » (p.46 de l’ed Gallimard 2003). Au congrès du PCF en 1922
à Marseille, il fût le porte-parole des positions de la gauche avec Bordiga
(qualifiée stupidement de gauche bordiguiste par certains comme si Bordiga en
avait été le seul dépositaire). La faute de l’échec de 1920 en revient aux
centristes et réformistes du PS. Le mouvement des Conseils n’a pas abouti faute
d’un parti prolétarien fortement organisé (c’est la position de la gauche russe
avec Trotsky). Les syndicats ont fermé la porte au PS et à sa fraction
communiste. Le découragement des masses
s’explique à cause de « l’arrêt dans l’action politique et syndicale ».
Le contrôle ouvrier dans les usines doit aboutir au pouvoir politique ou il n’est
rien, et sous condition d’une préparation militaire du parti. Il faut prôner l’unité
des syndicats et participer même à ceux qui sont dirigés par des
contre-révolutionnaires. Il présente une analyse intéressante – non prise en
compte à l’époque, et qu’il reprendra dans son livre de 1938, expliquant que le
mouvement syndical en Italie était faible et sans une expérience comparable au
syndicalisme révolutionnaire français. Il vante ensuite la théorie du Front Unique
comme panacée universelle. Mais il perçoit dans la défaite paquet par paquet du
prolétariat italien, « la faiblesse de la constitution nationale ».
Il affirme que le paryi ne doit pas se substituer aux syndicats mais doit
devenir le centre de la révolution, un parti fort « pour créer l’Etat
ouvrier ». Enfin il définit que le parti est indispensable comme SYNTHESE « de
toutes les expériences de la masse ouvrière dans tous les champs de son
activité ». Je pense que les applaudissements nourris des délégués ont
plus été sensibles au ton internationaliste du discours de Tasca qu’ils n’en
ont compris les lignes de force et l’audace théorique.
[12]
Mussolini lança un « salut cordial » à Malatesta rentré clandestinement
en Italie en décembre 1920.
[13]
p.82.
[14]
p.88.
[15]
De plus : « … la grève générale du mois d’avril à Turin, dont l’enjeu
est le reconnaissance des Conseils d’usine par les industriels (…) se termine
par une grave défaite ouvrière » (p.96).
[16]
Tasca roule pour sa fraction : « il est certain que les éclairs de
lucidité, les efforts pour rompre le cercle du nihilisme maximaliste vinrent
uniquement de la « droite » du parti » (p.393). Lucidité dans la
défense de la théorie aussi impuissante du « front unique » ?
[17] Dans
son texte de 1921 dans la revue Il comunista, il se moque « des aversions
extravagantes (du fascisme) contre la monarchie et la démocratie parlementaire ».
[18]
p.164.
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