"La suppression de la propriété privée... suppose, enfin, un processus universel d’appropriation qui repose nécessairement sur l’union universelle du prolétariat : elle suppose « une union obligatoirement universelle à son tour, de par le caractère du prolétariat lui-même » et une « révolution qui (...) développera le caractère universel du prolétariat ».
Marx (L'idéologie allemande)

«Devant le déchaînement du mal, les hommes, ne sachant que devenir,
cessèrent de respecter la loi divine ou humaine. »

Thucydide

mardi 28 mai 2013

GRANDEUR ET DECADENCE DU MAXIMALISME



Le titre de cet article est recopié d’un titre de chapitre du livre d’Angelo Tasca : « Naissance du fascisme », une référence dans la compréhension de l’apparition du phénomène fasciste, pour la première fois au monde, et en Italie. Pourquoi est-il né en Italie ? L’Italie au début du XXe siècle concentre la problématique majeure pour le marxisme d’un pays secondaire où le prolétariat ne s’est pas développé aussi lentement et longtemps qu’en Angleterre et en France, et qui, lorsqu’il surgit dans l’explosion industrielle de ce pays tardivement unifié résume toute la contradiction des prévisions marxistes (avec la Russie) en posant la question de la révolution prolétarienne alors qu’elle devait se poser dans les pays plus développés, plus tôt industrialisés. Cette contradiction n’en est pas une en soi, puisque aussi bien le prolétariat russe qu’italien, dans des pays encore en partie dominés par les restes de la féodalité, présentent de fortes concentrations prolétariennes à vocation internationaliste dans un marché déjà mondialisé et régi par la compétition impérialiste. Le prolétariat italien n’a jamais pu être très national et fût un des premiers viviers d’immigration massive dans un aller et retour vers une mère patrie peu considérée comme telle. Ce prolétariat était originellement en quelque sorte « citoyen du monde ». Je ne me souviens plus de qui a dit que les italiens modernes se vantaient d’avoir perdu toutes leurs guerres[1]. Ce n’est pas un hasard si on trouve des italiens partout à la naissance du mouvement d’émancipation communiste, les Buonarrotti et Blanqui dès après la révolution française.

Aucune étude n’a été consacrée au nombre considérable de théoriciens produits par ce mouvement transalpin, incomparablement supérieurs à ce qui a éclot dans tant d’autres pays pour tout le XXe siècle. Pis encore les rares défricheurs puis militants de cette école ont souvent eux aussi, en privilégiant tel ou tel personnage d’envergure parmi les fondateurs du premier parti communiste d’Italie, contribué à édulcorer la richesse de l’ensemble de ces acteurs de la lutte de classe, les uns privilégiant Bordiga comme le summum de la pensée bolchevique appliquée à l’Europe occidentale, d’autres son concurrent Damen, d’autres encore les théoriciens de la revue en Belgique Bilan, avec Vercesi pendant la Seconde Guerre mondiale. Ont été systématiquement rejeté dans l’ombre ceux dits de « l’aile droite » comme Angelo Tasca, au même titre que Boukharine en Russie (du fait de son alliance opportuniste et malheureuse avec Staline) tout comme Gramsci. Or, ces théoriciens dits de « l’aile droite » ont des choses à nous apprendre, même dans leurs reniements; ils ont été partie prenante des multiples débats dont le contenu ne peut être dissous en qualifiant « l’aile gauche » maximaliste d’infaillible et pour continuer à oublier les objections et contributions de « l’aile droite » taxée de minimalisme et d’opportunisme, où toute la problématique oscille entre les diverses fractions sans toujours présenter des délimitations claires et en se fixant sur la trajectoire d’un tel ou de tel autre.
 La négligence historique des petits cercles révolutionnaires est comparable à la méthode anarchiste qui rejette toute la IIème Internationale comme intégralement bureaucratique bourgeoise, quand l’on sait, pour qui a pris connaissance des débats dans cette Internationale, que de l’affrontement des points de vue opposés, où chacun n’a pas entièrement tort et où apparaissent de lumineuses idées, est née la configuration des partis les plus marquants du début du XXème siècle. Les historiens pipoles ont pour leur part cadenassé la réflexion et la prise de connaissance des clivages par une fixation rigide sur  la fracture de 1920 et les 21 conditions de l’Internationale communiste. L’ossification de la théorie bolchevique en stalinisme a tendu à simplifier outrageusement les questions essentielles, en gommant ou en stigmatisant comme bourgeoises et dépassées les objections des perdants de « l’aile droite », comme s’ils avaient toujours été des fourriers du capitalisme et des réformistes intrinsèques.
Or la pensée communiste ne peut se laisser enfermer dans les carcans ou aléas de l’histoire des partis successifs. Une tâche immense reste pour des historiens conséquents de rétablir certaines vérités qui ont résistées à l’usure du temps. Il est de notoriété publique désormais que Bernstein et Kautsky n’ont pas dit que des âneries ; un Lénine conseillait même de relire leurs vieux écrits. Pour illustrer ce début d’investigation je me propose de réhabiliter le « droitier » Angelo Tasca. Contrairement à la plupart des autres initiateurs du courant maximaliste[2], Tasca a fait œuvre d’historien avec plusieurs livres de référence à son actif.
Tasca n’est pas n’importe qui, il a été lui aussi un des fondateurs du PC d’Italie de l’époque héroïque. Jeune étudiant socialiste il s’est fait remarquer en 1912 lors du débat dans la Jeunesse socialiste avec l’autre jeune marquant Amadeo Bordiga  sur la question des socialistes face à la culture et à l’éducation. Tasca, pas encore proche de Gramsci, défendait des thèses favorables à l’assimilation de la culture bourgeoise par les jeunes socialistes et s’opposait à l’orientation antimilitariste, anticléricale et anti-réformiste de la presse socialiste des jeunes. Bordiga défendait une orientation de la presse comme organe politique et non culturel de la lutte de classes et s’opposait à sa transformation en un périodique culturel. Par rapport à l’éducation, Tasca proposait une réforme du système éducatif italien dans le sens laïc et démocratique. Bordiga contestait que cette réforme puisse changer le caractère bourgeois et anti-socialiste de cette éducation. Bordiga caractérisait la culture et l’éducation bourgeoises d’anti-solidaire, compétitive, individualiste et darwiniste. La politique socialiste se devait d’être solidaire et altruiste et ne pouvait se développer que comme négation de la culture dominante, dans la pratique de la lutte de classes.  Amadeo Bordiga fût considéré comme vainqueur de la polémique. Dans la dynamique vers la création du parti communiste, les barrières des différents groupements sont mouvantes. On assiste dans la section de Turin à une fusion d’une partie des  abstentionnistes (Parodi, Boero), des communistes électoralistes (Togliatti, Tasca, Terracini) et du groupe «éducation communiste» (Gramsci, Bianco). Les partisans de la fondation du parti communiste en Italie se réunissent en une Conférence nationale de la Fraction communiste du PSI à Imola. Y participent les abstentionnistes, les deux groupes ordinovistes, des maximalistes de gauche et la Jeunesse socialiste. On prépare une motion pour fonder le parti communiste lors du prochain congrès du PSI. Les ordinovistes ont alors abandonné leurs thèses conseillistes[3]. Tasca semble avoir été fustigé par le centre maximaliste et la gauche bordiguiste parce qu’il souhaitait le rattachement des conseils ouvriers aux syndicats existants[4]. Il aurait été abonné à Bilan, après son exclusion de l’IC stalinisée, la revue de la fraction italienne de gauche en exil à Bruxelles mais aucunement dans une démarche d’approfondissement des principes de classe ; les anciens exclus s’observent toujours du coin de l’œil [5]!

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Dans le PC qui succède au parti socialiste – parti qui avait de beaux restes puisqu’il avait été le seul parti avec le PS russe à refuser de participer à la guerre – on retrouve les mêmes clivages avec une direction « maximaliste » qui signifie alors une mixture d’idéalisme radical et de réformisme dans les actes. Sans entrer dans les détails de la configuration classique – centre (groupe dirigeant maximaliste), gauche (les dits abstentionnistes et Bordiga) et droite (Gramsci et Tasca) – il faut considérer que les clivages sont mouvants[6]. Ainsi en 1920 Tasca rompt avec Gramsci, lequel reste isolé quand le vieux socialiste Terracini et Togliatti (encore plus ou moins abstentionniste et futur caïd stalinien) se rapprochent de la direction maximaliste. En 1924, au cours de la Conférence clandestine du PCI à Como,  la Gauche du PCI obtient la majorité mais surgissent trois fractions : Droite (Tasca), Centre (Gramsci), Gauche  (Bordiga)[7]. La gauche avec Bordiga se réclamera plus tard d’un maximalisme conséquent et non pas de sa première variété sentimentalo-réformiste.

BORDIGA EMPORTE A NOUVEAU LA POLEMIQUE SUR LES CONSEILS D’USINE

Après échec de la grève des aiguillles en 1920 Gramsci s’était rapproché des positions de Bordiga.  Dans le n°1 d’Il Soviet Bordiga avait mis tout le monde d’accord et marqué une leçon indélébile d’histoire pour les positions de principe :
« Avec le développement de la révolution, avec l’élimination graduelle des classes parasitaires, les fonctions politiques deviennent toujours moins importantes par rapport aux fonctions économiques mais dans un premier temps, et surtout lorsqu’il s’agit encore de lutter contre le pouvoir bourgeois, l’activité politique est au premier plan. Le véritable instrument de la lutte de libération du prolétariat, et avant tout de la conquête du pouvoir politique, c’est le parti de classe communiste. Sous le pouvoir bourgeois, les conseils ouvriers ne peuvent être que des organismes dans lesquels travaille le parti communiste, moteur de la révolution. Dire qu’ils sont les organes de libération du prolétariat sans parler de la fonction du parti, comme dans le programme approuvé par le Congrès de Bologne, nous semble une erreur. Soutenir, comme le font les camarades de « l’Ordine Nuovo » de Turin, qu’avant même la chute de la bourgeoisie les conseils ouvriers sont déjà des organes non seulement de lutte politique mais aussi de préparation économico-technique du système communiste, est un pur et simple retour au gradualisme socialiste celui-ci, qu’il s’appelle réformisme ou syndicalisme, est défini par l’idée fausse que le prolétariat peut s’émanciper en gagnant du terrain dans les rapports économiques alors que le capitalisme détient encore, avec l’Etat, le pouvoir politique »[8].
C’est clair et net, et la force du raisonnement de Bordiga découle des leçons issues du long travail polémique de la IIème Internationale. Cette analyse place non seulement la gauche en tête du jeune parti communiste mais en fait un digne rejeton de l’expérience en Russie. Mais les choses vont se compliquer avec l’apparition du fascisme dont Bordiga est chargé de décrire la nature par les instances de l’Internationale communiste, et il le fait brillamment ; la résolution de l’IC de 1923 caractérise à sa suite le fascisme comme « phénomène de décadence »[9] . Ce n’est pas l’objet de cet article de revenir sur les diverses interprétations du fascisme et son utilisation comme diable moderne n°1 et éternel pour la bourgeoisie mondiale actuelle.
Il nous fallait réexaminer, à côté des rabachages des textes « intangibles » de la gauche par les minorités maximalistes contemporaines, la contribution plus argumentée et sociologique de Tasca, que beaucoup n’ont d’ailleurs jamais lu. Tasca écrit son livre en 1938, près de dix ans après avoir été exclu de l’IC stalinisée. Il s’est éloigné du credo communiste et tente une approche plus culturelle mais qui reste néanmoins solidement reliée aux analyses marxistes, et fidèle à son brillant discours au congrès du PCF à Marseille en 1922 (cf. ma note 7). Il estime que la victoire du fascisme a été plus due aux divisions du mouvement communiste et socialiste qu’au fascisme lui-même, plus force policière que rival politique ; la bourgeoisie italienne disposait de forces policières en trop faible nombre[10]. Il tombe dans l’œcuménisme de la théorie du « front unique » qui aurait pu soi-disant éviter au fascisme de triompher, ce qui est totalement erroné, comme il le démontre d’ailleurs souvent par devers lui : des fronts uniques ont été mis en place, cartels de partis impuissants à rallier l’ensemble de la classe ouvrière ou même au niveau activiste militaire des Arditi del popolo. Bordiga défendait lui aussi l’idée de front unique mais des masses ouvrières socialistes et communistes. Tasca se contredit en analysant près de deux décennies plus tard tour à tour les principales raisons, d’abord le soutien de la police bourgeoise aux bandes fascistes, la dispersion puis le désarroi du prolétariat lui-même, duquel il finit par dire qu’il était vaincu déjà depuis l’échec des grèves de 1920, avec une analyse pertinente comme on le verra de la gréviculture  anarcho-communiste, voire maximaliste et de ses insuffisances[11].
L’ambivalence du fascisme italien à ses débuts prête à sourire quand on le compare avec les mesures anti-ouvrières que prend l’actuel « gouvernement socialiste » en France, et à ses souteneurs comme la vice-présidente du Sénat Caroline Tasca, fille d’Angelo. Les faisceaux de combat défendent initialement un programme à faire rougir les supporteurs du programme commun français des années 1970 et leur tonton Mitterrand : « Suppression du Sénat (…) Création de Conseils nationaux techniques (comme ceux de Kurt Eisner en Bavière), journée légale de huit heures, Retraite pour les vieux travailleurs à 55 ans, remplacement de l’armée permanente par une milice nationale, expropriation partielle de toutes les richesses, confiscation des biens de toutes les congrégations, révision de tous les marchés de guerre avec prélèvement de 85 % sur le bénéfice ». Même nos pauvres gauchistes et anarchistes, avec leur slogan thorézien « faire payer les riches » font figure de pâles réformistes démagogiques face à ce « maximalisme fasciste » ! Sans oublier l’origine mussolinienne du concept altermondialiste des nations du sud face aux riches du nord ; pour Mussolini la SDN était un piège tendu par les nations riches aux « nations prolétariennes » ![12]
Un thème est récurrent dans l’ouvrage de Tasca, c’est sa critique et moquerie du maximalisme, et de ses expressions successives (alors qu’à la fin de sa carrière il vantera le réformisme spécieux de Gramsci). Il en réfère en 1919 au parti socialiste, alors que n’a pas encore eu lieu la scission, parti oscillant, dominé par la fraction maximaliste (les centristes pas encore la gauche avec Bordiga, encore qu’on ne voit pas en quoi il aurait été hostile dans la forme au Manifeste qui suit), qui publie en août ledit manifeste :
« L’instauration de la Société socialiste ne peut s’accomplir par décret ou par décision d’un Parlement ou d’une Constituante. Les formes hybrides de collaboration entre Parlement et Conseils ouvriers devront également être condamnées et rejetées. Il faut au contraire pousser le prolétariat à la conquête violente du pouvoir politique et économique, qui devra être entièrement et exclusivement confié aux Conseils des Ouvriers et des Paysans, avec des fonctions en même temps législatives et exécutives »[13]. Mais en même temps ce maximalisme radical en apparence prône de lutter « sur le terrain électoral et dans les institutions de l’Etat bourgeois » ! Tasca a raison de taxer ce maximalisme de « réformisme honteux ». A ceux qui pourraient sourire de l’aspect radical du manifeste d’août, il est compréhensible pour Tasca qui rappelle la gravité de la situation sociale: « entre octobre 1919 et mai 1920 quelques centaines d’ouvriers et de paysans ont été tués ou blessés dans toutes les régions d’Italie ».
Là où Tasca devient passionnant dans son témoignage c’est lorsqu’il sort des généralités maximalistes ultérieures (à la Bordiga qui font fi des nuances en parlant en général du prolétariat), en rentrant dans le détail des grèves orchestrée par l’aristocratie syndicaliste sous la manœuvre bourgeoise :
« Au cours de la grève des cheminots, en janvier 1920, les syndicats « blancs » avaient donné l’ordre de continuer le travail, et la grève non seulement s’était terminée par un accord signé avec la seule organisation « rouge » qui l’avait déclenchée mais le ministre des Travaux avait livré aux représailles du Syndicat des cheminots les membres de l’organisation catholique qui n’avait pas suivi ses ordres »[14]. L’épidémie de grèves « sévit et atteint son maximum en 1920, en Italie comme ailleurs : elle tombera partout sous la douche froide de la crise économique (…) C’est une énorme dispersion d’énergies, une cascade de mouvements qui arrivent à paralyser, dans certaines zones rurales, la production pendant de longues semaines et des mois, mais dont le coefficient politique reste nul »[15]. Ces mouvements débordent le parti socialiste et les syndicats mais : « On traite cette hypersensibilité des masses par une sorte de douche écossaise, en leur recommandant le calme et ne leur promettant la révolution (…) derrière ce bavardage il n’y avait absolument rien ».
1920 n’est pas 1910 : « Le parti socialiste et la CGL ne sont plus les organisations d’une « aristocratie » ouvrière : des masses nouvelles sont entrées en mouvement ; pour les guider il faut autre chose que les expédients et les recettes d’autrefois (…) Une bourgeoisie de plus en plus intelligente » (suite dans l’extrait en fin de cet article). Ce même parti socialiste se dédouane de l’échec du mouvement en rejetant ses flous tactiques sur « l’apathie des masses », tout comme il se permet de mépriser les anciens combattants, les laissant ainsi dans les bras des cliques fascistes.

LE FASCISME UN SIMPLE PARASITE DE LA CONTRE-REVOLUTION

Tasca, comme Trotsky et Bordiga, n’estime pas la montée résistible du fascisme comme la contre-révolution, son chapitre VII s’intitule : « La contre-révolution posthume et préventive ». En postface il combat la légende selon laquelle « le fascisme aurait sauvé l’Italie du « bolchevisme » : « Le fascisme a utilisé un changement qui s’est produit dans la situation italienne par réaction contre les erreurs des socialistes et l’échec de leur « révolution » ; il a été le parasite et non l’agent de cette mutation. Le maximalisme « bolchevique » s’est détruit de lui-même, succombant à sa sottise et à son impuissance » (p.382)[16].
A la fin de 1920, le fascisme généralise ses « expéditions punitives » criminelles. En 1921, les bandes fascistes exploitent les rancoeurs contre  les « allogènes », les « slaves » et les « communistes ». Ils finissent par détruire toutes les Bourses du travail, les syndicats et coopératives. Ils essaiment dans les régions où le prolétariat agricole est moins nombreux, avec l’aide vengeresse des commerçants et des agrariens.
Selon Tasca 20 ans après son discours de Marseille et moins sûr de ce qu’il défendait à l’époque, l’infériorité dans laquelle finit par se trouver la classe ouvrière ne s’explique pas par le simple écroulement des idéaux socialistes (faiblesse des chefs et d’une partie des masses) mais dans « le caractère militaire de l’offensive fasciste » ; on voit là la contradiction de Tasca qui regrettait une forme idéale du « front unique » puisqu’il révèle a posteriori que la répression fascisto-policière est bien l’élément déterminant et aussi in fine une faiblesse historique de la classe ouvrière italienne, pas la simple politique aléatoire du parti socialiste.
Puis il ajoute une autre explication plus profonde encore qui expliquerait mieux la dispersion du mouvement socialiste face à la réaction fasciste : « Le manque d’une conscience nationale achevée, le cloisonnement municipal ont constitué un très grave handicap pour le socialisme italien ». C’est le même type d’explication qui fût celui des révolutionnaires allemands après la défaite länder par länder à la même époque dans cette Allemagne aussi tardivement unifiée ! Sans rejoindre la thèse d’Arno Mayer sur un fascisme aux sources aristocratiques – pour Bordiga le fascisme n’est nullement un retour au féodalisme[17] - il faut bien reconnaître que la faible centralisation bourgeoise lui a été d’un grand secours et nous permet de comprendre de nos jours l’invention de la « communauté européenne » avec ses « régionalisations européennes », arme typiquement anti-prolétarienne, qui découpent les nations en morceaux beaucoup plus contrôlables !
Tasca rectifie encore son point de vue en manière de résumé, et il semble là bien proche de l’analyse de Bordiga : « du milieu de 1921 à octobre 1922 (…) l’infériorité militaire de la classe ouvrière italienne a été la conséquence d’une infériorité politique, due à l’atmosphère « maximaliste » dans laquelle elle était plongée (…) Or, le maximalisme italien était un maximalisme de foules inarticulées, chaotiques, sans cohésion d’esprit ni de perspectives (…) C’était la fourmilière à la merci de la légion » ; « Dans la classe ouvrière, paralysée par la scission politique et par la crise économique, le recul est évident ». Ce recul se traduit au niveau électoral par l’affirmation du parti fasciste dont les « communistes » ont favorisé l’ascension en s’attaquant principalement à leur ancien parti socialiste en mai 1921 : « Le « bolchevisme » italien était désormais bien peu dangereux, puisqu’on pouvait confier, fin mai 1921, des arsenaux et des fabriques d’armes à cette même Fédération métallurgique qui avait, huit mois auparavant, décidé l’occupation des usines »[18].
Pourtant, là encore Tasca est contradictoire, il vient apporter une autre explication que la simple division électorale des partis qui se réclament chefs du mouvement ouvrier. Le ministre Giolitti opère à une grande manœuvre avec les commissions parlementaires en faisant approuver de nouveaux tarifs douaniers pour « défendre l’industrie et l’agriculture nationale ». Montebourg était d’accord avec Giolitti.
« Dirigeants de la CGL et dirigeants industriels sont d’accord à ce sujet, car cette mesure va « créer du travail » et permettre à nouveau un certain partage des surprofits entre capitalistes et ouvriers syndiqués du Nord ». Pas de pot le gouvernement Giolitti est renversé cinq jours après, mais le chemin est encore long pour Mussolini et ses bandes. Tasca vante une renaissance du « front unique » gênante pour Mussolini alors qu’il s’agit en fait surtout de réactions dispersées certes mais extrêmement violentes du prolétariat, créant ses propres groupes armés jusque dans les campagnes, qui rend encore coup pour coup aux exactions fascistes » (cf. les Arditi del Popolo).
Tasca se prend à rêver en postface, écrire une histoire du socialisme qui : « … amènerait à juger d’une façon moins négative le maximalisme lui-même, cette avitaminose, cette « maladie infantile » du socialisme italien. Le maximalisme trahit certes une grave absence de maturité politique (il vise aussi le maximalisme ultérieur de la gauche avec Bordiga, classés dans les « infantiles » par Lénine soi-même, ndr); il permet tous les alibis, naïfs ou calculés, en face des problèmes qui commandent l’action. Mais il tire sa force de sentiments élémentaires et sains, de cette primauté des facteurs moraux que Roberto Michels avait remarquée il y a longtemps déjà dans notre mouvement socialiste. Il existe un maximalisme des masses dont les premiers élans furent l’expression d’un idéalisme militant qui subsiste même dans ses tâtonnements. C’est de là que sont partis les socialistes dignes de ce nom pour provoquer, accélérer la formation au sein de la classe ouvrière et autour d’elle, d’une conscience politique adéquate ; c’est de là qu’il faudrait encore partir pour reprendre leur œuvre. Ces sentiments élémentaires sont aujourd’hui exploités pour empêcher le développement d’une véritable conscience ; la chose est possible parce qu’ils n’ont pas été fixés en doctrine et, par conséquent, subissent ou alimentent des schèmes mentaux qui les corrompent ou les trahissent. Les communistes qui ont liquidé dans leur camp le maximalisme trotskiste, utilisent sans scrupules les poussées du « maximalisme des masses » pour une politique et à des fins où le socialisme perd, en même temps que sa sève la meilleure, sa propre raison d’être ».
Par le terme « communistes », utilisé ici par Tasca, il faut entendre à l’époque de cet écrit les « staliniens » évidemment puisque les vrais communistes italiens ou autres sont en prison au goulag ou chez Mussolini, et que le « communiste Tasca » a été parmi les premiers exclus. Tasca incrimine aussi la « découvert » tardive du marxisme par certains intellectuels italiens. On a vu qu’au congrès du PCF à Marseille en 1922, Tasca, délégué du PC d’Italie, avait expliqué dans un français très correct, que l’échec de 1920 avait été dû à l’absence d’un parti politique fortement organisé, quand vingt après il ne défendra plus cette vision de type trotskiste et bordiguiste, car comme la poule et l’œuf, le prolétariat italien dispersé et sans fortes traditions n’avait pas pu pondre le parti adéquat à la sensation de révolution qui était dans tous les esprits.

LA FAUTE A LA NOUVELLE ARISTOCRATIE OUVRIERE ?

Cette postface est diablement intéressante. Tasca nous livre d’autres éléments pour comprendre la faiblesse de la classe ouvrière non seulement face au fascisme, non seulement en Italie, mais jusqu’aux temps présents :
« L’organisation syndicale italienne, une fois dépassé le stade de la symbiose avec le mouvement mutualiste (qui n’a jamais tout à fait cessé) fut d’abord animée par des « aristocraties ouvrières » appartenant à des catégories intermédiaires entre l’artisanat et la grande industrie, tels les typographes et les chapeliers. Un autre type « d’aristocratie ouvrière » se constitue plus tard, sans éliminer le premier, tout particulièrement au sein de la grande industrie mécanique ; il donne naissance à un prolétariat qualifié, qui sera l’un des facteurs les plus important de succès. C’est de cette élite ouvrière que la FIOM (Fédération Italienne des Ouvriers Métallurgistes) a tiré ses cadres et la possibilité de devancer les autres catégories dans les conquêtes économiques et sociales. Cette organisation présente certains traits communs avec celles des « aristocraties ouvrières » en Angleterre et en Allemagne ».
« C’est surtout en Italie au début du siècle dernier qu’on a connu une fréquence de grèves interminables qui dépassent finalement leur cause économique initiale et obéissent à des exigences d’honneur et de dignité dont la puissance échappe à ceux qui n’ont pas vécu les grandes grèves de l’Emilie… ». Tasca aurait pu ajouter qu’on n’a pratiquement jamais vu de telles grèves par exemple en France, toujours enfermées dans le corporatisme le plus stupide et la défense éternelle des privilèges du secteur public contre le secteur privé.
Il ajoute que le syndicalisme italien comporte des zones d’ombre d’où découle : « … une « collaboration » naturelle entre une corporation bien payée, satisfaite, toujours plus habile, et des dirigeants industriels portés à prendre sans cesse de nouvelles initiatives, à perfectionner continuellement leur fabrication (…) Il était apparu en Italie une industrie sidérurgique importante qui ne pouvait vivre que grâce à des barrières douanières très élevées. Là encore il y avait coïncidence entre les intérêts ouvriers et les intérêts capitalistes, mais elle cessait d’être « progressiste » parce qu’elle se réduisait à une répartition, si inégale qu’elle fût, de la charge ainsi imposée à l’ensemble de l’économie et de la population (…) L’ « aristocratie ouvrière » de l’Italie du Nord avait elle aussi, dans l’Italie du Sud, une sorte de colonie rurale à sa disposition ».
Puis Tasca s’égare en faisant remonter l’échec face au fascisme à la déplorable expulsion des anarchistes de la Première Internationale. Puis il confond le bolchevisme première manière avec l’impérialisme stalinien. Le socialisme italien aurait été submergé par le « maximalisme acéphale ». Il rejette le rôle révolutionnaire du prolétariat : « … dont les chaînes totales devaient faire l’agent d’une totale libération, (qui) finit par se forger et subir de nouvelles chaînes sans que les anciennes soient toujours vraiment brisées ». « Ce qu’il (Marx) n’avait pas prévu c’est que le « troupeau des prolétaires » serait soumis au régime du mensonge qu’il croyait spécifique du « troupeau bourgeois ». Mais il donne une bonne citation de Malatesta en 1923 : « Disons-le franchement, si douloureux que ce soit à constater, il y a des fascistes même hors du parti fasciste. Il y en a dans toutes les classes et tous les partis : c'est-à-dire qu’il y a des gens qui, sans être fascistes, tout en étant même antifascistes, ont pourtant l’âme fasciste, le désir de violence qui caractérise les fascistes ».

UNE REFLEXION POUR AUJOURD’HUI …

Arrêtons-nous enfin sur cette partie du raisonnement de Tasca « sans que les anciennes (chaînes) soient toujours vraiment brisées ». Parmi ces anciennes chaînes il faut bien reconnaître comme ferment de division ininterrompue, le maintien d’une « aristocratie ouvrière », que je qualifie en général d’aristocratie syndicale. Via la défense de la nationalisation de type stalinien et des garanties « statutaires » (du programme du CNR français en 1945), la défense du « service public », la gauche et ses gauchistes continuent à encadrer et à diviser le prolétariat. Nos maximalistes modernes aussi en appelant sentimentalement et indistinctement au mot d’ordre idéaliste : « unité des prolétaires du privé et du public ». Depuis les années 1930, cette fable de l’unité du public et du privé, a fait un immense tort à la classe internationale parce que dans son invariabilité creuse, elle ne modifie en rien la division du prolétariat ; avec son supplément fallacieux de syndicaliste de base : « on veut que ceux du privé aient les mêmes avantages que ceux du public ». Autant demander à un petit patron de faire les mêmes concessions à des collaborateurs du management que dans la grande industrie ou dans les gros services publics. Les attaques successives des gouvernements contre les retraites où le syndicalisme du public, malgré des déclarations « maximalistes » en faveur d’un même régime, a laissé tomber le privé cible des premières attaques, puis a fait mine de déplorer l’absence de soutien du privé lors du tour réservé au public ! Des prolétaires éternellement incapables de solidarité de classe sont une honte au souvenir des grèves généreuses des ouvriers italiens de 1920, pourtant généralement illettrés et sans bac + 5.
La raison d’Etat (bourgeois) est simple : il y a tout intérêt à s’associer et à garantir mieux la situation des fortes concentrations de prolétaires que celle du secteur dit productif des myriades de PME. A ce niveau le prolétaire du public est le criminel puisqu’il ne fait jamais grève pour soutenir celui du privé, et tant qu’il en sera ainsi, aucun mouvement de masse révolutionnaire ne sera possible. Comme dans les années 1920, la bourgeoisie restera triomphante et fière de tenir en laisse par ses vieilles chaînes rouillées l’immense majorité des prolétaires consentants, consuméristes et sans conscience.
Cet article n’a aucunement pour but de rallier les sophistes qui arguèrent que la vague révolutionnaire des années héroïques de la Russie à l’Italie aurait été « prématurée », mais renvoie aux faiblesses de ces mêmes années du prolétariat des pays industrialisés qui a été placés dans des conditions (pays dits victorieux de la guerre et donc sans raison de se plaindre) où il a été incapable de relayer ses frères de classe dans les pays en ébullition révolutionnaire. Les aristocraties syndicales et leurs cercles d’ouvriers bien rétribués en portent la plus lourde responsabilité jusqu’à nos jours en même temps qu’elles ne sont que le reflet de la passivité du prolétariat dit ironiquement développé. Cela est au-dessus de la simple sociologie de M. Tasca, devenu ponte de la social-démocratie européenne. Tasca finit par rejoindre les pires confusionnistes qui veulent gommer les apports incontestables du maximalisme communiste de Lénine à Bordiga. Il est un père spirituel pour la noria maoïste qui va sévir en Italie à la fin des sixties. En 1954, il déclara que les articles de Gramsci publiés dans l'Ordine nuovo en 1919-20 « constituent l’expression la plus originale et la plus puissante de la pensée socialiste de ces cinquante dernières années ». Or la pensée de Gramsci fût un curieux mélange de marxisme mal digéré, de libéralisme dépassé accouchant comme conseiller intellectuel du stalinisme et du maoïsme, et refuge pour la planète des intellectuels vagabonds.

EXTRAIT DU CHAPITRE VI DU LIVRE DE TASCA :
GRANDEUR ET DECADENCE DU MAXIMALISME

« Les ouvriers de l'industrie italienne n'avaient pas le sens de la solidarité qui était si caractéristique de la plupart des prolétariats européens. Il y avait un fort taux de migration de la campagne vers la ville, et beaucoup d'ouvriers conservaient leurs comportements paysans et avaient des emplois agricoles à temps partiel. En outre, la plupart des usines fonctionnaient sur une très petite échelle de production. Ces facteurs engendraient un bas niveau général de compétence chez les ouvriers italiens industriels. L'Italie dans son ensemble ne manquait pas d'ouvriers qualifiés, mais la plupart d'entre eux étaient employée dans les activités artisanales préindustrielles – et la tradition artisanale en Italie s'opposait avec ténacité à l'institution de l'industrie moderne. En Italie, il n'y avait pratiquement aucun stade intermédiaire entre l'ouvrier non qualifié et l'ouvrier hautement qualifié, « entre l'artisan et le paysan transformé en ouvrier – le manœuvre [manovale] qui n'a pas de connaissances mais sa jeunesse et la force de son bras. L'"ouvrier ordinaire", un type caractéristique dans des stades de développement plus avancés, l'ouvrier avec une scolarité relativement standard et des connaissances professionnelles, ne se voyait pas encore beaucoup ».
Une tactique particulière – du moins dans sa fréquence – au mouvement ouvrier italien, ce fut la grève générale urbaine, qui au bout du compte se transformait en grève générale nationale. Les grèves étaient, ainsi que Procacci l'affirme, une combinaison de grève ouvrière typique et de « formes traditionnelles de manifestations populaires ». Étant essentiellement politiques, elles ne pouvaient être menées que par les Chambres du Travail. La première grève générale urbaine en Italie eut lieu à Turin en février 1902. Comme nous le verrons, cette ville joua un rôle important dans cette forme typiquement italienne de protestation  ouvrière.
Au début des années 1900 environ, les ouvriers turinois, séparément de leurs organisations et en opposition avec elles, commencèrent à développer un militantisme virulent. La première grève générale urbaine dans l'histoire italienne eut lieu à Turin en février 1902. Provoquée par l'utilisation de soldats comme remplaçants des ouvriers du gaz en grève, elle fut imprévue et spontanée, ne recevant que le soutien peu enthousiaste de la Chambre du Travail.
Les opérations militaires des Alliés en Russie, en 1918-19, provoquèrent une protestation massive de la part de tous les groupes socialistes italiens. La grève générale internationale des 20-21 juillet 1919 fut le sommet de cette protestation. Cette grève était destinée à exprimer la solidarité avec les soviets russes et hongrois, et elle devait avoir lieu simultanément en Angleterre, en France, et en Italie. Finalement, seuls les Italiens y participèrent, mais la participation fut presque totale en Italie.
Le Parti n'était pas toujours clair sur les buts et les résultats des grèves, la seule tactique grâce à laquelle il dirigeait réellement les masses. Beaucoup de socialistes semblaient considérer les grèves comme la seule action nécessaire pour déclencher la révolution. D'autres sous-estimaient les conséquences psychologiques dangereuses, dans une période  révolutionnaire, de grèves même les plus réussies. La grève générale de juillet 1919 en est un bon exemple. Bien que beaucoup de chefs socialistes aient été assez prudents pour désigner cette affaire comme « démonstrative et non révolutionnaire », le mouvement fut si grandiose qu'il gaspilla toute l'énergie des ouvriers sans améliorer leur position politique. D'une manière ou d'une autre, les ouvriers attendaient une révolution, et son absence, ainsi que la CGL en rendit compte plus tard, « créa, non pas du découragement, mais une violente désillusion chez les ouvriers; et elle incita les industriels, qui manquaient auparavant de fermeté, à commencer à lutter pour briser la puissance des syndicats ».
C'est pour ces raisons que Gramsci, en septembre 1919, déclara que « la constitution d'un système de conseils représente la première affirmation concrète de la révolution communiste en Italie ». Il lui faudra laisser passer encore un peu de temps avant qu'il ne se rende compte que le mouvement des conseils fut aussi la dernière avancée faite par la « révolution communiste en Italie ».
Dans le jugement de Gramsci, l'erreur la plus grossière, relative aux origines historiques du mouvement syndical, était la tendance de nombreux dirigeants à considérer sa lutte économique avec le capitalisme comme l'activité essentielle en faveur de la révolution sociale. Gramsci considérait cette lutte comme contingente et non comme permanente. Le syndicat lui-même vit le jour en réaction aux conditions historiques hostiles (imposto), plutôt que comme formulation autonome des ouvriers (proposto). Dépendant des lois capitalistes comme l'était le syndicat, il n'eut pas « une ligne de développement constante et prévisible »; et donc il fut incapable d'incarner un mouvement révolutionnaire positif.
Puisque le mouvement syndical n'était qu'une forme de la société capitaliste, il organisa les ouvriers comme un groupe à l'intérieur du régime capitaliste qui était chargé de vendre une denrée nommée "travail". Afin de vendre cette denrée au prix le plus élevé, les syndicats organisèrent les ouvriers selon l'un de deux principes, cela dépendait des circonstances : selon l'outil d'un métier particulier, ce qui eut pour résultat un syndicalisme de métier; ou selon la matière qui devait être transformée (par exemple le minerai de fer en acier), ce qui eut pour résultat le syndicalisme industriel. Ces deux principes furent imposés aux syndicats par le régime capitaliste. Puisque l'emploi d'un tour plutôt que d'un métier à tisser, par exemple, ou la fabrication de l'acier plutôt que du tissu, dépendait des différents niveaux de capacité et de formation chez les ouvriers, les quantités d'effort et les quantités de gain étaient toutes les deux souvent fortement stratifiées. Cela amenait les ouvriers à considérer leur travail non pas comme « un processus de production, mais comme un pur instrument de gain ».
Le conseil d'usine, au contraire, amenait l'ouvrier à se considérer comme un producteur, non comme un salarié, parce qu'il se voyait « comme une partie inséparable de tout le système de travail qui se résumait dans l'objet manufacturé ». Le conseil l'aidait à prendre conscience de « l'unité du processus industriel, qui exige la collaboration de l'ouvrier non qualifié et qualifié, de l'employé administratif, de l'ingénieur, et du directeur technique ». Gramsci insistait sur le fait que cette conception était essentielle pour le processus révolutionnaire.
 Bien que le syndicat ait été un instrument de la lutte des classes (ou de la "concurrence des classes"), il n'avait remporté aucune victoire importante sur les institutions de
Gramsci n'était pas en désaccord avec les idées politiques et les suggestions contenues dans la lettre. Mais il avait le sentiment que les éloges de Lénine, destinés aux « communistes » italiens (c'est-à-dire aux maximalistes), étaient immérités et que, en fait, ils « approuvaient une situation qui n’était ni heureuse ni rassurante ». Selon les propres doctrines de Lénine, le révolutionnaire "professionnel" devait connaître le processus de développement de la révolution, et non pas être un simple agitateur. Le prolétariat mondial et la Troisième Internationale avaient reconnu que ce processus était maintenant caractérisé par la montée des conseils. Mais le PSI n'avait rien fait pour faire avancer le développement concret des conseils. Au lieu de donner force à un système de soviets et de lutter pour y conquérir une majorité communiste, le PSI avait conservé son « corporatisme syndical et son sectarisme de parti ». Selon Gramsci, les paroles mêmes de Lénine condamnaient la politique des maximalistes. Le groupe Serrati n'avait aucune intention d'engager une attaque en règle contre les réformistes, ainsi que Lénine souhaitait qu'ils le fassent. Aussi, comme noté auparavant, les politiques actuelles du PSI n'étaient pas conçues pour agir selon la recommandation de Lénine de « gagner au communisme tout le … prolétariat agricole ».
Il est clair que le désaccord de Gramsci avec Serrati et les maximalistes était général, car fondé sur une conception entièrement différente du processus révolutionnaire. Serrati envisageait le processus comme « essentiellement l'œuvre d'une poignée de "techniciens" de la politique, de la propagande, de l'administration, et du syndicalisme, dont la tâche est d'entraîner toute la masse indifférenciée des travailleurs ». Alberto Caracciolo utilise le terme de blanquisme pour décrire cette opinion « aristocratique » et « sectaire » du Parti, à cause de sa similarité avec les idées d'Auguste Blanqui, le révolutionnaire français du XIX° siècle. Gramsci abhorrait cette conception du Parti et de la révolution. Il croyait que le Parti était simplement l'"agent" de la révolution; les ouvriers eux-mêmes devaient être l'incarnation de la révolution. C'est pourquoi Gramsci mettait l'accent sur la combinaison d'une profonde démocratie dans les usines avec un programme d'éducation "communiste". La fracture entre Gramsci et les maximalistes fut donc la plus nette sur la question des conseils d'usine.
Conformément à la décision du Congrès de Bologne, un Conseil National du PSI, qui se tint à Florence en janvier 1920, approuva un plan établi par Nicola Bombacci pour la création de conseils. Les conseils devaient être « les organes uniques de pouvoir et de direction suprême pour l'organisation de la production et de la distribution, ainsi que pour la réglementation de tout le complexe des relations économiques, morales et politiques, qui en découlent ».


[1] Tasca dit en tout cas très justement : « Le peuple italien n’a ni traditions révolutionnaires, ni goût des armes » ; les fascistes italiens si, se considérant comme « révolutionnaires jacobins » !
[2] Je reviendrai plus loin sur les nuances que ce qualificatif a recouvré à des moments différents.
[3] Cf. la théorisation des conseils ouvriers comme organes de gestion prolétarienne dans la société capitaliste, à la suite des grandes grèves de 1919 et 1920.

[4] John M.Cammett rappelle la charge de Gramsci contre la position ambiguë de Tasca concernant les syndicats : « Il avait sûrement Tasca à l'esprit quand il fit allusion, dans sa déclaration de programme, à certaines personnes « irresponsables », « qui s'attachent aux intérêts établis des syndicats et des coopératives » et qui « travaillent dans des brasseries et des cabales syndicales » plutôt que parmi les masses ».
[5] Tasca, sous le pseudo d’A.Rossi, a écrit plusieurs ouvrages dérangeants concernant l’histoire du PCF et en particulier sur Le pacte germano-soviétique du 23 août 1939. On lit ceci sur le web : « Publié en 1949, sa compilation basée sur des archives demeure quasi inconnue, preuve que Staline a encore de nombreux complices, y compris parmi des individus se prétendant historiens. Evidemment, au lieu de soumettre le livre d'A. Rossi à la critique historique, il est plus facile de tenter de disqualifer son contenu parce que Angelo Tasca aurait été collabo. Un collabo de la première heure, dès septembre 1939, comme le parti communiste français? Non, Tasca a fait partie des nombreux socialistes qui ont participé à “L'Effort”, “Organe socialiste de reconstruction nationale”, revue d'anciens de la SFIO dirigée par Charles Spinasse et Paul Rives. Un journal dit collabo ou qui a servi le gouvernement de Vichy, comme François Mitterrand! Ou encore plus grave, la collabo Marguerite Duras (son le nom d'Antelme) qui a servi dans la Propaganda Staffel de l'occupant nazi de la France! Et on veut nous fait croire par une falsification systématique de l'histoire avec un bourrage de crânes quasi quotidien, que la gauche aurait résisté et la droite collaboré! Il est plus facile de réécrire l'histoire que de la faire! ».

[6] « Les maximalistes contrôlaient les organes centraux du Parti et son journal quotidien. Les abstentionnistes avaient un réseau national de groupes de faction et un soutien prédominant dans la Fédération de la Jeunesse Socialiste. En fait, la section socialiste de Turin elle-même fut souvent contrôlée par une majorité abstentionniste.  C'est donc le groupe abstentionniste déjà existant qui fut la force qui coordonna les différentes factions communistes du Parti Socialiste durant les derniers mois de 1920 ». (John M. Cammett dont l’excellent travail est critiqué par Robert Paris comme insuffisant et trop court)

[7] On notera l’apparent paradoxe d’une exclusion première des tenants de la droite (Angelo Tasca considéré comme le leader de l’aile droite du parti) en 1929. Onorato Damen, Luigi Repossi et Bruno Fortichiari, de l’aile gauche sont exclus du PCI peu après, Bordiga seulement en 1930.

[8] Bordiga s’est toujours opposé à l'idée des conseils ouvriers en tant qu'organismes révolutionnaires. L'idée des conseils, en tant qu'instruments économico-techniques du contrôle de la production, n'était que pur réformisme, « l'erreur selon laquelle le prolétariat peut s'émanciper en gagnant du terrain dans les rapports économiques tandis que le capitalisme tient toujours le pouvoir politique par l'intermédiaire de l'État ». Il soutint que « le contrôle de la production n'est concevable que lorsque le pouvoir est passé entre les mains du prolétariat », et accusa le groupe de l'Ordine nuovo d'accorder trop d'importance à cette question, peut-être parce que les conditions avancées de production à Turin y conduisaient les chefs de la classe ouvrière à exagérer le poids de l'usine dans la vie nationale.

[9] Cf en annexe de mon livre – Le nazisme et son ombre sur le siècle – p.300. Tasca dénonce plus tard pareillement « l’ambivalence » du fascisme à ses origines. Les bolcheviks avaient du mal à le comprendre, Lénine avait par exemple qualifié D’Annunzio (le rigolo de Fiume) comme d’un « révolutionnaire », choquant même le directeur de l’Avanti Serrati. Bordiga ne croyait pas au début à la victoire possible du fascisme, cf. son texte dans Il comunista de 1921 où il dit que « le fascisme est impuissant à se définir lui-même, mais est bien « le parti d’une classe décadente ». Lire aussi sur le site ESPACE CONTRE CIMENT : « Les voies qui conduisent au noskisme » (1921).
[10] Dans l’ensemble l’ouvrage de Tasca a le mérite rare de rappeler dans le détail les nombreuses exactions fascistes contre la classe ouvrière et les partis démocratiques : meurtres, incendies des maisons, etc.
[11] Pour ce qui concerne « l’année révolutionnaire » italienne de 1919,  Bordiga n’est pas le seul critique des gramscistes, Tasca dénonce déjà l’application mécanique du modèle russe car, provenant d’un lointain passé,  les conseils italiens relèvent « d’une démocratie de village et d’usine » : « ces « Soviets » ne sont pas faits comme en Russie, et les soi-disants chefs, s’abstient à en créer de toutes pièces sur le modèle russe » (p.46 de l’ed Gallimard 2003). Au congrès du PCF en 1922 à Marseille, il fût le porte-parole des positions de la gauche avec Bordiga (qualifiée stupidement de gauche bordiguiste par certains comme si Bordiga en avait été le seul dépositaire). La faute de l’échec de 1920 en revient aux centristes et réformistes du PS. Le mouvement des Conseils n’a pas abouti faute d’un parti prolétarien fortement organisé (c’est la position de la gauche russe avec Trotsky). Les syndicats ont fermé la porte au PS et à sa fraction communiste.  Le découragement des masses s’explique à cause de « l’arrêt dans l’action politique et syndicale ». Le contrôle ouvrier dans les usines doit aboutir au pouvoir politique ou il n’est rien, et sous condition d’une préparation militaire du parti. Il faut prôner l’unité des syndicats et participer même à ceux qui sont dirigés par des contre-révolutionnaires. Il présente une analyse intéressante – non prise en compte à l’époque, et qu’il reprendra dans son livre de 1938, expliquant que le mouvement syndical en Italie était faible et sans une expérience comparable au syndicalisme révolutionnaire français. Il vante ensuite la théorie du Front Unique comme panacée universelle. Mais il perçoit dans la défaite paquet par paquet du prolétariat italien, « la faiblesse de la constitution nationale ». Il affirme que le paryi ne doit pas se substituer aux syndicats mais doit devenir le centre de la révolution, un parti fort « pour créer l’Etat ouvrier ». Enfin il définit que le parti est indispensable comme SYNTHESE « de toutes les expériences de la masse ouvrière dans tous les champs de son activité ». Je pense que les applaudissements nourris des délégués ont plus été sensibles au ton internationaliste du discours de Tasca qu’ils n’en ont compris les lignes de force et l’audace théorique.
[12] Mussolini lança un « salut cordial » à Malatesta rentré clandestinement en Italie en décembre 1920.
[13] p.82.
[14] p.88.
[15] De plus : « … la grève générale du mois d’avril à Turin, dont l’enjeu est le reconnaissance des Conseils d’usine par les industriels (…) se termine par une grave défaite ouvrière » (p.96).
[16] Tasca roule pour sa fraction : « il est certain que les éclairs de lucidité, les efforts pour rompre le cercle du nihilisme maximaliste vinrent uniquement de la « droite » du parti » (p.393). Lucidité dans la défense de la théorie aussi impuissante du « front unique » ?
[17] Dans son texte de 1921 dans la revue Il comunista, il se moque « des aversions extravagantes (du fascisme) contre la monarchie et la démocratie parlementaire ».
[18] p.164.

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