ENTRETIEN AVEC UN CAMARADE (FEVRIER
1991)
J’ai
tendance à croire aux lieux prédestinés. Au cours de nos années-lycée « politisées »
dans le XVe arrondissement nous avons souvent polémiqué, pinaillé, gueulé dans
les mêmes bistrots de Pasteur à la Motte Picquet. En 1967 comme en 1990, nous
nous jetions à la tête des épithètes selon la vision de l’impétrant, néo-gaulliste,
barbariste ou bordiguiste : le parti c’est la classe ? la résistance
nationale pouvait-elle être révolutionnaire ? Peut-on se servir des
syndicats comme le disent les trotskystes ? Peut-on défendre Kronstadt ?
Ils avaient défilé les Jean-Pierre Hébert, Wladimir (oui oui même prénom que
Lénine), les futurs fondateurs de « Communisme ou Civilisation », et
tant d’autres comètes de la croyance révolutionnaire, aux terrasses ou près du
comptoir. Mais pas dans la réalité consumériste du prolétaire de l’île Seguin,
à un jet de pavé.
La
retranscription de l’entretien que nous avons mené Claude Bitot et moi-même
dans ce même café du XVe arrondissement de Paris, au Métro La Motte Piquet (où
je me souviens que Wladimir et moi avions eu un mal fou à défendre la
répression de Kronstadt face à un libertaire qui ne se donnait même pas la
peine d’argumenter), au mois de février 1991, a subi les outrages du temps.
Dans mon grenier les souris métalliques ont rongé mes disquettes souples de l’époque
anté-internet et laissé des trous béants dans le corps du texte que nous avions
retravaillé tous deux pour qu’il soit conforme à notre réflexion à ce
moment-là. Je venais de publier mon troisième livre « Programmes et
perspective communiste », en réaction à l’atonie théorique qui frappait le
CCI, qui ne publia jamais la deuxième brochure épaisse prévue sur la question
de la transition révolutionnaire, gagné par le prurit activiste des « années
de vérité ». J’avais soumis mon projet à l’organe central et proposé à
Taly, la sœur du fondateur du courant de s’associer à un travail de fond ;
cette dernière, anarchiste invétérée, plus préoccupée par sa quête impuissante
d’une promotion dans la hiérarchie de l’organisation que par une étude du sujet
« le communisme comme perspective », avait décliné, ne voyant guère d’intérêt
à collaborer avec une petite pointure comme moi. Quant à l’organe central, la
réponse était : amuse toi à écrire ce que tu veux, nous on prépare les « années
de vérité » qui nous mèneront à la révolution purement prolétarienne certifiée par un saut par-dessus les
grèves de merde syndicale. Au début des années 1990, nous avons vu arriver aux
permanences et réunions publiques un « gros calibre », Claude Bitot.
Pas n’importe qui. Un des vieux routiers du maximalisme révolutionnaire d’avant
les bébés 68. Il avait assisté à des réunions avec Bordiga. Il avait fait le
voyage chez Damen en 1968 en compagnie de Marc Chirik. Personnage séduisant et
fraternel, que venait-il faire après sa traversée du désert, boire à la coupe
déjà vermoule du CCI ? Non, il continuait, comme théoricien militant, à
chercher à approfondir les questions politiques et économiques du point de vue
du marxisme. C’est ainsi que nous nous liâmes et que nous eûmes l’occasion de
nous rencontrer, plus précisément après que Claude ait lu mon livre donc sur la
« perspective du communisme », compilation laborieuse des programmes
classiques, et pas très originale, qui voulait au moins déblayer le terrain d’un
vaste sujet… programmatique, plutôt opaque et mal cerné par le milieu
maximaliste. Claude avait furieusement annoté mon livre, et, le contenu de
notre débat reflète encore une démarche de sa part tâtonnante et ouverte. En
réalité, il s’en servit pour dépasser souvent fort brillamment des vieilleries
que j’avais débitées, pour produire son propre ouvrage : « Le
communisme n’a pas encore commencé », publié plus tard par les Cahiers
Spartacus. Ouvrage fort intéressant, novateur et plein d’oxygène sur plusieurs
plans, mais dont je fis une critique, non publiée par le CCI, lui reprochant
une certaine « social-démocratisation » dans la théorie, des
illusions pacifistes, et aussi un moralisme pudibond qu’on a retrouvé dans le
dernier livre qu’il a fait éditer en Italie, où le communisme est vu comme
frugal, presque talibanesque-péquenot et la sexualité enfin rendue angélique !
Sur la frugalité on pourrait concéder que Claude a été prémonitoire, vu qu’on n’a
plus envie de toucher à la bouffe industrielle vu les merdes que le capitalisme
nous sert dans l’assiette ! Sur la sexualité, je ne me prononcerai pas
pour le moment, me bornant à constater que la gauche « progressiste »
présente comme révolutionnaire l’institution la plus réactionnaire, le mariage
(fût-il entre hommes) et théorise la plus grande imbécilité démagogique de tous
les temps ladite « égalité », des sexes en particulier – visant comme
en Suède à supprimer les notions de féminité et masculinité – au lieu de
commencer par RESPECTER LES DIFFERENCES. Tout ce que peut générer la société
bourgeoise actuelle, au niveau des mœurs, comme au niveau politico-économique,
est à peu près invraisemblable, totalement aliéné et tourne le dos à ce que
pourra constituer humainement la société communiste. Si on y arrive. Peut-être pas de manière aussi cool que le rêvait Claude.
Sans
revenir sur ces critiques, ni sur les mérites de Bitot, il est toujours bien
vivant et continue sa réflexion de théoricien (comme le montre son récent courrier versus le mandarin rigolo de N+1 dans ces colonnes) , conscient 30 ans avant Paul
Jorion que le capitalisme allait être bientôt au bord de son effondrement,
cette discussion fraternelle qui date de plus de vingt ans – probablement la
seule discussion menée sérieusement sur la possibilité du communisme réel hors
des groupes-couples fossilisés et nez plongé dans l’actualité – reste étonnamment
fraîche et exemplaire, malgré les outrages de l’informatique périssable.
JLR/Hempel
NB: ceux qui possèdent encore mon livre "Programmes et perspective", couverture verte, pourront en retrouver l'intégralité de cet entretien - non polluée par la fragilité informatique dans la durée - "en guise de conclusion"
ENTRETIEN SUR LA TRANSITION AU COMMUNISME
Claude Bitot: (…) question, à propos de Kronstadt.
"Se voit interdit"? Je pose la question: par qui ? Il y aura donc non
pas un mais deux pouvoirs. Quand on dit qu'on interdit, on s'en donne les
moyens, cela ne reste pas une simple déclaration de principe. Le rapport
parti-Etat-Soviets-conseils ouvriers...? Quelle nuance entre conseils et
soviets ?”
P.H . (…)
Claude Bitot: (…) l'abstrait de l'Etat ouvrier. Il y a eu la
Commune, etc. Et puis il y a la Russie... La Russie de l'époque, c'est 80% de paysans!
La question dominante est: qu'est-ce que cet Etat ouvrier dans un pays arriéré
où les paysans sont l'immense majorité ? Marx disait que les paysans, ce
"sac de patates", sont incapables de se représenter eux-mêmes. Tous
les partis bourgeois, ou "bonapartistes", se sont toujours appuyés
sur ce "sac de patates". Quand Lénine parlait de la Russie comme d'un
pays petit-bourgeois, cela avait une réalité. Les soviets en Russie étaient
noyés dans la masse paysanne. La classe ouvrière était ultra-minoritaire. Au
niveau des élections on était loin de la représentativité bourgeoise
démocratique, avec cette discrimination d'une surreprésentation des voix
ouvrières par rapport aux paysans. C'était un pays qui n'était pas développé;
pour l'essentiel, il était comme le tiers-monde. Quatrième puissance mondiale
mais dans un pays où les techniques étaient très rudimentaires. Le classement
véritable de la Russie dans la hiérarchie mondiale, selon Bairoch, était à la
10ème place, après l'Italie et l'Espagne en 1914. C'est
pour cela que, dans ce cadre arriéré il est très difficile de théoriser le
problème de l'Etat ouvrier à partir de cette expérience. Il y a aussi
l'expérience allemande, mais elle n'a pu être une expérience de gouvernement
ouvrier; la social-démocratie mène la danse et donne son appui au système
représentatif bourgeois. Au lendemain des journées de janvier 1919 des millions
d'ouvriers vont défiler devant les urnes et donner leurs voix aux massacreurs
des spartakistes.
C'est comme lorsque Marx dit que la Commune de Paris c'était la
dictature du prolétariat, alors que l'expérience était là limitée à une ville.
Dans la situation d'arriération de la Russie, il n'y avait pas de solution pour
l'approvisionnement, il a fallu envoyer des "détachements ouvriers" pour
réquisitionner chez les paysans. Il a fallu attendre la NEP pour limiter les
dégâts. Toutes ces difficultés sont le produit d'un Etat dans une situation
bancale. Toute cette situation était le produit objectif d'un Etat qui ne
reposait pas encore sur un capitalisme suffisamment développé pour permettre la
mise en place de l'étape socialiste. Dans les pays développés, ce sera
différent car là il y a 80% de salariés. Cette masse paysanne en Russie a été
un boulet qu'il a fallu traîner.”
(…)
PIERRE HEMPEL: (…)
qu'est-ce qui peut expliquer que l'expérience ait duré aussi longtemps en URSS
si ce n'est, paradoxalement, un arrière-pays très agricole. Une expérience
similaire en Angleterre n'aurait pas excédé quinze jours. Aujourd'hui une telle
tentative révolutionnaire dans un pays développé, soit s'étend très rapidement,
et aux pays les plus industrialisés, soit elle échoue très très rapidement. Il
n'est pas possible de recommencer l'expérience russe.”
Claude Bitot: (…) En
Russie la masse paysanne a freiné, a compliqué l'expérience. L'idée de Marx, de
Lénine et des bolcheviks, c'était de prendre le pouvoir. A la fin, cela devient
un mythe révolutionnaire. L'Etat au lieu de dépérir, au lieu d'être l'émanation
de l'immense majorité de la population tel que Marx le supposait, s'est
renforcé, il est devenu de plus en plus un corps séparé. A l'intérieur du
conflit entre cet Etat et une classe ouvrière faible apparaît le phénomène
bureaucratique entrevu par Marx et par Lénine en 1917. S'il a fallu mettre en
place à nouveau les appareils de coercition comme la nouvelle police, la
Tchéka, c'est aussi en bonne partie à cause de la campagne. L'antagonisme avec
la campagne alimente le renforcement des appareils de répression. Cela débouche
sur une pratique de répression.
Je ne pense pas pour autant que dans une phase intermédiaire demain
on pourra se passer d'organismes de surveillance et faire prendre des risques
aux ouvriers en armes. Mais il faut être conséquent avec ce que Marx disait
dans le programme, ou on supprime la police, ou comme les bordiguistes on dit:
la dictature c'est la dictature du parti, et on le sait à l'avance... Mais ce
n'est pas que ça le programme. Comme tu le soulignes, nous aurons affaire à des
menées clandestines contre lesquelles les milices ouvrières sont impuissantes à
lutter.
Lénine s'est escrimé à écrire L'Etat et la Révolution, un bouquin
projeté dès 1916. Ce n'était pas pour faire un discours académique sur l'Etat.
Il s'inscrivait dans une stratégie de prise du pouvoir révolutionnaire. Il y a
bien là le projet d'un "Etat ouvrier" tel que Marx avait commencé à
le définir. C'est un Etat ouvrier qui s'appuie sur la paysannerie certes, mais
qui doit diriger la paysannerie. L'Etat ouvrier n'a pas à diriger, il se dirige
lui-même.
Tu écris: « Si cet Etat-là est
anti-communiste, il faut s'en passer car tout ce qui est conservateur et anti-prolétarien
peut être assimilé à la contre-révolution. Un anarchiste te dirait: il faut le
détruire. En Russie il y a une dégénérescence de l'Etat prolétarien, qui a
secrété des appareils tels que la Tchéka, une bureaucratie, et une bande de
fonctionnaires démultipliée. On ne peut pas projeter une telle expérience sur
le futur.”
PIERRE HEMPEL: on pensait
que la contre-révolution viendrait de la paysannerie". Or la
contre-révolution n'est pas venue de la paysannerie, mais de l'Etat dans une
situation d'isolement et de confusion du rôle du parti et de l'Etat. C'est
autour du rôle et de la nature de l'Etat transitoire qu'on peut comprendre par
où est passée la contre-révolution.
Tu es bien d'accord que selon l'acceptation marxiste, on n'a que
deux choix: soit on se passe complètement de l'Etat, à la façon des anarchistes
et on saute par-dessus l'étape de la transition, on plonge bienheureux tout de
suite dans le communisme; ceci est la version des merdeux anarchistes en général.
Soit on reconnaît l'inévitabilité d'une phase de transition, où il y a
nécessité d'un Etat temporaire, mais quel est cet Etat ? Quelle est la nature
de cet Etat, tel est le coeur de la question. Existe-t-il un Etat
"prolétarien"?
Depuis le travail théorique de BILAN - qui défend pourtant encore la
notion d'Etat "prolétarien" - on a remis en cause dans la gauche
communiste l'idée que ce soit le parti qui assume les responsabilités
étatiques. Ensuite, la Gauche Communiste de France va plus loin, et reprend la
définition d'Engels "l'Etat-fléau". La Gauche communiste de France
(INTERNATIONALISME) va plus loin et définit l'idée que l'Etat ne peut pas être
"prolétarien". Sur cette question un débat a été mené au cours de la
deuxième moitié des années 70 dans le Courant Communiste International. Une
brochure a été produite et est toujours disponible. On y trouve des camarades
défendant encore l'idée d'Etat "prolétarien", une tendance
conseilliste (l'Etat des conseils ouvriers), et la position majoritaire: le
demi-Etat est un Etat issu d'une société transitoire, représentant de
l'ensemble de la population.”
(…)
PIERRE HEMPEL: (…) la question est simple. Elle
réside dans l'appréciation du rapport de force, dans la compréhension de la
nécessité d'une centralisation. On hérite d'une société bourgeoise anarchique,
de ses miasmes de décomposition. On ne peut pas sérieusement proposer au
prolétariat - à la façon des anarchistes en Espagne en 1936 - de créer des
micros Etats dans toutes les régions. Ce serait une absurdité du point de vue
de la nécessité de la centralisation de la société et de l'abolition des
frontières. Or cette centralisation passe par un aspect contraignant, cet Etat
est aussi armé. Un Etat sans arme est un moulin à vent. Mais cet Etat n'a pas
le monopole des armes...”…
Claude Bitot: (…). C'est même la condition
pour que cet Etat soit vraiment prolétarien, car si le prolétariat déserte cet
Etat, celui-ci s'autonomise par rapport à lui, et se retourne contre lui.
Sinon, vous laissez à tous les éléments arrivistes, peu sûrs, s'emparer en
toute liberté des rouages et leviers de l'Etat, de la centralisation, de
l'appareil de répression, de l'armée, etc. C'est donc le meilleur moyen
d'encourager la contre-révolution, et même de lui faciliter la tâche. Tant que
l'Etat n'a pas complètement disparu, la lutte de classe reste prolétarienne. Il
n'y a pas de demi-mesure anarchiste là-dessus. On le sait que l'Etat c'est un
fléau. Marx, Engels, Lénine l'avaient dit: l'Etat ne subsiste pas
temporairement pour la liberté, mais pour réprimer l'adversaire, etc... Cet
Etat temporaire est un organe de défense. Tant qu'on n’aura pas foutu ce bric
et ce broc, comme disait Engels, à la ferraille, et bien la dictature du
prolétariat ce sera une lutte pour l'Etat. Depuis l'origine du débat entre
anarchistes et marxistes, pour les marxistes l'Etat reste encore une machine de
guerre, encore une machine de gouvernement des hommes. Ce n'est pas encore
l'administration des choses. Nous sommes donc là encore dans une situation où
c'est la lutte pour l'Etat. Car, finalement la perspective politique pour le
mouvement ouvrier c'est: si t'as pas le pouvoir, t'as pas l'Etat.
Effectivement les conseillistes en sont venus à mettre en cause
l'idée de prise du pouvoir par le prolétariat. Tu fais la distinction entre
l'Etat au service des couches non-exploiteuses et les conseils ouvriers qui
devraient se tenir à l'écart... non les conseils sont l'ensemble du
gouvernement prolétarien en période transitoire....incluant les classes
non-exploiteuses mais sous la direction du prolétariat organisé en classe
dominante... le fait qu'on refuse au prolétariat ce rôle de classe dominante a
des relents anarchistes. Il est clair que si celui-ci n'assume pas ses
responsabilités, toutes ses responsabilités, l'Etat sera la proie des
carriéristes et des bureaucrates de toutes sortes. S'il y a dégénérescence, il
y aura dégénérescence de l'Etat, et du parti et de la classe ouvrière. Il n'y a
pas une dégénérescence qui n'atteindrait qu'un organe. En Russie tout a
dégénéré.”
PIERRE HEMPEL: (…) synthétique sur ce vieux débat qui a été
mené dans le CCI, débat d'une importance cruciale pour l'avenir. La brochure du
CCI montre une avancée sur la compréhension de l'Etat transitoire. Qu'est-ce
qu'il s'agit de saisir en identifiant la nature de l'Etat comme un fléau ?
Comme en ce qui concerne "l'abolition du salariat" (qui ne peut être
immédiate) il importe de considérer la nature de la période de transition. Au
cours de cette période nous avons encore affaire à un gouvernement des hommes,
mais pas encore à "l'administration des choses". Dans la mesure où
nous avons encore une nécessité d'un gouvernement des hommes, que nous
supportons encore ce demi-Etat, hérité de la période antérieure, encore cette
"préhistoire humaine", il y a encore coercition, contrainte, pas
encore communisme. La monnaie circule encore, le salariat pèse encore, même
s'il est de plus en plus transformé en "salaire social", ou s'il est
de plus en plus transformé en équivalent (les "bons" pour certains[1]),
une telle situation fait toujours peser le risque de retour en arrière.
L'organe de centralisation qui est ce "demi-Etat", a pour but
d'assurer le "vêtir, nourrir et loger". Il doit assurer les
nécessités fondamentales de la vie en société. S'il n'assure pas cela, la
classe ouvrière lui donne des coups de pied au cul. Il apparaît donc différents
aspects chez ce demi-Etat: l'aspect centralisation économique...”
(…)
PIERRE HEMPEL: (…) Toutes proportions gardées, quand les
ouvriers déclenchent une grève, ils ne se questionnent pas pendant dix ans pour
savoir s'ils vont réussir ou échouer comme la dernière fois; mais, bon gré mal
gré, ils essaient d'éviter de rééditer les mêmes erreurs. Les responsables qui
sont nommés dans l'Etat sont issus des Soviets territoriaux, comme cela
semblait se dessiner en Russie. Tout comme il y aura des membres du parti qui
seront dans ces conseils territoriaux, il y aura aussi des membres du parti
dans l'Etat, mais pas le parti en tant que tel. Ce n'est pas la fonction
essentielle des membres du parti d'être dans l'Etat. Prenons Boukharine qui n'a
jamais occupé un poste de fonctionnaire, il était le type même de militant qui
refusait tout poste honorifique. En tout cas, l'Etat transitoire ne peut pas être
que l'Etat de la classe ouvrière. Tu objectes sans cesse qu'il y avait 80% de
paysans en Russie et tu prétextes que ce sera le contraire en faveur du
prolétariat demain dans les pays développés. C'est exagéré, même dans les pays
développés, la classe ouvrière reste une partie de la société, parfois même
encore minoritaire par rapport à d'immenses couches paupérisées, les chômeurs,
les cadres... Pour l'essentiel nous devons garder la leçon d'Octobre 17, en
dépit des différences de proportion sociologique: nous avons affaire ici encore
à une société de pénurie (où il faudra en passer encore un certain temps par un
rationnement), nous avons affaire là à une société "en
transformation". Dans cette société en transformation, nous ne nous
trouvons pas en face d'un Etat de toutes les classes, puisque l'ancien Etat
bourgeois a été mis à bas, et que la classe bourgeoise moderne (le réseau des
décideurs et grands actionnaires) ne tient plus le manche. Cet Etat transitoire
peut être considéré comme un instrument - bien que nous savons que la notion
d'instrument est ambiguë - il peut nous échapper des mains s'il est mal
orienté. La caractéristique de cet Etat transitoire qui est au coeur d'une
société en plein bouleversement, n'est pas une garantie ni un mal absolu. La
bureaucratie date de l'antiquité, elle ne peut pas être combattue en accolant
le terme "prolétarien" à l'Etat, ou en prétendant s'en passer à la
façon des anarchistes; elle est le produit d'un monde en contradiction, qui
hérite d'une société encore marquée par les rapports capitalistes, mais dans la
mesure où le prolétariat régresse dans sa transformation politique
"qualitative" de la société en transition vers le communisme.
On l'appelle demi-Etat parce qu'il ne dispose plus que d'un
demi-pouvoir et qu'il n'est pas l'émanation d'une classe dominante. Ceci peut
apparaître contradictoire, surtout si on pense à la question de l'armement.
Nous disons "le prolétariat détient le monopole des armes", mais
l'Etat transitoire dispose aussi d'un armement. La contradiction s'arrête là,
car l'Etat n'en a plus "le monopole". La classe ouvrière contrôle la
fabrication, l'approvisionnement, la distribution des armes dans les usines.
Une image du monde antérieur suffit à montrer la différence de taille: le marxisme
a toujours souligné que dans la guerre capitaliste, ce qui importe ce ne sont
pas les armes sur le champ de bataille mais la puissance de l'industrie à
l'arrière. Qu'on imagine une armée soumise dans ses décisions aux desiderata de
ses fournisseurs à l'arrière, c'est un peu la situation de l'Etat transitoire
sous la dictature du prolétariat. Il faut remarquer aussi qu'une armée se
reconstitue dans la phase de transition - on entend les anarchistes déjà hurler
de frayeur - ce n'est pas pour le plaisir, mais parce que la bourgeoisie nous y
contraint. Et cette armée est dirigée par... l'Etat, mais sous le contrôle du
prolétariat. L'idée est similaire quant à la reconstitution d'une Tchéka, d'un
organisme contre-terroriste, ces organismes nous ne les souhaitons pas en soi.
Le combat contre la bourgeoisie sur ses territoires nous contraint de nous
doter d'instruments pour nous défendre, mais à cette différence près - et elle
est "révolutionnaire" - que ces organes sont sous le contrôle étroit
du prolétariat et non pas des généraux ou des partis politiques bourgeois. Si
nous avions la possibilité assurée de la victoire immédiate, nous nous
passerions de tout Etat, de tout armement, de tout organisme de surveillance,
en supposant même que la décomposition de la société capitaliste ne soit pas si
grave qu'elle est, et que toutes les mafias financières, politiques, etc, ne
constituent plus une menace de restauration de l'ancien Etat-mafia. La société
moderne dans sa décadence est une réponse en elle-même au refus des anarchistes
de concevoir un Etat et une transition structurée par le prolétariat. Dans ce
sens, ce serait aussi une concession aux anarchistes que de concevoir l'Etat
transitoire comme un simple instrument. Les marxistes n'ont pas combattu
pendant 150 ans l'anti-étatisme anarchiste pour leur concéder finalement que ce
ne serait qu'un moyen mécanique. Il y avait accord sur le fait que l'Etat est
un fléau, la divergence initiale portait sur le fait qu'on ne peut pas se
passer de ce fléau par un claquement de doigt. Les anarchistes ont montré
depuis qu'ils n'étaient capables que de se soumettre à l'Etat bourgeois
existant pour gérer leur lopin de terre, pour ne pas dire leur lopin de
théorie. En fait ils ne servent plus à rien pour la révolution future. Marx
avait déjà tranché le débat avec eux. La révolution en Russie les a renvoyés au
XIXème siècle. Avec leurs vieilleries politiques ils
sont incapables de concevoir les urgences et nécessités d'une période de
transition. Les bordiguistes sont l'envers de la médaille anarchiste: avec
leurs vieilleries ressassées sur l'Etat "prolétarien" et la
"dictature du parti", ils sont foutus.
L'Etat transitoire, dans son fonctionnement, dans ses orientations,
doit être constamment contrôlé par la classe ouvrière "dans la mesure où
les affaires sont encore gérées par des hommes faillibles" dans la
confrontation avec le capitalisme. Avant d'en arriver à l'administration des
choses - formule pas forcément très claire dans le "brouillard de
l'avenir" - en tout cas à la "phase supérieure" où le salariat
sera aboli (ou devenu progressivement caduc), où les hommes vivront dans des
rapports libres, "de chacun selon ses besoins, à chacun selon ses
capacités". Avant de parvenir au communisme, je pense qu'on ne peut pas
parler de prolétariat "classe dominante" dans la mesure où l'idée de
classe dominante jusque là recouvrait l'idée de possession des moyens de
production. Or, comme le dit le Manifeste, la classe ouvrière a pour propriété
d'absorber les autres couches. le chemin de la période de transition, c'est la
prolétarisation de l'ensemble de la société. Il n'y aura plus de propriétaire
privé des moyens de production, ni de notion de "propriété étatique".
La société que nous anticipons sera en pleine ébullition, tout ne se fera pas
tout de suite mais beaucoup de transformations se feront sans doute à un rythme
que nous ne pouvons imaginer suivant la capacité d'impulsion du prolétariat,
les circonstances objectives. Par exemple, le droit d'héritage ne sera pas
forcément supprimé immédiatement pour tout le monde, ainsi que le remarquait
Marx dans une lettre de 1870... Toutes les transformations ou "abolitions
de privilèges" vont se faire avec plus ou moins d'accélération suivant la
maturité de l'époque, les exigences de remise en route du fonctionnement sous
la direction du prolétariat. Dans ce cadre-là, la classe ouvrière est une
classe qui prépare elle-même sa propre disparition. La victoire du communisme
en bout de course, à la fin de la période de transition, c'est également la
négation, la disparition de la classe ouvrière (comme d'autres couches ou
classes ont disparu jadis: esclaves et classe nobiliaire). Plutôt que de
s'attacher à un concept de classe "dominante", il vaut mieux
maintenir l'idée de classe ouvrière comme classe révolutionnaire, classe qui a
pour fonction de mener la société jusqu'au communisme. Nous n'avons pas affaire
là à une nouvelle classe dominante comme celles qui s'étaient succédées dans
les phases antérieures des divers modes de production. Cela n'est pas en
contradiction avec le rôle que Marx attribuait à la classe ouvrière.
Donc, l'Etat n'est pas "prolétarien", mais un
"demi-Etat". La période de transition est en mutation permanente,
nécessite une centralisation qui, ultérieurement, dans le communisme, prendra
une autre forme. Alors, on parviendra à un fonctionnement optimum de la société
qui prendra une autre forme de centralisation, peut-être à l'aide des
ordinateurs comme le disait Castoriadis. En tout cas, avant d'en arriver là,
tant que la classe ouvrière n'a pas fait la révolution sur toute la planète, la
contre-révolution - l'expérience nous le montre - peut très bien revenir par
l'Etat. L'Etat transitoire garde ces spécificités de fléau dont parlait
Engels... Par contre, la contre-révolution ne vient pas du parti. Ce n'est que
dans la mesure où le parti s'est identifié à l'Etat, qu'il a été dévoré par
lui, que des cuistres ont pu faire la confusion. Si le parti s'identifie à une
phase de la transition, s'il se confond avec l'Etat il meurt. L'Etat lui peut
ne pas dépérir ni mourir comme l'a montrée l'expérience en Russie, et au
contraire se ragaillardir avec l'alcool... de la contre-révolution. L'Etat peut
se renforcer contre le prolétariat. Le but prolétarien reste bien de
réinstaurer un Etat temporaire que le prolétariat doit pousser à dépérir au fur
et à mesure que sa fonction de centralisation devient caduque. Cela ne signifie
pas pour autant qu'à certains moments, l'Etat ne stagne pas dans son
dépérissement...”
Claude Bitot: (…) il y a
sur cette dégénérescence une explication incontournable, d'une part: c'est un
pays arriéré, d'autre part: l'isolement. Par ces deux facteurs, le destin du
parti et le destin des soviets a été complètement bouleversé. Pour moi, ce sont
les conditions objectives... après la Commune de Paris, Marx, dans une lettre à
Domela Nieuwenhuis, écrit: (…) Et il ajoute pour qu'une telle situation se
reproduise il faudra que les conditions soient mûres. Il ne le dit pas dans
l'Adresse de 1871, qui est une apologie de la Commune, mais avec le recul il
est plus critique. J'aurais mieux aimé qu'il fasse un bilan comme il l'avait
fait pour "Les luttes de classe en France". Il aurait fait une
analyse... Il est évident qu'en Russie cela devait échouer. Encore en 1923, les
militants attendent encore l'Octobre allemand. En 1923 finalement c'est déjà le
triomphe du stalinisme, on va se replier dans un seul pays. C'est la mort de
Lénine (en 24), dont on peut remarquer qu'elle a peut-être un aspect
psycho-somatique. C'est un peu obscur... Lénine avait mon âge... Ce n'était pas
un vieillard merde! A partir de là c'est déjà le triomphe du "socialisme
dans un seul pays". Si la révolution s'était étendue en Allemagne ce
n'aurait pas été le cas. Les causes objectives sont décisives. De deux choses
l'une: ou on est dans une situation qui s'aggrave, ou...”
(…)
Claude Bitot: (…) où l'homme sera maître de lui-même, mais
ce stade c'est le communisme. En attendant ce sont les conditions matérielles
qui conditionnent l'histoire. L'évolution humaine est limitée. Je trouve qu'on
a trop surestimé le facteur conscience dans l'histoire... Marx disait que la
révolution prolétarienne ne pourra avoir lieu qu'une fois que le capitalisme
aura épuisé toutes ses possibilités de développement (voir la préface de la
contribution de 1859). Pour Marx l'instauration du communisme dépendait d'un
développement optimum du capitalisme, du développement maximum du prolétariat
jusqu'au moment où il est supposé "prendre le pouvoir" sur la base
d'une abondance et non pas d'une pénurie. Je pense que c'est de nos jours que
la révolution a des chances de réussir parce que le capitalisme est en bout de
course. La condition primordiale du succès de la révolution communiste est le
développement total du système capitaliste, qui permettra aux prolétaires de
s'approprier la totalité des forces de production parvenues à leur plus haut degré
de développement. La révolution russe a éclaté dans un pays sous-développé, par
conséquent elle n'a eu qu'un caractère local, limité et était vouée à l'échec.
Cette expérience a fait plus de mal à la réelle perspective historique du
communisme et n'a pas empêché le retour à l'ancien état de choses.
Oui je suis fataliste, parce que je sais que jusqu'à présent les
hommes n'ont rien fait de ce qu'ils ont voulu. Comme disait Engels... bien sûr
qu'ils ont été conscients, qu'ils ont eu des projets subjectifs, comme Napoléon
dont le but "conscient" était: la soif de pouvoir, la domination.
Mais comme disait Engels, les hommes se fixent des objectifs, puis finalement
ce qui se réalise ils ne l'attendaient pas, c'est la preuve même de leur
inconscience.
Je crois que l'analyse de la révolution russe ne peut pas faire
l'économie d'une analyse générale. La question-clé est la question
internationale. Dans sa brochure "La révolution russe", Rosa
Luxembourg dit que les Russes ont fait leur boulot, qu'attend le prolétariat
allemand ? Elle insulte presque le prolétariat allemand presque comme Gorter le
fera quelques temps après. Elle dit que le prolétariat russe ne pouvait pas
faire des miracles. Alors se pose la question du prolétariat des pays avancés.
Tu remarques justement dans ton livre la situation défavorable créée par
l'arrêt de la guerre: pas de révolution du prolétariat dans les pays
vainqueurs. Prenons la Grande-Bretagne, la France... Quelles sont les bases
objectives d'une révolution en Allemagne ?”
PIERRE HEMPEL: (…) par
rapport à l'économie de marché. De
même nous ne reprochons pas à Lénine ses erreurs; que les staliniens aient
repris à leur compte ses erreurs pour justifier leurs conceptions bourgeoises,
ne nous empêche pas de comprendre et même de critiquer les "erreurs"
de Lénine pour son époque sur les questions "tactiques", sur la
question des nationalités, etc. L'expérience en Russie reste mille fois plus
importante que celle de la Commune de Paris. La bourgeoisie s'est donnée les
moyens de casser la révolution internationale. Il ne s'agit pas d'en conclure
qu'elle était impossible. Avec ton déterminisme tu refais l'histoire à ta
façon.”(…)
Claude Bitot: . Donc je dis que si le
capitalisme, jusqu'ici, s'est maintenu et se maintient, c'est que la révolution
n'était pas possible. En Russie, l'état de développement du pays était
insuffisant. A la lumière de Marx... je crois qu'il y a chez Lénine un élément
mystique et volontariste, qu'il faudrait relier à toute la pensée russe du XIXème siècle: l'idée de sauter l'étape capitaliste
avec Herzen, Tchernichewsky, etc. Il y a eu un volontarisme. Je suis assez
d'accord avec Gramsci là-dessus, même si lui l'approuve.”
PIERRE HEMPEL: être communiste est avant tout une
question de conscience, comme le répétait Trotsky ou Lénine, contrairement à la
révolution bourgeoise, et cela prend donc plus de temps...”
Claude Bitot: (…) Lénine arrive avec ses
Thèses d'Avril, et les dénonce. Il trouve face à lui Kamenev. Les opposants à
Lénine ne sont pas des moindres - ce n'est pas Staline - mais Kamenev Zinoviev,
Rykov... tous bolcheviks; Zinoviev n'est pas n'importe qui, c'était le bras
droit de Lénine. Ils étaient copains cul et chemise en Suisse. Ces gens taxent
Lénine de volontarisme. Il faut voir les discussions qu'il y a eu à l'intérieur
du parti bolchevik.
Je ne suis pas menchevik car je pense que les révolutions
bourgeoises, cela n'existe pas. Je récuse l'absurde position de Pannekoek
qualifiant la révolution russe de révolution bourgeoise. La révolution est soit
utopique, soit prolétarienne mais jamais "bourgeoise". Lénine est
tout de même le théoricien du capitalisme d'Etat en Russie; à cet égard les
textes sont nombreux mais notamment son texte sur "L'impôt en nature"
en 1921... Tu abordes la question de l'économie, mais alors puisque
"économiquement" le socialisme n'est pas possible "qu'est-ce
qu'on fait"? On peut faire des concessions aux capitalistes, OK. Mais,
quand même avec la NEP, il y a un million et demi de chômeurs en 1923! Les lois
du marché s'imposent, alors que fait-on de l'économie qui nous est imposée au
cours de la phase de transition ?
Tu soulignes tout de même la faiblesse de la classe ouvrière dans un
cas d'espèce. Avec la fin de la guerre, il ne peut pas se produire de
révolution dans les pays "vainqueurs" où la classe ouvrière est
"gavée" idéologiquement par les chansons sur la victoire. Mais tu
oublies que la Russie à cette époque c'est 83 millions de paysans. La vraie
classe ouvrière ce n'est que trois millions de travailleurs. Ceci est une
faiblesse sérieuse de la classe ouvrière, Marx n'avait-il pas dit que sa force
c'était d'abord son nombre ? En plus, très rapidement la classe ouvrière a subi
l'économie de guerre. Les Soviets locaux, les comités d'usine comme tu les
appelles, ont rapidement perdu tout pouvoir. La Russie n'était pas en effet ni
les USA, ni l'Allemagne ni la Grande Bretagne. Voilà donc une des causes
objectives de la défaite: la faiblesse de la classe ouvrière en Russie. Bien
sûr elle était très concentrée, mais ce n'est pas suffisant; même à Petrograd
ce n'était que quelques milliers d'ouvriers. L'expérience valait-elle le coup
d'être tentée en Russie étant donné que n'existaient pas les bases objectives ?
Staline a été la sanction de ce volontarisme léniniste.”
PIERRE HEMPEL: (…) "socialisme en un
seul pays"); c'est en voulant à tout prix "sauver les meubles"
que le parti bolchevik a d'ailleurs évolué de façon opportuniste vers une
tentative de "gérer malgré tout" les intérêts de la nation russe. Ce
n'était pas machiavélique originellement, mais le produit inéluctable de
l'échec de la révolution mondiale. Restant figé et s'appuyant sur une
théorisation nationale fausse, le parti bolchevik est dévitalisé par la
situation imposée par la bourgeoisie à l'échelle mondiale: soit disparaître tôt
ou tard (comme l'AIT ou la 2ème Internationale) soit être gangrené jusqu'à
devenir le cheval de Troie de la bourgeoisie capitaliste d'Etat.
Il est indéniable qu'on trouve une faiblesse numérique de la classe
ouvrière et surtout une faiblesse anarcho-localiste héritée du XIXème siècle, de la lutte contre les patrons. Mais
historiquement et "objectivement", même en prenant en compte ces
faiblesses, le problème fondamental n'était pas là - tu le sais bien - à toutes
les époques tu peux trouver des faiblesses dans telle ou telle partie du
prolétariat - mais résidait dans le processus de l'internationalisation de la
révolution, et justement là où le prolétariat est fort, dans les pays
développés.
Il est fallacieux et dangereux de faire passer Staline pour un
produit en tant que tel du parti bolchevik, non pas pour nier qu'il ait été
militant bolchevik, tout comme Mussolini avait été militant socialiste, mais
parce que tu évacues ainsi la notion de trahison. Le socialisme n'était pas le
producteur de Marcel Sembat alors que celui-ci envoyait, en tant qu'arriviste
devenu ministre de la guerre, les ouvriers se faire tuer à Verdun. La
social-démocratie allemande n'était pas en soi le produit des chiens sanglants
passés à la bourgeoisie et massacreurs du prolétariat allemand, les Noske et Scheidemann.
Le socialisme a ses poubelles bourgeoises. Ou alors faut-il considérer les
fondateurs de l'I.C., du PC français, Rosa et Liebknecht comme des bâtards de
la bourgeoisie ? Tu révèles que tout le camp révolutionnaire actuel a mis du
temps à comprendre la notion d'opportunisme et la question de la continuité
dans le mouvement ouvrier. Cette compréhension a été mise en évidence par le
CCI. Ceux qui se sont refusés à cette compréhension ne sont pas devenus de
nouveaux Staline ou Marcel Sembat, mais écrivassiers impuissants et déchus ou
puces révisionnistes, ils ont désespérés du prolétariat.
Tu peux reprendre l'accusation de mesures inqualifiables prises par
l'Etat bolchevik, qui te contredira ? Certainement pas Kautsky ni les
écrivassiers mencheviks et anarchistes. La vraie question est de regarder
objectivement les conditions de l'époque: l'assaut des armées
"blanches", l'ignoble campagne anti-sémite des démocraties alliées
(Ford, Chamberlain, Clemenceau), les attentats terroristes, le meurtre par les
terroristes de Volodarsky, les assassinats de militants bolcheviks à la
campagne, l'attentat manqué contre Lénine... Que pèsent des mesures
contraignantes, et parfois regrettables, prises dans les conditions d'une zone
géographique relativement arriérée - mais surtout "assiégée" - face
aux millions de morts et d'otages du capitalisme lors du premier holocauste
mondial ? Qui doit donner des leçons à qui ? A la fin des années 80, la
télévision française a diffusé un film sur Octobre 17 rendant Lénine responsable
des millions de mort par famine, avec le même culot que les généraux blancs et
les chefs d'Etat démocrates antisémites de l'occident 70 ans auparavant!
Les premières mesures de "défense" de l'Etat des
bolcheviks valent ce qu'elles valent, mais peuvent être comprises
objectivement, mais ne sauraient être confondues comme les préliminaires des
exactions monstrueuses de l'Etat stalinien: ou bien alors faut-il rendre Danton
et Robespierre responsables du massacre de milliers d'ouvriers par la
bourgeoisie française en 1830, 1848 et 1871 ?
L'expérience en Russie reprend les buts des origines des Ière et IIème Internationales. Elle reste irremplaçable et
fait référence sur la question de l'Etat et des premières mesures économiques
dans la mesure où une révolution n'est jamais simultanée.
Kautsky et les mencheviks jouaient aux donneurs de leçon en disant:
vous trahissez Marx en n'en référant pas à la seule possibilité de révolution
dans les pays développés. Trotsky répondait très bien qu'il ne fallait pas
juger là où la lutte internationale du prolétariat aboutissait mais d'observer
les conditions objectives à l'échelle mondiale d'un capitalisme en
décomposition d'autant, avec cet apparent paradoxe, qu'un étudiant chinois
pouvait lire avec passion le Manifeste de 1848, hermétique à un gentleman
anglais "développé". La question n'était pas de se soucier si la
révolution était prématurée comme disait Rosa et Trotsky: le problème était que
le capitalisme est à bout de souffle au début du XXème siècle, et que seul le prolétariat constitue
l'alternative, depuis lors. Rien n'a changé dans l'enjeu historique, même si la
défaite des années 20 semble antédiluvienne aux immédiatistes. Peu importe la
précision de la date 1913, 1914 ou 1918, mais les meilleurs représentants du "mouvement"
ouvrier d'alors, les révolutionnaires marxistes ne se sont pas trompés pour
tout l'arc historique: le capitalisme est en bout de course. Il s'ouvre - comme
le clame le 1er congrès de l'I.C. - une période de guerres et
de révolutions. C'est la base de la vague révolutionnaire des années 20. Nous
avons l'ouverture d'une phase historique décisive. Que la première vague
révolutionnaire ait échoué - c'est dramatique - mais au fond tant pis, il
importe surtout que la deuxième vague réussisse. Pour que cette deuxième vague
réussisse, nous devons tenir compte des leçons de la première. Certes il y
avait des facteurs d'arriération, particuliers, mais il est évident que la
révolution ne se reproduira pas comme en Russie. Tu es déterministe et tu mets
trop l'accent sur le volontarisme de Lénine, alors qu'il y a eu des conditions
"objectives" qui impliquaient la production d'individus qui voyaient
et se battaient pour la nécessité de la révolution immédiate... Marx a pu dire
que la Commune de Paris a été un accident, mais il l'a soutenue quand même...”
Claude Bitot: (…)
PIERRE HEMPEL: (…) et le reste face aux
"conseillistes" modernes qui nient l'évidence d'une période
transitoire. Le parti bolchevik est issu de la seule fraction dans la
social-démocratie qui avait osé arborer dans son programme la notion de
"dictature du prolétariat". Les militants de ce parti s'étaient
formés pendant des années au sein de cette social-démocratie. Lénine et Trotsky
ont mûri dans les débats de la social-démocratie allemande. Si ce parti commet
une hérésie sur l'Etat pour les contempteurs modernes, en vérité il ne pouvait
aller plus loin théoriquement sur la conception de la "prise du
pouvoir" telle qu'on la concevait alors dans tout le mouvement ouvrier.
Pour la social-démocratie, il était évident que le parti des ouvriers était
appelé à être le gouvernement révolutionnaire. Tu disais toi-même que les
anarchistes n'ont fait que récupérer les mots du mouvement ouvrier, mais la bourgeoisie
a fait pire, elle refait l'histoire, gomme ce qui la gêne, efface les points de
rupture. Surtout, la bourgeoisie mélange tout: elle confond les erreurs d'une
époque avec ce qui est devenu la règle de la contre-révolution. Elle récupère
nos termes. C'est pour cela que l'on a toujours parlé de "mouvement"
ouvrier, de "mouvement" communiste rejetant tout caractère de
permanence ou de position officielle sous la domination capitaliste. L'aspect
"mouvement" empêche de se figer, de s'ossifier sur la base d'un
programme intangible. La classe ouvrière par ses luttes renouvelées, file entre
les doigts de l'idéologie bourgeoise. La bourgeoisie peut endiguer ce
"mouvement", le combattre, elle ne peut le détruire malgré sa
résistance historique tenace pour ne pas céder la place.”
Claude Bitot: (…) A
propos du "programme de la période de transition", tu dis que la loi
de la valeur continue d'exister. Il faut voir les différences avec notre époque
actuelle. Tu ne peux plus avoir une situation comparable à la Russie, pays
arriéré. Si tu parles de période de transition, de transformation de la société
- je ne suis pas Madame Soleil - mais je peux quand même envisager les
problèmes de transition dans un cadre qui n'a plus rien avoir avec ce qui a pu
se passer en Russie. Le problème va se poser à une échelle beaucoup plus
élargie, avec des conditions indéniablement plus favorables. Tu m'objecteras
qu'il y aura peut-être une guerre civile. Dans cette hypothèse, les moyens de
destruction modernes de la bourgeoisie sont tels qu'il y aura de terribles
destructions. Il faudra alors envisager une reconstruction des forces
productives comme après une guerre mondiale. Si on est vainqueur! Mais dans une
telle hypothèse il risque d'y avoir une telle destruction qu'on peut même se
demander si l'humanité pourrait vraiment redémarrer. Je soulève une deuxième
hypothèse: le capitalisme est à bout de souffle, son système est au bout du
rouleau de ce fait, la classe dominante est considérablement affaiblie. C'est
l'éventualité d'un passage relativement plus pacifique que Marx envisageait
déjà. Cela concerne l'Europe et les Etats-Unis. On peut projeter dans l'avenir,
mais on ne peut pas prévoir ce qui va se passer. Les "Thèses de Rome"
n'avaient pas tout prévu... Brest-Litovsk, problème tactique... Il ne s'agit
pas de dire comme Sabatier "Brest-Litovsk = fin de la révolution",
mais "repli tactique". Il n'y a pas toujours que des avancées. Rosa
Luxembourg l'a dit à l'ultra-gauche du KPD au moment de sa fondation...
Je reviens à ma deuxième hypothèse favorable. Dans ces conditions,
il n'y aura pas une économie de reconstruction qu'impliqueraient des mesures
draconiennes à la suite de terribles épreuves. Je pense que dans cette
hypothèse on pourra rapidement passer à une économie qui élimine la production
marchande, la loi de la valeur. Je ne dis pas que tout sera aboli d'un coup.
J'affirme qu'il est possible de passer rapidement aux premières mesures dont
Marx parle dans sa critique du programme de Gotha. Il faut relire ce qu'il a
écrit. Tu dis qu'on ne peut pas se baser sur le temps de travail, et tu
reproches cela aux communistes internationalistes Hollandais. Je ne suis pas
d'accord. Marx parle du travail comme mesure, chaque producteur, une fois les
défalcations faites, reçoit "la portion qu'il a fourni de sa journée de
travail". (...) Pour Marx dans la critique de Gotha, il y a abolition du
salariat au début de la période de transition...”
PIERRE HEMPEL: (…). Il
s'agit d'un document daté, qui critique un programme contingent, et reste donc
incomplet et imprécis. La question des bons est très discutable. Néanmoins je
pense, l'ayant relu soigneusement, et comparant avec l'ensemble de ses
déclarations sur le sujet, qu'il n'y ait nullement question d'abolition
immédiate du salariat. Cette mesure est un aboutissement à la veille de la
phase supérieure. Là encore, l'expérience en Russie fait référence. Quand les
bolcheviks ont voulu supprimer l'argent et payer les salaires en nature,
l'inflation est revenue au galop. Il a fallu revenir immédiatement à la valeur
argent pour éviter l'écroulement du système et une famine dix fois pire qu'elle
n'a été.”
Claude Bitot: (…) En tout
cas, avec ma deuxième hypothèse, si les conditions optimum sont réunies, nous
aurons (nous ou ceux qui assumeront la continuité de notre combat à l'époque)
la possibilité d'organiser la suppression de l'économie marchande dans un temps
assez court. Pour le reste, une génération n'y suffira pas... tes enfants ne
connaîtront sans doute pas le communisme! Une chose est sûre, on accouchera
avec douleur de la société communiste.
Il faudra abolir l'autonomie des entreprises. L'entreprise dans la
transition n'est plus une unité de production autonome et anarchique de la
concurrence mercantile. Nous allons connaître un capitalisme à la fin de sa
trajectoire. Des signes indéniables montrent que le système s'essouffle. Même
une guerre ne peut le sauver. Nous atteignons aux limites de ce système. Il n'y
a pas nécessité du communisme, mais "hyper-nécessité"...”.
[1] Ou la carte visa ROUGE
pour JLR en 2013, cumulant les heures de travail/valeur. Si tu dépenses trop
tant pis pour toi, t’attendras le mois prochain après avoir à nouveau contribué
par ton dû sous forme de travail associatif et autogéré à la société !
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