« Votre métier a t-il soutenu des grèves d’ouvriers appartenant à d’autres corps de métiers? »
Karl Marx (Enquête ouvrière)
Remarque introductive
L’analyse politique de la situation de la classe ouvrière, du point de vue révolutionnaire ne peut pas se contenter d’observer le taux des grèves ou le niveau de dégoût du système politique bourgeois en place. Il faudrait être capable de réaliser une enquête ouvrière comme Marx la tenta, sans résultat pourtant, à son époque, mais qui révèle bien que son souci n’était pas limité au seul lieu de travail même si celui-ci était à la fois la préoccupation dominante et « bouffait » toute la vie des prolétaires au XIXe siècle. A notre époque, où il n’y a plus de travail pour tout le monde et où, les exigences dictatoriales de l’Etat bourgeois pour précariser à outrance le travail, pour tirer les salaires vers le bas, certains peuvent avoir l’impression qu’on revient 150 ans en arrière, c'est-à-dire à un mode d’exploitation primaire et cynique face à des masses de salariés complètement atomisés et désespérés. Rien n’est plus faux. D’abord on ne peut point revenir en arrière sur le même plan pour l’ensemble des prolétaires, ce serait impossible et dangereux. Il faut plutôt examiner le maintien des inégalités et statuts, les différences entre secteurs publics et privés. Les « employés de l’Etat » doivent toujours disposer de faveurs relatives car d’une part ils sont indispensables à la marche de la société et d’autre part ils sont nombreux et concentrés ; les aligner sur les conditions des plus précaires reviendrait à préparer une bombe qui ferait sauter l’Etat. Jusqu’à ce qu’elle soit éventuellement (et on l’espère sûrement) renversée la bourgeoisie aura à cœur de continuer à « diviser pour régner ». Beaucoup de situations qui sont dénoncées à cors et à cris par politologues, syndicalistes ou gauchistes intempérants ne sont pas nouvelles. Le travail de nuit et le travail du dimanche ont toujours existé, tout comme l’exploitation des enfants (dans ‘aire asiatique par exemple). « Il faut interdire les licenciements » beuglent les excités gauchistes, mais le licenciement est aussi vieux que l’invention de la première fabrique capitaliste.
Ce qu’il vaut de souligner, et qui est bien plus inquiétant que de se lamenter sur des grèves d’ouvriers soumis à l’idéologie de la « sauvegarde de l’entreprise », c’est le fait que le licenciement équivaut aujourd’hui à un meurtre, meurtre social. Dans les années de la reconstruction de l’après-guerre, existait une foule de métiers qui n’exigeaient aucune qualification poussée, aucun stage de six mois, ni diplôme. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas, et donc le chômage n’est plus une simple « armée de réserve » mais un champ d’exclusion sociale et psychologique. Un ouvrier sidérurgiste licencié ne peut plus espérer voir un terme à ses misérables allocations de chômage qu’en se faisant embaucher comme « gardien de prison » ou balayeur à temps partiel. Un jeune « voyou » ou « rebelle ado » dans les années 1950 pouvait très rapidement finir par être réinséré dans le système de production, aujourd’hui il traînera toute sa vie, si elle est longue, son « exclusion », son « irrécupérabilité » comme la lettre écarlate. Aujourd’hui, la femme ou l’homme du milieu de vie, s’il perd son emploi, sait qu’il risque la « mise en quarantaine » au ban de la société. Le logement est si cher que des milliers de travailleurs sont réduits le soir à se réfugier dans des abris de fortunes, dans les bois ou sous le porche d’un immeuble chic. De plus en plus de retraités sont obligés de retravailler pour parvenir à subsister. La prostitution envahit les écoles. La drogue est l’aliment suicidaire des pauvres définitivement pauvres. On trouve chaque jour des cadavres de personnes mortes seules au coin d’un bois ou dans un de ces logements sociaux hyper-cloisonnés, où seul le percepteur fait figure humaine parce qu’il est le seul à s’être inquiété de l’absence de ponctualité de l’individu imposable. Même dans la foule des hypermarchés les « pauvres », femmes de plus en plus, ne peuvent cacher leur misère ; ils règlent avec des bons ou se font prendre par les vigiles parce qu’ils ont volé.
UNE NOUVELLE « ENQUETE OUVRIERE » ?
Il n’y a pas besoin d’une nouvelle enquête ouvrière comme la réalisa Marx, d’abord parce que son questionnaire reste toujours pertinent, mais surtout parce qu’il faut une « enquête politique ». En voici une ébauche :
1. Pensez-vous que l’école républicaine permettra à vos enfants de s’insérer dans la vie sociale et d’obtenir la dignité de citoyen ?
2. Combien d’emplois avez-vous occupé depuis la fin de votre scolarité ?
3. Racontez votre vécu du chômage.
4. Combien d’arriérés de loyer ?
5. Que vous ont-ils saisi ?
6. Pourquoi la banque a-t-elle refusé de vous ouvrir un compte ?
7. A quoi jugez-vous la pénibilité de votre travail ?
8. Estimez-vous le jugement pour faute professionnelle comme crédible ?
9. Suite à votre accident du travail, avez-vous été sanctionné ?
10. Avez-vous eu recours aux Prud’hommes ? Le jugement a-t-il été en votre faveur ?
11. Vous a-t-on obligé à travailler le dimanche contre votre volonté ?
12. Croyez-vous que les travailleurs d’origine étrangère sont vos ennemis ?
13. Votre divorce a-t-il aggravé votre situation ?
14. Mentionnez vos abattements de salaire à la suite de la crise de 2008.
15. Croyez-vous que l’on peut travailler au-delà de 80 ans ? Et dans quel type de travail ?
16. Avez-vous eu envie de flinguer vos patrons ou de vous suicider ?
17. Pensez-vous que les syndicats défendent les ouvriers ?
18. Pensez-vous que les grèves servent à quelque chose ? Ou qu’elles sont ridiculisées par les syndicats ? Ou qu’il faudrait que tout le monde entre en grève au même moment ?
19. Pensez-vous qu’il est possible de renverser le gouvernement et de fonder une autre société ? Si non, pourquoi ?
20. Ne pensez-vous pas que la solidarité est une valeur morale du monde ouvrier en train de renaître et qu’elle est effectivement subversive ?
TEXTES ANNEXES
Il y a eu une variabilité du mode d’exploitation capitaliste suivant les époques de la fin du XXe siècle. A la misère de l’après-guerre avait succédé une prospérité relative, mais toujours chez les prolétaires avec cette même crainte du lendemain.
Un premier texte, discutable, traite de l’ascension sociale, comme si on pouvait « s’en sortir » de la condition d’exploité, progressivement de père en bas à fils en haut, quand l’on s’aperçoit que l’ascenseur redescend toujours pas toujours pour les mêmes, quoique le résultat soit similaire : maintien de la classe ouvrière en infériorité et paupérisation croissante de masse d’hommes.
Un deuxième texte insiste sur la pénibilité du travail, sans prendre en compte que toutes les professions ont leur pénibilité (stress et solitude du cadre, de l’enseignant, du fonctionnaire, etc.).
Un troisième texte, compte-rendu d’une conférence sur mai 68, révèle une ancienne et sourde lutte contre l’autoritarisme d’entreprise, est tout à fait d’actualité.
Enfin un quatrième texte se penche sur la notion de « mixité sociale », révélant que la « question sociale » n’est pas limitée à l’entreprise mais concerne le logement, les transports, l’école… On sera dubitatif avec la conclusion de l’auteur : « On pourrait rêver que les catégories populaires aient d’autres bases que le territoire local pour se mobiliser et exister politiquement, mais la déstructuration des solidarités propres au monde ouvrier laisse peu d’autres possibilités ouvertes ». Si l’Etat bourgeois depuis une cinquantaine d’années a jonglé dans son « aménagement du territoire » avec cette ambiguë et opaque « mixité sociale », en favorisant le racisme ou la peur permanente de l’agression, et qu’il a réussi à ce que la colère ne s’exprime que sous la forme d’émeutes, il n’a pas réussi à éradiquer complètement non seulement la solidarité « propre au monde ouvrier » mais non plus à supprimer toute « conscience de classe ». Sa force réside simplement du fait de l’absence de la perspective révolutionnaire clairement revendiquée par des organisations politiques ayant pignon sur rue et force de conviction. Heureusement, en politique, rien n’est définitif. Bonne lecture et ardente réflexion.
JLR
1. QUELLE ASCENSION SOCIALE ?
Eric Maurin écrit : «La période d'après-guerre est souvent célébrée comme l'âge d'or de la mobilité sociale, mais la vérité est tout autre : à l'issue des Trente Glorieuses, un fossé immense sépare les jeunes issus de familles ouvrières et les jeunes issus de milieux aisés. Au milieu des années 1970, la probabilité d'accéder aux postes les plus qualifiés des entreprises et de l'administration varie de 1 à 5 entre les enfants d'ouvriers et les enfants de cadres, et de 1 à 3 entre les enfants d'employés et les enfants de cadres. En 2008, les inégalités entre milieux sociaux restent importantes, mais force est de constater qu'elles ont considérablement reculé. La probabilité d'accéder aux postes très qualifiés ne varie plus que de 1 à 2 entre enfants d'ouvriers (ou d'employés) et enfants de cadres : les écarts ont été divisés par deux en vingt-cinq ans. Au fil des décennies, les enfants des différents milieux sociaux ont de plus en plus réussi à accéder aux emplois très qualifiés; mais l'amélioration a été encore plus rapide pour les enfants des classes populaires et moyennes que pour les enfants des classes supérieures. La situation des enfants de cadres s'est incontestablement améliorée au fil du temps : en 2008, près des trois quarts sont cadres ou professions intermédiaires dès les cinq ans qui suivent leur sortie d'école, soit un gain de 10 points par rapport au début des années 1980. Mais, contrairement à une idée reçue, cette amélioration ne s'est pas réalisée au détriment des enfants des classes populaires. En fait, c'est même le contraire qui s'est produit : le progrès de la qualité de l'insertion professionnelle des jeunes issus des classes supérieures n'a pas empêché que celle des enfants d'ouvriers et d'employés s'améliore encore plus. En 2008, parmi les jeunes salariés enfants d'ouvriers, près de 32% sont cadres ou professions intermédiaires (+19 points par rapport à 1982), tandis que, parmi les enfants d'employés, la proportion est de 45% (+ 21 points).Tant du point de vue de l'exposition au chômage d'insertion que de l'accès aux emplois très qualifiés en début de carrière, tous les milieux sociaux ont vu la situation de leurs enfants s'améliorer par rapport au début des années 1980. On observe même un phénomène de rattrapage pour les milieux modestes, dont les perspectives ont progressé encore plus que les autres (même si la hiérarchie sociale est restée globalement inchangée). Les politiques de démocratisation scolaire n'ont certes pas fait disparaître toutes les formes d'inégalité dans notre société, mais elles ont indiscutablement contribué à réduire les écarts entre enfants de différents milieux sociaux, notamment au moment de l'entrée sur le marché du travail. Les enfants d'ouvriers restent beaucoup plus exposés au chômage et à la marginalisation sociale que les enfants de cadres, mais dans des proportions nettement moins fortes qu'il y a vingt ou trente ans ». Eric Maurin ne nie pas l'existence du déclassement en période de crise, la hausse du chômage et de la précarité, mais il croit qu'en France la crainte de voir sa situation se dégrader est sans commune mesure avec la réalité. Car - et il brise là des idées reçues - les diplômes ne se dévalorisent pas et l'ascenseur social fonctionne encore. Alors, d'où vient cette peur ? Non plus du fonctionnement d'une «société à statut» typique de la gauche au pouvoir. Des années 1970, et surtout en période de récession, gouvernements (gauche et droite), syndicats et employeurs ont protègé ceux qui ont un emploi et délaissé chômeurs, jeunes et précaires. Avec le retour de la droite au pouvoir, un fossé s’est creusé dans ces parties de la classe ouvrière, et les prolétaires ayant obtenu un statut (CDI ou poste de fonctionnaire) sont menacés à leur tour de plus en plus de tout perdre. Cette angoisse s’est généralisée dans l’ensemble de la classe ouvrière et la rend difficilement conciliatrice Dommage que ce genre d’auteur passe à côté de la tendance au nivellement vers le bas et qu’il ignore l’alternative politique révolutionnaire pour créer une autre société.
3. « La pénibilité du travail ouvrier s'accroît »
Emmanuelle souffi (in L’usine nouvelle) écrivait le 20 décembre 2007 :
« Quels sont les vrais métiers pénibles ? Cheminots, électriciens, gaziers ont défendu haut et fort le droit à partir plus tôt en retraite au nom de leurs conditions de travail. Dans l'industrie, ceux qui sont à la production cumulent les contraintes sans avoir de contreparties. Les grèves sur les régimes spéciaux l'ont révélée : la pénibilité au travail (était) devenue l'argument choc des salariés pour obtenir le droit de partir plus tôt en retraite. Dans le public, c'est encore possible. Mais dans le privé, entre la taxation des préretraites maison, la fin de dispositifs de cessation anticipée d'activités largement utilisés par l'industrie (Cats, Casa), les portes se sont refermées. Injuste aux yeux de ceux qui ont passé une partie de leur vie sur une chaîne, à faire les 3 x 8. Leur espoir ? Voir aboutir les négociations interprofessionnelles sur la création d'un guichet de départs pour les métiers pénibles. Mais, après presque trois ans de discussions stériles et une énième réunion le 11 décembre, la question du financement est toujours en suspens. Or, dans les usines, la population ouvrière, la plus exposée, vieillit. Il n'est plus rare de voir des tempes grises sur une ligne de montage. Par le passé, elles pouvaient être reclassées sur des postes doux (nettoyage...). Aujourd'hui, ils sont souvent externalisés. Bien sûr, « un ouvrier de 50 ans a occupé des emplois beaucoup plus pénibles il y a vingt ans », rappelle Serge Volkoff, chercheur au Centre d'études de l'emploi. Les aides à la manutention, les chaînes à hauteur variable... ont considérablement adouci les conditions de travail. Mais l'automatisation n'a pas tout résolu. A la fois physiques et psychologiques, les contraintes se cumulent. Et rendent parfois le travail plus éreintant. « La moitié du différentiel d'espérance de vie entre les cadres et les non-cadres s'expliquent par le travail, rappelle Dominique Huez, médecin du travail chez EdF. Il y a des gens qui ont leur retraite complètement gâchée ! » La plupart considèrent cette pénibilité comme inhérente à leur métier. Un métier auquel ils tiennent mais qu'ils aspirent à quitter avant 60 ans.
Pression sur les délais et la qualité
Le travail à la chaîne n'a pas disparu. En 1984, il concernait 4 % des ouvriers, selon le ministère de l'Emploi. En 2005, 11 %. L'automatisation a gagné du terrain. Dans l'industrie agroalimentaire, l'automobile ou le textile, un ouvrier non qualifié sur deux est tributaire de la cadence d'une machine ou du déplacement d'une pièce. « C'est usant, raconte Christelle Blondé, qui a passé neuf ans au montage chez PSA à Mulhouse. Vous prenez votre poste à 13 h 15 et le quittez quand la chaîne s'arrête. » Un travail contraint et pressuré. « Les métiers se sont transformés et concentrés. Les temps de repos qui permettaient de récupérer ont disparu. Désormais, c'est la machine qui donne le ton », résume Rachid Belkebir, le délégué syndical central CFDT chez KME France (ex-Tréfimetaux), dans les Ardennes. Ici, dans les années 80, 1 100 salariés produisaient 20 000 à 25 000 tonnes de cuivre par an. Aujourd'hui, ils sont 380 pour sortir près de 60 000 tonnes. Avec l'impératif du zéro défaut, les ouvriers ont été placés au coeur du système qualité des entreprises. Il faut contrôler l'état des pièces, respecter les normes de production, d'hygiène et de sécurité... Plus responsabilisant. Mais aussi plus stressant. « Les gens sont à l'affût de la moindre erreur, du chronomètre qui tourne », observe Frédéric Delfolie, délégué syndical CFDT chez Candia. Le reporting peut être permanent. Thierry Pouliquen est chargé d'affaires en maintenance-mécanique à la centrale EdF de Chinon (Indre-et-Loir). « Il y a quantités de règles à respecter. On écrit avant, pendant et après une intervention. Sans avoir les moyens d'agir », regrette-t-il. Rendre compte sans latitude décisionnelle... Une exigence contradictoire souvent mal vécue.
3 x 8, 2 x 8, 5 x 8 : des rythmes difficiles
Depuis les 35 heures, les ouvriers ont appris à jongler avec les horaires. Le travail de nuit se développe. 15 % des salariés le pratiquaient en 2005, contre 6 % en 1991, selon le ministère de l'Emploi. Et les astreintes se banalisent. « Par le passé, elles étaient liées à l'urgence. Aujourd'hui, c'est parce qu'on a planifié une activité », déplore Guy Cléraux, le secrétaire général de la CGT à la centrale de Chinon. Jouer les oiseaux nocturnes est parfois attirant. « Des mamans choisissent de travailler la nuit pour voir leurs enfants, parce que c'est mieux payé et que l'ambiance de travail est différente », souligne Laurence Navarro, la responsable de la section CFTC chez PSA à Mulhouse. 20h30-3h45 au travail : pour tenir le rythme, Christelle Blondé a appris à maîtriser son rythme de sommeil. Le pire pour elle ? Etre de journée et embaucher à 5h15. Chez Candia, les ouvriers alternent 5 h-13 h, 13 h-21 h et 21 h-5 h sur trois jours. Pas évident de récupérer. A long terme, surtout chez les plus âgés, les horaires atypiques ont des effets sur la santé. Risques cardio-vasculaires ou coronariens, ils peuvent être invalidants.
Benzène, chlorure de vinyle, amiante...
Une véritable bombe à retardement. 4,8 millions de tonnes de produits cancérogènes, mutagènes et toxiques pour la reproduction (CMR) ont été utilisés en 2005. Quotidiennement, 1,4 à 2,6 millions de salariés utilisent des cancérogènes. Bien sûr, les protections existent et les manipulations sont fortement encadrées. Mais « beaucoup d'équipements sont inappropriés, estime le docteur Huez. Sans compter les conduites aggravantes. » Les entreprises n'ont pas le même degré de conscience - et de connaissance - du risque chimique. « Chez les producteurs, il est bien appréhendé. Mais pas forcément chez les utilisateurs, observe Serge Volkoff. Or, il y a des produits qui deviennent dangereux si on les chauffe ou si on les assemble. »
Tous les ans, 7 000 à 20 000 cancers seraient liés à des expositions professionnelles. Selon l'Institut national de veille sanitaire, les ouvriers de l'industrie du verre ont un risque supérieur à 26 % de décéder d'un cancer par rapport aux autres salariés (+ 27 % pour la production de matériaux ferreux). Le gouvernement a déclaré la guerre aux CMR et le règlement européen Reach entend faire la lumière sur leur dangerosité. Le drame de l'amiante, avec ses 2 000 à 4 000 décès par an, l'a démontré. Compte tenu du temps de latence, les maladies de demain seront la conséquence des expositions actuelles.
Toujours les mêmes gestes
En aménageant les postes de travail et en formant le personnel, les entreprises ont contribué à limiter les postures les plus pénibles.
Aux Fromageries de Thiérache, dans l'Aisne, on se souvient encore de ces bidons de lait de 40 kg qu'il fallait porter à bout de bras. Aujourd'hui, le liquide est pompé directement des camions citerne. A l'affinage, deux machines d'« aide à la retourne » ont été installées. Coût : 20 000 euros pièce. Chaleur, humidité, opérations manuelles... Les quelque 200 salariés cumulent les facteurs de risques. Plusieurs troubles musculosque- lettiques ont été reconnus. Chez KME France aussi, les gestes répé-titifs exécutés sous la pression du chronomètre génèrent hernies discales, lombalgies, syndromes du canal carpien. « Quand une personne se penche 200 fois pour prendre un tube dans un panier, ça n'est pas sans effet sur la santé », dit Rachid Belkebir, mécanicien- ajusteur. Une réflexion est en cours à l'atelier de manutention et à la finition.
Le bruit intense et le port de charges lourdes ne faiblissent pas non plus. Plus d'un ouvrier sur deux doit faire avec. Des nuisances qui ne peuvent pas être oubliées.
3. La lutte contre l’autoritarisme
On l’a lu et relu dernièrement, il n’y aurait plus que l’alternative du suicide pour les prolétaires « atomisés ». Or, lors d’une conférence, Xavier Vigna expliquait que des conflits avaient lieu tous les jours à la fin des années 1960 et que ce type de conflits avec la hiérarchie perdure dans les années 2000: « Le phénomène n'est pas propre aux jeunes ouvriers. Par exemple, aux usines Renault de Billancourt, on voit des ouvriers (dans un atelier d'outillage) âgés de 40 à 50 ans qui dénoncent l'autorité des petits chefs. Cependant, les organisations syndicales sont mal à l'aise, car le contremaître est un ouvrier comme un autre. Les organisations gauchistes n'ont pas la même difficulté car elles ne recrutent pas parmi les contremaîtres, elles vont donc pouvoir dénoncer le comportement des " petits chefs ". Ainsi, la Gauche prolétarienne avait édité des autocollants avec le texte suivant : " Je suis bête, je suis con, je m'appelle XXX , le vais me faire casser la gueule ". Cette hostilité est vieille comme le mouvement ouvrier, il n'y a pas de spécificité de 68 de ce point de vue (cf. les écrits de Simone Weil, Gorges Navel,….).
Un intervenant à la conférence pose la question: « Ne pensez vous pas que, 13 ans après mai 68, l'arrivée de la gauche au pouvoir a contribué à casser le mouvement social ? Le mouvement ouvrier n'est il pas prisonnier de l'illusion de la prise du pouvoir par le haut de 68 jusqu'à Besancenot aujourd'hui ?
VIGNA décrit comment la gauche a tétanisé la colère au travail dans un espoir politique institutionnel: « En 68, la CGT pose la question du pouvoir en demandant la constitution d'un " gouvernement populaire ". La signature en 1972 du programme commun renforce cette tendance, il s'agit d'une " étatisation des luttes ouvrières ", seule la conquête du pouvoir permettra de changer les choses. A partir de 1977/1978, la conflictualité régresse dans les usines, on attend la victoire dans les urnes. Le mouvement s'est donc rogné les ailes dès avant 1981 ; même la CFDT participe aux " assises du socialisme " en 1974. Cependant, il y deux secteurs où les luttes ont perduré ; l'automobile et la sidérurgie où le pouvoir socialiste s'est montré très brutal. En 1985 à Talbot Poissy, les non grévistes attaquent les grévistes au cri de " les bougnoules au four ", et le préfet laisse faire. Pendant les grèves à Flins en 1983, Gaston Defferre, Ministre de l'Intérieur qualifie les grévistes de " chiites, étrangers aux réalités sociales de la France " et Pierre Mauroy, Premier Ministre, de même. Dans la sidérurgie en 1984, il y a 8000 suppressions d'emploi (dont 3000 à Longwy). A Usinor, il y a des grévistes CGT qui mettent à sac la permanence du député socialiste et veulent faire de même avec le bâtiment de la Mairie communiste. Cet épisode marque une forte défiance et de fortes frictions entre les ouvriers, et les partis de la gauche traditionnelle ».
Un autre intervenant demande à Xavier Vigna d’apporter des précisions concernant les "révélations " de Georges Séguy, dans son dernier livre de mémoires ». Vigna : « D'un côté à propos de 68, Séguy a tendance à se répéter, tout en étant de plus en plus déconnecté de la réalité. D'un autre côté, il a évolué, ainsi il qualifie aujourd'hui les grèves de 68 d'autogestionnaires, alors qu'il affirmait à l'époque que l'autogestion était " une formule creuse ". Cependant, il dit des choses nouvelles sur la période 1978/1982. En 1978, c'est le 40ème congrès de la CGT et la tentative de rénovation qui s'appuie sur une partie de l'appareil du PCF, contre une autre partie (notamment Krazuky). Quand Séguy se retire en 1982, il avait été convenu que son successeur Henri Krazuki ne devait faire qu'un seul mandat en tant que secrétaire général de la CGT. 1982, c'est aussi le moment où toute une série d'initiatives sont mises au pas : Radio Lorraine cœur d'acier, le magazine Antoinette,…. Séguy le souligne dans son livre. Les gauchistes ont été faibles mais pas marginaux… ».
Un intervenant questionne: « Quel a été le rôle, le poids des gauchistes dans les événements de mai, et également dans les années 1970 ? ». VIGNA : « Le rôle des militants révolutionnaires a été minime en 1968 même, car ils sont très peu nombreux (600 personnes à la JCR au maximum), probablement 3000 à la Gauche prolétarienne (GP). Mais le pouvoir les redoute énormément. Exemple : le préfet du Vaucluse en 1973 établit la liste des organisations dont il se méfie. Pour lui, cela va des écologistes, des milieux occitannistes aux maoïstes. Un fichier des militants révolutionnaires est constitué, il y a des filatures (Cohn Bendit, Krivine,…). Les Renseignements Généraux pratiquent l'infiltration, ainsi un indic est infiltré au sein du Bureau de la Gauche Prolétarienne, c'est d'ailleurs le seul ouvrier. En même temps, les gauchistes ont un rôle tout à fait crucial dans la diffusion de l'insubordination. Les " établis " n'ont pas échoué de ce point de vue. Ils jouent le rôle de ferment, ils opèrent des liaisons par delà les clivages syndicaux. Les Cahiers de mai contribuent à la diffusion d'idées, notamment sur ce qui se passe ailleurs (Italie,…). Ce sont les animateurs des Cahiers de mai qui vont chez Lip en 1973 et réalisent le journal de la grève Lip unité, qu'ils vont diffuser dans toute la France. S'ils jouent un rôle dans la lutte des Lip, on ne peut pas dire que la lutte des Lip ait été portée par les organisations révolutionnaires. En résumé les gauchistes ont été faibles mais pas marginaux.
Un intervenant : « Y a-t-il eu des exemples de communication forte entre jeunes ouvriers en grève d'une part, et lycéens ou étudiants en lutte d'autre part ? ». Vigna : Il y a eu des rencontres, favorisées par des évolutions sociologiques. Les effectifs étudiants ont plus que doublé dans le courant des années 60 (de 200 000 à 500 000), il y a donc de nouvelles catégories d'étudiants, issus des classes non favorisées. Exemple à Sud Aviation (en grève depuis le 14 mai). Dès le premier jour des étudiants de Nantes vont à la rencontre des ouvriers en grève dans leur usine, ils passent la nuit à discuter. En région parisienne, le Mouvement du 22 mars, l'UNEF encouragent les étudiants à aller à la rencontre des ouvriers (Flons, Hispano-Suiza). A Billancourt, le 16 mai, les grilles de l'usine restent fermées, cependant il y a au même moment dans l'usine des étudiants du Conseil d’Administration de l'ENS de Fontenay qui sont à l'intérieur en train de discuter avec des militants ouvriers. Ces échanges-là on les retr-ouve également dans l'autre sens : des ouvriers vont dans les facs (à Montpellier, à Rouen,…), et ce n'est pas un phénomène marginal.
Un autre intervenant : « Un participant témoigne de ce même phénomène à Limoges en 68, il s'interroge sur la poursuite de ce mouvement dans les années 70 ». Vigna : La proximité d'âge favorise les échanges, mais il y a aussi une communication inter générationnelle. Cela se poursuit dans les années 70, avec les " travailleurs paysans ", les catholiques également (Action Catholique Ouvrière, Jeunesse Ouvrière Chrétienne) vont à la rencontre des ouvriers. Après 1980, la hausse du chômage, le développement des luttes défensives entraînent un net reflux de ce mouvement.
L'héritage de 68…
Un intervenant : « Que reste-t-il aujourd'hui de cette expérience d'insubordination ouvrière? ». Vigna : « Aujourd'hui, nous sommes dans une toute autre séquence historique. Il n'y a pas de transmission à attendre de quoi que ce soit ! Les porte-paroles auto proclamés de 1968 ne cessent aujourd'hui de cracher sur ce qu'ils ont fait de leur jeunesse. Il y a toutefois quelques éléments de bilan à tirer : une espèce d'insolence envers les organisations instituées,… c'est le seul héritage de 68 ! une prise de distance avec cette obsession de la conquête du pouvoir, le souci d'une gestion démocratique. Mais cela traverse l'histoire sans qu'il y ait besoin de se référer à 68.
Un intervenant : « On parle beaucoup des anciens de mai 68 qui ont fait carrière, mais beaucoup de militants de ces années-là sont restées fidèles toute leur vie à leur engagement ».
Vigna : « Le discours sur les soixante-huitards qui ont réussi masque la réalité ouvrière de l'époque, les conditions de travail très dures et l'engagement militant très fort et très sérieux des militants ouvriers. Quant aux étudiants, ils ont fait après 68 la carrière que faisaient habituellement les étudiants de l'époque, ni plus, ni moins. N'importe quel étudiant, même médiocre finissait cadre après 1968 ».
Un intervenant : « Le terme ouvrier est devenu presque indécent, comme s'ils n'y en avait plus. Les ouvriers ont été rendus invisibles et muets, écrasés par une " énorme classe moyenne". Vigna : Selon les recensements de l'INSEE, l'apogée du monde ouvrier c'est 1975, c'est après que l'on observe une baisse, mais lente. L'UIMM publie en 1971 une note dans laquelle elle propose d'appeler les " OS ", agents de production : il y a là une bataille idéologique sur le nom. Mais avant cela, les syndicats avaient également englobé les ouvriers dans le terme de " travailleurs ", de " salariés ". Progressivement l'usage du mot ouvrier a reculé, avant même que les effectifs ne régressent ».
Un intervenant : « Des quantités d'usines existent encore et emploient beaucoup d'ouvriers, avec des conditions de travail qui sont encore très difficiles. La classe ouvrière existe donc bel et bien ». Vigna : Le monde ouvrier existe bel et bien, mais il est beaucoup moins visible qu'auparavant ».
Un intervenant : « L'intérim est une forme d'esclavage moderne. Là où il n'y a plus de présence syndicale dans l'entreprise, il y a régression sociale ». Vigna : Après 1968, on reconnaît les sections syndicales d'entreprise, mais on ne met pas fin à la répression anti-syndicale, y compris dans les grandes entreprises ».
Un intervenant : « Il faut poser la question du débouché politique des luttes sociales. On disait en 1936, en 1947, en 1968 que " l'on n'était pas prêts ", que " ce n'était pas le moment ". On a dit la même chose en 1995, en 2003… »
Un intervenant revient sur la question de la vacance du pouvoir en 1968. Il souligne que les classes possédantes ont eu très peur en 1968, et ont organisé au plan idéologique une dissolution apparente de la classe ouvrière : par la dispersion des usines, la fin des concentrations ouvrières. Le travail des think tanks libéraux ont nourri le discours de la droite d'aujourd'hui. Vigna : « C'est un vrai problème que les organisations syndicales calquent leur agenda sur les échéances politiques, car cela a des effets démobilisateurs très forts ».
4. Pour une approche critique de la mixité sociale
Redistribuer les populations ou les ressources ?
par Éric Charmes [10-03-2009]
Et si la mixité n’était pas toujours et partout le meilleur moyen de promouvoir l’égalité et la justice sociale ? Sans hésiter à prendre à rebrousse-poil un certain nombre des conceptions les plus ancrées en matière d’éducation, de logement ou de politique de la ville, Éric Charmes défend une approche pragmatique de la mixité. Mais comment faire société si les espaces publics se rétractent ? Le débat est ouvert.
« Longtemps considérées comme des lieux de croisement et de mélange, les villes sont aujourd’hui regardées comme les théâtres d’une désagrégation du lien social [1]. Les plus aisés mettent de plus en plus explicitement en scène leur volonté de se tenir à l’écart des pauvres, avec notamment le développement des ensembles d’habitation privés et sécurisés (les gated communities). Les quartiers populaires, de plus en plus pauvres, deviennent pour leur part ce que certains sociologues n’hésitent plus à appeler des ghettos [2]. Cette ségrégation soulève de fait de graves problèmes. Les habitants des quartiers les plus pauvres souffrent ainsi d’un accès dégradé aux services et aux équipements urbains. Ils subissent également des inégalités dans l’accès à l’éducation, ce qui met en péril un projet central de nos sociétés, assurer l’égalité des chances. À plus long terme, la ségrégation menace les vertus politiques de la vie urbaine, les villes perdant leur capacité d’exposition à la différence et donc leur capacité à nourrir le lien social.
Pour lutter contre la ségrégation, la réaction immédiate consiste à favoriser la mixité dans les quartiers d’habitation. Cette idée a fortement influé sur les politiques récentes, particulièrement lorsque la gauche était au pouvoir, avec comme point culminant l’obligation faite aux communes de disposer d’au moins 20 % de logements sociaux en vertu de la loi dite « Solidarité et renouvellement urbains » de 2000. Le succès de cette idée a été d’autant plus grand que le mélange social résonne avec des valeurs républicaines fondamentales. La mixité permettrait en effet l’intégration citoyenne et tiendrait à l’écart les tentations communautaristes. Les positions ont cependant évolué dernièrement, notamment chez Ségolène Royal, qui a dénoncé « l’hypocrisie » du discours sur la mixité sociale. Certains ont vu dans ses propos une illustration du caractère droitier de son positionnement politique. Nous ne nous livrerons pas ici à une exégèse de son discours, mais les vertus prêtées à la mixité sont de plus en plus contestées par les spécialistes de l’urbain, y compris parmi les plus à gauche ; de plus en plus de chercheurs considèrent que l’enjeu est avant tout la solidarité redistributive et que cette solidarité ne passe pas nécessairement par un mélange social plus ou moins imposé. Plusieurs arguments justifient ce point de vue. Nous nous bornerons à en expliciter les principaux.
En exposant ces arguments, notre objectif n’est pas de remettre en cause la valeur de la mixité comme expérience urbaine. Ceux que la presse appelle les « bobos », et qui embourgeoisent les quartiers anciennement populaires des villes, disent tous leur plaisir de vivre dans des quartiers mélangés et animés. Par ailleurs, pour l’actuel gourou de la « créativité », Richard Florida, le mélange est source d’inspiration, d’idées nouvelles, de remise en cause des a priori… Bref, il stimule la « créativité » et est bénéfique au dynamisme des villes [3]. Soit. Mais il s’agit ici de discuter les effets supposés de la mixité sur l’intégration sociale et sur le « faire société », et plus largement de permettre l’ouverture d’un débat sur cette question à gauche. En effet, la valeur de la mixité est si profondément enracinée dans les esprits qu’il est parfois difficile de débattre de ses effets réels. Celui qui critique la mixité est vite soupçonné de vouloir faire prévaloir les intérêts individuels (la possibilité de choisir librement son école par exemple) sur les intérêts collectifs. La discussion est d’autant moins ouverte que l’actuel Président de la République a été le maire de l’une des communes les moins vertueuses en matière de construction de logements sociaux et que le gouvernement, à travers Christine Boutin, ministre du Logement et de la Ville, s’efforce d’assouplir les contraintes imposées par la loi Solidarité et renouvellement urbains. Critiquer la mixité actuellement, ce serait donc se ranger aux côtés de la droite et du Président de la République. Pourtant, sans adhérer aux valeurs (relativement confuses au demeurant) portées par Nicolas Sarkozy, on peut discuter des politiques visant à promouvoir la mixité et même, de la mixité comme valeur.
Les effets de la ségrégation à l’école
Il est difficile de discuter de la mixité sans parler de l’école. Sans entrer dans le détail de la volumineuse littérature récente, nous livrerons les éléments les plus importants du débat. Tout d’abord, les effets négatifs de la ségrégation sont avérés, du moins pour les élèves d’origine modeste. Mais, et cela peut paraître paradoxal, les effets bénéfiques des politiques favorisant la mixité restent limités et ne sont pas systématiques. Par exemple, les élèves de milieu défavorisé ressentent d’autant plus négativement leur situation sociale que leur lycée est favorisé [4]. Ces difficultés d’intégration tempèrent les effets plutôt positifs de la mixité, notamment les effets d’entraînement sur le travail scolaire. Des enquêtes conduites aux États-Unis montrent par ailleurs que moins la présence d’un élève d’origine modeste dans un établissement favorisé résulte d’un choix (comme dans le cas d’une politique visant à promouvoir la mixité), moins les résultats sont positifs [5].
En outre, certains des outils supposés garantir la mixité à l’école ont des effets qui éloignent de l’objectif visé. Ainsi, lors de la récente remise en cause de l’étanchéité de la carte scolaire par Nicolas Sarkozy, de nombreuses voix se sont élevées à gauche pour contester un nouveau coup porté à la mixité sociale. Pourtant, outre le fait que la carte scolaire n’a pas été conçue à son origine pour défendre la mixité [6], l’obligation pour les enfants d’être scolarisés dans l’établissement de leur quartier n’est guère favorable à la mixité, au contraire même. Ainsi, l’étanchéité de la carte scolaire tend à renforcer la ségrégation qu’on veut combattre. En effet, l’obligation de devoir fréquenter un établissement mal réputé dissuade certaines familles d’emménager dans la zone de recrutement concernée. Du coup, à la ségrégation scolaire s’ajoute la ségrégation spatiale [7].
De manière complémentaire, les contraintes imposées par la carte scolaire s’imposent avant tout aux ménages qui ne disposent pas du capital social nécessaire pour les contourner ou qui ne peuvent pas choisir leur lieu de résidence. Ces ménages sont d’abord ceux des couches populaires ou des couches moyennes inférieures [8]. Les couches moyennes supérieures ont alors beau jeu de défendre une mixité imposée, quand elles peuvent s’en affranchir en recourant à l’école privée ou en jouant de leur connaissance du système pour contourner la carte scolaire [9]. À l’entrée au collège, un tiers des familles ne scolarisent pas leur enfant dans le collège public du secteur, soit en l’inscrivant dans un établissement privé (20 % des cas), soit en l’inscrivant dans un autre collège public (10 % des cas). Ce sont là des moyennes : pour les collèges mal réputés, l’évitement peut être très fort, dépassant largement les 50 % [10]. Et encore, ces chiffres ne prennent-ils pas en compte les évitements par emménagement dans un quartier donnant accès à un collège bien réputé ou par l’obtention de la scolarisation de l’enfant dans une « bonne classe ».
Face à ces difficultés, d’autres politiques que la promotion de la mixité méritent d’être prises en considération (politiques qui ne sont d’ailleurs pas exclusives d’une défense de la mixité). Les premières consistent à compenser les effets de l’origine sociale. Cette dernière ne peut évidemment pas être modifiée, mais l’école peut prendre des mesures spécifiques en faveur des élèves issus des milieux populaires, en leur offrant un accompagnement pédagogique plus soutenu qu’aux autres élèves [11]. Une autre option consiste à agir sur les territoires défavorisés. Les politiques mises en place avec les zones d’éducation prioritaires (ZEP) n’ont guère convaincu et ont pour cette raison été contestées. Mais c’est moins leur principe que leur mise en œuvre qui n’a pas été à la hauteur des enjeux [12]. Les moyens ont tout d’abord été saupoudrés dans un trop grand nombre de zones. Ensuite, si on tient compte de la plus grande jeunesse des enseignants présents dans les ZEP, et donc de leur moindre rémunération, il apparaît que l’État n’alloue guère plus de moyens aux ZEP qu’aux autres établissements. Si l’on agissait vraiment en faveur des établissements défavorisés, ceux-ci bénéficieraient de mesures plus fortes, avec notamment des équipes pédagogiques renforcées ou une diminution du nombre d’élèves par classe. D’après une étude de Thomas Piketty, la taille des classes influerait plus sur les résultats scolaires que la ségrégation [13].
Casser les « ghettos » ou aider les pauvres à améliorer leur sort ?
Lorsqu’elle concerne les quartiers d’habitations, les modalités de mise en œuvre de la mixité posent tout autant problème [14]. Là encore, les inégalités et les exclusions induites par la ségrégation sont patentes et incontestables. En même temps, la déségrégation a des coûts, tels que celui de devoir déménager et de quitter l’environnement dans lequel on a vécu. Or ces coûts sont imposés de manière disproportionnée aux plus pauvres. Il est rare en effet que les politiques de mixité contraignent des ménages aisés à déménager. Plus souvent, la mixité est mise en œuvre par la rénovation urbaine, c’est-à-dire par la démolition de tours et de barres dans des quartiers populaires. Ces démolitions brisent des liens de voisinage et réduisent un capital social qui est parfois le seul capital significatif dont les ménages disposent pour faire face aux difficultés. Parallèlement, lorsque le déménagement les conduit dans un quartier de classe moyenne, l’intégration n’est pas facile, notamment parce que les arrivants ne connaissent personne, et se voient imposer des normes qui ne sont pas les leurs.
Lorsque le déménagement n’est pas imposé mais proposé (par exemple avec des aides à la mobilité résidentielle), cette critique perd de sa force. Elle ne disparaît pas tout à fait cependant. Les expériences menées sur ce terrain aux États-Unis ont été relativement décevantes [15]. Ainsi, beaucoup de familles d’abord volontaires pour quitter leur quartier y sont retournées au bout de quelque temps ou ont emménagé de nouveau dans un quartier similaire. Les réussites ne s’observent que dans un nombre limité de cas, pour des familles soigneusement sélectionnées et accompagnées, ce qui réduit fortement le potentiel des politiques d’aide à la mobilité résidentielle. Par ailleurs, ces politiques privent les quartiers pauvres de leurs familles les plus dynamiques, de celles qui pourraient jouer un rôle d’entraînement.
Une autre source de critique des politiques de dispersion des populations en difficulté réside dans les effets positifs des regroupements affinitaires. Ceux-ci, mêmes lorsqu’ils concernent les pauvres, ne relèvent pas nécessairement d’une analyse en termes de « ghetto ». Certes, vivre dans un quartier d’immigrés pauvres réduit les chances d’établir des contacts avec des populations aisées, contacts qui peuvent être utiles, par exemple pour trouver un emploi [16]. Mais vivre dans un quartier dont le peuplement est dominé par des pairs ne présente pas que des désavantages [17]. Cela facilite la construction de liens de solidarité et la production de diverses ressources par le quartier. De nombreux sociologues ont ainsi mis en évidence le rôle de sas, voire de palier intégrateur des quartiers d’immigrés. Bien sûr, cet effet intégrateur n’est pas systématique, mais il peut exister ; et promouvoir son existence pourrait être un objectif, par exemple en favorisant ce que les Nord-Américains appellent le développement communautaire [18]. Il est regrettable qu’en France, de telles idées passent souvent pour naïves ou inconscientes, et que l’on considère le regroupement de pairs uniquement comme une première étape vers le repli sur l’entre-soi et vers le communautarisme.
Se rassembler entre pairs peut enfin aider à être plus visibles dans l’espace public politique et à faire reconnaître ses différences. On oublie parfois combien, au XXe siècle, les regroupements d’ouvriers qui se sont effectués dans les communes de banlieue ont entretenu l’existence d’une force politique les représentant au niveau national. Aujourd’hui, ce sont ces banlieues qui permettent au parti communiste de ne pas avoir totalement disparu du paysage politique. Certes, le contexte a changé mais l’enjeu est-il de disperser la pauvreté dans les espaces métropolitains, comme si on voulait la rendre moins visible, et obliger les maires à se répartir leur « charge » ? L’enjeu n’est-il pas plutôt de favoriser l’émergence d’une force politique propre aux « quartiers » dont on parle ?
Cette mise en perspective historique suscite une autre question gênante : pourquoi la concentration des populations ouvrières dans les banlieues dites « rouges » n’a-t-elle pas posé les problèmes que pose aujourd’hui la concentration des ménages populaires dans les « cités » ? L’explication réside sans doute dans le passage du qualificatif ouvrier au qualificatif populaire, et dans le lien de plus en plus fort entre populaire et pauvre [19]. Ces transformations se sont effectuées au cours de quatre décennies de crise économique, de déstructuration de l’appareil productif industriel, de précarisation des salariés et de détricotage de l’État-providence. Au cours de ces décennies, on a notamment assisté à un effondrement de la culture ouvrière, avec d’importantes conséquences sur la socialisation et sur la vie collective. Si les relations familiales restent très fortes dans les quartiers populaires [20], les adultes peinent à imposer des normes dans les espaces collectifs : les normes les plus évidentes sont aujourd’hui tirées de la culture juvénile de la rue. Par ailleurs, en perdant une large part de leur appareil productif, les communes populaires n’ont pas seulement perdu des emplois, elles ont aussi perdu des ressources en taxe professionnelle. Or, depuis les lois de décentralisation du début des années 1980, récemment renforcées par les lois de 2004, les ressources fiscales locales jouent un rôle important dans la qualité des équipements et des services dont jouissent les populations. L’État compense certes certaines inégalités, mais très insuffisamment.
Face à ce constat, faut-il disperser les populations des communes pauvres dans des communes mieux équipées ou faut-il mieux doter les communes pauvres ? De même, faut-il noyer les jeunes qui posent problème dans la masse des jeunes de classes moyennes, en espérant que ceux-là trouveront parmi ceux-ci des modèles à suivre, ou faut-il les soutenir directement là où ils vivent ? Dans le quartier des Bosquets, à Montfermeil, la meilleure politique est-elle de détruire les barres et de disperser les populations gênantes, comme le fait le maire actuel, ou est-elle de valoriser le tissu des solidarités locales pour faire du développement économique ? Faut-il permettre à Montfermeil de changer d’image ou faut-il améliorer la desserte du quartier des Bosquets (pour l’instant très enclavé et seulement desservi par des lignes de bus [21]) ? Les réponses à ces questions sont loin d’être simples et la bonne voie pour l’action publique se situe probablement dans un mélange de redistribution des populations et de développement local [22]. Mais au moins faut-il se poser ces questions.
Espaces publics urbains et solidarité politique
Les politiques de mixité posent donc problème et, en parallèle, la concentration de ménages populaires dans un même quartier n’est pas nécessairement un mal, surtout si ledit quartier bénéficie de la solidarité nationale. Mais ces constats plus ou moins empiriques suffisent-ils à remettre en cause l’intangibilité de l’objectif de mixité ? Non. Beaucoup reconnaissent la pertinence des critiques qui précèdent, tout en restant politiquement attachés à la mixité. Pour eux, même si les avantages de la mixité à court terme sont douteux, elle a sur le long terme un impact sur la capacité des métropoles à faire société. En effet, la spécialisation sociale et l’entre-soi menacent le lien social et l’intégration politique [23] : ceux qui sont exclus de l’environnement quotidien des ménages aisés ne risquent-ils pas de devenir politiquement invisibles, avec des conséquences faciles à imaginer pour les politiques de solidarité ? Des enquêtes anthropologiques suggèrent ainsi que les enfants qui vivent dans les ensembles résidentiels sécurisés nord-américains (les gated communities) ont tendance à avoir des réactions de défiance plus marquées à l’égard des pauvres et, plus généralement, de tous ceux qui ne sont pas comme eux [24].
On touche là au cœur du problème. Si la mixité apparaît comme un objectif difficilement discutable, c’est parce que la possibilité même d’imaginer des politiques de redistribution, et a fortiori de les mettre en œuvre, paraît conditionnée par l’expérience physique de la société dans toute sa diversité. Le maintien de liens concrets de solidarité politique à l’échelle métropolitaine (et probablement même à des échelles plus larges) reposerait sur l’existence de ce que les spécialistes de l’urbain appellent des « espaces publics ». Dans l’idéal, les citadins devraient fréquenter quotidiennement des espaces ouverts à tous et où chaque membre de la société se rendrait visible à tous les autres [25] (idéal dont se seraient particulièrement approchés les boulevards haussmanniens du XIXe siècle, où le dimanche les ouvriers croisaient les dames de la haute société et où le flâneur pouvait jouir du spectacle de la ville dans son entier).
Fréquenter des espaces socialement ouverts et divers peut sans aucun doute être enrichissant. Au demeurant, l’existence d’un lien causal entre de telles fréquentations et des attitudes politiques ouvertes et solidaires est loin d’être prouvée. Pis, l’expérience de l’altérité peut favoriser des attitudes de fermeture et de rejet [26]. Ainsi, la confrontation régulière, sur le quai d’une station de métro ou dans les rues d’un centre-ville, d’une personne blanche avec des personnes noires produit-elle du lien politique inclusif ? Rien n’est moins certain. La littérature sociologique et psychologique invite plutôt à la circonspection. Celle-ci indique en effet que toute expérience vécue est interprétée en fonction des dispositions préalables de la personne. Si celle-ci estime qu’il y a « trop d’immigrés », elle verra dans cette expérience quotidienne la confirmation de cette assertion et sera peut-être renforcée dans l’idée qu’il convient de les « renvoyer chez eux », c’est-à-dire précisément de les expulser de la communauté politique à laquelle elle estime appartenir. Si, autre cas de figure, une personne a connu une mésaventure dans un lieu, une agression par exemple, elle risque fort d’associer ce lieu à un sentiment d’insécurité. Dans ce cas, miné par la crainte, le regard qu’elle porte sur les personnes qui fréquentent cet endroit risque d’être plus négatif que positif.
Ce risque d’effets négatifs de la confrontation à l’altérité est encore plus élevé dans les quartiers d’habitation. En effet, il est plus facile de se tenir à distance d’une personne dont le comportement ou l’attitude dérangent lorsqu’on se trouve dans une rue ou sur le quai d’une gare que lorsque cette personne habite l’appartement d’en face. Le déménagement est une démarche coûteuse et difficile à entreprendre. Le syndrome des « petits blancs », très présent dans les quartiers populaires où voisinent des ménages d’origines ethniques très diverses, est une bonne illustration des possibles effets négatifs de la mixité résidentielle. Pour ces ménages à faible revenu qui se jugent enfermés dans un quartier qu’ils voudraient quitter, le mélange est malheureusement plus favorable au racisme et au repli sur soi qu’à la tolérance, à l’ouverture et au civisme [27]. Dans ce cas, au lieu de favoriser la production d’un espace commun et, au-delà, un sentiment d’appartenance commune, l’interaction avec autrui est créatrice de distance et détruit le lien social. Cet enchaînement est évidemment loin d’être systématique, mais il met en question les discours trop positifs sur les effets de la mixité sur le lien social. Ce constat est d’autant plus troublant que les politiques de mixité sont centrées sur la promotion de la diversité à l’échelle du quartier d’habitation.
Mais on peut aller plus loin et porter la critique sur un terrain plus général. Les idéaux d’ouverture et de mélange sont respectables, mais dans les espaces publics réels, l’ouverture reste toujours limitée et le mélange se fait toujours au profit d’un groupe particulier. Les comportements dans les espaces publics sont nécessairement gouvernés par des normes particulières. Ainsi, aujourd’hui, être une femme n’offre pas la même latitude que d’être un homme lorsqu’on se déplace dans les espaces publics [28]. Dans un autre registre, les couples homosexuels ressentent fortement la norme dominante de l’hétérosexualité lorsqu’ils envisagent de manifester publiquement les liens qui les unissent. C’est en partie pour cela que certains gais se regroupent dans des quartiers particuliers. Cela leur permet d’imposer leurs propres normes dans les espaces de leur vie quotidienne. Et si les immigrés sortent peu de certains quartiers, ce n’est pas seulement parce que leurs déplacements sont contraints, c’est aussi parce que ces quartiers proposent une ambiance qui leur convient.
Bref, les rapports de force et de domination qui traversent les sociétés ne sont pas neutralisés par le fait que des populations diverses se côtoient dans une ambiance en apparence pacifiée. L’expérience des espaces publics peut être celle de la domination et elle peut aussi bien produire un sentiment d’exclusion qu’un sentiment d’inclusion. Pour ces raisons, il paraît difficile de faire de l’existence d’espaces publics où la société se rend visible à elle-même un impératif pour la construction de la solidarité politique. Des espaces publics ouverts à tous, animés, sont des composantes essentielles de la vie urbaine et leur « publicité » doit être défendue contre les multiples menaces de privatisation, mais il ne faut pas attendre de ces espaces plus que ce qu’ils ne peuvent apporter.
Comment, alors, constituer un terreau favorable à la solidarité politique ? La réponse à cette question est évidemment très difficile et déborde largement le cadre de cet essai. Elle relève de la philosophie politique et des sciences politiques, domaines dans lesquels nos compétences sont limitées. Nous observerons seulement que, parmi les écrits dont nous avons connaissance, bien peu s’intéressent aux espaces publics urbains. Dans un ouvrage de philosophie qui fut longtemps cité dans les études urbaines, L’Espace public de Jürgen Habermas [29], il n’est guère question des rues ou des places. Le terme espace est ici employé dans un sens métaphorique (le titre allemand dit d’ailleurs « sphère publique ») et les lieux sur lesquels Jürgen Habermas insiste le plus sont les cafés où la bourgeoisie discutait, des lieux qui n’étaient guère ouverts à tous ni très mélangés… Aujourd’hui, l’équivalent fonctionnel de ces cafés est plus sûrement à chercher du côté de l’Internet que du côté du coin de la rue.
Pour une approche pragmatique de la mixité
À ce stade, le lecteur pourrait avoir l’impression désagréable que le bébé a été jeté avec l’eau du bain. Peut-on défendre des formes de vie qui se rapprochent de l’entre-soi et du communautarisme au motif que la mixité ne tient pas toutes ses promesses ? Notre propos ne se veut pas aussi radical. Rappelons tout d’abord que la mixité a une valeur importante en tant qu’expérience vécue et qu’elle est à ce titre légitimement recherchée par une large part de la population. La mixité contribue également au dynamisme économique et culturel des villes. Notre critique porte sur d’autres vertus prêtées à la mixité, notamment celles de favoriser l’intégration sociale et politique ou, à plus brève échéance, de réduire certaines inégalités. Ces vertus étant peu discutées, du moins dans une perspective de gauche, nous avons dû insister sur les éléments à charge et négliger ceux à décharge. Ceux-ci existent évidemment. Il ne s’agit donc pas de rejeter la mixité au profit des « communautés » mais plutôt de considérer la mixité comme un moyen parmi d’autres pour promouvoir le lien social et la solidarité. De ce point de vue, ce qui précède plaide moins pour un abandon pur et simple des politiques de mixité que pour un rapport circonspect et pragmatique à ces dernières.
L’intangibilité de l’objectif de mixité empêche ainsi de prendre en considération des politiques qui pourraient traiter plus efficacement les problèmes posés par la ségrégation socio-spatiale. La référence constante à la mixité freine les politiques de redistribution ou les dénature. Comme on l’a dit, dans le domaine de l’éducation, la France est loin de réaliser des investissements massifs en faveur des quartiers populaires. Les zones d’éducation prioritaires permettent à peine de compenser les inégalités dont souffrent ces quartiers en raison de la présence d’enseignants moins expérimentés et trop souvent désireux de poursuivre leur carrière ailleurs. Mais, pour aller plus loin, par exemple en renforçant les équipes pédagogiques, il faudrait commencer par reconnaître que les problèmes dont souffrent les élèves des quartiers populaires ne sont pas seulement dus à un manque de mixité ou aux contournements de la carte scolaire, mais qu’ils sont aussi, et sans doute surtout, dus au fait que « populaire » est de plus en plus synonyme de « pauvre ».
Par ailleurs, renforcée par le discours sur la nécessité de lutter contre les « communautarismes », la référence à la mixité nourrit une représentation des quartiers populaires comme lieux à détruire plutôt que comme lieux à valoriser. La politique mise en place autour de l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU) est sur ce plan exemplaire. Cette politique se veut un moyen de canaliser des investissements massifs en faveur des quartiers « fragiles ». Les sommes que l’on veut engager sont effectivement importantes. Cependant, il s’agit moins d’aider les quartiers populaires que de les transformer en quartiers considérés comme normaux, c’est-à-dire de les rapprocher des quartiers de classe moyenne. Les opérations mises en œuvre reposent ainsi sur des destructions massives et sur d’importants déplacements de population. Et il n’est pas rare d’entendre des élus justifier leur action en qualifiant les immeubles rasés de « verrues ». On est loin de la mise en valeur.
Pourtant les énergies et les ressources locales existent [30]. Les quartiers populaires souffrent de la crise économique et du chômage, mais de nombreuses activités économiques y sont présentes malgré tout, qui mériteraient d’être prises en considération. Il existe également des activités politiques qui, si elles trouvaient des relais à l’échelle nationale, pourraient permettre à ces quartiers d’être plus audibles. Le patrimoine bâti a lui-même beaucoup plus de valeur que ne le laisse entendre la critique convenue des tours et des barres. N’oublions pas que beaucoup des quartiers qui font aujourd’hui le bonheur des « bobos » étaient considérés, il y a à peine cinquante ans, comme des cloaques qu’il fallait raser. La critique de l’architecture et de l’urbanisme est souvent un moyen de déplacer sur un terrain symboliquement moins conflictuel les luttes entre groupes sociaux [31]. Ainsi, lorsqu’on rase une « barre qui défigure le quartier », l’objectif est généralement de reconstruire des logements en accession à la propriété pour « faire revenir les classes moyennes ».
Concluons donc par l’énoncé de la question qui demeure centrale : la reconnaissance sociale et politique des quartiers populaires [32]. Le discours sur la mixité fait des quartiers populaires des espaces pathologiques. Ce faisant, la société renvoie aux habitants de ces quartiers une image d’eux-mêmes qui est d’une grande violence symbolique. Être constamment désignés comme les habitants de « quartiers difficiles » ou de « zones de non droit » n’aide pas à se sentir reconnus : on ressent plutôt le mépris. Les émeutes de 2005 ont montré l’intensité de ce sentiment, et également à quel point ce sentiment pouvait être destructeur. De manière complémentaire, considérer les quartiers populaires comme des ghettos qu’il faut éradiquer, c’est s’interdire de les reconnaître comme des acteurs politiques légitimes. On pourrait rêver que les catégories populaires aient d’autres bases que le territoire local pour se mobiliser et exister politiquement, mais la déstructuration des solidarités propres au monde ouvrier laisse peu d’autres possibilités ouvertes [33].
Documents joints
- Pour une approche critique de la mixité sociale (PDF - 88.3 ko)
par Éric Charmes
Notes
[1] Les travaux d’Éric Maurin ont récemment rencontré un écho très fort en mettant en évidence la faible mixité des quartiers d’habitation et la vigueur des forces poussant à la ségrégation. Le titre de son ouvrage est explicite : Le Ghetto français. Enquête sur le séparatisme social, Paris, Seuil, 2004. Pour une discussion critique des thèses et de la méthodologie d’Éric Maurin, voir la note de lecture de Philippe Estèbe publiée dans Lien social et politique, n° 52, 2004, p. 162-167.
[2] D. Lapeyronnie, Ghetto urbain, Paris, Robert Laffont, 2008.
[3] Richard Florida, The Rise of the Creative Class and How it’s Transforming Work, Leisure, Community and Everyday Life, New York, Basic Books, 2002.
[4] M. Duru-Bellat, « Quelle marge de manœuvre pour l’école, dans un environnement d’inégalités ? », in S. Paugam (dir.), Repenser la solidarité, l’apport des sciences sociales, Paris, PUF, 2007, p. 678.
[5] M.-H. Bacqué, S. Fol, « Effets de quartier : enjeux scientifiques et politiques de l’importation d’une controverse », in J.-Y. Authier, M.-H. Bacqué, F. Guérin-Pace, Le Quartier. Enjeux scientifiques, actions politiques et pratiques sociales, Paris, La Découverte, 2007.
[6] Voir sur ce point la critique décapante de L. Visier, G. Zoïa, La Carte scolaire et le territoire urbain, Paris, PUF, 2008.
[7] Il est très difficile d’évaluer le nombre de familles qui n’ont pas emménagé dans un quartier à cause de la carte scolaire. Cependant, les enquêtes qualitatives montrent clairement que, pour les ménages avec enfants, la qualité de l’environnement social et des établissements scolaires est un critère très important au moment des choix résidentiels (M. Oberti, L’École dans la ville. Ségrégation, mixité, carte scolaire, Paris, Presses de Sciences Po, 2007).
[8] L. Visier, G. Zoïa, op.cit.
[9] A. Van Zanten, J.-P. Obin, La Carte scolaire, Paris, PUF, 2008.
[10] C’est notamment le cas dans la banlieue parisienne. Voir B. Maresca, « Le consumérisme scolaire et la ségrégation sociale dans les espaces résidentiels », Cahier de recherche du CREDOC, n°184, 2003.
[11] Voir sur ce point les travaux de Marie Duru-Bellat, art. cit., 2007.
[12] C’est ce que reconnaît notamment Éric Maurin dans une publication récente modulant les thèses qu’il développe dans Le Ghetto français. Dans cet ouvrage, il s’était en effet montré très critique à l’égard de la discrimination positive territoriale. Voir « La ségrégation urbaine, son intensité et ses causes », in S. Paugam (dir.), op. cit., p. 621-633.
[13] T. Piketty, L’Impact de la taille des classes et de la ségrégation sociale sur la réussite scolaire dans les écoles françaises : une estimation à partir du panel primaire 1997, rapport pour la DEP, Ministère de l’Éducation nationale, 2004. Pour une discussion des résultats de Thomas Piketty, voir le site de l’Observatoire des zones prioritaires.
[14] Voir I.M. Young, Inclusion and Democracy, Oxford, Oxford University Press, 2000, chap. 6, p. 196-235, et J. Donzelot, Quand la ville se défait. Quelle politique face à la crise des banlieues ?, Paris, Seuil, 2006.
[15] Nous nous inspirons ici de T. Kirzbaum, Rénovation urbaine. Les leçons américaines, Paris, PUF, 2008.
[16] R. Putnam, Bowling Alone. The Collapse and Revival of American Community,
[17] P. Genestier, J.-L. Laville, « Au-delà du mythe républicain – Intégration et socialisation », Le Débat, n°82, décembre 1994, p. 154-172.
[18] Pour un panorama des débats scientifiques suscités par ces questions voir J.-Y. Authier, M.-H. Bacqué, F. Guérin-Pace, op. cit., et T. Kirzbaum, op. cit.
[19] F. Dubet, D. Lapeyronnie, Les Quartiers d’exil, Paris, Seuil, 1992.
[20] D. Lapeyronnie, op. cit., 2008.
[21] Un tramway est toutefois en projet.
[22] C’est ce que suggère Thomas Kirzbaum à partir de l’exemple des Etats-Unis (op. cit.).
[23] Pour une position de ce type, voir J. Donzelot, op. cit., 2006.
[24] S. Low, Behind the Gates. Life, Security and the Pursuit of Happiness in Fortress
[25] Sur cette vision de la ville et des espaces publics, voir I. Joseph, Le Passant considérable : essai sur la dispersion de l’espace public, Paris, Librairie des Méridiens, 1984.
[26] A. Amin, « Collective culture and urban public space », City, vol. 12, n° 1, 2008, p. 5-24.
[27] C. Lelévrier, « Les mixités sociales », Problèmes politiques et sociaux, La Documentation française, n° 929, 2006 ; A. Villechaise-Dupont, Amère Banlieue. Les Gens des grands ensembles, Paris, Grasset, 2000.
[28] M. Lieber, Genre, violences et espaces publics. La vulnérabilité des femmes en question, Paris, Presses de Sciences Po, 2008.
[29] Paris, Payot, 1993, première édition allemande en 1962, sous le titre Strukturwandel der Öffentlichkeit.
[30] H. et M. Hatzfeld, N. Ringart, Quand la marge est créatrice. Les interstices urbains initiateurs d’emploi, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 1998 ; N. Tafferant, Le Bizness. Une économie souterraine, Paris, PUF, 2007.
[31] Voir É. Charmes, La Rue, village ou décor ? Parcours dans deux rues de Belleville, Grâne, Créaphis, 2006, chap. 1. Voir aussi S. Zukin, Landscapes of Power. From
[32] Sur l’importance de cette question voir A. Honneth, La Société du mépris, Paris, La Découverte, 2006.
[33] Sur ces questions voir les réflexions de D. Merklen, « Le quartier et la barricade : le local comme lieu de repli et base du rapport au politique dans la révolte populaire en Argentine », L’Homme et la société, 143-144, p. 143-164.
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