MAI 68 OU L’IMPACT DE L’INCOMPRIS
Je dois constater aujourd’hui, non sans quelque étonnement rétrospectif, que le retrait forcé de Bordiga à la suite de sa première maladie, ne nous affecta pas outre mesure. De même d’ailleurs que l’élimination de deux camarades qui étaient entrés en conflit avec la direction du Parti au sujet des questions dont j’ai parlé précédemment (Encore que de façon aussi inélégante qu’obscure dont fut accomplie cette élimination laissa à quelques uns d’entre nous un certain goût d’amertume sur les raisons desquelles il sera opportun de revenir ultérieurement plus en détail).
Peut-être ces deux faits également marquants, quoiqu’à des échelles différentes n’obscurcissent pas complètement l’opinion de la plupart en raison des événements des années suivantes : dès 1965-66 survint un changement sensible du climat politique et idéologique de la société gaulliste, surtout chez les jeunes.
Avec le recul, il est désormais possible de vérifier la réalité d’un phénomène dont nous n’eûmes à l’époque qu’une perception limitée bien que ses divers indices ne cessèrent d’aiguiser notre curiosité. Après des années et des années de monopole stalinien sur la littérature ouvrière - monopole aux effets fastidieux et écoeurants – on se mettait de divers côtés à publier des textes, des études ramenant au jour, au moins partiellement, la vérité étouffée durant les sombres années de la période à laquelle Edgar Morin a donné le nom de « glaciation théorique » et qui est totalement imputable à la toute puissance du stalinisme (surtout parmi les intellectuels occidentaux) durant la première décennie de l’après-guerre. J’en fournirai preuves et exemples dans d’autres chapitres, me bornant ici au seul aspect que nous en connaissions dans le PCI en ce qui concernait l’apparition, dans la capitale d’un nouveau « jeune public » avide de connaître la véritable histoire des mouvements révolutionnaires et particulièrement sur les chapitres que le stalinisme avait totalement falsifiés. Progressivement, les camarades de Paris se lièrent avec quelques éléments faisant partie de ce public et commença alors, lentement mais avec régularité, un fait qui contribua à nous faire oublier les tristes mésaventures relatées plus haut : l’accroissement numérique du parti.
Je passerai ici sur l’enthousiasme que suscita cet événement ainsi que sur la responsabilité qu’il porte dans le renforcement ultérieur de notre « mégalomanie ». J’en viens tout de suite aux bouleversements survenus sur la fin de la décennie et à leurs répercussions sur l’histoire de notre « groupuscule ».
En fait, trois ans plus tôt, tout le monde politique avait été surpris par la violence et la soudaineté de la révolte des étudiants, mais le PCI le fût moins par l’éclatement de cette révolte que par le style et les formes qu’emprunta cette intrusion aussi exaltante qu’éphémère de
Phénomène surprenant : les étudiants en sociologie et sciences économiques, en principe destinés à devenir les futurs cadres de la production industrielle, se mettaient à dénoncer le rôle de garde-chiourmes qu’on leur promettait sous prétexte de « psychologie du travail ». Ils démystifiaient froidement cet avenir en montrant que les savantes spéculations de la psychotechnique n’avaient d’autre but que de dissimuler la réalité répressive de la fonction qui leur était par avance dévolue. Ils s’insurgeaient également contre tous les tabous, de la société gaulliste et contre les ségrégations culturelles qu’elle entretenait. Bref, ils laissaient prévoir la maturation d’une révolte appelée à s’en prendre à tous les préjugés et interdits qui avaient paralysé la génération précédente.
Dans « Le Prolétaire », nous en avions relevé divers indices dès 1967. Si nous ignorions tout du moment où surgirait la rébellion des jeunes et plus encore les revendications qu’elle avancerait, nous la sentions pourtant venir – affichant il est vrai avec trop de certitude la conviction qu’elle s’orienterait dans le sens que nous espérions. Il est vrai aussi – et cela nous déconcertait quelque peu – que les rares contacts pris avec les « jeunes » nous les montraient sensiblement différents de ceux qu’ils auraient dû être selon notre attente. C’est ce qu’ils exprimaient à travers les aberrations « gauchistes » dont nous avions depuis longtemps fait le procès : nous nous polarisions sur l’infantilisme de ces fanfaronnades sans deviner la poussée qui s’exerçait derrière. En ceci, d’ailleurs nous subissions le lot des intéressés eux-mêmes, parmi lesquels seuls les situationnistes détenaient une perspective nette. Mais nous ignorions jusqu’à leur existence.
En dehors des « enragés » de Nanterre et du « Mouvement du 22 mars » [2], ce qui ressortait de la « contestation » étudiante et qui imprégnait toute la presse gauchiste[3], c’était une sorte de « réformisme radical » réclamant pour les étudiants « l’égalité des chances pour tous », la suppression des cours magistraux, l’abolition de la sélection, etc. toutes transformations absurdes, impossibles ou décevantes si on les posait à travers le maintien des structures de la société existante.
(Là résidait d’ailleurs la pseudo « armée secrète » des trotskystes et qu’ils révélaient volontiers de bouche à oreille : il fallait encourager les revendications concernant des réformes impossibles car cette poussée ferait éclater les limites et poserait la problème politique du pouvoir. Soit dit au passage : soyez raisonnables, réclamez « l’impossible » qui tendait au contraire à dépasser tout de suite le cadre d’une réforme de la société).
A quelques rares éléments du PCI, le radicalisme de cette dernière expression ne passa pas inaperçu. Je fus parmi ceux-là, mais, je dois le dire, pour des raisons surtout passionnelles. De toute façon, une grande divergence d’interprétation de mai 68 se produisit entre les groupes de Paris et de Marseille sur la fin du mouvement.
Ce n’est pas encore ici que j’entreprendrai la laborieuse critique de l’événement mai 68, dont ce que je viens de dire constitue la face cachée souvent masquée par le souci groupusculaire de « conquérir les ouvriers ». Je ne parle pour l’instant que de ses répercussions sur l’évolution du PCI dans les années qui suivirent et au cours desquelles les conclusions de l’événement furent tirées de façon sensiblement discordante.
Mai 68 avait confirmé, avec un peu d’avance, la prévision, par Bordiga, de l’éclatement d’une vaste crise sociale dans la décennie ultérieure (1975, semblait-il). Mais, dans la première manifestation de cet éclatement, ce n’était pas le prolétariat qui s’était dressé, c’était une fraction atypique des nouvelles classes moyennes : la jeunesse des facultés et des collèges. A ce propos, le désaccord caché qui régnait dans le PCI durant les années 1969-70 tenait en ceci que les uns voyaient dans l’agitation étudiante et la grève qui l’avait suivie, les prémisses sûres d’un grand « réveil prolétarien » [5]déjà en acte, tandis que les autres restaient fortement sceptiques à l’égard de cette perspective – impressionnés comme ils l’avaient été par l’énergique fonction contre révolutionnaire assumée par les centrales staliniennes, au prestige demeuré malgré cela intact, et sur la redistribution des rôles qui faisait de
A la première de ces deux interprétations de mai 68, à son optimisme et à son triomphalisme, l’agitation ouvrière en Italie – le « Mai rampant » de la péninsule en 1969 – donna une forte impulsion, mettant à jour des initiatives qui devaient jouer un rôle déterminant dans la « seconde crise » du PCI.
[1] Sans doute dans le Nouvel Obs, cf. également l’article que j’ai écrit dans Le Prolétaire sur le discours de Thorez : « Les jeunes et le communisme ».
[2] Voir tableau des sigles et mini-lexique.
[3] Pour les trotskystes, notamment « Lutte Ouvrière », « Rouge », etc.
[4] Avec sa perspective de création des conseils ouvriers, directement inspirée de
[5] Le groupe de Marseille, après ses épuisantes et infructueuses tentatives d’affichage, d’intervention, etc. s’était vite convaincu de la défaite que représentaient les accords de Grenelle, pour ce que le journal italien du parti appela « le formidable coup d’épaule du prolétariat français ». Il accepta cependant le triomphalisme qui s’insinuait dans l’organisation à la faveur de telles formules. En réalité, le formidable « coup d’épaule » avait été le fait des étudiants, des lycéens, et non des ouvriers qui, par leur obéissance absolue aux garde-chiourmes staliniens de la grève, s’étaient avérés les plus fermes soutiens du conservatisme.
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