Arthur Shadwell
(Éditorial du 9 mai 1918)
traduction: Jean-Pierre Laffitte
(lecture vacancière...)
Karl Marx est né
il y a cent ans dimanche dernier. Par une singulière fatalité, cet anniversaire
tombe à un moment qui présente le contraste le plus dramatique que l’on peut
concevoir avec sa mission. Il était l’apôtre et le prophète de la guerre entre
les classes et de l’unité entre les peuples. Aujourd'hui, nous sommes témoins
du renversement total de ces idées. Nous voyons les classes unies comme jamais
auparavant au sein des nations et les nations elles-mêmes déchirées comme
jamais auparavant. Nous voyons les peuples se dresser en rangs serrés les uns
contre les autres, bloqués qu’ils sont dans une lutte à mort intense qui
s’élève même maintenant jusqu’au point suprême de la destruction mutuelle. Certes,
ce n'est pas encore la fin. Personne ne peut dire comment cette guerre finira
ou ce qu’il adviendra ensuite. Mais il est possible que le résultat final se
rapproche dans une certaine mesure de l’idéal marxiste. Un nouvel ordre
international est en train de naître ; nous pouvons voir cela parce que nous
assistons aux douleurs de son enfantement. Et l'ordre des classes au sein des
nations sera différent ; nous pouvons voir cela aussi. La voie n’est
cependant pas la voie indiquée par Marx, et elle ne mènera pas à la fin qu’il envisageait.
Il voyait l’abolition des barrières nationales au moyen de la guerre des
classes, laquelle devait abolir les classes et les antagonismes de classe en
faisant des classes laborieuses, qui « n’ont pas de patrie », la
classe suprême dans toutes les nations. Le processus a été renversé. Ce sont
l’affirmation de la nationalité et les antagonismes nationaux en résultant qui
ont entraîné la suppression ou la suspension des antagonismes de classe et qui
provoqueront peut-être la suprématie des classes laborieuses. Mais la
possibilité de cette dernière hypothèse dépend de l’issue de la guerre. Cela
est concevable à condition que l’Allemagne soit vaincue, parce qu’alors la
classe dominante disparaîtra et son ordre périra avec elle, mais pas autrement.
Et dans le cas le plus heureux, ce sera l’union des nations qui sera réalisée,
non pas par l’abolition de la nationalité, mais par la fédération.
Un plus grand
visionnaire que Marx s’est penché sur le futur dans la même période
d'effervescence et « il a aperçu la Vision du monde et toutes les
merveilles qui en résulteraient » avec une prescience bien plus juste,
comme les événements l’ont prouvé. “Locksley Hall” a été publié il y a
trois-quarts de siècle et cinq ans avant que Marx ne rédige le “Manifeste du
parti communiste” ; et, dans cette magnifique prévision, Tennyson envisageait
les « exigences du peuple », porté vers la lutte, dans laquelle les vaisseaux
aériens des nations s’affrontaient et faisaient pleuvoir leur horrible rosée,
jusqu'à ce que les drapeaux de la bataille soient finalement enroulés et les
tambours de la guerre réduits au silence « dans le Parlement de l'homme,
la Fédération du monde ». Dans ce nouvel ordre, prédisait-il, le bon sens
du plus grand nombre tiendra un royaume agité en respect. Aucune partie de
toute cette vision audacieuse n'est plus frappante que cette estimation sobre
du nouvel ordre. Aucune Utopie, aucune perfection impossible, aucune
rodomontade à propos de briser les chaînes ou de la fraternité universelle
transformant les hommes en anges ; mais une société d’êtres humains
toujours susceptibles de provoquer des troubles, et pourtant maintenus dans l’ordre
par le bon sens général des masses grâce à la loi, qui sera leur loi et une loi
supranationale. Ceci est un idéal possible, et nous sommes peut-être en route
vers lui. La première partie de sa vision a été du moins littéralement
réalisée. Nous ne sommes certainement pas sur la route indiquée par Marx, comme
beaucoup de ses disciples la voient en sondant beaucoup les cœurs.
Et pourtant, le
sens de sa mission n'est pas à écarter d’un revers de main comme n’ayant pas d’importance
parce que les événements n'ont pas suivi le cours qu'il avait prévu. Il y a
davantage en elle que cela implique. Durant ce dernier demi-siècle qui s’est
écoulé depuis sa naissance, l’on ne peut nommer qu’un seul homme dont les
travaux ont suscité plus d’intérêt intellectuel, stimulé plus de pensée, et en
général fait sensation ; et cet homme, c’est Darwin. Une comparaison a
souvent été effectuée entre eux par les socialistes – et ce à l’avantage de
Marx, comme l’on pouvait s’y attendre. C’est un jugement qui n'est pas approuvé
par le reste du monde, et le parallèle entre les deux hommes est vraiment très
mince ; mais le simple fait que l’influence de Marx sur son époque ait été
suffisamment importante pour suggérer cette comparaison autorise à mener un
examen sérieux. Un homme ne peut pas se faire remarquer si fortement et tenir son
rôle si longtemps sans une raison substantielle. Quel est le secret de son
emprise sur l’attachement d’un cercle restreint de disciples et sur l’attention
d’un public beaucoup plus vaste ? Il réside en partie dans la cause qu’il
représentait, et en partie dans la façon avec laquelle il la représentait.
Dans son aspect le
plus simple et le plus large, c’est la cause des pauvres et des nécessiteux, une
cause ancienne aussi vieille que l’histoire, et, sans doute, beaucoup plus
vieille. La reconnaissance des pauvres et des nécessiteux implique la
conscience d’un contraste, donc l’existence d’autres individus qui ne sont ni
pauvres ni nécessiteux et qui se différencient
de ceux qui le sont par cette situation. C’est ce contraste qui crée la
cause en provoquant de l’inquiétude pour ceux qui sont dans une situation moins
agréable. Les hommes, dit Spinoza, sont constitués de telle façon qu’ils ont
pitié ceux qui sont dans une piètre condition et qu’ils envient ceux qui sont
dans une bonne condition ; et il ajoutait qu’ils étaient plus enclins à
l’envie qu’à la pitié. Si tous étaient dans une situation égale, qu’ils soient
pauvres et nécessiteux ou non, il n’y aurait ni pitié ni envie ; il n’y
aurait en réalité ni pauvres ni riches, étant donné que ces termes sont tout
simplement relatifs. Naturellement, l’envie et la pitié ne sont pas limitées à
des situations matérielles ; mais la doctrine moderne est que toutes les
autres dépendent plus ou moins d’elles, et que cet argument ne concerne
qu’elles. Et donc les pauvres et les nécessiteux sont l’objet de pitié,
laquelle prend différentes formes. Elle peut être méprisante ou
impatiente ; elle peut être compatissante et se traduisant par le désir
d’aider. Cela dépend pour beaucoup du tempérament, mais pas complètement.
Différentes influences, provenant de nombreuses sources, pèsent sur la société
à différentes époques, et ce sont elles qui déterminent l’ampleur et la
direction de courants particuliers de sentiment. La préoccupation pour les
pauvres a été sujette à de telles influences d’une époque à l’autre, et elle a
varié en force et en forme en conséquence. Le christianisme, étant avant tout
la religion de la souffrance, lui a donné un immense stimulus. L’élément
éthique figurant dans le socialisme est emprunté au christianisme. L’Église,
elle non plus, n’a jamais abandonné la cause, bien que sa pratique ait souvent
été peu convaincante, et même pervertie. En partie pour cette raison, mais
encore plus en raison des grands changements dans la condition sociale et dans
les idées en cours, la vieille cause a été reprise sur de nouvelles voies, il y
a bien davantage qu’une centaine d’années, par des hommes dont le tempérament
était disposé de cette manière, des hommes chez lesquels la pitié était forte
et compatissante. Il y a eu des précurseurs isolés avant cela, et, bien sûr,
ces idées mères(*) peuvent être retracées jusqu’à
l’Antiquité ; il y a eu même une avancée d’idées distincte, bien que
discontinue et irrégulière, au cours du dix-huitième siècle. Mais ce n'est
qu'après la Révolution française et le grand développement des manufactures qu'on
a appelé révolution en Angleterre, que la chose est devenue un mouvement
définitif.
Chacun de ces
événements a amené un nouvel élément à supporter. La Révolution française a été
politique ; son idée dominante était la liberté, l’émancipation de
l’oppression. La Révolution anglaise a été économique ; elle a accru
considérablement la richesse et elle a fait avancer la question de la
distribution. Au vieux point de vue de la pauvreté en tant que malheur,
réclamant pitié et aide de la part de la société, ont été ajoutées les idées
d’oppression et d’injustice, qui requièrent toutes les deux réparation. La
cause des pauvres et des nécessiteux a non seulement reçu un puissant renfort
de la part des idéaux de liberté et d’équité, lesquels font appel à des
impulsions non moins profondément situées dans la nature humaine que la pitié, mais,
sous leur influence, elle a pris une nouvelle direction. Le but n’était plus
l’atténuation d’un mal accepté, mais son abolition par la suppression de ses
causes sociales. Nous avons ici la double base du socialisme, qui se reflète
dans les deux tendances principales qu’elle a affichées depuis ce moment-là –
la politique et l’économique. Elles sont souvent divergentes, et parfois en
antagonisme direct ; mais cela est dû à l’incapacité des hommes, et en
particulier de ceux au tempérament ardent, de voir plus d’une chose ou d’un
aspect en même temps. Les deux tendances sont réellement complémentaires, et toutes
les deux jaillissent de racines vivantes qui assurent leur vitalité persistante
à travers toutes les vicissitudes de la saison et du temps, malgré tous les
changements et les hasards de cette vie mortelle.
Karl Marx est
arrivé dans ce mouvement, que nous appelons socialisme, quand celui-ci avait
été en plein essor pour une génération et qu’il est passé par plusieurs phases
dans lesquelles toutes les idées directrices avaient percé jusqu’à la surface
et trouvé leur expression. Il n’était pas un pionnier ; il n’y a pas une
seule idée dans l’ensemble de son système dont on peut dire qu’elle est
entièrement de lui ou bien vraiment originale. Quelle est alors l’explication
de sa position unique dans le mouvement, et de l’autorité retentissante de son
nom ? En premier lieu, il est apparu comme le réanimateur d’une cause qui
avait souffert d’une éclipse temporaire, mais qui était en soi indestructible –
une cause vieille depuis des temps immémoriaux, mais éternellement jeune. Le
sol était en friche, non travaillé, mais plutôt fertilisé par le travail
précédent qui lui avait été dispensé – bien qu’il ait semblé avoir été dépensé
en vain – et prêt à apporter ses bénéfices à un cultivateur habile. En second
lieu, la saison était aussi favorable que le sol. C’était une époque de
fermentation révolutionaire sur le continent européen : l’air était rempli
de mouvement et d’hommes qui attendaient que des choses se passent. Ces deux
éléments ont stimulé Marx, qui est parvenu à l’âge d’homme avec eux et a été saisi
par leur esprit, et ils lui ont aussi procuré une opportunité. Et en même temps,
ils l’ont induit en erreur. Avec l’ardeur de la jeunesse, il s’attendait à des
résultats immédiats, mais à des résultats impossibles qui ne s’étaient pas
encore produits et qui ne montraient aucun signe qu’ils se produisent dans la
forme attendue. Mais l’erreur de calcul appartient à une autre partie du
sujet ; elle ne contredit pas le fait qu’il est entré dans le champ dans
de conditions particulières, lesquelles offraient une occasion exceptionnelle
pour un homme capable d’imprimer sa marque. Et il l’a fait parce qu’il en était
capable. Il était un cultivateur habile.
Il y avait deux hommes
en Marx, qui étaient curieusement mélangés ; le philosophe ou l’homme qui
réfléchit, et le prophète ou l’homme qui agit. Le premier faisait appel à
l’intellect, l’autre à l’émotion ; et son influence repose sur cette
double base. Il est difficile de dire lequel des deux a le plus contribué à la
vénération dans laquelle son nom est tenu par la secte qui l’a canonisé dans
les deux capacités ; c’est leur combinaison qui est le secret de sa
renommée. Le premier a impressionné le petit cercle qui s’adonne à l’étude et à
la théorie ; l’autre a attiré les foules qui répondent à un appel. Parfois
c’est l’un et parfois c’est l’autre qui était le plus important en lui, mais,
dans l’ensemble, c’était l’élément de la réflexion qui prédominait. Son tout
premier amour a été la spéculation qui avait lieu dans les différentes écoles,
et elle a coloré toutes ses conceptions et toutes ses activités. Vers la fin de
sa vie, il s’est consacré entièrement à l’étude et à la réflexion, et il a
renoncé au leadership actif. Mais le penchant révolutionnaire faisait aussi
partie de sa nature, et il n’était pas seulement le produit d'un milieu agité
qui agissait sur l'esprit impressionnable de la jeunesse, bien que les
événements de l'époque l'aient fortement influencé, et aient en grande partie
déterminé sa carrière. Malgré toute la dévotion qu’il professait aux méthodes
de la recherche pure, le vieil Adam ne cesse d’apparaître ; et, comme un
critique clairvoyant l’a fait remarquer, le jugement éthique et la passion
partisane sont rarement très éloignés même chez le Marx “scientifique”. Il est
intéressant de le comparer à Robert Owen, le seul autre socialiste dont le nom
est aussi célèbre. Les deux hommes ne pouvaient guère être plus différents.
Owen a été un véritable pionnier, mais il avait peu de dispositions pour la
théorie et la spéculation et il n’a jamais dépassé le déterminisme enfantin du
“nouveau monde moral”(*). Et il
n’avait pas non plus de penchants révolutionnaires. Mais, tout au long de sa
vie, il a œuvré sans compter pour réaliser des projets pratiques, les
planifiant et poussant à les exécuter jusqu’au bout, en rien découragé par des échecs
répétés et toujours confiant dans le succès immédiat de son projet le plus
récent. Marx, dont l’arrogance autoritaire était digne de son pays natal,
traitait cette sorte de chose, de même qu’il traitait tous ses prédécesseurs et
la plupart de ses contemporains, avec un mépris suprême. Lui et Engels, lequel
jouait le même rôle que Boswell par rapport à Johnson(**),
réclamaient pour eux-mêmes la seule véritable lumière et ils ridiculisaient les
travaux antérieurs des socialistes français et anglais comme étant utopiques.
Pourtant, leur rêve d’un renversement violent immédiat de toutes les conditions
sociales existantes par le prolétariat
uni de tous les pays, avec l’abolition des classes et la disparition de l’État,
était encore plus entièrement utopique que n’importe quel projet d’Owen ou des
owénistes, desquels, en passant, ils condescendaient à emprunter tout le
travail de préparation économique de leur système supérieur.
La prévision qui
vient d’être mentionnée était exposée dans le “Manifeste du parti communiste”
qui a été publié il y a soixante-dix ans. Ce document révèle Marx comme étant
le leader du peuple et le porte-parole de la cause. Il y a un grand nombre
d’arguments en lui, et, bien sûr, il contient tous les points essentiels de son
système, mais les arguments sont utilisés pour aller crescendo jusqu’au point
culminant qui est un appel à l’action. En lui, Marx a brandi un étendard. Il
était un Mahdi(***) prêchant la guerre
sainte, un Pierre l’Ermite prêchant la croisade pour reprendre la ville sainte
aux infidèles qui avaient pris de façon impie possession d’elle. Sauf que le
nom de la ville sainte est Richesse, que les infidèles sont les capitalistes,
et que les motifs invoqués sont quelque peu différents. Jusqu’à présent – nous
l’avons vu durant la guerre – le “Manifeste” est plus souvent cité que tout autre
partie des dissertations laborieuses et compliquées proposées par Marx,
l’économiste philosophe. C'est un appel aux armes, et il y a plus de vie en lui
que dans la doctrine froide et incompatible de la Natur-notwendigkeit(****), ou
de la loi inéluctable du développement, qui est le principe de base du
socialisme “scientifique”. Il a le poids de la cause derrière lui, non
seulement la cause des pauvres, mais celle des déshérités et des opprimés, qui
est beaucoup plus grande, plus réelle et vitale, que toutes les théories et les
programmes.
Si la réputation
de Marx avait dépendu seulement de ses théories, elle aurait été très
différente à la fois en genre et en degré et elle n’aurait pas duré comme elle
l’a fait ; en effet, elles n’ont pas résisté à l’épreuve du temps et de la
critique, aussi bien interne qu’externe. Mais en combinaison, elles ont eu un
effet particulier, hors de proportion avec leurs mérites intrinsèques. Le style
oraculaire et l’air de profondeur dans lesquels elles sont enveloppées ont émis
une auréole autour de Marx, une fois qu’il avait été établi comme leader de la
cause, et ils l’ont investi d’une autorité proche du respect mêlé de crainte aux yeux
de ceux qui sont sensibles à la cause et veulent un leader, mais qui n’ont pas
la tête à la spéculation. « Il est peu probable » dit Lecky à propos
de Das Kapital, « qu’un travail
si long, si obscur, confus, et tortueux dans ce qu’il veut dire, et si incroyablement
ennuyeux dans son style, ait eu beaucoup de lecteurs dans les classes
ouvrières, ou en fait dans n’importe quelle classe ». Cela est vrai. Le
livre est peu lu et encore moins compris. Il serait intéressant de faire passer
un examen écrit sur lui chez les socialistes qui professent une familiarité
avec ce texte. Mais son obscurité même a été d’un grand atout. Ceux qui ne
l’apprécient pas peuvent toujours se rabattre sur le “Manifeste”, et d’autres
sont positivement impressionnés par lui. L’expérience montre que l’obscurité et
la confusion sont souvent prises pour des mérites, et qu’elles rehaussent
plutôt qu’elles ne diminuent la réputation d’un auteur auprès de lecteurs qui
ne sont pas équipés pour juger, et qui imputent par modestie l’inintelligibilité
à leur propre déficience ou bien qui trouvent une sorte de satisfaction
esthétique en elle. Mésopotamie n'est pas le seul mot béni.
Ces qualités chez
Marx n'ont pas peu contribué à l'élever à une renommée hautaine d’attitude
distante. Il est devenu une sorte de Prophète voilé, investi d’un caractère
quasi sacré ; et sa parole a acquis l’autorité d’une religion révélée. Et
ceci n’est pas manifeste seulement pour des observateurs extérieurs, mais c’est
admis par des marxistes qui s’accusent mutuellement d’adopter des attitudes
sacerdotales et qui pratiquent la vraie religion. C’est vrai. Le marxisme est
une religion et il en porte les signes habituels. Il a un credo et un texte
sacré que les fidèles répètent. Ils sont divisés en sectes qui se disputent à propos
de la véritable interprétation. Il y a les écoles orthodoxes, non-orthodoxes et
hétérodoxes. Il y a les pharisiens et les sadducéens, ainsi que leurs
subdivisions ; il est possible de distinguer la secte la plus stricte des
pharisiens des autres qui le sont moins. Il y a des traités sur les articles de
foi, et il y a une critique moderniste. Ceci n’est pas dit du tout pour être tourné
en dérision. Le fait est intéressant et parfaitement naturel. Les marxistes ont
abjuré les autres religions, en particulier le christianisme. À une époque, ils
étaient ouvertement et farouchement hostiles à lui pour plusieurs raisons. Il contrarie
leurs objectifs en de nombreux points. Il accepte la pauvreté et même il
enjoint à elle ainsi qu’à se résigner à son sort, tandis qu’ils veulent abolir
la pauvreté et qu’ils considèrent la révolte comme un moyen. Il ordonne le
devoir et l’obéissance, tandis qu’ils recommandent avec insistance
l’affirmation de soi. Il compte sur la loi morale qui œuvre dans l’individu
pour supprimer les maux et élever l’humanité, tandis qu’ils considèrent le
système ou l’ordre social existant comme entièrement responsable et ils en
demandent l’abolition comme étant le seul moyen de salut.
En fin de compte,
l’Église fait partie de l’ordre existant, et par conséquent, à leurs yeux, elle
est vouée à l’échec. Wilhelm Liebknecht exprime cela de manière concise lors du
Congrès socialiste allemand à Halle en 1890 : « L’Église, qu’elle
soit catholique ou protestante, n’est aujourd'hui rien d’autre qu’un soutien,
qu’un instrument de l’État de classe ». Mais il était contre une attaque
ouverte, non pas par considération de la religion, mais parce qu’une telle
action ferait lever une opposition dans les quartiers où ils pourraient par
ailleurs faire des convertis. Bref, c’était inopportun, et en dépit de
nombreuse tentatives pour inciter le parti à prendre une attitude plus hostile,
celui-ci a respecté la décision adoptée en 1875 qui consistait à traiter la religion
comme une question privée. L’exemple allemand a été généralement suivi par les
marxistes, et la religion est officiellement traitée avec une indifférence
quelque peu ostentatoire. Néanmoins, ils avaient besoin pour eux-mêmes d’une
foi d’un certain type. En dépit de la supériorité hautaine qu’ils affectaient à
l’égard des faiblesses des esprits moins éclairés, ils étaient faits de la même
étoffe que les autres fidèles. Ils n’étaient pas des matérialistes cyniques ou
des spéculateurs de sang froid, mais des enthousiastes. C'est à mettre à leur
crédit. Ils poursuivent un idéal, en définitive un idéal élevé, bien qu’ils
cherchent à le réaliser en exploitant les motifs les plus sordides, non pas en
eux-mêmes mais chez les autres, et ils doivent avoir un guide auquel
s’accrocher, une autorité à respecter, une foi à conserver – bref, une
religion. Liebknecht a fait cette affirmation à l’occasion qui a été
mentionnée. Il a argumenté contre une résolution qui déclarait une opposition
active à toutes les Églises et à tous les dogmes religieux, et qui engageait
les membres à professer l’irréligion. Il faisait remarquer que cela serait une
atteinte à la liberté personnelle, et de plus il leur rappelait qu’ils avaient
leur propre religion. « N’avons-nous pas ce qui constitue la force de la
religion, la foi en les idéaux les plus élevés ? ». Ce parallèle
était même plus frappant qu’il n’en avait conscience. Les mêmes éléments organiques
ont produit des effets similaires. L’appareil de religion dont ils avaient
besoin a été trouvé en Marx qui a pris la place de la loi et des prophètes.
Or il doit y avoir
quelque chose dans le corps de doctrine qui procure et maintient une telle
emprise sur des hommes hautement éduqués et intelligents, comme le sont
incontest-ablement la plupart des dirigeants socialistes, et en particulier
ceux qui sont marxistes. L’un des faits curieux relatif au socialisme, c’est
que, bien qu’il soutienne la lutte d’une classe (le prolétariat dans la phraséologie marxiste) contre une autre classe (la
bourgeoisie), tous ses grands leaders
ont toujours appartenu à cette dernière. Marx et Engels avaient une origine bourgeoise typique. Tous deux étaient
issus de familles de la classe moyenne aisée ; le premier était fils d’un
avocat, le second d’un fileur de coton. Tous deux avaient reçu une haute
éducation. Et comme les fondateurs du marxisme, ses adeptes les plus éminents
dans tous les pays ont eu une haute éducation. Bebel a certes commencé sa vie
comme salarié, mais il s’est bientôt mis à son compte, et sous peu il est
devenu un employeur artisanal. Après vingt-cinq ans passés dans les affaires,
il a pris sa retraite et il est mort dans une situation très confortable. Mais
il est significatif que Bebel, qui était issu du prolétariat, n’a jamais été réellement marxiste. Il a été
essentiellement un politicien, et un leader parlementaire d’une rare
capacité ; mais il avait peu d’intérêt pour la théorie, et il admet dans
son autobiographie qu’il a été incapable de digérer l‘économie de Marx. Les
classes laborieuses en général étaient dans la même situation. C'est l’autre
Marx, le cas échant, qui les attire, et il y a de nombreux socialistes, en
particulier dans ce pays, qui ne sont pas marxistes du tout. Même les syndicats
“libres” d’Allemagne, qui se rapprochent le plus de la foi et qui ont une
alliance active avec les socialistes, gardent jalousement leur indépendance. Et
donc le résultat de tout ceci est que les champions du prolétariat dans la guerre de classe contre la bourgeoisie sont eux-mêmes des bourgeois
et qu’ils se trouvent dans l’étrange position de prêcher une conscience de
classe qu’ils ne peuvent pas posséder eux-mêmes. C'est là cependant que leur
idéalisme entre en jeu. Ils combattent pour d’autres, et non pas pour des
motifs égoïstes ; et l’inertie massive ou la résistance positive de leurs
clients est un obstacle plus formidable que l’opposition de leur ennemi. Ils
s’accrochent au marxisme parce qu’ils trouvent des encouragements en lui. Dans
quelle mesure leur foi est-elle justifiée ?
La vertu cardinale
de la doctrine est à leurs yeux son caractère “scientifique”, ce qui lui
confère une certitude logique. Les idées fondamentales sont que l’évolution de
la société est un processus ordonné, qui progresse par étapes définies et qui
est gouverné par des lois précises, et que les éléments déterminants dans ce
processus sont les éléments économiques. La première idée est tirée de Hegel,
dont l’influence battait encore son plein lorsque Marx étudiait la philosophie
à l’université ; la seconde est une version particulière, ou une
inversion, de la théorie hégélienne suggérée par la théorie matérialiste de
Feuerbach, à laquelle le jeune Marx s’est converti. Tout le reste est édifié
sur cette base purement philosophique. Le processus hégélien – dénommé
“dialectique” parce qu’il ressemble à celui de la logique formelle – postule
trois phases de développement, à savoir : affirmation, contradiction et
solution ; ou encore thèse,
antithèse et synthèse. Cela signifie qu’il consiste en deux oppositions ou
contradictions, qui se dissolvent en une seule proposition ; celle-ci
soulève à son tour sa propre contradiction, et le processus recommence. En
appliquant cette formule à l’évolution sociale, Marx a trouvé ses deux
contradictions dans deux classes de la société, qui se différencient par leurs
conditions économiques et qui sont en position antagonique, laquelle se dissout
par leur union, et le processus est de ce fait achevé. Ceci constitue
« l’interprétation économique de l’histoire » et le progrès au moyen
de la guerre de classe. Le reste de son travail théorique consiste à remplir
ces formules de détails provenant d’un examen des relations économiques passées
et d’une analyse de la phase actuelle de développement, qui est le “capitalisme”,
en retraçant son origine et sa nature et en déduisant d’elles son résultat
inévitable, qui est la résolution de la guerre de classe entre la bourgeoisie et le prolétariat au moyen de leur réunion en une seule classe, qui sera provoquée
par l’écroulement du capitalisme et l’ouverture d’une ère nouvelle. Un trait
particulier de cette analyse économique est une étude dans les moindres détails
de la théorie de la valeur-travail et de la plus-value pour expliquer l’origine
et le développement du capitalisme.
À partir de cet
aperçu, il est facile de comprendre l’impression que procure une telle
combinaison de principes premiers et de faits historiques, laquelle présente
une apparence de cohérence logique et de certitude inattaquable. Et cette
impression a été renforcée par l’immense sensation intellectuelle créée par la
théorie darwinienne de l’évolution au moyen de la lutte pour l’existence. La
science est devenue le mot d’ordre, intellectuel et populaire, du moment ;
et la ressemblance superficielle entre la lutte de classe de Marx et la lutte
biologique de Darwin a conféré à la première un prestige relevant de la
seconde. Mais il y avait là plus que cela. Le système marxiste a un certain fondement
d'un bout à l'autre. La conception hégélienne de l’histoire en tant que
processus consécutif logique est une idée éclairante, et l’insistance mise par
Marx sur le facteur économique était valide jusqu’à un certain point et de
grande valeur. En outre, ses recherches historiques sur le développement passé
du commerce et de l’industrie ont été une contribution réelle au sujet. Finalement,
la théorie de la valeur-travail et la théorie de la plus-value ont toutes deux
une place reconnue en économie, bien que Marx ait fait beaucoup plus pour les
embrouiller que pour les élucider. La première a un long pedigree qui remonte,
par l’intermédiaire de Ricardo, d’Adam Smith, de Locke et de Petty, à
Hobbes ; la seconde a été établie principalement par William Thompson
quand Marx était encore au berceau. Il y a par conséquent du matériel très
solide dans le système marxiste, et il l’a assemblé avec une grande application
et un talent notable.
Pourtant, ce
système n’a pas résisté aux éléments ; il a été invalidé par le cours des
événements et il s’est effondré. La raison en est une méthode défectueuse de
construction. Marx a commencé par le mauvais bout et avec une formule toute
faite. C’est là la faiblesse du philosophe qui cherche un passe-partout afin
d’ouvrir toutes les portes. Dans le royaume de la pensée pure, cela ne nuit
pas ; mais, quand c’est appliqué à la vie réelle et que l’on en fait la
base d’une politique, cela conduit à l’erreur et à l’échec, parce que le
passe-partout n’ouvrira pas toutes les portes et que son inventeur est obligé
de trafiquer les serrures afin qu’elles
correspondent à sa clé. En d’autres termes, il accommode les faits pour qu’ils
s’adaptent à sa formule ; et c’est ce que Marx a fait. Il a sélectionné
ses preuves, il a exagéré certains facteurs et il en a ignoré d’autres, il a employé
les mêmes termes à un certain moment dans un sens et ensuite dans un autre sens
afin qu’ils conviennent à l’argument. La science commence avec l’observation,
et Marx n’a jamais tenté d’en faire ; il a étudié des documents, et non
pas la vie directement. S’il avait étudié les ouvriers, par exemple, il aurait
évité de dire « qu’ils n’ont pas de patrie », qu’on leur a
« enlevé toute trace de caractère national » et que leurs relations
avec leur femme et leurs enfants « n’ont plus rien en commun avec les
relations de la famille bourgeoise ». S’il avait étudié les usines sur
lesquelles il a écrit, il aurait découvert que leur fondateur, dans neuf cas
sur dix, n’était pas un capitaliste, mais un ouvrier exceptionnellement
capable, qui est devenu un capitaliste par ses propres efforts et sa propre épargne.
S’il avait étudié le secteur de la production, il aurait découvert que ce qui
fait toute la différence entre le succès et l’échec, c’est la façon de diriger
l’entreprise, qui demande une aptitude particulière, et que c’est l’homme qui
la possède qui en est la véritable pièce maîtresse. S’il avait étudié
l’industrie, le commerce et l’agriculture, il aurait corrigé la généralisation
hâtive selon laquelle le petit homme était destiné à disparaître. Il a
correctement constaté l’accumulation et la concentration du capital, mais il a
échoué à observer la tendance contraire qui a produit une multitude de petits
capitalistes et qui est allée si loin que le fait de dire : « Nous
sommes tous des socialistes maintenant » peut être changé, avec une vérité
égale, en : « Nous sommes tous des capitalistes maintenant ».
S’il n’avait pas
été obsédé par sa formule, il aurait évité beaucoup de propositions
insoutenables telles que l’interprétation de l’histoire par la guerre de classe
et la dichotomie absurde de la population en bourgeoisie et prolétariat
– des termes qui dans leur signification
propre ne présentent pas de réelle antithèse et qui, dans leur signification
déformée donnée par Marx, n’ont pas d’équivalents dans d’autres langues, parce
qu’ils ne correspondent à aucune réalité. Pour des raisons déjà fournies, le nom de Marx
restera toujours un point de repère, mais la marée du développement économique
et social s’est retirée de son système scientifique et elle l’a laissé à
l’abandon.
(*)
En français dans le texte. (NdT).
(*)
L’ouvrage d’Owen, publié en 1847, s’intitule exactement : “Le livre
du nouveau monde moral : contenant le système social rationnel basé sur
les lois de la nature humaine”. (NdT).
(**) Poète, essayiste, lexicographe,
traducteur, pamphlétaire, journaliste, éditeur, moraliste, et critique
littéraire des plus réputés, le docteur Samuel Johnson (1709-1784) est l’un des
principaux auteurs de la littérature britannique et il a trouvé en James
Boswell (1740-1795), écrivain et avocat écossais, un biographe idéal. (NdT).
(***) Le Mahdi est une figure
messianique de l’eschatologie musulmane qui est censée apparaître à la fin des
temps pour débarrasser le monde du mal et de l’injustice. (NdT).
(****)
Nécessité de nature. (NdT).
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