HOMMAGE À JOHN BROWN
George Novack (1938)
(traduction Jean-Pierre Laffitte)
Avec son nouveau produit de star du ballon rond devenu intello bc bg de l'idéologie bourgeoise multiraciale - “La pensée blanche” - l'un des champions du monde de 1998, Lilian Thuram, vient s'amuser à son tour à réviser l'histoire de la lutte des races à la suite des débiles racialistes, pour inventer une “pensée blanche” (abstraite) qui permettrait de comprendre la fabrication des préjugés sur la couleur de peau. Son interview dans l'OBS révèle l'indigence de pensée (noire?) de ce bourgeois friqué, mais plus encore l'inanité de toute réflexion à partir et en termes de lutte des classes. Cet olibrius, sponsorisé à outrance par l'ONU dans les cours d'école, profite à fond de son vedettariat de fouteux pour faire passer la confusion dans les jeunes têtes. Que cet hommage à John Brown soit la meilleure réponse au fait que l'abolition a été surtout un combat universel des meilleurs de nos combattants historiques, qu'ils aient été blancs ou noirs.
John Brown était un terroriste révolutionnaire. Mais il n’y avait rien d’étranger ou d’exotique en lui ; il était un produit authentique du sol américain. Les racines de son arbre familial remontaient des deux côtés aux premiers colons anglais du Connecticut. Les générations de Brown étaient de pieux pionniers protestants, rudes et intègres, et singulièrement constants dans leurs idées, leurs natures et leurs modes de vie. John Brown était le troisième combattant de la liberté à porter ce nom dans la famille et il était lui-même parent d’un quatrième. Son grand-père est mort en service en tant que capitaine dans la Guerre d’indépendance. Son père a été un ardent abolitionniste, un chef de gare et un animateur du Chemin de fer clandestin(*).
Depuis sa naissance en 1800, le schéma des cinquante premières années de John Brown a reproduit la vie de son père. Son père s’était marié trois fois et il a eu seize enfants ; John Brown s’est marié deux fois et il a eu vingt enfants, et tous les êtres qui vivaient chez eux s’engageaient à haïr et à combattre l’esclavage noir. Comme son père, John “avait la bougeotte” et il a changé une dizaine de fois de domicile dans les États du Nord-est avant de décider de s’installer au Kansas. Il a été successivement – mais pas vraiment avec succès – berger, tanneur, fermier, géomètre, expert en bétail, spéculateur immobilier et marchand de laine. Étant donné son instabilité, son constant changement d’occupation et de résidence, John Brown était un citoyen typique de la classe moyenne de son époque.
Comment ce fermier et homme d’affaires ordinaire, ce pieux patriarche, s’est-il transformé en un chef de bande de la frontière et en un terroriste révolutionnaire ? John avait hérité de l’amour pour la liberté de sa famille et de l’abolitionnisme de son père. À un âge précoce, il avait juré une guerre éternelle à l’esclavage. Sa grange à Richmond, Pennsylvanie, où il avait installé une tannerie en 1825, la première de se s entreprises commerciales, était une gare du Chemin de fer clandestin. Dix ans plus tard, il discutait des plans relatifs à la fondation d’une école pour Noirs. « Si jamais les chrétiens des États libres s’attelaient sérieusement à enseigner les Noirs », écrivait-il à son frère, « les gens des États esclavagistes se trouveraient constitutionnellement amenés à entreprendre immédiatement le travail d’émancipation ».
Lorsque le slave power (le pouvoir des esclavagistes)(**) a resserré son emprise sur le gouvernement, les opinions de John Brown sur l’émancipation ont radicalement changé. « Ferme croyant en l’authenticité divine de la Bible », il tirait son inspiration et sa conduite plutôt de l’Ancien Testament que du Nouveau. Il a perdu son entente avec les abolitionnistes de l’école de Garrison(***), lesquels préconisaient la doctrine christique de non-résistance à la force. Il s’identifiait au berger Gédéon qui conduisait sa bande contre les Madianites et les tuait de sa propre main.
Un projet consistant à porter la guerre dans le camp ennemi avait longtemps germé dans l’esprit de John Brown. En établissant une place forte dans les montagnes qui longeaient le territoire du Sud et à partir desquelles ses hommes pouvaient lancer des raids sur les plantations, il projetait de libérer les esclaves et de les faire passer au Canada. En voyage en Europe en 1851, il a inspecté des fortifications en ayant en vue un usage futur ; il a étudié soigneusement la tactique militaire, en particulier la guerre de guérilla dans un territoire montagneux. Des cahiers sur ses lectures existent encore.
Cependant, ses premières attaques à l’encontre du slave power devaient être effectuées non pas à partir des montagnes du Maryland et de la Virginie occidentale, mais dans les plaines du Kansas. Au printemps de 1855, ses quatre fils aînés avaient émigré au Kansas dans le but de s’y établir et d’aider à conquérir ce territoire pour le Free Soil Party [Parti du Sol libre](*). En mai, John Brown Jr. envoyait l’appel urgent suivant à son père :
« Tandis que l’intérêt du despotisme a gagné à sa cause des centaines et des centaines d’hommes les plus ignobles et les plus désespérés, armés jusqu’aux dents … tout à fait organisés … à la solde des propriétaires d’esclaves, les amis de la liberté ne sont même pas un quart de ceux-là, ils ne sont qu’armés à moitié, et il n’existe nulle part sur le territoire d’organisation militaire parmi eux… [avec ce résultat] que les gens d’ici manifestent l’esprit le plus abject et le plus lâche. … Nous proposons… que la partie antiesclavagiste des habitants s’arme immédiatement et totalement et quelle s’organise en compagnies militaires. Pour effectuer cela, certaines personnes doivent commencer et prendre les devants en la matière. Il y a ici cinq hommes parmi nous qui non seulement tiennent à se préparer à fond, mais qui sont absolument déterminés à combattre. Nous ne voyons pas d’autre moyen pour répondre à la situation. “Il n’est plus question de l’esclavage des nègres, mais de notre asservissement”. Nous voulons que tu nous procures ces armes. Nous avons davantage besoin d’elles que de pain… ».
S’étant déjà résolu à rejoindre ses enfants au Kansas, John Brown n’avait pas besoin d’une seconde invitation. Au cours des quelques mois suivants, il a rassemblé des stocks considérables d’armes ainsi que d’importantes sommes d’argent provenant de différentes sources compatissantes, y compris des caisses de fusils appartenant à l’État de l’Ohio et qui ont été “subtilisées” pour son usage. En août, il a pris la route du Kansas à partir de Chicago dans un chariot tiré par un cheval et chargé de fusils et de munitions.
Dès son arrivée à Osawatomie au Kansas, John Brown devenait le capitaine de la compagnie de la milice locale et il l’a conduite dans la “Wakarusa War” [Guerre de Wakarusa](**) sans effusion de sang. Il s’est ensuite lancé au cœur du combat pour la possession du territoire, combat qui a donné à ce territoire le nom de “Bleeding Kansas”(*). En représailles à la mise à sac de Lawrence par les Border Ruffians [les voyous de la frontière], les hommes de Brown, y compris ses quatre fils, massacraient cinq sympathisants de l’esclavagisme au cours d’un raid de nuit près de Pottawatomie Creek. Brown a pris la pleine responsabilité de ces meurtres ; il luttait selon l’injonction scripturaire : « œil pour œil, dent pour dent ».
Les représailles d’un côté nourrissaient des représailles de l’autre côté. La colonie d’Osawatomie a été pillée et incendiée, le fils de John, Frederick, a été tué, ses forces ont été battues et dispersées. Par la suite, John Brown et sa bande sont devenus des hors-la-loi, menant une vie de cavale, semant les troupes du gouvernement, lançant des raids soudains contre les forces pro-esclavage. Brown est devenu un pouvoir au Kansas. Son nom équivalait à « une armée avec drapeaux » aux yeux des colons militants du Free Soil. La rumeur de sa présence suffisait à disperser les rassemblements pro-esclavage. Il a continué sa guerre de guérilla pendant toute l’année 1856 jusqu’à ce que le Kansas ait été pacifié par les troupes fédérales.
Ses expériences au Kansas ont achevé la transformation de John Brown en révolutionnaire. « John Brown est une production naturelle, née sur le sol du Kansas, et engendrée par les chaleurs qui ont fait germer le grand combat sur le sol de ce territoire » écrivait J.S. Pike, le correspondant à Washington du New York Tribune, après le raid sur le Harper’s Ferry(**). « Avant l’époque des scandales et de l’oppression au Kansas, aucune personne telle que Osawatomie Brown n’existait. Aucune personne telle que lui ne pouvait avoir existé. Il est né de la rapine, de la cruauté et du meurtre… Les actions du Kansas, les expériences du Kansas, la discipline du Kansas, ont créé John Brown aussi entièrement et complètement que la Révolution française a créé Napoléon Bonaparte. Il est autant le fruit du Kansas que Washington a été le fruit de notre Révolution. ».
Entre 1856 et 1858, Brown a fait des allées et retours entre le Kansas et l’Est pour aller chercher du soutien en faveur de la lutte contre les Border Ruffians. Il a reçu des approvisionnements, des armes, et des encouragements moraux, de la part de beaucoup d’abolitionnistes connus, tel que Gerrit Smith, le philanthrope de New York, et de nombreux membres du Massachusetts State Kansas Committee – T. W. Higginson, Theodore Parker, etc. Mais il n’y avait pas de place pour John Brown dans la situation de neutralité armée qui régnait au Kansas après 1856.
N’étant plus désiré au Kansas, John Brown a repris son plan, caressé depuis longtemps, de la guerre menée dans les montagnes. Afin de préparer son entreprise, il a convoqué une convention de ses partisans et des nègres libres à Chatham au Canada, et là il leur a exposé les grandes lignes de ses plans. L’un des membres de la convention a relaté que, après avoir invoqué l’exemple de Spartacus, de Toussaint Louverture, et d’autres héros historiques qui se sont enfuis avec leurs partisans dans les montagnes et y ont défié et vaincu les expéditions de leurs adversaires, Brown a dit qu’« au premier signe d’un plan formulé en vue de la libération des esclaves, ceux-ci se lèveraient immédiatement partout dans les États du Sud. Il sous-entendait qu’ils viendraient dans les montagnes pour le rejoindre… et que nous serions capables de nous y établir solidement, et que, si une action hostile quelconque (comme cela sera le cas) était entreprise contre eux, soit par la milice des États séparés, soit par les armées des États-Unis, nous compterions vaincre d’abord la milice, puis, si c’était possible, les troupes des États-Unis, et ensuite organiser les Noirs libérés sous l’égide d’une Constitution provisoire qui couvrirait, en raison du caractère local de sa juridiction, toute cette région montagneuse dans laquelle les Noirs s’établiront et dans laquelle on leur enseignera les arts utiles et mécaniques, et on les instruira dans tous les problèmes de la vie…. Ce sont les Nègres qui devront constituer les soldats. ».
L’esprit révolutionnaire de cette Constitution adoptée par la convention pour son projet d’État libre peut être jugé à partir de ce préambule :
« Attendu que l’esclavage, tout au long de son existence aux États-Unis, n’est rien d’autre que la guerre la plus barbare, la plus injustifiée et la plus inexcusable, d’une partie des citoyens contre une autre partie ; que ses seules conditions sont l’emprisonnement perpétuel, ainsi que la servitude sans espoir et l’extermination absolue, au mépris complet et en violation totale des vérités éternelles et évidentes énoncées dans notre Déclaration d’indépendance : en conséquence, nous, citoyens des États-Unis, et les personnes opprimées qui, lors d’une décision récente de la Cour suprême, ont été déclarées n’avoir pas de droits que l’homme blanc soit tenu de respecter, ensemble avec toutes les autres personnes rabaissées par les lois correspondantes, décrétons, pour l’instant, et établissons vraiment pour nous-mêmes la Constitution provisoire et les ordonnances suivantes, afin de protéger au mieux nos personnes, nos propriétés, nos vies et nos libertés, et de gouverner nos actions ».
John Brown a été élu commandant en chef sous l’égide de cette Constitution.
En dépit de toute son audace, le plan de Brown était sans espoir à tous points de vue et il était prédestiné à échouer. Ses failles principales avaient été signalées à l’avance par Hugh Forbes, l’un de ses partisans critiques. En premier lieu, « aucune annonce préparatoire n’avait été donnée aux esclaves … l’invitation à se soulever, à moins qu’ils aient déjà été dans un état d’agitation, ne recevrait pas de réponse, ou alors une réponse faible ». En second lieu, même si elle était couronnée de succès, une telle sortie militaire serait tout au plus une simple explosion locale … et elle serait très certainement réprimée ». Enfin, le rêve de John Brown selon lequel une convention réunie au Nord de ses partisans de la Nouvelle Angleterre rétablirait la tranquillité et renverserait l’administration pro-esclavagiste était « une idée fausse bien établie. Les amis de Brown en Nouvelle Angleterre n’auraient pas le courage de se manifester aussi longtemps que le résultat serait incertain ». Les prédictions de Forbes se sont réalisées à la lettre.
Convaincu que « Dieu l’avait créé pour être le libérateur des esclaves, au même titre que Moïse avait délivré les enfants d’Israël », Brown est passé outre à ces objections et il a continué à mobiliser ses forces. Mais avant qu’il ne puisse mettre son plan en œuvre, il avait été obligé de revenir au Kansas pour la dernière fois, où, sous le nom de guerre(*) de Shubel Morgan, il a mené un raid sur certaines plantations en traversant la frontière du Missouri, à l’occasion de quoi il tuait un planteur et libérait onze esclaves. Le gouverneur du Kansas et le président des États-Unis ont tous deux offert des récompenses pour son arrestation. Avec une prime de 3 000$ sur sa tête, John Brown s’est enfui au Canada avec les esclaves affranchis.
Au début de l’été 1859, une ferme a été louée à environ cinq miles de Harper’s Ferry. C'est là que John Brown a rassemblé ses hommes afin d’y préparer son coup. Dans la nuit du 16 octobre, ils ont déferlé sur la ville, pris possession des armureries des États-Unis, emprisonné un certain nombre d’habitants et persuadé quelques esclaves de se joindre à eux. À midi, des compagnies de la milice sont arrivées des environs de Charlestown et elles ont bloqué la seule route qui lui permettait de s’échapper. La nuit suivante, une compagnie de fusiliers marins des États-Unis, commandée par le colonel Robert E. Lee, a fait son apparition et, à l’aube, alors que Brown refusait de se rendre, elle a pris d’assaut l’atelier de construction mécanique dans lequel Brown, ses hommes survivants et ses prisonniers, étaient barricadés. Combattant avec un flegme et un courage incomparables par-dessus le corps de son fils mourant, il a été vaincu et arrêté.
Dix hommes avaient été tués ou mortellement blessés, et parmi eux deux des fils de Brown, et onze avaient été capturés au cours de l’assaut.
Le reporter du New York Herald, qui couvrait le procès de Brown, décrit la scène durant son contre-interrogatoire : « Au milieu des ennemis dont la maison avait été envahie ; blessé, prisonnier, encerclé par une petite armée d’officiels, et une armée plus prête à tout d’hommes en colère ; avec le gibet qui le regardait fixement en plein dans les yeux, il était étalé sur le sol, et, en réponse à toute question, il donnait des réponses qui annonçaient l’esprit qui l’animait ». John Brown insistait fermement sur le fait qu’un seul but était derrière toutes ses actions : libérer les nègres, « le plus grand service qu’un homme puisse rendre à Dieu ». Un témoin lui a demandé : « Considérez-vous être un instrument entre les mains de la Providence ? » – « En effet » – « Avec quel principe justifiez-vous vos actes ? » – « Avec la règle d’or(*). J’ai pitié des pauvres en esclavage qui n’ont personne pour les aider ; c’est pour cela, que je suis ici ; non pas pour assouvir mon animosité personnelle, ma vengeance, ou mon esprit vindicatif. C’est ma sympathie à l’égard des opprimés et des lésés qui sont aussi bons que vous, et aussi précieux aux yeux de Dieu ».
Reconnu coupable de « trahison de la Communauté d’États » et « conspirant avec des esclaves en vue de commettre des actes de trahison et des meurtres », John Brown a été promptement condamné à mort par l’État de Virginie.
Au cours de son séjour en prison, John Brown s’éleva aux hauteurs les plus héroïques. Son allure pleine de dignité et sa gentillesse ont conquis ses geôliers, les auteurs de son arrestation et ses juges. Ses lettres de la prison dans laquelle il attendait son exécution étaient empreintes de la même détermination inébranlable et du même calme, de la même acceptation consciente de son sacrifice pour la cause de la liberté, que les lettres de Bartolomeo Vanzetti, son confrère révolutionnaire. Il répondait aux amis qui envisageaient de le sauver : « Je mérite infiniment plus de mourir que de vivre ». Il écrivait à un autre : « Je n’ai pas du tout eu conscience d’être coupable en prenant les armes ; et si cela avait été pour le compte des riches et des puissants, des intelligents, des grands – à la façon dont les hommes considèrent la grandeur – parmi ceux qui promulguent des textes qui les arrangent et qui corrompent les autres, ou certains de leurs amis, que j’étais intervenu, que j’avais souffert, que je m’étais sacrifié et que j’étais tombé, on aurait considéré que cela aurait été très bien agir… Ces légères souffrances qui continuent d’exister pendant un moment constitueront pour moi un poids de gloire bien plus exceptionnel et eternel…. Dieu s’occupera sûrement de sa propre cause de la manière et en un temps les meilleurs possibles, et il n’oubliera pas le travail de ses propres mains. ».
Le 2 décembre 1859, un mois après sa condamnation, mille cinq cents soldats ont escorté John Brown jusqu’à l’échafaud situé dans l’ombre des Blue Ridge Mountains qui, pendant de si nombreuses années, avaient tenu bon pour lui la promesse de la liberté pour les esclaves. Avec le simple coup de la hache du sheriff, il « s’est retrouvé suspendu entre ciel et terre », lui le premier Américain exécuté pour trahison. Le silence a été brisé par les paroles du commandant chargé de l’opération : « Ainsi périssent tous les ennemis de la Virginie ! Tous les ennemis de l’Union ! Tous les adversaires de la race humaine ! ».
Ce sont les partisans du compromis qui tentaient de fixer pour toujours l’esclavage sur le dos des Américains, et cela contre leur volonté, ainsi que les représentants des propriétaires d’esclaves qui les poussaient à le faire, qui sont en dernière analyse responsables du raid lancé contre Harper’s Ferry. Il y a peu de chose à ajouter au jugement historique qui suit, écrit au milieu des événements par le même journaliste dont nous avons déjà cité la caractérisation de John Brown :
« Que ceux … qui ont des reproches à exprimer aux auteurs du tumulte sanglant du Harper’s Ferry et de la frayeur générale provoquée dans le Sud, reviennent à la véritable cause de tout cela. Qu’ils ne les accusent pas d’être des instruments aveugles et implacables en préparation, et qu’ils ne dénigrent pas ceux qui ne sont impliqués en aucune manière, directement ou indirectement ; mais qu’ils recherchent patiemment la véritable source d’où est issue cette manifestation, et qu’ils dispensent ensuite leurs malédictions et leurs anathèmes en fonction de cela. C’est infantile et absurde de la part du gouverneur Wise de s’emparer du corps blessé et haletant du vieux Brown, de s’assoir à califourchon dessus, et de penser qu’il a eu ainsi le scélérat qui a mis ces bêtises sur pied. En aucun cas. Les conspirateurs principaux contre la paix en Virginie sont l’ex-président Franklin Pierce et le sénateur Douglas. Ce sont là les gars qu’il devrait appréhender, enfermer et juger, pour avoir provoqué cette insurrection. En plus d’eux, il devrait sauter sur les sénateurs de Virginie, Mason et Hunter, en tant que complices. Qu’il poursuive en appréhendant tous les partisans du Nebraska Bill(*), et, quand il les aura conduits à la punition méritée, il aura rempli son devoir, mais pas avant…
« Le vieux Brown est simplement une étincelle du grand feu qui a été allumé par des mortels à courte vue… Il n’y a nulle part de responsabilité juste et équitable qui fasse une pause, il n’y a nulle part d’attribution juste et équitable de causes pour ce violent attentat, qui ne retombe pas directement sur le Sud lui-même. C’est lui qui a délibérément défié et provoqué sans raison les éléments qui se sont concentrés et ont explosé. ».
John Brown espérait que le choc de son attaque électriserait les esclaves et qu’il effraierait suffisamment les propriétaires d’esclaves pour qu’ils libèrent leurs biens meubles (les esclaves). Sa tentative d’émancipation s’est achevée en catastrophe complète. Au lieu d’affaiblir l’esclavage, son raid a temporairement conforté les forces pro-esclavage en consolidant leurs rangs et en durcissant leur résistance.
John Brown a été induit en erreur par l’efficacité apparente de ses activités terroristes au Kansas. Il n’avait pas compris que ses raids et ses représailles y faisaient intégralement partie de la lutte ouverte des colons du Free Soil contre l’invasion des Hesssois propriétaires d’esclaves, et qu’ils étaient des facteurs accessoires et subordonnés dans la décision qu’aura cette lutte de longue durée. Le fait que cette violence était à elle seule impuissante à aboutir à un résultat était démontré par l’échec des Border Ruffians à imposer l’esclavage sur le territoire.
La tentative de John Brown pour imposer l’émancipation au Sud en dépendant exclusivement des méthodes terroristes a rencontré un échec identique. D’autres voies et moyens étaient nécessaires pour libérer, amplifier et contrôler, les forces révolutionnaires capables de renverser le slave power et abolir l’esclavage.
Néanmoins, le raid de John Brown n’a pas été totalement contre-productif dans ses effets. Son coup de main contre l’esclavage a retenti d’un bout à l’autre du pays et il a inspiré ceux qui étaient prêts à le suivre. La nouvelle de son action audacieuse a résonné pour les gens des deux bords comme une alarme incendie dans la nuit, en réveillant la nation et en lui mettant les nerfs à vif. À cause de John Brown, la Guerre civile à venir avait pénétré les nerfs des gens de nombreux mois avant qu’elle ne se manifeste dans leurs idées et dans leurs actions.
D’une part, le Sud s’est alarmé. Les “actes de l’assassin” confirmaient ses craintes d’une insurrection des esclaves provoquée par les abolitionnistes du Nord et les “Black Republicans”(*). Les liens personnels de Brown avec beaucoup d’abolitionnistes éminents étaient indéniables et leurs démentis de connivence ainsi que leur désapprobation de ses actions ne les rendaient pas moins coupables aux yeux des propriétaires d’esclaves, mais seulement plus lâches et hypocrites. Les esclavagistes étaient convaincus que leurs ennemis étaient sur le point de prendre l’offensive par une attaque armée directe contre leurs vies, leurs maisons, leurs propriétés. « La conviction devenait commune dans le Sud », dit Frederic Bancroft, le biographe de Seward(**), « que John Brown ne se distinguait de la majorité des Nordistes que par la hardiesse et le caractère désespéré de ses méthodes ».
D’autre part, la majorité de l’opinion officielle dans le Nord condamnait l’“entreprise criminelle” de John Brown et justifiait son exécution. De grands meetings unionistes exploitaient l’incident au bénéfice du Parti démocrate. Le Richmond Enquirer du 25 octobre 1859 notait avec satisfaction que la presse conservatrice pro-esclavagisme du Nord « faisait preuve de détermination dans le fait de transformer la morale de l’intrusion au Harper’s Ferry en une arme efficace pour mobiliser tous les hommes qui n’étaient pas des fanatiques contre le parti dont les leaders ont été impliqués directement dans le meurtre de minuit de citoyens de la Virginie et dans la destruction de la propriété du gouvernement ». Les leaders républicains, un peu moins directement, mais pas moins catégoriquement, se sont empressés de dénoncer cette action et ils ont aspergé l’exécution d’eau bénite. Lincoln a dit : « Nous ne pouvons pas désapprouver l’exécution », et Seward de s’en faire l’écho : « C’était nécessaire et juste ».
Mais plusieurs milliers de personnes ont rallié le camp de John Brown, le saluant comme un martyr de la cause de l’émancipation. Les abolitionnistes radicaux parlaient plus fort et, pour la plupart, vigoureusement en son nom et ils analysaient très correctement la signification de sa vie et de sa mort. Lors du service funèbre de John Brown, Wendell Phillips a dit ces mots : « Merveilleux vieil homme ! …Il a aboli l’esclavage en Virginie… Certes, l’esclave est encore là. Mais, lorsque la tempête déracine un pin sur votre colline, il reste vert durant des mois – une année ou deux. Or, c’est du bois, et non plus un arbre. John Brown a desserré les racines du système esclavagiste ; celui-ci ne fait que respirer – il ne vit plus – désormais. ». Longfellow écrivait dans son journal le jour de la pendaison : « Ce sera un grand jour dans notre histoire ; la date d’une nouvelle révolution – tout à fait aussi nécessaire que la vieille révolution. À cette heure même où j’écris, ils sont en train de conduire John Brown à son exécution en Virginie parce qu’il a essayé de sauver des esclaves ! Cela ensemence le vent, et l’on pourra moissonner le tourbillon qui viendra bientôt ».
Enfin, Frank P. Stearns, un marchand de Boston qui avait généreusement contribué à la campagne de John Brown au Kansas, déclarait devant le Comité sénatorial d’enquête: « Je l’aurais désapprouvé [le raid] si j’en avais été au courant ; mais depuis, j’ai changé d’opinion ; je crois que John Brown est l’homme représentatif du siècle, de même que Washington l’était du siècle dernier – l’affaire du Harper’s Ferry et la capacité démontrée par les Italiens pour l’autonomie politique sont les grands événements de cette époque. L’un libèrera l’Europe et l’autre l’Amérique ».
Sur le chemin de l’échafaud, John Brown a remis son dernier testament à un ami : « Moi, John Brown, je suis maintenant absolument sûr que ce pays coupable ne sera jamais purifié définitivement de ses crimes ; sauf par le sang. Ce que je crois maintenant : j’ai aimé à penser en pure perte que cela poudrait se faire sans beaucoup d’effusions de sang. ». Ses prévisions prophétiques allaient bientôt se réaliser.
Une année après son exécution, l’esprit révolutionnaire de John Brown ressuscitait chez les Volontaires du Massachusetts qui défilaient dans les rues de Boston en chantant l’hymne de combat que quatre d’entre eux venaient d’improviser : “John Brown’s Body” [Le corps de John Brown]. Leurs déplacements étaient déclarés et légaux ; les actions de John Brown avaient été dissimulées et taxées de trahison. Et pourtant les hommes qui défilaient reconnaissaient leur communion avec lui lorsqu’ils partaient pour faire la guerre en Virginie.
Là, les défenseurs récents de l’Union étaient devenus des perturbateurs de l’Union ; ceux qui punissaient la trahison étaient devenus eux-mêmes des traîtres ; les bourreaux de rebelles étaient eux-mêmes en état de rébellion déclarée. Celui qui avait capturé John Brown, Robert E. Lee, avait déjà rejoint l’Armée confédérée dont il devait assurer le commandement. L’ex-gouverneur Wise, qui avait autorisé la pendaison de Brown, conspirait, comme lui, pour s’emparer de l’arsenal de Harper’s Ferry, et, ironie suprême, il exhortait ses voisins de Richmond à imiter John Brown : « Prenez exemple sur John Brown, fabriquez vos lames avec du vieil acier, lors même que ce seraient les attaches de vos roues de charrette ».
C’est ainsi que les forces qui s’opposaient dans ce processus historique que John Brown appelait Dieu, rendaient hommage, chacune à sa façon, au père de la Seconde Révolution américaine.
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(*) Le chemin de fer clandestin (Underground Railroad, en anglais) était un réseau de routes clandestines utilisées par les esclaves noirs américains pour se réfugier au-delà de la ligne Madison-Dixon et jusqu’au Canada avec l'aide des abolitionnistes qui adhéraient à leur cause. (Toutes les notes sont du traducteur).
(**) The Slave Power (la puissance esclave en français, parfois désignée sous le nom de “slavocratie”) fut un terme employé dans les États du Nord des États-Unis (principalement entre 1840-1875) pour caractériser la puissance politique de la classe esclavagiste dans le Sud des États-Unis.
(***) William Lloyd Garrison (1805-1879) est un abolitionniste et éditeur qui a consacré sa vie à lutter contre l’esclavagisme et les préjudices fondés sur la race, en prônant une réforme morale et apolitique pour l'émancipation immédiate de tous les esclaves, qu'il voyait comme une nécessité absolue découlant de la doctrine chrétienne de “non-résistance”, liée à la reconnaissance des droits égaux pour les femmes, et seule compatible avec la Règle d’or, le droit naturel et les idéaux républicains.
(*) Le Parti du sol libre (Free Soil Party en anglais) est un parti politique des États-Unis qui fut actif lors des élections présidentielles de 1848 et de 1852, et dans quelques élections de gouverneurs d'États depuis. Troisième parti en nombre de voix aux présidentielles, derrière le Parti démocrate et le Parti whig, ses principaux dirigeants étaient d'anciens membres antiesclavagistes de ces deux partis. Le principal but du Parti du sol libre était de s'opposer à l'expansion de l’esclavage dans les nouveaux territoires de l’Ouest, arguant que des hommes libres sur un sol libre constituaient un système supérieur moralement et économiquement à celui de l'esclavage. Les free soilers étaient opposés à l'expansion de l'esclavage mais non, au moins dans un premier temps, à son maintien dans les États où il existait déjà, leur but était de gagner des territoires à l'ouest, mais sans Noirs ni esclaves.
(**) La guerre de Wakarusa est une escarmouche qui a eu lieu dans le territoire du Kansas en novembre et décembre 1855. Ce fut l'un des événements du Bleeding Kansas, une série de violentes confrontations politiques et populaires qui opposèrent, de 1854 à 1861, dans le Territoire du Kansas et les villes de la frontière ouest du Missouri les Free Soilers (anti-esclavagistes) et les Border Ruffians partisans de l’esclavage. La guerre de Wakarusa se passa aux alentours de Lawrence (Kansas) et de la rivière Wakarusa, au sud de Topeka (Kansas).
(*) Le concept historique de Bleeding Kansas (Kansas sanguinolent), parfois mentionné dans l'histoire comme Bloody Kansas (Kansas sanglant) ou Border War (guerre frontalière), englobe une série de violentes confrontations politiques et populaires qui opposèrent, de 1854 à 1861, dans le Territoire du Kansas et les villes de la frontière ouest du Missouri, les Free Soilers (anti-esclavagistes) et les Border Ruffians partisans de l'esclavage. Les évènements du Bleeding Kansas menèrent directement à la guerre de Sécession et condition-nèrent les relations entre Kansas et Missouri.
(**) Le raid de John Brown contre Harper’s Ferry est une attaque armée menée par John Brown et une vingtaine de ses hommes contre l’arsenal fédéral alors situé à Harper’s Ferry alors en Virginie, en octobre 1859.
(*) En français dans le texte.
(*) La Règle d'or est une éthique de réciprocité dont le principe fondamental est énoncé dans presque toutes les grandes religions et cultures : « Traite les autres comme tu voudrais être traité » ou « Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu'on te fasse ».
(*) Il s’agit probablement de la loi Kansas-Nebraska (Kansas-Nebraska Act) du 30 mai 1854 qui crée les territoires du Kansas et du Nebraska, qui organise des terres nouvelles et qui abroge le Compromis du Missouri de 1820, et qui permet aux immigrants installés dans ces territoires de décider si oui ou non ils y introduiront l’esclavage.
(*) Probablement des membres du Negro Republican Party.
(**) Il s’agit probablement de William Henry Seward (1801-1872), un avocat et un homme politique américain membre du Parti républicain, gouverneur de l’État de New York en 1839 et 1842, sénateur du même État entre 1849 et 1861, puis secrétaire d’État des États-Unis entre 1861 et 1869 dans l’administration du président Abraham Lincoln, puis dans celle de son successeur Andrew Johnson.
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