MAGASIN SANS CAISSE A NEW YORK |
Depuis
1945, l'économie mathématique est la forme dominante de la dite
« science » économique1.
Presque tous les lauréats du prix Nobel d'économie, depuis sa
création en 1969, sont des économistes-mathématiciens. Ces
derniers ont joué depuis cette époque un grand rôle auprès des
politiciens de tous bords pour leur donner les clés des marchés
financiers du monde entier. Les mathématiques appliquées à
l'économie capitaliste ont permis de déceler des possibilités
phénoménales de gain sur « le pur et colossal système de jeu
de tripotage »2
La
privatisation de l’information financière et l’invention de
produits financiers de plus en plus sophistiqués qui effacent les
pistes et brouillent les messages ont eu raison du mythe de la
concurrence libre chère à Friedrich Hayek. Des conséquences
désastreuses des explosions ponctuelles et étalées dans le temps
de la crise ont pu ainsi être différé, grâce notamment à
l’intervention des mathématiciens financiers qui transforment leur
profit réalisé en capital-argent de prêt.
Ce
n'est jamais que partie remise. Sauvés
en 2008 par les États, les spéculateurs se retournent aujourd’hui
vers ces mêmes États qui se sont endettés pour que les
établissements financiers ne sombrent pas. Le nouveau ralentissement
mondial de la croissance rend
probable que la crise actuelle débouche sur des désordres de très
grande ampleur, lorsque les politiques d’austérité (dites de
solidarité intergénérationnelle) imposées partout par les marchés
financiers (et un de leurs petits, le Macron) seront devenues insupportables.
L'utilisation
des mathématiques financières a été dénoncée par certains comme
responsable de la crise dite des subprimes.
Des formations prestigieuses en mathématiques financières
(notamment celles de l'École polytechnique et du master de
probabilités et finance de l'École polytechnique et de l'université
Paris-VI) ont été montrées du doigt : " On apprend aux
étudiants les plus brillants à faire des coups en Bourse ".
Mais alors : la crise est-elle due à l'introduction de modèles
mathématiques complexes dans le monde de la finance ? Pour une part
oui.
La
crise financière de 2007-2008 a été largement provoquée par la
croissance démesurée des obligations adossées à des actifs,
nommées titrisation. Le système actuel permet a ceux qui prennent
des risques avec l'argent (et les dettes) des autres de s'enrichir à
titre personnel infiniment plus que ceux qui les contrôlent. La
plupart des spécialistes « matheux » n'ont pourtant rien
vu venir, et, comme Daniel Cohen, roulent des mécaniques chaque
semaine dans les colonnes de l'Obs. La sous évaluation du risque
avait arrangé tout le monde (du moins l'illusion de maîtrise du
risque financier): les emprunteurs peu solvables avaient accès au
crédit, les banques gonflaient leurs profits et les Etats voyaient
une croissance inespérée dans la durée. Avec la même inconscience
(mathématique...) le culte du court terme laisse supposer une
récidive inévitable.....
Les
multiples truquages financiers sont les produits de l’errance
politique et sociale des quarante dernières années avec pour toile
de fond l’effondrement de la société industrielle, et l’immense
difficulté où l’on s’est trouvé de comprendre ce qui était en
train de la remplacer avec l chute concomitante de la maison stalinienne. La gauche bourgeoise depuis les années 1960
prônait un capitalisme tempéré. La droite, avec la révolution
conservatrice nous avait chanté un retour aux valeurs morales du
travail et de l’effort. Les deux fausses alternatives ont sombré,
et les populismes ne sont que leurs bâtards. Le capitalisme ne s'est
pas régénéré, et il n’est pas devenu moral.
De
pieux défenseurs du système capitaliste errant se succèdent en
librairie pour nous vendre un capitalisme en possible rénovation.
C'est le cas du pigiste au Nouvel Obs, directeur du secteur
économique de l'Ecole Normale Supérieure, Daniel Cohen, et
conseiller de la banque Lazard (donc pas un émeutier) qui vient nous
expliquer un versant de ce capitalisme matheux. Le pote de Picketty
vient nous jouer à son tour la sérénade avec son « Il faut
dire que les temps changent... », dylanesque digression pour
une régénération capitaliste « propre » :
« Un
pacte faustien avait été signé durant la société industrielle
qui consistait à faire accepter aux gens, au nom de la croissance,
une déshumanisation du travail, illustrée par le taylorisme et la
chaîne de production. Or, ce pacte-là, nous sommes en train de le
signer à nouveau, dans la société algorithmique qui s’annonce,
pour renouer avec la croissance perdue. Au travail à la chaîne et à
la consommation de masse, on est en train de substituer un nouveau
système tout aussi déshumanisant, celui qui nous installe derrière
nos tablettes... ». Une seule phrase nous agrée au quatrième
de couverture : « Par un formidable retour en arrière,
les questions de l'ancien monde sont en train de resurgir au cœur du
nouveau ».
Cohen
et son pote Thomas Piketty ont fait partie tous les deux des groupies
intellectuelles qui ont soutenu Benoît Hamon lors des élections
présidentielles de 2017. Il ne souvient plus avoir soutenu la
taxation des robots et le Revenu Universel dans sa version
maximaliste complètement utopique tant que le capital n'aura pas
abouti à une suppression massive du travail. Ces deux compères,
malgré leurs colonnes de chiffres et des discours lénifiants,
tentent de croire que le capitalisme pourrait s'adoucir, donc ne plus
traverser des crises de plus en plus violentes, et se permettent
comme tous les universitaires hors des réalités d'ignorer les
guerres toujours plus présentes et troubles, comme si le capitalisme
pouvait guérir sa maladie gériatrique au seul plan d'une économie
mathématique clean. Je n'épiloguerai pas ici sur la nullité
politique de ce « grand » économiste3.
Des illusions perdues qu'il prête à des masses indistinctes dont il
ne connaît rien, ce loufoque professeur se repaît des vieilleries
sur les « adieux au prolétariat ». Il a fait partie de
tous ces économistes chevronnés qui se sont tous trompés en 2008
et qui faisaient confiance aux... mathématiques.
On ne peut pas appliquer les lois de la physique aux humains, à la
société humaine même régie par l'échange des marchandises. Notre
comportement n'est pas celui des électrons qui tournent autour du
noyau.
Joseph
Stiglitz, prix Nobel d'économie, considère que « les
financiers ont failli par incompétence et cupidité » et sont
la cause principale de la crise actuelle. Le spécialiste des
mathématiques financières, Chritian Walter récuse l'idée que les
modèles mathématiques seraient éthiquement neutres, idée :
« non seulement totalement fausse dans ses présupposés
fondamentaux, mais de plus extrêmement dangereuse (…) Elle est
fausse car elle s'appuie sur une conception inexacte et dépassée du
rapport entre modèle et monde concret. Elle est dangereuse car elle
conduit à reporter sur les seuls usagers la garantie de fiabilité
finale du système. Dire qu'un modèle mathématique en finance
serait éthiquement neutre et que seul son mauvais usage serait à
l'origine des problèmes rencontrés relève d'un positivisme datant
de la fin du XIX e siècle, une épistémologie complètement caduque
aujourd'hui ».4
Pire
le système bancaire international est extrêmement fragile :
« La mécanique d'endettement qui engendre une accumulation des
liquidités internationales apparaît impossible à maîtriser »5.
Daniel
Cohen voit partout une diminution de la violence, un monde qui ne
cherche que l'amour et, pour redonner jouvence au capitalisme quoi de
mieux qu'un recourt à la haute technologie (quoique la France soit
bonne dernière en la matière), une pincée de révolution
écologique (assez ridicule) dans un monde où : « le
logiciel fait accomplir aux consommateurs eux-mêmes les tâches qui
étaient hier salariées »6.
Il y a en effet une baisse inédite de la part des salaires dans la
richesse au profit des revenus du capital. Netflix ou Google peuvent
doubler leur chiffre d'affaires sans doubler leur personnel. Cohen
voit une confirmation de la nouvelle composition organique du capital
(dégraissé en quelque sorte) quand les cent premières entreprises
américaines produisent un tiers de la valeur ajoutée globale ;
pourtant en note il note, sans y réfléchir, que cela ne profite pas
à l'ensemble du capital puisque « les firmes leaders
parviennent à bloquer la diffusion de leurs avancées dans le reste
de l'économie » !!!!
Le
capital ne serait donc pas menacé par ce qu'il nomme l'échec de la
révolution informatique :
« La
promesse d'une économie à échelle humaine, du « small is
beautiful », a été trahie une nouvelle fois. Si l'on compare
le trio gagnant d'aujourd'hui – Google, Apple et Amazon – aux
leaders d'hier – General Motors et Chrysler au temps de leur
splendeur -, ils disposent d'une capitalisation boursière neuf fois
supérieure à leurs prédécesseurs, mais avec trois fois moins
d'employés ! C'est bien cette évaporation du nombre de
travailleurs qui est, à nouveau, au cœur de toutes les peurs ».
Toutes
les peurs ne sont pas équivalentes et on aurait aimé que notre
économiste en chambre les étaye en particulier du point de vue de
la classe ouvrière, à qui Hannah Arendt promettait « la
perspective d'une société de travailleurs sans travail ».
Robots communiquants sympas, ubérisation forcenée, big data et
intelligence artificielle, ringardisent nos meilleurs auteurs de
science fiction 'il y a quelques décennies à peine. Ces
technologies disruptives existent avant l'usage qui pourra en être
fait. Des inquiétudes à l'horizon de ce monde algorithmique et
hypertextuel ?
Cohen
a raison de noter au passage que ce monde sans âme est le produit de
la contre culture des sixties7,
et que ses créateurs sont tous d'anciens baba-cool. Tel est pris qui
croyait prendre, l'internaute lambda croit qu'il a plusieurs milliers
d'amis alors qu'il reste solitaire et coupé de la communication
réelle ; et personne n'évalue le taux de suicide des
internautes qui atterrissent. Les réseaux sociaux « désocialisent ».
Cohen reproduit les croyances simplistes de la bobologie en
sociologie sur une hypothétique « génération iphone » :
« Ils s'intéressent davantage aux valeurs « extrinsèques »
que sont la réussite et l'argent qu'aux valeurs « intrinsèques »
celles que procure une activité par elle-même, tels l'art ou
l'engagement politique »8.
Quelle généralité fumeuse ! Les classes ont-elles disparu
dans ce monde algorithmique ? La jeunesse n'est-elle composée
que de crétins sans tête ?
Au
lieu de développer sur la tare du capitalisme décadent qui
suppriment le désir d'activité, le travail n'est pas négatif en
soi, l'activité au service d'une humanité libérée ne peut pas
être aliénante mais aussi gage de lien social ; c'est avec
cette question, l'anéantissement, la suppression de toute activité
salariale ou sociale d'une masse croissante de l'humanité, qu'il
faut nettement poser l'obsolescence du capitalisme et non pas geindre
sur le taux de suicides, l'addiction, le viol ou l'exhibition de
l'intimité, ou regretter que « le développement exponentiel
des technologies ne crée pas un désir d'avenir ».
Sans
être étayé les conclusions ne mettent pas en cause le système
dans ses errements algorithmiques et mathématiques. On y sent la
même illusion du progrès bourgeois sans limite de la fin du XIX e
siècle. Le bâtiment, le textile, l'automobile ne sont plus vecteurs
de profit. Le petit bourgeois économiste pense que le recours à la
haute technologie nous sauvera de la vie algorithmique minable ;
peut-être va-t-on parvenir à nous greffer un iphone nano dans
l'oreille ? L'avenir ne sera pas pétrolier mais écolo avec
économiseur d'énergie et transparence algorithmique grâce à...
l'Etat bourgeois : « L'autorité publique doit rendre des
comptes sur les algorithmes qu'elle utilise, et la même méthode
doit s'imposer au privé. Tout cela supposera des autorités de
contrôle et des contre-pouvoirs efficaces » (…) « réfléchir
à une nouvelle régulation sociale » (…) « En
démantelant la société fordiste, la société nouvelle a fait
disparaître les solidarités de fait qui pouvaient exister entre la
femme de ménage et l'ingénieur, aux temps anciens où ils
travaillaient pour le même employeur ».
Le
monde réformé que nous proposent ces économistes à la noix
ressemble plus au big brother d'Orwell qu'à une société humaine et
nous donne au contraire une envie furieuse de communisme, car c'est
la classe ouvrière (même en partie éjectée de la production et du
profit considérable) qui reste le siège principal de la conscience
émancipatrice en vue de changer véritablement un monde en
perdition.
Ces
mathématiciens financiers sont décidément hors des réalités de
la nécessaire révolution anti-étatique, surtout quand on pense
qu'ils imaginent qu'il y a une solidarité entre monsieur l'ingénieur
et sa femme de ménage ! Ah Ah ! Pauvre pitre, simple
second couteau des financiers et de leurs exécutants politiques, les
Hollande et Macron, et prédécesseurs ou successeurs.
PS: https://www.lesechos.fr/finance-marches/banque-assurances/0302247232937-dix-ans-apres-lehman-les-nouveaux-desequilibres-de-la-finance-mondiale-2205155.php
NOTES
1Marx
avait ébauché celle-ci en se passionnant pour les mathématiques à
la fin de sa vie, mais sans anticiper toutes les filouteries de nos
financiers modernes. lire
http://alain.alcouffe.free.fr/Marx-maths/chap1.pdf.
Son
explication de la crise finale reste pourtant d'actualité. Marx
considérait que l'accumulation du capital de son temps
s'accompagnait d'une augmentation de la part des machines par
rapport à celle du travail (afin d'accroître la productivité) ;
mais, comme la plus-value ne provient que du seul usage de la force
de travail, le taux de profit rémunérant le capital (rapport entre
la plus-value et le capital engagé) tend à diminuer. Ce processus
peut être freiné par la baisse des salaires (mais ils ne peuvent
être inférieurs au niveau de subsistance) ou par des gains de
productivité (mais ceux-ci provoquent aussi la baisse de la valeur
des marchandises produites, puisqu'elles nécessitent moins de temps
de travail). Cette « loi de la baisse tendancielle du taux de
profit » condamne à terme le capitalisme, car les
entrepreneurs finiront par ne plus investir si le taux de profit
devient trop faible, et la société devrait être disloquée par le
conflit des classes. Nos économistes-mathématiciens imaginent de
nos jours que la composition organique du capital ne devrait pas
être bouleversée, même par une suppression massive de l'emploi,
en supposant qu'un capital algorithmique, ou mathématique, pourrait
perpétuer la domination bourgeoise.
2Marx
qualifiant la Bourse.
3A
la question d'un de ses collègues chroniqueurs de l'hebdo de
l'élite de la gauche caviar, concernant ces « classes
populaires » devenues « xénophobes », le
simplisme et la bêtise de l'explication du directeur sont
confondants : « Dans
les années 1960, le monde ouvrier votait majoritairement
communiste. Le communisme était la religion laïque de la société
industrielle. Les gauchistes reprochaient aux communistes d’avoir
renoncé à la révolution mais, finalement, ils adhéraient au même
idéal, celui d’une société sans classes, où les besoins
matériels seraient satisfaits. Les regards étaient tournés vers
l’avenir. Tout a basculé depuis. Le monde s’inquiète du futur.
Le populisme a remplacé le gauchisme comme porte-voix de la
population ouvrière... ». Dans le livre superficiel, sur les
diverses questions qui fâchent ou servent de morale ad hoc à
l'Etat, islam, folie migratoire et xénophobie, ne défilent que
les pires clichés creux de la bonne bourgeoisie rive gauche, hors
sol.
4Christian
Walter, « Le pouvoir démiurgique des mathématiques
financières », article dans Libération du 21 mai 2012
5Michel
Lelart, « Le système monétaire international », p.95.
6Page
186.
7Et
je préciserai de la noria gauchiste jusqu'aux marginaux de Hara
Kiri, la bande à Cavanna, qui ont lancé la mode des théories
communautaires puis les fixettes sur les sujets sociétaux
(xénophobie, sexisme, etc) en lieu et place du combat politique des
classes.
8Page
203.
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