la question
immédiate du mal-être au travail
Extrait de : « Travail, les raisons de
la colère » par Vincent de Gaulejac (ed du Seuil, mars 2011), le fameux
auteur de « la lutte des places », qui intègre et rattache très
logiquement aux vieilles revendications immédiates du mouvement ouvrier une
revendication très « moderne », mais déjà appréhendée par le jeune
Marx. Un à deux suicides quotidiens
sur les lieux de travail en France et, au delà des usines, bureaux et
chantiers, on compte en France 12.000 morts par suicide chaque année et 160 000
tentatives de suicide, ce qui fait du suicide une cause de mortalité supérieure
à celle des accidents de la route. Hier un retraité grec s’est suicidé devant
le siège du gouvernement, d’autres prolétaires aussi en Italie, comme on avait
pu le déplorer au début de la révolte du fâné printemps arabe. Le suicide nous
paraît être une abomination à nous les maximalistes qui prônons la vie, donc la
colère vivifiante, donc le combat de classe. Le texte de Gaulejac est génial à
ce point de vue. Contre le renoncement, contre l’autodestruction, vive notre
colère impavide et rayonnante. En 1846, Karl Marx s’est intéressé à cette
question sociale dans un article du “Gesellschaftsspiegel”
« L’opinion est trop fractionnée par
l’isolement des hommes, trop ignorante, trop corrompue, car chacun est étranger
à lui-même et tous sont des étrangers les uns pour les autres. [...]Beaucoup de
gens mettent fin à leurs jours sous l’emprise de cette obsession que la
médecine, après les avoir inutilement tourmentés par des présomptions
ruineuses, est impuissante à les délivrer de leurs maux ». (ce texte est
bizarre et pas entièrement de la main de Marx, mes lecteurs esthètes pourront lire
l’additif ci-après, un article de M.Lowy repris du site Espace et Ciment).
« …Parler en termes de « risques », c’est
risquer d’occulter la violence, de ne pas reconnaître la souffrance, de nier
les sources du malaise, de ne pas entendre la colère face à un pouvoir qui se
présente comme parfaitement « innocent ». Le pouvoir managérial est
passé maître dans l’art d’anesthésier la violence, d’aseptiser la souffrance,
de renvoyer le mal-être à la personne. Les dirigeants confient aux managers la
tâche de canaliser l’agressivité pour la rendre productive. Les symptômes de
souffrance sont considérés comme des reliquats qu’il convient de minimiser,
comme un coût marginal qui ne doit pas détourner l’attention de l’essentiel,
une meilleure productivité. La souffrance est alors une question personnelle,
psychologique, qui doit être traitée comme telle : un Numéro Vert pour
recueillir les plaintes, une cellule psychologique pour soutenir les plus
vulnérables, sont les « solutions » communément admises pour résoudre
le problème. Le monde positiviste et pragmatique bannit toutes les formes d’expression
qui n’apportent pas de solution concrète.
La notion de « mal-être » est plus précise.
Elle permet de désigner clairement qu’il s’agit bien d’un « mal », de
quelque chose de négatif et de destructeur qui est à l’œuvre, un mal qui touche
à « l’être ». L’ « être » est une notion issue de la philosophie,
développée par la phénoménologie, reprise par le Collège de sociologie puis par
la sociologie clinique lorsqu’elle définit son objet comme l’étude des
relations intimes entre « l’être de l’homme » et « l’être de la
société » (Gaulejac, 2009). Car le mal-être se manifeste de façon
indissociable au cœur des êtres humains, au fondement des organisations et dans
la structure même de notre système socio-économique. C’est l’être de ce système
qui est concerné au même titre que l’être des organisations et l’être des
travailleurs. Les multiples symptômes du mal-être concernent ces trois
registres et leurs rapports. Ce n’est pas un hasard si le symptôme le plus
révélateur s’exprime par une vague de suicides. Détruire son existence pour
arrêter le mal-être n’est sans doute pas une « solution » ni même un
remède. Mais le suicide indique qu’il s’agit bien d’un problème existentiel, d’une
question de vie ou de mort.
Poser les questions en termes de bien-être et de
mal-être permet de remettre la subjectivité au cœur de la réflexion et de
provoquer une rupture par rapport aux approches positivistes et objectivistes.
Il convient de se départir de « l’approche solution » pour revenir à
des questions existentielles sur le sens de la vie, les finalités de l’existence,
la place du travail dans la société, la valeur et l’utilité des biens et
services produits, les dimensions subjectives du rapport au travail. Il s’agit
de sortir d’une conception gestionnaire et comptable du travail pour revenir à
son essence même. Il s’agit de reconsidérer l’humain, non plus comme une ressource,
mais comme un sujet qui cherche à advenir dans un monde pétri de conflits et de
contradictions. L’avènement du sujet n’est pas un risque, mais une quête dans
laquelle la souffrance et le désir sont omniprésents. La question n’est plus
alors d’éradiquer la souffrance ni de rendre le désir productif, mais de
cultiver le vivre ensemble dans tous les domaines, en particulier dans le
travail. Le terme « mal-être » s’oppose à celui de « bien-être »
qui devrait être l’objectif de toute organisation humaine, dans le travail
comme hors du travail.
Le mal-être
devrait susciter la colère. Mais dans
l’univers policé des organisations, celle-ci est considérée comme inutile et
même nuisible : elle ne sert à rien. C’est une débauche d’énergie
improductive qui perturbe le fonctionnement normal. Dans l’ordre managérial, la
colère est reconnue non pas comme une réaction saine face à l’insupportable, mais
comme un manque de retenue, une absence de maîtrise de soi, l’indice d’une
déficience de l’individu, un défaut d’adaptabilité, un manque de flexibilité.
Pour une part, bon nombre des symptômes de la souffrance au travail sont la
manifestation de ces colères rentrées. Faute de pouvoir exprimer un sentiment « juste »
face à une situation intolérable, le sujet détourne sa colère contre lui sous
forme de culpabilité, de ressentiment intérieur. La culpabilité est une
agressivité que le sujet retourne contre lui-même. Faute de pouvoir exprimer
son ressentiment face à l’injustice, ses indignations face aux tricheries, aux
malversations dont il est le témoin et dont il risque de devenir le complice
malgré lui, sa révolte face à la violence et à l’arbitraire, son exaspération
face à la bêtise et à l’indigence de certaines
prescriptions, il ravale l’agressivité. Il est alors tiraillé dans un
conflit interne entre révolte et soumission. Faute de pouvoir exprimer sa
colère, il se sent mal à l’intérieur, partagé entre la montée de pulsions
agressives qui expriment son refus et l’intériorisation des normes qui le
conduisent à accepter la « réalité » telle qu’elle est, à s’adapter
aux exigences de l’organisation.
Il est temps
d’inverser ce processus et de libérer la colère, d’affirmer sa légitimité, de
favoriser l’expression du mal-être sous d’autres formes que les troubles
psychosomatiques. Si les salariés de France
Télécom, de Renault ou d’ailleurs pouvaient se mettre en colère,
individuellement et collectivement, il y aurait sans doute moins de suicides,
moins de dépressions, moins de troubles somatiques et psychosomatiques. La
colère est l’expression d’un refus. Elle est un chemin qui favorise l’expression
de l’agressivité face au mal, le rejet de la destructivité dont ce mal est
porteur. Elle est parfaitement justifiée et nécessaire lorsqu’il s’agit de dire
non à la maltraitance, à la tricherie et au non-sens. Face à toutes les
tentatives de neutralisation des « risques psychosociaux », il faut
réhabiliter la colère, favoriser son expression, libérer le potentiel d’agressivité
qu’elle contient, cultiver toutes les bonnes raisons de se mettre en colère
contre toutes les pratiques qui ne relèvent pas du bien-être.
Mais pour pouvoir s’exprimer, la colère doit être
partagée. L’expression individuelle de la colère est facilement renvoyée à
celui qui l’exprime comme un manque de savoir-vivre. Si elle est
psychologiquement utile pour exprimer l’agressivité, elle est socialement
réprouvée. Ne dit-on pas qu’elle est « mauvaise conseillère » ?
Pour être acceptée, la colère doit être le véhicule d’une indignation
collective face à une situation jugée intolérable. Elle est alors tolérée parce
qu’elle est considérée comme juste et nécessaire. La colère n’est pas toujours
mauvaise conseillère. Elle exprime une indignation qui peut parfaitement être
légitime. Elle est profondément humaine parce qu’elle est le signe d’un refus,
le refus de la maltraitance, de la violence, de l’injustice et des inégalités
dont le monde du travail est porteur.
Ces réflexions conduisent à évoquer quelques
orientations centrales pour aborder, théoriquement et pratiquement, la question
du mal-être au travail.
L’expression « souffrance sociale » est
utile si elle permet de montrer le lien entre les violences sociales
(injustice, pauvreté, chômage, exploitation, pression du travail, exclusion…)
et leurs effets sur ceux qui les subissent. Mais elle est ambiguë. Ce n’est pas
l’organisation qui souffre mais des individus. La souffrance renvoie d’une part
au vécu d’individus et de groupes qui expriment un mal-être et, d’autre part, à
l’origine sociale de ces souffrances individuelles et collectives. L’analyse
des causes de la souffrance doit s’effectuer dans un va et vient entre le vécu
des personnes concernées par ce mal-être et la façon dont eux-mêmes l’analysent,
pour remonter aux sources du mal, c'est-à-dire aux mécanismes structurels qui
le provoquent au niveau économique, organisationnel, politique et sociétal.
Dans un premier temps, il convient de rendre compte
des articulations complexes entre les conditions concrètes de travail et ses
répercussions subjectives. A l’encontre des approches qui considèrent qu’un
problème ne peut être traité qu’à partir du moment où il a été objectivé,
mesuré, décrit par des méthodes parfaitement neutres, nous pensons que la véritable
objectivité consiste moins à neutraliser la subjectivité qu’à analyser en quoi
elle intervient dans la production de la connaissance. En second lieu, il faut
dépasser les cloisonnements disciplinaires qui empêchent de comprendre en profondeur
la complexité des situations qui engendrent le mal-être. Cela permettrait d’éviter
les réponses univoques qui « psychologisent » les problèmes sociaux
ou qui nient la dimension sociopsychique de la souffrance. Enfin, il est
essentiel de ne pas dissocier les actions sur les conditions objectives et les
réponses sur les conséquences subjectives de ces situations. Il convient de se
battre à la fois pour l’amélioration des conditions de travail, l’augmentation
des rémunérations, mais également pour protéger la santé physique et mentale
des salariés. Sur ce point, la notion de risques psychosociaux a, malgré toutes
les critiques dont elle est l’objet, permis de mieux prendre en compte le
problème du mal-être au travail dans le débat public.
ADDITIF concernant le texte de Marx sur le suicide.
Un Marx inattenduL’article sur le suicide – « Peuchet : vom Selbstmord » – paru en janvier 1846 dans la revue Gesellschaftspiegel, « Le Miroir Social » (Zweiter Band, Heft VII, Elberfeld) , est un document inhabituel dans l’œuvre de Marx. Il se distingue à plusieurs égards du reste de sa production (1) ;
1) Ce n’est pas une pièce écrite par Marx lui-même, mais composée, en grande partie, d’extraits, traduits en allemand, d’un autre auteur. Marx avait l’habitude de remplir des cahiers de notes avec des extraits de ce genre, mais il ne les a jamais publiés, et encore moins sous sa propre signature.
2) L’auteur choisi, Jacques Peuchet, n’était ni un économiste, ni un historien, ni un philosophe, ni même un socialiste, mais l’ancien directeur des Archives de la Police sous la Restauration !
3) Le texte dont sont tirés les extraits n’était pas une œuvre scientifique, mais une collection informelle d’incidents et anecdotes, suivis de quelques commentaires.
4) Le thème de l’article ne concerne pas ce que l’on considère habituellement comme les sphères économiques et politiques, mais la vie privée : le suicide.
5) La principale question sociale discutée – en rapport avec le suicide – c’est l’oppression des femmes dans les sociétés modernes.
Chacun de ces traits est rare dans la bibliographie de Marx mais leur convergence dans ce texte est unique.
Considérant la nature de l’article – des extraits, traduits en allemand, de l’écrit de Peuchet « Du suicide et de ses causes » (un chapitre de ses Mémoires) – comment se fait-il qu’on le considère comme appartenant aux œuvres de Marx ? Outre le fait qu’il y ait mis sa signature, il a laissé son empreinte sur le document de plusieurs façons : par l’introduction qu’il a rédigée, par la sélection des extraits, par les modifications introduites par la traduction, et par les commentaires avec lesquels il a épicé le tout. Mais la principale raison pour laquelle cette pièce peut être considérée comme l’expression des idées de Marx, c’est qu’il n’introduit aucune espèce de distinction entre ses propres commentaires et les extraits de Peuchet, de sorte que l’ensemble du document apparaît comme un écrit homogène, signé par Karl Marx. La première question qu’on peut se poser c’est pourquoi Marx aurait-il choisi Jacques Peuchet ? Qu’est-ce que l’intéressait tellement dans ce chapitre de ces mémoires ?
Je crains ne pas pouvoir partager l’hypothèse suggérée par Phillippe Bourrinet, l’éditeur d’une version française de l’article en 1992, et reprise à son compte par Kevin Anderson dans son introduction – par ailleurs excellente – à l’édition anglaise de 1999 : le choix d’un auteur français serait une critique voilée au « vrai socialisme » allemand des éditeurs du Gesellschaftspiegel, tels que Moses Hess. (2) En fait, il n’y a pas un seul mot dans l’article qui suggère une telle orientation. Certes, Marx rend hommage à la supériorité des penseurs sociaux français, mais il ne les compare pas aux socialistes allemands, mais aux anglais. En outre, Engels – l’autre éditeur du Gesellschaftspiegel – et lui avaient d’excellentes relations avec Moses Hess pendant ces années (1845-46), au point de l’inviter à participer à leur œuvre polémique commune contre l’idéalisme néo-hégélien, L’Idéologie Allemande.
Un premier argument pour expliquer ce choix est suggérée par Marx lui-même dans l’introduction aux extraits : la valeur de la critique sociale française des conditions de vie modernes, et surtout celle des rapports privés de propriété et de famille – « en un mot, la vie privée ». Pour utiliser une expression actuelle inconnue de Marx, une critique sociale inspirée par la compréhension que le privé est politique. Pour le jeune Marx l’intérêt de cette critique n’était nullement réduit par le fait qu’elle s’exprimait sous une forme littéraire ou semi-littéraire : par exemple, des mémoires. Son enthousiasme pour Balzac est bien connu, ainsi que son aveu d’avoir appris beaucoup plus sur la société bourgeoise par ses romans que par des centaines de traités économiques. Bien sûr, Peuchet n’est pas Balzac, mais ses mémoires avaient une sorte de qualité littéraire : il suffit de rappeler qu’une de ses anecdotes a inspiré le Comte de Monte Cristo d’Alexandre Dumas.
Ce qui a intéressé Marx dans le chapitre de Peuchet, c’est moins la question du suicide en tant que telle que sa critique radicale de la société bourgeoise comme forme de vie « anti-naturelle » (formule proposée par Marx lui-même dans son introduction). (3) Le suicide est, aussi bien pour Marx que pour Peuchet, significatif surtout comme symptôme d’une société malade, qui nécessite une transformation radicale. La société moderne, écrit Marx citant Peuchet, qui cite Rousseau, est un désert, habité par des bêtes sauvages. Chaque individu est isolé des autres, un entre millions, dans une sorte de solitude de masse. (4) Les gens se comportent les uns envers les autres comme des étrangers, dans un rapport d’hostilité mutuelle : dans cette société de lutte et compétition impitoyables, de guerre de tous contre tous, le seul choix qui reste pour l’individu c’est de devenir victime ou bourreau. Voici donc le contexte social qui explique le désespoir et le suicide.
La classification des causes de suicide est une classification des méfaits de la société bourgeoise moderne, qui ne peuvent pas être supprimés – ici c’est Marx qui parle – sans une refonte radicale de la structure sociale et économique.
Cette sorte de critique sociale et éthique de la modernité est évidemment d’inspiration romantique. La sympathie de Peuchet pour le romantisme est documentée non seulement par sa référence à Rousseau, mais aussi par sa féroce dénonciation du philistin bourgeois – dont sa boutique est l’âme, et Dieu, son commerce – qui n’a que du mépris pour les pauvres victimes qui se suicident, et pour les poèmes romantiques de désespoir qu’ils laissent en héritage.
Il faudrait avoir présent à l’esprit que le Romantisme n’est pas seulement une école littéraire mais – comme Marx lui-même l’avait souvent suggéré – une protestation culturelle contre la civilisation capitaliste moderne, au nom d’un passé idéalisé. Bien qu’il fut loin d’être lui-même un romantique, Marx admirait les critiques romantiques de la société bourgeoise – des écrivains comme Balzac ou Dickens, des penseurs politiques comme Carlyle, des économistes comme Sismondi – et intégrait souvent leurs intuitions dans ses propres écrits. (5)
La plupart d’entre eux, comme Peuchet, n’étaient pas socialistes. Mais, comme l’observe Marx dans son introduction à l’article, on n’a pas besoin d’être socialiste pour critiquer l’ordre établi. Des tropismes romantiques comme ceux présents dans les extraits de Peuchet – le caractère inhumain et bestial de la société bourgeoise, l’égoïsme et l’avidité de l’esprit bourgeois – sont souvent présents dans les écrits de jeunesse de Marx, mais ici, dans cette pièce, ils prennent un caractère inhabituel.
Tout en mentionnant les méfaits économiques du capitalisme, qui expliquent beaucoup de suicides – bas salaires, chômage, misère – Peuchet insiste plutôt sur des manifestations d’injustice sociale qui ne sont pas directement économiques, mais relèvent de la vie privée d’individus non-prolétaires.
S’agirait-il du point de vue de Peuchet, non partagé par Marx ? Ce n’est pas du tout le cas ! Marx lui-même, dans son introduction, se réfère sarcastiquement aux philanthropes bourgeois qui pensent – comme le célèbre Dr. Pangloss de Voltaire – que nous vivons dans le meilleur des mondes possible, et proposent, comme solution aux problèmes sociaux, de distribuer un peu de pain aux ouvriers, « comme si seulement les ouvriers souffraient des conditions sociales actuelles ».
En d’autres termes : pour Marx/Peuchet la critique de la société bourgeoise ne peut pas se limiter à la question de l’exploitation économique – quelle que soit son indéniable importance. Elle doit assumer un ample caractère social et éthique, incluant tous ses profondes et multiples aspects oppressifs. La nature inhumaine de la société capitaliste blesse des individus de diverses origines sociales.
Or – et ici nous arrivons à l’aspect le plus intéressant de l’essai – qui sont les victimes non-prolétariennes , poussées au désespoir et au suicide par la société bourgeoise ? Il existe une catégorie sociale qui prend une place centrale aussi bien dans les extraits que dans les commentaires de Marx : les femmes.
Cette pièce est, en effet, une des plus puissantes mises en accusation de l’oppression des femmes jamais publiée par Marx. Trois des quatre cas de suicide mentionnées dans les extraits concernent des femmes victimes du patriarcat, ou, dans les mots de Peuchet/Marx, la tyrannie familiale, une forme de pouvoir arbitraire qui n’a pas été renversée par la Révolution française. Deux d’entre elles étaient des femmes « bourgeoises », et la troisième, d’origine populaire (fille d’un tailleur). Mais leur destin a été scellé plutôt par leur genre que par leur classe sociale.
Le premier cas, une jeune fille poussée au suicide par ses parents, illustre la brutale autorité du pater – et de la mater – familias ; Marx dénonce avec véhémence la lâche vengeance d’individus habituellement forcés à la soumission dans la société bourgeoise, contre ceux qui sont plus faibles qu’eux.
Le deuxième exemple – une jeune femme de Martinique enfermée derrière les quatre murs de la maison par son mari jaloux jusqu’à ce qu’elle soit désespérée au point de se suicider – est de loin le plus important, aussi bien par son extension, que par les commentaires vitrioliques du jeune Marx. Il apparaît, à ses yeux, comme manifestation paradigmatique du pouvoir patriarcal absolu des hommes sur leurs épouses, et de leur attitude de possesseurs jaloux d’une propriété privée. Dans les remarques indignées de Marx, le mari tyrannique est comparé à un seigneur d’esclaves. Grâce aux conditions sociales qui ignorent l’amour vrai et libre, et la nature patriarcale aussi bien du Code Civil que des lois sur la propriété, l’oppresseur mâle a pu traiter sa femme comme un avare sa cassette d’or enfermée à double clé : comme une chose, comme « une part de son inventaire ». La réification capitaliste et la domination patriarcale sont associées par Marx dans ce réquisitoire radical contre les rapports de famille bourgeois modernes, fondés sur le pouvoir masculin.
Le troisième cas concerne un problème qui deviendra un des drapeaux du mouvement féministe après 1968 : le droit à l’avortement. Il s’agit d’une jeune femme devenue enceinte en contradiction avec les sacro-saintes règles de la famille patriarcale, et poussée au suicide par l’hypocrisie sociale, l’éthique réactionnaire et les lois bourgeoises qui interdisent l’interruption volontaire de grossesse.
Dans son traitement de ces cas, l’essai de Marx/Peuchet – c’est à dire, aussi bien les extraits sélectionnés que les commentaires du traducteur, inséparablement (parce que non séparés par Marx) – constituent une protestation virulente contre la patriarcat, l’asservissement des femmes – y compris « bourgeoises » – et la nature oppressive de la famille bourgeoise. Il a peu d’équivalents dans les écrits postérieurs de Marx, à quelques exceptions près. (7) Malgré ses évidentes limites, cet article petit et presque oublié du jeune Marx est une précieuse contribution à une compréhension plus riche des injustices de la société bourgeoise moderne, de la souffrance que ses structures familiales patriarcales infligent aux femmes, et de l’ample et universel objectif émancipateur du socialisme.
Notes:
(1) Je renvoie à l’introduction de Kevin Anderson et Eric Plaut à la traduction anglaise de l’essai, publiée en 1999 sous forme de livre (Marx on Suicide, Evanston, Northwest University) ou certaines – mais pas toutes – de ces particularités sont mentionnées.
(2) Philippe Bourrinet, “Présentation”, in Marx/Peuchet, A propos du suicide, Castelnau-le-Lez, Editions Climats, 1992, pp. 9-27.
(3) L’hypothèse d’Eric Plaut dans son introduction à l’édition anglaise, sur une fascination « inconsciente » de Marx pour le suicide, ne me semble pas fondée.
(4) Pour un intéressant essai marxiste sur cette problématique, telle qu’elle apparaît dans la littérature française, voir Robert Sayre, Solitude in Society. A sociological study in French Literature, Harvard University Press, 1978.
(5) Sur Marx et le romantisme, je renvoie à mon livre, avec Robert Sayre, Révolte et Mélancolie. Le romantisme à contrecourant de la modernité, Paris, Payot, 1996.
(6) Une seule des histoires de suicide sélectionnées par Marx concerne un homme – un chômeur, ancien membre de la Garde Royale.
(7) Par exemple, son article de 1858 sur Lady Bullwer-Lytton, enfermée dans un asyle par son mari, un éminent répresentant du patriarcat Tory .
LOWY Michael
* Paru dans Actuel Marx, n° 34, 2003.
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