Malaise ou mal être ?
Critique de livre : La société du malaise
d’Alain Ehrenberg (ed O.Jacob)
Prenons le gentil sociologue trade-unioniste Castel lorsqu’il décrit les nouvelles formes du salariat :
« Au début du XXe siècle (loi sur les retraites ouvrières et paysannes de 1910), mais encore lorsque notre régime actuel de retraite est instauré en 1945, le salariat est majoritairement le salariat ouvrier exercé sous la forme d'un métier manuel de transformation de la matière. Cette situation a radicalement changé. Les ouvriers agricoles qui représentent encore à la veille de la seconde guerre mondiale le quart de la population ouvrière ont pratiquement disparu. Le salariat ouvrier est devenu majoritairement un salariat de services plutôt qu'un travail d'exécution. Le nombre des employés dépasse désormais celui des ouvriers. De nouvelles catégories salariales en rapide expansion assurent la promotion généralisée du salariat : professions intermédiaires, cadres moyens et supérieurs, gonflement de la fonction publique... La donnée sociologique fondamentale depuis une soixantaine d'années est que le salariat a littéralement explosé. Il en résulte que, si l'on veut intégrer les changements intervenus depuis l'instauration de notre régime de retraite, il faut faire toute sa place à deux nouveautés essentielles. L'une, démographique, est l'allongement de l'espérance de vie. (…)Parallèlement à la donnée démographique, il faut donner sa place à la reconfiguration complète de la condition de travailleur. Qu'est-ce à dire ? D'abord prendre vraiment au sérieux le fait qu'il demeure des métiers aussi pénibles, voire plus pénibles ou différemment pénibles que ceux de la première moitié du XXe siècle. Il y a encore des formes de taylorisme ou de néotaylorisme. Le travail, de plus en plus, s'intensifie, produisant le stress et de nouvelles maladies professionnelles. Le nombre croissant de suicides de salariés nous rappelle que le travail peut toujours user et même tuer avant l'âge. Mais il existe en même temps une large gamme de situations de travail toutes différentes et même opposées. On ne dira pas sans mauvaise fois qu'un cadre bien intégré (il y en a), qu'un chercheur au CNRS ou qu'un grand nombre de fonctionnaires sont épuisés à 60 ans, ni même sans doute à 65 ans et plus. Il y a des métiers qui satisfont et qui valorisent ceux qui les exercent et qui, pour l'entretien de la santé, peuvent valoir un jogging quotidien. Ce sont aussi en général des carrières qui continuent à produire de la richesse économique et sociale jusqu'à un âge avancé ». (Le Monde du 19 juin).
Cette longue citation non pas pour nous pencher à nouveau sur le prétendu débat à triple fond sur les retraites (aussi diversifiées, inégalitaires et injustes que les métiers) mais comme entrée en matière à cette nouvelle étude sociologique sociétale d’Alain Ehrenberg. Plus ou moins nouvelle historique des tentatives successives de guérison des maladies mentales, cet ouvrage a le mérite d’essayer de cerner en quoi précisément le libéralisme capitaliste nous rend malade. L’auteur tente son essai par une comparaison systématique entre histoire américaine et histoire française. En continuité avec « La fatigue d’être soi », il traite à nouveau du « self » aliéné de notre époque moderne qui, quoique personne n’ait reconnu les capacités d’anticipation psychologique de Marx, confirme que ce n’est pas seulement le prolétariat qui est plongé dans « le malaise d’être soi » mais l’ensemble de la société : « La critique sociale (aux Etats-Unis) souligne combien l’individu, qu’il appartienne au nouveau prolétariat ou aux classes supérieures, perd de son poids de réalité et de solidité dans la grande ville » (p. 51). D’utiles rappels des novateurs psychologues des années 1930 (années révélatrices non seulement de la paupérisation dans la crise mondiale mais de crise de l’identité individuelle), se succèdent, ou souligne l’importance du sadisme dans les relations humaines, « le désir et le plaisir de dominer les plus faibles » (cf. Fromm) ; sadisme que ne pouvait soupçonner Marx qui n’eût pas le temps de vivre la décadence du capitalisme. Si l’ouvrage d’Ehrenberg nous a intéressé c’est parce qu’il est le premier a essayer de comprendre pourquoi la société moderne en est venue, sous couvert d’exaltation de l’individualisme, à briser systématiquement les individus, générant un prolétaire (et le bourgeois aussi) moderne Narcisse insatisfait survivant dans une vie en permanence anxiogène, au boulot comme dans le privé. Dans le mal-être généralisé il n’existe plus de sages, ces gens « bien plombés dans leur tête » pou régner sur des masses névrosées, des plus hauts responsables de l’Etat aux syndicalistes et activistes révolutionnaires, chacun dépend d’un analyste, comme je le rappelle en introduction à mon livre « Le PN dévoilé, une approche politique ». Bizarre société actuelle où on ne sait pas de quoi souffrent les gens et les raisons précises de leurs souffrances.
Ehrenberg rappelle l’importance (peu connue), d’une mise en cause moderne de l’introspection personnelle intime (classique), à travers un roman comme celui de Saul Bellow « L’homme en suspens » (1944). A Chicago, la principale ville industrielle américaine, le principal personnage Joseph attend son appel sous les drapeaux alors qu’il est entré dans une phase d’interrogation intime résultant du double abandon de sa vie professionnelle et de militant communiste. Joseph met en doute son « simple sentiment d’exister » et il avoue l’impossibilité d’écrire désormais des romans où le soi seul pouvait prétendre s’analyser : « il fut un temps où les gens avaient l’habitude de s’adresser à eux-mêmes fréquemment et n’avaient pas honte de tenir un compte rendu de leurs transactions intérieures ». Intéressant ce constat d’une fin d’humanité individuelle auto-suffisante, mais qu’en déduit Ehrenberg ? « Le roman me semble exemplaire sur la façon dont l’examen de soi puritain est retravaillé par l’incertitude démocratique ». Que vient faire là cette « incertitude démocratique » ? Serait-elle la nouvelle aune pour juger de soi, de sa santé mentale, de l’humanité ? Quoiqu’il ne reste que la « grisaille démocratique » face au « communisme » totalitaire, Joseph est « l’héroïsme démocratique même » !?
On verra qu’Ehrenberg fait bien plutôt confiance 350 pages plus loin au libéralisme bourgeois pour solutionner le mal être figuré par ce « narcissisme » qui a remplacé la névrose. Car son titre est mauvais et réducteur, parodiant Freud (cf. Malaise dans la civilisation) il croit nous introduire simplement dans une société du malaise alors que nous vivons surtout, plus grave, un « mal être ». Le livre de David Riesman « La foule solitaire » (1950) est important, et plus intéressant que les confessions de ce soldat « héroïque démocratique » qui se prend pour un nouveau Socrate quoique simple fantassin paumé. Résumé d’Ehrenberg : « Pour Riesman, le caractère social n’est pas la personnalité « mot qui, dans la psychosociologie culturelle actuelle, écrit-il, désigne le moi dans sa totalité », ni le caractère individuel. C’est un caractère commun à plusieurs groupes sociaux importants. Et c’est sur la socialisation de l’enfant qu’il s’appuie ».
Encore un effort pour être révolutionnaire Ehrenberg ! Va-t-il intégrer l’autisme moderne, en faveur de sa théorie du repli narcissique contemporain, dont Riesman fait une description saisissante : « Avec le caractère introdéterminé, la conformité est assurée par une socialisation consistant à acquérir dès la plus tendre enfance « un ensemble de buts relevant de la vie intérieure » qui rend l’individu relativement indifférent à l’approbation d’autrui ». Le changement de mentalité dans la ville moderne inverse pourtant le problème en société : « Les relations avec autrui deviennent la question essentielle dans cet « inlassable besoin d’approbation qui caractérise les citadins américains des classes aisées » ; Riesman et Ehrenberg auraient pu prolonger cet inlassable « besoin d’approbation » en politique pour les sectes révolutionnaires petites bourgeoises. Personne, aucun leader, aucun groupe politique n’est plus sûr de rien…
L’empire US est bien à l’avant-garde avec ses sociologues en 1950 : « Dans l’entreprise, les directions s’intéressent moins à la qualification professionnelle qu’aux relations entre les salariés et entre les salariés et la direction ». Le libéralisme bourgeois est en avance sur le capitalisme d’Etat stalinien – mais pas une avance pour libérer les hommes - qui ne connaît que la terreur ajointe à l’ouvriérisme « communiste », et bien devant les maximalistes des gauches allemande et italienne qui se fichent de critiquer une hiérarchie qu’ils aspirent à rétablir sous leur contrôle, comme ils se moquent de ce qui se passe dans les entreprises, puisque leurs militants aspirent aux bonnes places dans l’Etat prolétarien et ergotent depuis la chose politique abstraite. En psychologie sociale et en étude du rapport des classes, Riesman est bien au-dessus des analystes ringards du marxisme ampoulé et radoteur, il souligne deux obstacles principaux à l’idéal d’autonomie : « la fausse personnalisation des rapports », dans le cas du travail, et « la privatisation imposée », dans les loisirs et la distraction ». Tout cela est bien intéressant mais Ehrenberg est incapable de le développer politiquement, tout comme de le relier aux balbutiements de Henri Lefebvre et des situs. C’est aux Etats-Unis que les questions resteront posées de manière infra-politique (sociologique et psychologique) mais c’est dans la vieille Europe qu’elles viendront au jour de façon plus politique et marxiste, quoique teintées de questions anarchistes.
L’historique de la psychologie moderne qui parcourt en filigrane l’ouvrage d’Ehrenberg n’étant pas très méthodique ni probant concernant les mouvements de fond de la société moderne, parce qu’il esquive les confrontations de classes, parce qu’il croit comme tous les mandarins intellectuels du CNRS (et les admirateurs des maoïstes français en Allemagne, cf. l’école de Bielefeld) que la vie sociale est dominée et conditionnée par les modes idéologiques des sectes psychanalytiques, des bouffons de l’Ecole de Francfort ou des diarrhées de M. Edgar Morin. Seule information jouissive que je retiens des incursions d’Ehrenberg chez les
« psychonologues » est la tentative de récupération de ces malins malades des années 1930, qui refusaient d’être instrumentalisés pour servir à la rédaction des ouvrages de ces messieurs les psys : « Ces patients instrumentalisent la cure dans une perspective narcissique. Par exemple, un patient attend de l’analyse la possibilité d’écrire son autobiographie ou d’Par exemple, un patient attend de l’analyse la possibilité d’écrire son autobiographie ou d’élever son niveau intellectuel par une meilleure compréhension de lui-même » !
On sera reconnaissant également à Ehrenberg de nous rappeler que Freud avait frôlé les voies de la guérison pour échapper à l’enfermement individuel auquel nous contraint le capitalisme moderne – quoiqu’il ait trouvé des compensations ponctuelles dans la messe des foules fascistes et dans les commémorations footballistiques - : « Il devenait également envisageable d’intégrer les aspects collectifs du caractère, notamment les idéaux sociaux. Freud avait d’ailleurs montré le chemin dans « Psychologie des foules et analyse du moi » en démontant les mécanismes d’identification collective : dans la foule, « l’individu abandonne son idéal du moi et l’échange contre l’idéal de la foule, incarné par le meneur » (P.78). Or Freud restait réactionnaire en faisant aboutir les désirs de la foule dans
« le meneur » parce qu’il n’a jamais rien compris au collectif de classe, comme tous les pervers narcissiques d’ailleurs qui se piquent de raisonner au-dessus de la société.
En tout cas, à la mort de Riesman en 2002, il faut lui donner un coup de chapeau :
« un nouveau patient (qui) ne connaît plus les troubles névrotiques de l’époque de Freud, mais des troubles de l’identité, des désordres de l’image de soi, autrement dit des pathologies où l’idéal social et moral de l’individu est en jeu » (p.104). Crise d’identité décrite par maint auteurs dans ce paradoxe où Narcisse « refuse ce moi qui centre tout sur le moi » : « ce n’est pas par complaisance, mais par désespoir que les gens s’absorbent en eux-mêmes » (Lasch). Ehrenberg ajoute : « Le surmoi devient d’autant plus sévère que les figures respectées de l’autorité ont décliné. Les individus ne trouvent plus dans leur moi que le vide ou la toute puissance » (p.116) ; « Les nouvelles détresses se rattachent à des troubles du caractère où les symptômes sont moins précis que dans l’hystérie ou la névrose obsessionnelle (…) Le patient se plaint d’ « une insatisfaction existentielle vague et diffuse » dans laquelle il oscille entre sentiment de vide dépressif et fantasmes d’omnipotence (…) De plus, si ces individus « se conforment aux règles sociales, c’est plus par peur d’être punis que sous l’emprise d’un sentiment de culpabilité ». En citant plusieurs auteurs pertinents, Ehrenberg est incapable de mesurer à quel point cet individualisme/narcissisme peu assuré induit un individu – le prolétaire surtout - atomisé d’autant plus soumis à l’Etat bourgeois sous couvert « d’émancipation des mœurs » : « Elle brise alors l’unité de la confiance en soi et de l’indépendance qu’est la self-reliance et plonge les individus dans la dépendance à l’égard de l’opinion d’autrui » ; c'est-à-dire de l’Etat !!!
Ehrenberg a besoin d’aller chercher chez les auteurs américains la confirmation qu’en matière de santé mentale la classe ouvrière reste en première ligne, ce que le gentil Castel avait compris il y a un demi-siècle : « Les inégalités persistent néanmoins car les problèmes de santé mentale sont plus nombreux en bas de la hiérarchie sociale qu’en haut » (p.123). Le manque d’éducation ou un vocabulaire limité n’expliquent pas que la population dans son ensemble est atteinte par les mêmes symptômes, à partir déjà du pays le plus développé : « L’augmentation des populations cherchant une aide psychologique signifie que les gens vont consulter, certes, pour de francs symptômes névrotiques, mais aussi pour un mal-être diffus (l’offre créant la demande), les problèmes personnels se définissant comme problèmes psychologiques » ; Ehrenberg utilise là plus judicieusement les termes de « mal-être » plus adéquats que son titre général soft « malaise ». C’est encore la classe ouvrière, qui fonctionne de façon atomisée qui est victime de la neurasthénie sociale généralisée : « … malgré les progrès de la médecine, ce sont les américains ayant le moins de relations sociales qui se sentent en mauvaise santé » (p.124). A la suite des auteurs US, Ehrenberg aurait pu ajouter les couches moyennes, touchées également par la raréfaction des relations sociales dans la paranoïa dominante, et du fait de l’effondrement des structures militantes de gauche et d’extrême gauche parmi ces couches, qui permettaient de créer, même artificiellement avec des idéologies frelatées, un minimum de « relation sociétale », certes illusoire et courte.
Le narcissisme qui est devenu dominant est un « phénomène social et pas seulement pathologique » estime Ehrenberg à la suite de Lasch, jamais il ne nous analyse de près cette modification de l’apparente « nature humaine » comme un produit du libéralisme anarchiste capitaliste et de cette société incapable de futur, incapable de fraternité, incapable d’amour. Et on retombe sans arrêt sur les limites intellectuelles et politiques des psychonologues, les barrières freudiennes à la compréhension de la décadence capitaliste : c’est la faute aux parents toxiques ! Quoique l’absence des parents – horaires de travail décalés, divorces – contribue certainement aussi au narcissisme anxiogène qu’Ehrenberg tente de relativiser.
Ehrenberg s’enfonce un peu plus dans l’analyse réactionnaire en s’appuyant sur le flic du XIXe Tocqueville qui se félicitait que la « montée de l’individualisme » affaiblisse le « lien social » et favorise la démocratie bourgeoise !
Dans la deuxième partie de son ouvrage, centrée sur la pensée française littéraire et philosophique, Ehrenberg montre que les intellectuels psys français sont très en dessous des sociologues américains, délaissant la causalité sociale pour dériver dans les fantasmes idéalistes de la psychanalyse lacanienne ; hélas pour la portée de son analyse, Ehrenberg s’appuiera dans cette partie sur un autre philosophe réactionnaire dans la lignée de Tocqueville, M. Gauchet, qui ne cassera jamais les briques de la dialectique. Car les intellectuels français ont toujours eu besoin aux différentes époques d’un pape, d’un « maître à penser », ce furent les Maurras, Drumont, Péguy, Gide, puis Sartre et Lacan. Tous crétins politiques en général, un peu moins Péguy. Quoique Lacan ait eu parfois du génie : « la psychologie du moi est américaine » a-t-il dit sarcastique, peut-être pour faire plaisir à son pote Althusser et à sa psychologie stalinienne…(Ehrenberg le pose implicitement en page 179, Lacan développe son fond de commerce contre le « matérialisme débridé de l’Amérique) ; la bourgeoisie française institutionnalise une profession, psychanalyste : « type de profession en principe parmi les plus protégées par la sélection financière, sociale ou académique ». Preuve que la psychologie est devenue essentielle au pouvoir d’Etat pour mieux contrôler la foule immense (et solitaire, dixit Riesman) des individus qui composent la nation. Pourtant le galimatias psychanalytique s’il tient lieu d’originalité, ne peut suppléer la répression policière concrète ni la psychologie de gauche bourgeoise et la psyché syndicale tordue.
Comme aux Etats-Unis, les déblatérations de l’école psychanalytique française n’ont jamais guéri personne ni apporté les bienfaits des médicaments psychotropes, comme calmants du moins. Ehrenberg a raison de souligner, toujours sans la capacité de le relier au politique, qu’un mouvement de fond a agité la société française depuis les années 1960, dans un parallèle étrange que j’ose faire avec l’explosion politique ultérieure de 68, les problèmes psychologiques sortent dans la rue, les magazines en parlent. On n’est plus fou si on est dépressif. Avec la vulgarisatrice mémère Ménie Grégoire, mais quand même : « Le dialogue en public sur les problèmes personnels s’ancre dans les mœurs » ; mais ce n’est pas propre à la France qui est à la queue des USA sur ce plan comme oublie de le préciser Ehrenberg. Cette « libération » fictive est plombée par la domination institutionnelle des nouveaux curés laïcs ; le grand prêtre psychanalyste est l’incarnation du pervers narcissique qui a toujours raison, qui gronde et fume : « il possède un savoir total lui permettant de dire la vérité de l’être humain en tant qu’être social ». Ehrenberg échappe encore à une possibilité d’approfondissement sur la défragmentation de la société capitaliste, en évitant de voir que ces écoles intellectuelles ont favorisé la généralisation de chtarbés institutionnels et de leurs imitateurs amateurs. Un de ces sectaires, beauf de Lacan, qui sévit toujours, un certain Jacques-Alain Miller voulait rendre la prétention des intellectuels totalitaires et pervers plus honteuse encore en s’écriant « comment faire pour que la psychanalyse soit reconnue, non par l’Etat, mais par le peuple ? ». Rassure-toi dindon racoleur, le prolétariat universel s’en branle de la psychanalyse et de ses commerciaux.
La tradition conservatrice et féodale française prétend encore combattre l’individualisme bourgeois qui l’a ringardisé en plaçant le citoyen à la place de Dieu. Avec la psychanalyse la bourgeoisie française a repris en effet les mêmes préceptes calotins de Joseph de Maistre : l’homme n’est pas maître de lui-même et de sa destinée (« S’il pense qu’il l’est, alors c’est la truelle qui se croit architecte »). Ehrenberg, ponte du CNRS, ne va pas parler en notre nom à nous les sans-grades et à nos « croyances politiques » modernes, ni considérer que nous avons raison de nous battre pour un monde où l’architecte maniera la truelle en restant respecté comme individu et jamais soumis à un communisme collectiviste de caserne.
Les incursions comparatives d’Ehrenberg entre l’américain nomade et le français casanier, même en s’appuyant sur le gentil Michel Winock, ne nous convainquent aucunement de différences notables dans la souffrance quotidienne des prolétaires américains et français. Avec l’inénarrable E.Morin, il tente de nous expliquer que la perte d’autonomie dans le travail a pu être compensée un temps par la consommation privée, non pas autre autonomie mais aliénation supplémentaire. Ehrenberg tombe dans l’imaginaire sociologique en reprenant les pires banalités
« marcusiennes » (donc américaines) sur cette sorte de nouvelle convivialité consommatrice : « Dans la foulée d’une amélioration considérable des conditions matérielles, se produisent simultanément un désenclavement social des pauvres et d’une conscience de soi nouvelle, dont les magazines et les ouvrages de psychologie populaire formulent le langage ». Notez bien qu’il n’y a rien de spontané ni de changé, les classes ne bougent pas dans leurs frontières respectives, et l’idéologie psychologique (d’Etat) « formule le langage » !
Les Touraine et les Crozier découvrent à la fin des sixties une « crise des rapports humains », et se réjouissent de la montée d’une sorte d’autonomie… nationale anti-étatique, mais ce n’étaient que des sociologues, observateurs de la société et libres d’interpréter ce qu’ils veulent. Le fleuron de notre sociologie nationale increvable, Robert Castel, surgit au tournant des années 1980 pour tracer le bilan d’une décennie « surpolitisée » et « surpsychologisée » qui renvoie à « une nouvelle culture psychologique » limitée aux enjeux dérisoires de la vie privée (ne faisant que parodier les imbéciles situs qui avaient ouvert la voie à la révolution de la
« vie quotidienne » et aux véhicules à deux roues des bobos-écolos habitant Paris début XXIe siècle). Castel voit bien le nouveau zombi-individu désiré par le capitalisme comme produit de la « psychologisation des rapports sociaux », c'est-à-dire – mais ni lui ni Ehrenberg ne le précisent – comme produit de la négation officielle des classes et la légalisation de la guerre de tous contre tous ! L’homme mental nouveau n’est pas plus Narcisse que Quasimodo, il est un salarié cleanex ! On le jette après s’être mouché dedans !
Après le sabre et le goupillon comme couple de domination, Ehrenberg désigne nos nouveaux généraux et curés : « Le thérapeute et l’entrepreneur sont sociologiquement complémentaires en tant qu’ils régulent des relations sociales conçues en fonction de l’autonomie » (sic ! le bonheur selon les anars). Le monde est toujours binaires selon nos sociologues patentés. Après Castoriadis et ses « dirigeants/dirigés », voici les « bons et les méchants » d’Ehrenberg. Décidément au CNRS ils ne savent compter que jusqu’à deux ! Monde en fusion où « le fantasme se confond avec la réalité » et « le pervers prend la place du névrosé ». Le monde n’est toujours pas divisé en deux catégories d’individus, mais Ehrenberg a profondément raison en soulevant la montée de la perversion, non sexuelle mais mentale : « Rien d’étonnant à ce que la perversion devienne préoccupante puisque la loi symbolique est bafouée. Certaines conduites perverses se retrouveraient dans les états-limites. Ce sont des conduites qui dénient aux autres leur narcissisme : « Cette perversité qui affecte le lien social lui-même, en portant atteinte à la coexistence des narcissismes dans la notion d’alter ego ». « L’enlisement dans l’imaginaire individualiste contemporain où la Loi n’est plus portée par le Père est « une invitation à la perversion ». Le pervers est d’ailleurs une figure très en vogue aujourd’hui (cf. Sarko et Anelka). Il fait figure de symbole négatif ; il bafoue toutes les valeurs de la société démocratique, et dans le monde du travail, il vous fait vous sentir coupable de ce dont il est responsable . Deux figures opposées personnifient cette interrogation sur le lien social à ses deux extrémités : le pervers narcissique bien socialisé et le jeune de banlieue bien désocialisé. Ni l’un ni l’autre ne reconnaissent le narcissisme des autres (…) Les comportements toxicomaniaques doivent être compris (…) comme une façon de se retirer du monde ».
« Le patient prototypique de cette nouvelle économie psychique est cette jeune fille (« intelligente, sympathique, complètement désarrimée dans l’existence, vivant surtout la nuit, sans emploi ») qui apparaît, du point de vue de « la grande fête des jouissances », « comme une émanation parfaite de notre démocratie. Elle a sa part de jouissance, comme tout le monde, et, en même temps, elle est totalement perdue et le ressent douloureusement avec angoisse ».
Ce n’est même plus une société en décomposition, c’est une société en perdition. La « civilisation » capitaliste n’est plus civilisée un tant soit peu - surnageant dans les eaux boueuses de l’exaltation de l’hédonisme (des mœurs et de la scarification religieuse) et de la guerre de tous contre tous (compétition létale intersubjective marchande) - elle opère à la destruction perverse de l’individu :
« … les personnalités sont aujourd’hui plus désorganisées à cause d’une accélération de la dynamique d’individuation qui n’est plus tempérée ni par la coercition sociale qui tenait les individus ni par le conflit qui les structurait ». Les individus s’enferment en eux-mêmes et voudraient sortir d’eux-mêmes. Cette impossibilité de s’abstraire de soi se paie en trouble de l’identité sociale (il n’y a plus que des individus potentiellement dangereux autour de nous, plus de classes antagonistes) peur d’exprimer son mal-être (et d’être placardisé comme anormal) peur obsessionnelle des collègues, des voisins, etc.
Le monde du travail ne peut pas perdre son identité sociale. Les préjugés bourgeois ont la vie dure en milieu prolétaire : les diplômés mettent un point d’honneur a être mieux rétribués que les non-diplômés aux mêmes responsabilités, les employés de bureaux, plus nombreux, méprisent toujours autant les « manuels », les cadres sont des fils de dieu, les enseignants des patrons sur des classes d’inférieurs, les hommes méritent d’être mieux payés que les femmes parce qu’ils sont moins variables au travail, etc. Mais, balayant tous ces critères encouragés par l’esprit capitaliste, et bien qu’aucune grève générale n’ait été à même de le renverser, le système secrète sa propre auto-destruction : « Tout chef névrosé est névrosant, écrit Claude Veil, à un haut degré pour la collectivité. Les chefs autocratiques peuvent constituer de véritables dangers : on a observé (…) que le personnel placé sous leurs ordres était victime de quatre fois plus d’accidents que la moyenne du service. La sécurité affective des subordonnés est gravement menacée par l’anxiété ou le comportement sadique du chef, mais elle l’est tout autant par son excès obsessionnel de scrupule ». L’aliénation psychologique ne date pas d’aujourd’hui.
Claude Veil, fondateur de la psychiatrie du travail écrivait ceci en 1970, depuis ce ne sont plus les accidents qui se multiplient mais les suicides, et personne dans les médias ne met en cause un seul chef de service ! C’est procès fait à la direction de France-Télécom ou à la direction de Renault, etc. Et puis on passe aux nouvelles suivantes. Depuis 50 ans et plus, aucun syndicaliste et aucun révolutionnaire marxiste amateur ne s’est intéressé à autre chose qu’à la « défense des intérêts immédiats », car les intérêts « psychologiques » c’est pour les
« malades » ? Dès 1963, George Friedman – qui visitait réellement les usines lui – écrit : « La perte de responsabilité et de la création dans le travail entraîne donc de graves atteintes à l’équilibre psychique de l’individu et à son épanouissement » (cf. Où va le travail humain ?).
Ehrenberg est très bon dans cette partie avec des références qui vont de ces pionniers visionnaires d’une sociologie humaniste jusqu’aux spécialistes actuels de la « souffrance au travail » plutôt idéalistes comme C.Dejours : « Dejours étend le célèbre concept de « banalité du mal » employé par Hannah Arendt pour le système d’extermination nazi à « la société néolibérale » ; si le système fonctionne si bien, c’est parce que l’on n’a pas besoin de légions de pervers, seuls les dirigeants le sont (« les leaders sont souvent sur des « positions » de pervers ou de psychotiques compensées, paranoïaques avec détachement, idéalistes passionnés »), mais de systèmes de gestion qui enrôlent des braves gens dans le mal en les transformant en complices (…) C’est le système qui est pervers, non l’individu ». Hannah Arendt n’a pas inventé le fil à couper le beurre et elle est d’un simplisme consternant en politique, quant à Dejours il n’est jamais sortir de son cabinet d’étude. Ce ne sont pas des braves gens qui sont transformés en méchants (Eichmann n’était pas non plus un « brave type » dès avant d’entrer en fonction de tueur en chef), par expérience de 35 années dans l’industrie, j’ai vu défilé des tas de pervers avant leur embauche dans l’entreprise ; résumé : la société bourgeoise produit les pervers en nombre non négligeable depuis l’enfance et on les identifie pour les fonctions (perverses) adéquates dans l’entreprise. Nuance ! naïfs Dejours et Ehrenberg !
SOUFFRANTS DE TOUS LES PAYS, TOUS A LA CLINIQUE PSYCHOSOCIALE ?
On en vient évidemment à la conclusion réactionnaire et bourgeoise d’Ehrenberg (sinon il n’aurait pas été sponsorisé par le CNRS et les ed O.Jacob) : « Le sujet de l’histoire, la classe ouvrière, porteuse de l’espoir d’accomplissement de la Raison, n’est plus au rendez-vous de la société postindustrielle et postrévolutionnaire. Il est remplacé par le sujet individuel souffrant ». Avant la bourgeoisie nous prenait pour du bétail et des machines, à présent ses sociologues nous prennent tous pour des malades ! Où l’on voit que cette soudaine et intempestive sollicitude psychologique pour les malheurs des hommes en général (première partie US) puis des prolétaires « narcissiques » (2e partie franco-française) masquait encore la prétention à savoir tout ce qui se passe dans la tête des inférieurs sociaux. Ils ne possédaient rien de remarquable dans la hiérarchie sociale d’antan, les voici « sans identité ». Les pauvres ! Une partie de ce bétail entretient « un rapport malheureux à son travail » quand une autre trouve le moyen de « s’y épanouir » quoique la souffrance au travail « concerne d’abord les basses qualifications ». S’appuyant ensuite sur la vedette d’un livre de consolation « Le harcèlement moral » de Mme Hirogoyen, Ehrenberg nous ressort tous les poncifs que nous avons fini par connaître par cœur sur la persécution en entreprise, ainsi que quelques exemples de pentes savonneuses bien connues pour plonger dans la misère. Il veut nous cloîtrer le problème social dans une « symptomatologie clinique » et accroître nos larmes avec une histoire de « mélancolisation du lien social », et compatir avec l’armada de psychonologues « en première ligne » face à la perdition mentale généralisée du capitalisme.
On entre alors dans un étrange monde « clinicien » où il est question de
« restauration narcissique », de « plate-forme de développement individuel », de
« réhabilitation psychosociale », de « narcissisme comme concept social majeur » ; La solution à « La société du malaise » est cette « science politique » qui va tenir compte de « l’égalité des chances tout au long de la vie ». Il est question de vagues projets de sous-fifres giscardiens et mitterandiens de la fin des années 1990 dont « le principe » : « est qu’il faut passer d’une défense passive de l’emploi, inefficace, à une sécurisation active du parcours des personnes en unifiant les différents types de contrats de travail dans un contrat plus large attaché à la personne, indépendamment de sa situation (…) La perspective de ce nouvel Etat providence est dynamique, centrée sur les trajectoires individuelles, et non statique, fixée sur les situations et les statuts. Cette perspective est au cœur de la vision européenne… ». Arrêtons-là ce bla-bla gouvernemental à pisser de rire, la proposition de chambouler les concepts et les termes par le nouveau grand désinhibeur des masses « narcissiques » ne cachaient que la vieille définition de l’apparence de l’individu bourgeois bien dans sa peau et lesté de pouvoir décisionnel : « sans une bonne structuration de soi, il est impossible de décider et d’agir par soi-même de façon appropriée – de là l’identité des critères de santé mentale et de bonne intégration sociale ».
Ehrenberg ne serait-il pas PN lui aussi ? Je ne le crois pas. Il a tout simplement voulu nous prendre aussi pour des couillons « narcissiques ».
« Le marxisme est une conception révolutionnaire du monde qui doit toujours lutter pour des connaissances nouvelles, qui ne hait rien autant que la pétrification dans des formes valables dans le passé et qui conserve le meilleur de sa force vivante dans le cliquetis d'armes spirituel de l'auto-critique et dans les foudres et éclairs de l'histoire ». Rosa Luxemburg
"La suppression de la propriété privée... suppose, enfin, un processus universel d’appropriation qui repose nécessairement sur l’union universelle du prolétariat : elle suppose « une union obligatoirement universelle à son tour, de par le caractère du prolétariat lui-même » et une « révolution qui (...) développera le caractère universel du prolétariat ».
Marx (L'idéologie allemande)
Marx (L'idéologie allemande)
«Devant le déchaînement du mal, les hommes, ne sachant que devenir,
cessèrent de respecter la loi divine ou humaine. »
Thucydide
lundi 21 juin 2010
UNE VISION MISERABILISTE ET REACTIONNAIRE DE LA SOUFFRANCE DES PROLETAIRES
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