UNE TRADITION ROUMAINE
Tante Floritchica me brutalisait quand j’étais enfant et j’avais tellement peur des coups que je lui obéissais sans discuter. Ma mère, une française émigrée, lui avait donné, avant de passer de vie à trépas, l’autorisation de m’élever dans les convenances de l’époque. Elle me battit le jour de mes dix-huit ans mais ce fut pour la dernière fois. Je m’étais enfuie par la porte de la grange pour rejoindre mon petit ami caché. A partir de ce jour qui correspond dans ma mémoire avec le mois d’août 1914, mon intimité se confondit avec les événements du monde. J’étais persuadée que je ne dépendrais plus de tante Floritchica.
Mon fiancé Alexandru n’aimait pas le roi Charles Ier qui mourut avant que la Roumanie ne participe directement à la guerre deux ans plus tard. Alexandru ne perdait jamais l’occasion de critiquer le fils successeur, Ferdinand, manipulé par les Alliés.
Le 27 août 1916, la Roumanie déclare la guerre à l’Autriche-Hongrie. Je ruminai longtemps en espérant que mon fiancé ne serait pas mobilisé. Malheureusement, je ne pouvais que répéter les paroles du bon Dieu, en émettant des souhaits qui dépendaient beaucoup plus de la boule de cristal et de l’observation des étoiles que d’un raisonnement logique.
Il y avait une heure que je regardais Alexandru enfiler son lourd uniforme, quand on sonna à la porte :
« Le voisin », me cria Alexandru.
Aussitôt, je courus ouvrir. Il se tenait sur le palier légèrement penché en avant. Il avait déjà enfilé son uniforme lui et endossé un lourd sac à dos.
« Bonjour Dorina-Françoise, tu vas bien ? » fit-il avec un air bizarre.
Je m’étais empressée de le laisser entrer et il restait là planté en face de moi, presque collé contre mon corsage. J’allai le repousser violemment lorsque j’entendis Alexandru me hurler de le laisser faire.
« Laissez faire quoi ? » avais-je répliqué, mauvaise.
- Notre armée a besoin de tous les encouragements, continuait Alexandru. On doit la couvrir d’éloges sans restriction. Son esprit chevaleresque protège les arts et les lettres, la veuve et l’orphelin. Comme une femme notre armée a besoin de caresses…
De ces quelques mots, je tirai les conclusions suivantes. Premièrement, ayant découvert depuis cinq mois que j’avais fugué de chez ma tante, que mon existence serait affreusement monotone si mon fiancé partait à la guerre, que la possession de trois poules et quatre lapins ne suffiraient pas à mon bonheur.
Deuxièmement que je ne pourrais pas compter sur le voisin Costica, ce pédéraste, pour remplacer mon Alexandru s’il allait se faire tuer à la guerre.
Troisièmement que Costica était bien trop trouillard pour aller mourir lui aussi. Pendant le troisièmement je ne m’étais pas encore aperçue que Costica fouillait dans ma culotte. De sa chaise où il enfilait ses lourds godillots, Alexandru n’était nullement choqué :
« Quel brave homme que ce Costica ! Et pourtant il n’aime pas les femmes ! ».
J’étais encore rouge de confusion et toute retournée de stupéfaction quand Costica était déjà reparti et avait tiré la porte derrière lui.
Je rajustai mon corsage en laissant éclater ma colère.
« Enfin ! Alexandru pourquoi n’as-tu pas protesté contre ce goujat ? On dirait même que tu l’as encouragé ? Ce que vous êtes vicieux dans ce pays ! ».
Devant tant de courroux, Alexandru n’avait même pas fini de lacer ses souliers et s’était transporté vers moi de son pas lourd de paysan moldave.
« Voyons, ma petite, tu n’es pas accoutumée à nos vieilles traditions. Je te dois en effet une explication. Il s’agit d’une pratique qui remonte à la nuit des temps ici, et probablement à nos origines romaines plus que romanichels. Toujours il a été convenu que le soldat en partance pour la guerre devait foufouner la foufoune de la voisine, pas de sa femme mais de la voisine. Pourquoi ? Je ne saurais te le dire. On dit que cela porte bonheur. Le soldat qui a caressé la foufoune de la voisine part d’abord plus heureux à la guerre. La foufoune est toute proche du lieu d’apparition de la vie et, en la saluant avant de se rendre vers les champs de bataille, le soldat viril rend hommage à sa propre mère et peut espérer que la vie restera son amie… ».
Alexandru s’était affalé dans le vieux fauteuil et avait pris sa pipe d’une main, se préparant à soutenir la discussion qu’il prévoyait.
Je partis à fond de train sur ma vertu outragée. Je m’agitai, m’animai, m’exacerbai contre la cochonnerie masculine et les complicités de ces messieurs. Alexandru réagit comme si ma chère foufoune noire comme le basalte du Mont Dore, si joliment taillée en pointe, avait été seule offensée.
Je m’étais arrêtée pour reprendre haleine.
« Ce sont des balivernes occidentales de bourgeoise austro-hongroise, fulmina Alexandru. Vous croyez que la bénédiction des calotins suffit pour envoyer les hommes à la guerre ? En plus vous les femmes vous n’allez jamais à la guerre parce qu’on vous fait confiance pour continuer à vous occuper des enfants et de nos vieux ! ».
Comme il éructait si fort, le chat Dragomir ouvrait de grands yeux effarouchés.
« Vilaine bête », lui cria-t-il, s’adressant semble-t-il désormais non à moi mais au chat. Je ne m’attendais pas à une telle réaction. Je crus pouvoir le modérer en lui objectant qu’il aurait pu me prévenir, au moins…
« Sainte mère de Dieu ! murmura Alexandru. Faut-il qu’elle soit bêtasse à ce point cette française? »
Dragomir avait filé sous le fauteuil.
« Tu mériterais que je te mette à la porte avec Dragomir pour ton impertinence, reprit Alexandru ».
- Comment peux-tu être aussi abominable avec une femme, répondis-je, sans faire mention de Flora Tristan ?
- Petite effrontée d’occidentale, sache que la mobilisation pour la guerre est aussi sacrée pour nous que l’amour. Crois-tu que je t’aurais laissé coller par Costica s’il ne s’était agi d’une situation exceptionnelle ?
Je devais avoir l’air bien penaude car Alexandru avait adopté un ton dédaigneux. Il méprisait ma compréhension lente. Il déplorait mon absence d’amour du prochain. Il n’admettait pas du tout mon inconscience du précepte patriotique ancestral de la race orthodoxe: Aimez la foufoune de la voisine comme vous-même pour l’amour de Dieu.
A peine avais-je laissé couler une larme que Alexandru, se renversant sur le vieux fauteuil, et, les deux mains sur le ventre, s’abandonna à un rire homérique qui dura si longtemps que je m’aperçus qu’il versait plus de larmes que moi.
« En vérité, dis-je d’une voix tremblante, j’ai été bien sotte de m’enfuir de chez ma tante pour te rejoindre et subir pareilles humiliations ».
« Mais petite tête, répondit-il, reprenant son sérieux, et penchant affectueusement la tête de côté, il faut savoir s’intégrer dans son pays d’adoption…
- En tout cas c’est pas marrant, répondis-je d’un ton maussade.
- Ma chère auvergnate, il n’y a pas de quoi en faire un monde, voyons… cet homme va sans doute mourir pour notre patrie mais il gardera au creux de sa main la douce soie de ta foufoune !
Alexandru me fit asseoir sur ses genoux, me donnant une petite tape sur la cuisse droite.
« Nous irons à Dagrobete »[1].
Je me relevai brutalement en tirant sur le bras du fauteuil qui craqua. Je bondis dehors sans prendre mon manteau ni emporter Dragomir, et je courus à perdre haleine chez ma tante.
« Vilain sauvage »pensé-je.
Me voyant surgir toute ébouriffée, et prête à me jeter dans ses bras, ma tante me stoppa net en me donnant un soufflet comme à un petit chien. Je m’enfuis dans ma chambre où je me barricadai solidement. Mon premier soin fût de me laver la foufoune dans la bassine, et de constater dans la glace que les doigts secs et calleux de ma tante avaient laissé une trace sur ma joue.
« Vieille pétasse, dis-je en montrant le poing à sa photo sur le guéridon avec son mari Grigore, mort et enterré à cause de l’absinthe, tu l’emporteras pas au paradis ! »
Je me laissai tomber sur le lit de paille et pleurai beaucoup.
« Pourquoi étais-je venue m’échouer dans ce pays perdu ? Pourquoi tant de sauvagerie à mon égard ? »
Et je me mis à rire en essuyant mes larmes. M’approchant de la fenêtre ouverte, je contemplai mélancoliquement les ghiocels[2] du jardin. Je commençais à reprendre mon sang-froid. Il me sembla reconnaître la voix de ma tante qui causait avec Alexandru. Je me penchai un peu pour écouter la conversation.
« Votre nièce adoptive n’a pas voulu se laisser foufouner, disait Alexandru. Vous l’avez mal éduquée dans nos traditions. Si elle persiste les autorités la renverront dans son pays ! ».
- Je voudrais bien voir ça ! Je l’ai pourtant assez souvent rossée pour qu’elle comprenne les habitudes de nos ancêtres…
- Bah ! Vous n’aviez qu’à pas la laisser s’échapper. Elle recommencera et se jettera dans les bras du premier venu qui lui offrira de gagner un autre pays, et vous n’aurez plus de nourrice pour les enfants du prêtre.
- Ah ! Bien nous verrons, mais elle ne retournera jamais chez vous.
Ils s’étaient éloignés et je n’avais pas entendu la fin de la phrase. A l’appel de ma tante pour le dîner, je refusai de paraître. A la nuit tombée j’allai trouver Floritchica dans sa chambre. J’allai lui demander pardon. Elle grognait toujours. Elle avait la mine d’un contrôleur de chemin de fer.
« Tatie Floritchica, lui dis-je, en me penchant sur ses mains, doit-on se laisser foufouner par les voisins ?
- qui t’as dit une sottise pareille, mademoiselle ?
- Alexandru quand Costica est entré pour me faire la chose.
- Ce n’est pas un voisin comme les autres ce Costica, c’est un soldat qui part pour défendre notre mère-patrie.
- Mais on est obligée de…
- Cela ne te regarde pas, mais je veux que tu saches qu’un voisin qui part à la guerre n’est plus un voisin comme les autres !
- Je veux, je veux… comment tu parles. Mais est-ce que tu t’es laissée tripoter la foufoune par un voisin soldat toi ?
- Plus maintenant, à mon âge, mais j’ai toujours respecté la tradition jadis.
- Tu mens tatie Floritchica, je ne te crois pas. Cela n’existe pas en France cette tradition.
- En France vous ne connaissez rien. Les hommes partent à la guerre sans foufouner et c’est pourquoi ils meurent en grand nombre.
Ma tante s’était tournée vers le mur et ne voulait plus me répondre.
Je filai à nouveau dans ma chambre, très agacée, et restant longtemps accoudée à la fenêtre, je pris la neige, les perce-neiges et les étoiles à témoin que je formais la résolution immuable de me laisser foufouner si on ne me battait plus. En faisant tomber la neige amassée sur le rebord de la fenêtre, je jetai en même temps au vent ma répulsion, ma pusillanimité et mes timidités de française. Je sentis que je n’étais plus la même et m’endormis consolée.
Dans la nuit je rêvai que Costica, monté sur un cheval fonçait sur les austro-hongrois, en dépeçait cent et plus encore. Puis il revenait au camp en criant « Vive la France ! ». Pendant ce temps, mon pauvre Alexandru était fauché par une rafale de mitrailleuse. Il avait oublié d’aller foufouner une voisine. Etait-ce de ma faute ? Je m’étais réveillée, en sueur, hébétée, haletante, comme si ma tante avait tenté de m’étrangler.
[1] La Dragobete avait traditionnellement lieu le 24 février. Elle devint la fête des amoureux comme la Saint Valentin alors que ce n’était pas sa vocation première. Il s’agissait à l’origine de la réconciliation entre l’élément féminin et l’élément masculin, avant l’arrivée du jeûne de Pâques, lequel reconnaît l’autorité féminine. Les femmes et les jeunes filles vont alors en forêt, cueillir des fleurs, ce qui représente un premier geste de sacrifice du végétal qui renaît, incarnant la force de la vie. Indifféremment du fait que les rencontres en forêt généraient parfois une certaine intimité, la fête gardait un caractère solennel, et restait sous le signe de l’offrande des premières fleurs. Il s’agissait de l’une des fêtes comportant le plus de délicatesse et sensibilité, et c’est probablement la raison pour laquelle elle a disparu. D’où venait le nom de Dragobete ? « Drag » veut dire cher dans le sens sentimental. Le suffixe « bete » donne une connotation d’autorité, de virilité, de masculinité dans le sens d’autorité. « Vrabete » est le nom donné au moineau mâle. En Roumanie le 24 février est la Saint Jean Baptiste (Sfantul Ioan Botezatorul). La personnalité du Saint est synonyme de changement d’attitude, de réflexion sur le comportement individuel. Le geste de la cueillette des fleurs était considéré comme le sacrifice des premiers fruits de la terre, en l’honneur du martyr décapité. Cette explication, plus proche de la mentalité roumaine, excluait tout érotisme, et s’éloignait nettement de celle de la Saint Valentin, festivité occidentale où l’aspect érotique domine.
[2] Perce-neige.
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